Frédéric GROS,
Professeur d’éthique, Université Paris-XII
LE SOIN AU CŒUR DE L’ÉTHIQUE ET L’ÉTHIQUE DU SOIN
RENCONTRE
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RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 89 - JUIN 2007
L’IDÉE DE SOIN AU CŒUR DE
L’ÉTHIQUE DES ANCIENS
La relation de soin et d’accompagnement exige la
formulation, l’établissement, l’explicitation d’une
éthique spécifique et tout à fait singulière. En même
temps, on doit reconnaître que l’idée même de
«soin», et ses notions corollaires (je pense à l’idée
de «souci») était au cœur de l’éthique des Anciens,
même si elle s’est trouvée débordée par la morale
moderne d’une obéissance à la Loi : on est passé
d’une éthique de la construction de soi à une morale
du devoir. Je commencerai donc, dans cette intro-
duction, par rappeler l’importance de la notion
même de «soin» dans la philosophie morale des
Anciens. Socrate, qu’on a pris l’habitude de consi-
dérer comme le «premier» philosophe, utilise cette
idée de «soin» pour caractériser son message essen-
tiel. Il s’agit en effet pour lui de demander à chacun
s’il prend bien soin de son âme. « Je vous vois, dit-il
quand il s’adresse à ses concitoyens dans l’Apologie,
prendre soin de votre corps et de vos plaisirs, de vos
richesses et de votre réputation, mais de votre âme est-
ce que vous vous attachez à en prendre soin ?» La ques-
tion que la philosophie, dans son origine socratique,
pose donc à chacun est bien : est-ce que tu te sou-
cies correctement de toi-même, est-ce que tu es
pour toi-même un objet de soin ? La philosophie
ancienne, on le sait, se présente moins comme un
système spéculatif complet de connaissances que
comme une invitation pratique à la sagesse. Il s’agit
d’apprendre par la philosophie à prendre «soin de
soi-même», à avoir «souci de soi». Mais le «soi»
dont il s’agit n’est évidemment ni le corps ni même
la vie matérielle, mais la vie de l’âme.
Le terme grec pour «soin», «souci» est celui d’epi-
meleia qui sera rendu en latin par le terme de cura
qui se retrouve dans le français «cure».
C’est d’ailleurs cette dimension de «soin », de
«souci» qui explique que la philosophie puisse se
présenter aussi facilement comme une entreprise
médicale : le stoïcien Epictète ne cesse de répéter
qu’on doit se rendre à son école comme on se rend
à l’hôpital, ou dans n’importe quelle structure de
soin. Epicure dit de son côté qu’il n’est jamais ni trop
tôt ni trop tard pour philosopher, car il s’agit d’as-
surer l’hygiène de l’âme. Enfin les derniers mots de
Socrate, avant de mourir, furent une demande de
sacrifice d’un coq à Esculape, dieu de la médecine.
La philosophie antique se présente donc largement
comme une thérapie de l’âme, par opposition à la
médecine qui serait la thérapie du corps. Ce dont
l’âme doit se soigner, c’est précisément de faux juge-
ments, d’opinions erronées, de notions creuses et
vides. Par exemple Epicure veut nous faire entendre
qu’il est stupide d’avoir peur de la mort, car la mort
est une idée vide qui ne correspond à rien : une fois
mort, on ne sent plus rien et l’on n’existe plus. Il
est donc absurde d’avoir peur d’un état dans lequel
on ne sentira plus rien. D’autre part Platon met tout
son génie à combattre l’opinion courante selon
laquelle on pourrait vivre heureux dans l’injustice.
Car pour Platon, la justice consiste en une construc-
tion intérieure par laquelle j’accorde en moi la pré-
éminence à ce qu’il y a de plus élevé et je repousse
les aspirations vulgaires. Si donc si je satisfais de bas
désirs au détriment de bonnes actions, cela passe
par un secret mépris de moi-même qui me ferme la
porte du bonheur. Enfin les Stoïciens veulent nous
apprendre à faire la différence entre «ce qui dépend
de moi» et «ce qui ne dépend pas de moi», afin
qu’on comprenne que tout ce qui nous arrive en
termes de succès ou d’échecs, de santé ou de mala-
die, dépend surtout de circonstances extérieures, et
que ce qui dépend de nous tient essentiellement
dans le sens que nous allons donner aux événe-
ments qui surviennent.
Mots clés : Ethique, soins, relation, vertus morales, compassion sollicitude
On ne choisit pas ce qui nous arrive, mais on choisit de
donner tel ou tel sens à ce qui nous arrive, comme : c’est
une épreuve qui me fortifie, c’est un malheur qui m’en-
seigne la vanité des choses. Ce serait cela prendre soin
de soi : s’attacher à porter un jugement juste sur ce qui
me survient. Selon les Stoïciens, dire à propos d’une
déconvenue : «c’est affreux, c’est un malheur», et s’ef-
fondrer dans la tristesse, constitue une faute logique.
Il faudrait dire au contraire : «cela ne dépend pas de moi,
c’est donc indifférent», et conserver par même une
stabilité intérieure. Toutes ces grandes argumentations
se présentent donc comme autant de manières pour
l’âme de guérir d’opinions fausses qui représentent un
danger pour son existence. La philosophie permet de
guérir des idées par lesquelles je suis l’artisan de mon
propre malheur. Par là, elle assure la santé de l’âme qui
se nourrit de vérités et de jugements justes.
On comprend aussi, par ces exemples, qu’en disant que
la philosophie invite à prendre soin de soi, il ne s’agit abso-
lument de prôner quelque chose comme un égoïsme indi-
vidualiste ou un quelconque narcissisme esthétique.
Quand les Anciens demandent à chacun de prendre soin
de lui-même, ils ne veulent pas dire par qu’il faudrait
s’occuper de soi, faire attention à soi au sens de : se ména-
ger de petits plaisirs, se soucier de son apparence exté-
rieure, ne pas trop se fatiguer, consacrer du temps à se
divertir, etc. L’éthique du souci de soi, du soin de son
âme, est au contraire très austère et assez peu hédoniste.
On y apprend surtout à se maîtriser soi-même, à bien
faire la différence entre les désirs naturels, nécessaires et
les désirs superflus, à construire une harmonie et une
sécurité intérieures que rien ne puisse troubler. Cela sup-
pose un choix de vie complet et des exercices spirituels
longs et répétés.
En même temps, il ne faut pas oublier que cette éthique
du souci ou du soin de soi-même n’est pas dissociable,
dans cette sagesse antique, d’une éthique du souci et du
soin de l’autre. On peut déjà rappeler, de manière géné-
rale, que le souci de soi comme attitude philosophique
ne supposait aucun repli solitaire ou détachement du
monde. Il ne faudrait pas confondre les sages antiques
avec des ermites chrétiens ! Le soin de soi supposait tou-
jours en effet une structure sociale ou communautaire.
On peut, par exemple, évoquer les écoles de philoso-
phie, comme celle d’Epictète, les cours magistraux
du matin étaient suivis, l’après-midi, de discussions et
d’échanges nombreux et nourris, supposant des dia-
logues, des confrontations de thèses, etc. Mais la forme
sociale du souci de soi pouvait aussi être celle de la rela-
tion d’amitié entre deux êtres qui voulaient chacun aider
l’autre à progresser et se perfectionner sur le chemin de
la sagesse, ce qui pouvait entraîner une correspondance
écrite, comme le montrent les fameuses Lettres à Lucilius
du stoïcien Sénèque.
On trouve encore, dans les écrits d’Epicure, une célé-
bration de l’amitié en tant qu’elle permet une confiance
dans l’avenir et une sécurité dans l’existence propres à
consolider la tranquillité intérieure. Structurellement
pourrait-on dire, le soin de soi exige en effet la présence
d’un autre, sous la figure du maître d’existence qui vous
dirige ou de l’ami qui vous conseille.
Le soin de soi ne peut être solitaire. La pente spontanée
du sujet serait en effet un mélange d’égoïsme et d’affai-
risme (s’oublier dans les occupations quotidiennes ou les
tourbillons de l’ambition, préférer des satisfactions pué-
riles aux exigences de la construction de soi). Il faut donc
être rappelé au soin de soi par un maître qui sache cor-
riger les défauts et les erreurs. De manière très générale,
on doit donc retenir l’idée que le soin de l’autre est indis-
sociable du soin de soi, au sens où on ne pourrait bien se
soucier des autres que si l’on se soucie déjà correcte-
ment de soi-même. Car le soin de son âme permet en
effet de se soucier correctement des autres. Par exemple,
pour les Stoïciens, je ne peux aider vraiment d’autres per-
sonnes prises dans des situations de détresse que si je
me suis construit une âme ferme et solide. Car autre-
ment, je me retrouve submergé par l’émotion et inca-
pable d’accomplir les actes adéquats.
LES TROIS GRANDES VERTUS
MORALES DE LA RELATION :
AMITIÉ, AMOUR, RESPECT
Par cette longue introduction, il ne s’agissait donc pas
tant de définir une éthique du soin que de montrer que
l’idée même de «soin» se trouvait au cœur même du
projet éthique tel qu’il a été formulé dans la spiritualité
antique. La spiritualité des Anciens se définissait donc
comme : thérapie de l’âme, souci de soi, soin apportée à
son existence. Il s’agissait par une série d’exercices et de
techniques spirituelles de forger une construction inté-
rieure qui puisse nous aider à accomplir correctement
les devoirs sociaux.
Il s’agirait maintenant de passer d’une problématique du
«soin» comme dimension de l’éthique aux éléments
mêmes d’une éthique du soin, cette fois comme éthique
spéciale. La question devient celle des vertus morales qui
doivent se retrouver au cœur d’une relation de soin et
d’accompagnement.
Le problème posé devient celui de la positivité éthique
du rapport à l’autre. Cette positivité éthique a reçu dans
l’histoire de la philosophie morale trois grands noms :
l’amitié, l’amour et le respect. La vertu d’amitié trouve
ses racines philosophiques en Grèce ancienne, et on en
trouve le premier grand exposé complet dans l’Ethique à
Nicomaque du philosophe Aristote.
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RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 89 - JUIN 2007
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Il s’agit alors de penser une relation entre deux per-
sonnes spécifiques : une relation qui ne dépende ni du
plaisir sensuel ni de l’utilité comptable. Même si la fré-
quentation de ses amis procure de vrais plaisirs et qu’ils
sont pour nous secourir si nous sommes dans le
besoin, l’amitié ne saurait se réduire à ces deux dimen-
sions. Il y a des gens dont on peut trouver la fréquen-
tation agréable et qu’on répugnerait à se voir désignés
comme «amis». Et par ailleurs, on n’estime pas ceux
qui ne cherchent à se lier à nous que pour l’utilité qu’ils
en escomptent. L’ami pour Aristote est décidément
celui dont le commerce nous élève, celui dont la fré-
quentation nous permet de cultiver ce qu’on trouve
de meilleur en nous, car à chaque fois on reconnaît en
lui des qualités qu’on admire ou qu’on loue. L’amitié
suppose cette reconnaissance de valeurs et elle exclut
le mépris. L’ami est celui qu’on estime pour les valeurs
qu’il défend, le mode de vie qu’il représente, et celui
dont on reçoit l’estime avec gratitude. Il nous récon-
cilie avec nous-mêmes en nous fortifiant dans nos
propres choix éthiques. L’amitié est rare pour Aristote,
parce qu’il s’agit d’une relation dans laquelle on
construit quelque chose comme une égalité éthique
et qui suppose toujours réciprocité et reconnaissance.
A la limite pour Aristote, il ne saurait y avoir d’amitié
qu’entre gens vertueux, car autrement les relations sont
toujours gâchées par des calculs d’intérêts ou la
recherche de bas plaisirs. On ne saurait enfin être l’ami
de tout le monde (c’est ce qui rend toujours un peu
suspect un tel qui a trop d’amis et trop d’amis diffé-
rents) : cela suppose trop de choses profondes à par-
tager. On comprend, par ce bref exposé, que l’amitié ne
saurait entrer dans le cadre d’une éthique du soin et
de l’accompagnement, sauf à verser dans la démagogie.
L’amitié se construit dans le temps, par le partage des
souvenirs et des valeurs. Elle ne peut faire l’objet d’une
exigence professionnelle, et on ne saurait exiger de qui-
conque de devenir l’ami de celui qu’il soigne.
L’amour représente une deuxième grande source de
l’éthique relationnelle. L’amour, comme amour chré-
tien, constitue une référence majeure pour notre
morale occidentale. Il succède à l’amitié grecque et
prend alors la forme d’une provocation à visée uni-
verselle. Par la parole de saint-Luc Aimez vos enne-
mis»), on comprend en effet qu’il s’agit de briser le
cercle étroit, presque élitiste de l’amitié grecque. Il
aurait semblé en effet, rappelons-le, grotesque à
Aristote qu’un citoyen libre devienne l’ami d’un esclave,
ou un honnête homme celui d’un brigand. Mais l’amour
chrétien se présente non pas comme une relation réci-
proque entre des gens de bien mais comme une exi-
gence inconditionnelle. Il est absolument gratuit et sup-
porte d’autant mieux l’unilatéralité qu’il en retire plus
de mérite (cf. saint-Luc toujours : «Que si vous aimez
ceux qui vous aiment, quel gré vous en saura-t-on ? Car
même les pêcheurs aiment ceux qui les aiment»).
Comme le dit encore saint-Luc, l’amour est puissance
d’abandon (« à quiconque te demande, donne »),
parce qu’il ne s’agit plus, comme dans la sagesse
antique de construire un soi fort, mais au contraire
de se donner à Dieu en renonçant à soi, et l’amour
inconditionnel de tous témoigne de cette dimension
de don (et d’abandon) de soi. Hegel a bien caracté-
risé l’amour chrétien quand, dans L’esprit du christia-
nisme, il le définit comme Vie. La vie, c’est une puis-
sance d’unification et de lien.
La vie, c’est ce qui, dans l’arbre, unit le tronc, les
branches et les feuilles dans un seul et même élan. La
mort, au contraire, sera du côté de la décomposition,
du détachement, de la séparation. L’amour est vie :
entre tous les hommes, il veut mettre le même lien, la
même cohésion, la même solidarité, la même force
unifiante que la vie. Une éthique du soin peut être évi-
demment tentée de s’appuyer sur cet appel, cette
injonction, d’autant plus qu’on se trouve confronté,
dans les situations de soin, à une souffrance, à un
dénuement, une misère empêchant toute réciprocité
et réclamant même parfois qu’on surmonte une répu-
gnance instinctive et première. Mais, en même temps,
cet amour chrétien, dans sa radicalité et son exten-
sion universelles, ne peut que reposer sur une voca-
tion, une foi qu’encore une fois il est difficile d’exiger
dans le cadre d’une éthique professionnelle.
Après l’amitié et l’amour, le troisième grand concept
est celui de «respect», dont Kant, dans sa philosophie
morale (Fondements de la métaphysique des mœurs,
Critique de la raison pratique), a établi les fondements
métaphysiques. Le respect n’est pas exactement un
sentiment, mais plutôt une exigence. On ne peut exi-
ger de moi que j’aime le genre humain ni que je
devienne l’ami du premier venu.
En revanche, on peut exiger de moi que je respecte
mon prochain, dans la stricte mesure où je dois l’exi-
ger de moi-même. Le respect, contrairement à l’amour
et à l’amitié, peut faire l’objet d’un devoir. Il faut une
vocation pour l’amour chrétien, il faut des rencontres
pour l’amitié. Le respect, au contraire, se présente
comme une exigence rationnelle, universelle, présente
en tout être raisonnable. Cette exigence renvoie en
effet pour Kant à l’inscription en chaque homme d’une
Raison, c’est-à-dire d’une dimension qui dépasse et
son corps et son histoire. Le respect repose sur l’idée
qu’aucun homme n’est réductible ni à son histoire per-
sonnelle, ni à ses actes, ni à son corps. Quelque chose
en lui dépasse toutes ses déterminations, quelque
chose en chacun excède ce qu’il peut montrer de lui-
même aux autres et faire ou accomplir dans le monde.
C’est ce noyau métaphysique en chacun qui empêche
que l’autre soit jamais considéré, selon Kant, simple-
ment comme un moyen, ou réduit à un nom, une fonc-
tion, un corps, une histoire.
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C’est cette présence en chacun d’une raison comme
ouverture à l’universel, d’une part d’humanité pure,
qui fonde le respect, c’est-à-dire qui oblige. Dans l’en-
semble des relations sociales, il faut que notre rapport
à l’autre fasse valoir, à travers notre comportement et
nos paroles, cette reconnaissance en l’autre de sa part
d’humanité pure. Le concept de «dignité» vient ici
comme fondement de l’idée de respect : car c’est la
dignité de l’autre qu’il faut respecter.
La dignité, c’est l’idée qu’un homme n’a pas de prix
parce qu’il est bien au-dessus de toute évaluation quan-
titative. Il n’est jamais réductible à un moyen, comme
s’il pouvait être simplement un outil ou un instrument,
parce qu’il est une fin en soi. Le respect construit donc
l’idée d’humanité : il vise une communauté d’hommes
égaux dans leur dignité. Ce concept de respect doit
être évidemment présent au cœur d’une éthique du
soin. Mais il ne peut lui suffire et doit être complété, car
il ne fait pas valoir ce qu’il y a de spécifique dans le soin
et l’accompagnement. Respect et dignité demeurent
cependant des concepts fondamentaux pour toute
éthique relationnelle. Il faut respecter l’autre, mais tout
autre, pas seulement cet autre qui est dans le besoin
ou la souffrance.
ETHIQUE DU SOIN : DE LA COM-
PASSION A LA SOLLICITUDE
La situation de soin impose, entre le soignant et le soi-
gné une dissymétrie, et presque une non-réciprocité
remarquables. L’amitié grecque ne supportait que l’éga-
lité et la réciprocité. Elle est élitiste et se nourrit de
vertus partagées. L’amour chrétien quant à lui se situe
au-delà des contingences et s’adresse à tous, sans dis-
tinction. Il comprend en lui une dimension fusionnelle :
en aimant l’autre je m’abandonne à Dieu. Le respect
se veut lui aussi universel. Mais, à partir d’une recon-
naissance de son humanité, il construit la dignité de
l’autre en faisant abstraction de sa situation concrète.
Dans aucune de ces grandes notions morales on ne
trouve donc posé le problème d’une relation positive
à l’autre qui se poserait essentiellement à partir d’un
déséquilibre. Il faut pour cela se tourner vers un autre
jeu d’affects moraux : la compassion, la pitié, la sollici-
tude, qui toutes supposent une première inégalité
entre les individus de la relation.
Ces trois concepts renvoient cependant, me semble-
t-il, à trois expériences morales très différentes, même
si elles convergent toutes vers l’idée d’une confronta-
tion à la souffrance ou à la misère qui m’invite à la sou-
lager. Dans l’amitié, l’amour, ou le respect, on ne sup-
pose pas en effet a priori que l’autre apparaisse dans
une infériorité qui m’oblige.
La compassion désigne une réaction vitale face à la
souffrance d’un autre être vivant, qui peut être mon
semblable, mais aussi bien tout être sensible comme
un animal. Il s’agit d’une réaction tout à fait première
et immédiate, qui prend ses racines dans une sensibi-
lité presque charnelle : la souffrance de l’autre pro-
voque en moi une réaction presque physique.
C’est ainsi que Mencius, un philosophe chinois disciple
de Confucius, a pu faire de la compassion le «germe du
sens de l’humain». Il prenait l’exemple d’un enfant tout
prêt à tomber dans un puits et alertant les autres par
des cris de frayeur. Immédiatement, et sans réfléchir
affirme Mencius, chacun se portera à son secours. Non
pas qu’il veuille obtenir par cet acte une récompense
ou de la considération auprès de ses voisins, mais c’est
une réaction vitale qu’il peut à peine contrôler et qui
l’emporte. Quelque chose là s’y exprime d’une solida-
rité première et irréfléchie entre tous les vivants sen-
sibles : la souffrance de l’autre m’est insupportable, et
spontanément je me précipite pour la soulager. Bien
plus tard, Rousseau dans son Discours sur l’origine de
l’inégalité parmi les hommes, défendra l’idée qu’il faut
décidément ancrer la morale sur ce sentiment de com-
passion, parce que la Nature s’y exprime dans une
immédiateté et une vigueur incomparables.
La compassion serait naturellement inscrite en chacun
de nous. C’est la voix même, archaïque et profonde, de
la Nature qui se laisse entendre quand nous nous por-
tons au-devant de l’autre pour le secourir et tenter
d’apaiser ses souffrances. En-deçà de l’éducation, de la
culture, la compassion ferait entendre la Nature pre-
mière et inaltérée. Il s’agit d’un sentiment concret, vital,
bien éloigné des principes abstraits de l’esprit. Le sen-
timent de compassion qui m’envahit et me porte vers
l’autre qui souffre ne serait pas un produit de l’éduca-
tion mais un mouvement de la Nature. Et cette voix est
préférable pour Rousseau à tous les arguments ration-
nels, parce qu’elle est absolument élémentaire et
authentique. La compassion se présente donc en tout
comme un sentiment moral naturel, pré-rationnel dans
lequel s’affirme un principe de non-indifférence : par la
compassion, j’atteste que je ne peux rester indifférent
à la souffrance de l’autre.
L’autre homme ne m’est pas indifférent, sa souffrance,
spontanément, m’est insupportable. Cette dimension
morale de la compassion est évidemment essentielle.
Ce que le respect prescrivait comme une exigence
supérieure de la Raison, la compassion le déclenche
comme réaction immédiate d’un être sensible.
Il demeure que certaines limites de ce sentiment moral
doivent être soulignées. Déjà, comme le noteront aussi
bien Rousseau qu’Alain, la dimension naturelle de la
compassion est ce qui la rend précisément fragile. La
culture peut en effet la recouvrir et l’étouffer.
LE SOIN AU CŒUR DE L’ÉTHIQUE ET L’ÉTHIQUE DU SOIN
RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 89 - JUIN 2007 19
Comme le montre Rousseau, les sophismes répétés
d’une raison dévoyée (des maximes égoïstes dont on
finit par se convaincre) peuvent faire taire en nous
cette voix première, recouverte par des discours fal-
lacieux et des fausses raisons. Les grandes folies meur-
trières du 20esiècle (massacres et génocides) ont de
leur côté été rendu possibles par de grandes idéolo-
gies violentes, racistes, des constructions culturelles
qui excitaient au meurtre et condamnaient au silence
tout élan de compassion : la culture recouvrait la
Nature. Dans cette pensée de la compassion, ce n’est
pas la Nature qui est sauvage, bestiale, et la Culture
altruiste et pacificatrice, mais la compassion serait un
sentiment premier que de méchants discours par-
viendraient à étouffer. Et puis, comme le rappellera
cette fois Alain dans ses Propos, une longue habitude
finit toujours par nous aguerrir, et un contact répété
avec la douleur finit par émousser la sensibilité à la
souffrance. Les plaintes ne résonnent plus avec la
même intensité quand on est trop habitué à les
entendre, et on finit par devenir endurant à la souf-
france de l’autre.
On peut maintenant se tourner vers une deuxième
expérience morale : celle de la pitié. Ce qui se trouve
impliqué dans la pitié, c’est, me semble-t-il, une dimen-
sion d’empathie : on partage la souffrance de l’autre,
elle nous fait mal, on s’attriste de la misère de l’autre,
on plaint ses malheurs. On trouve le plus souvent chez
les philosophes une condamnation sévère de la pitié
dans cette forme larmoyante. Ici Platon, les Stoïciens,
Spinoza, Nietzsche et Alain se rejoignent pour
condamner la pitié comme une forme de dépression
qui ne résout rien. La pitié relèverait d’une mauvaise
tristesse qui amollit l’âme et énerve les cœurs, alors
qu’il faudrait garder toute sa joie et sa force pour aider
l’autre, le secourir et lui donner confiance.
Ce qui se trouve encore accentué dans la pitié, c’est
une dimension d’unilatéralité presque méprisante,
laquelle se laisse voir dans l’adjectif «pitoyable». Je
veux dire par là qu’on peut se trouver soi-même très
bon d’éprouver de la pitié et d’être si sensible à la
misère de l’autre, tout en trouvant totalement insup-
portable l’idée qu’on puisse être pour un autre
«pitoyable». Cela laisse apercevoir peut-être un fond
de mépris dans la pitié : on se trouve grand d’éprou-
ver de la pitié, mais on ne voudrait pas qu’on en
éprouve pour nous.
Il y a donc certainement une manière de plaindre
l’autre de ses malheurs qui finalement le rabaisse et lui
fait honte. Nietzsche, faisant parler Zarathoustra, écrit
ainsi que la pitié est comme un poison qui détruit l’hu-
manité parce qu’elle est dans son fond humiliante pour
celui auquel elle s’adresse : elle souligne la déchéance
et l’approfondit, parce qu’en plus d’être physiquement
affaibli le malade est rabaissé par la pitié de l’autre qui
lui fait honte.
Dans la pitié, on peut enfin trouver parfois un proces-
sus d’identification qui la ferait presque voir comme
une forme d’égoïsme. On remarque ainsi que ma pitié
sera surtout excitée par des situations proches de la
mienne, et je ne plaindrais l’autre alors que dans la
mesure où, par une projection égoïste, il éveillerait des
craintes pour moi-même. J’aurais tendance à être bou-
leversé par exemple par des maladies auxquelles je sais
que je suis moi-même susceptible d’être exposé, ou
par des malheurs frappant des gens de même condi-
tion que moi. Le sentiment de pitié, on le voit, est bien
plus complexe et retors que celui de compassion.
Dans la compassion, s’exprimait une réaction vitale
pure et entière, qui trouvait ses racines dans notre
être de vivant. Dans la pitié au contraire, tout un jeu
social s’exprime, où se mêlent des passions mondaines
comme l’égoïsme, le mépris, l’envie, etc. Son intérêt
éthique est donc extrêmement faible, et il s’agirait plu-
tôt de s’en méfier.
Reste une ultime expérience morale : la sollicitude. Ce
terme se rapproche à nouveau de l’idée de «souci». La
sollicitude se distingue fortement de la compassion et
de la pitié, en tant qu’elle est davantage une vertu qu’un
sentiment ou une passion. Je veux dire qu’elle parti-
cipe d’une activité du sujet. Alors qu’on peut se sen-
tir submergé par la compassion ou envahi par la pitié,
la sollicitude relève d’une tension éthique du sujet qui
s’y oblige. On s’oblige à la sollicitude, on n’y est pas
passif. La sollicitude peut donc ainsi prendre la forme
d’un devoir, mais qui n’est pas distant et froid, car il
entre dans la notion de sollicitude l’idée d’un mouve-
ment qui nous porte vers l’autre.
Alors que les vertus de respect et de dignité signifiaient
surtout une distance à préserver et renvoyaient à
l’image d’une frontière sacrée à ne pas dépasser, la sol-
licitude désigne un élan vers l’autre plutôt que cette
séparation. Le respect trace une distance, la sollicitude
rapproche. Mais ce mouvement qui me porte vers
l’autre ne tend pas vers une fusion ou même une intru-
sion, car la sollicitude relève davantage de l’attention
et de la vigilance que du partage intrusif et de la pré-
tention à tout partager. Enfin, comme l’a très bien sou-
ligné P. Ricœur dans Soi-même comme un autre, la sol-
licitude implique une certaine dimension de
réciprocité, totalement absente de la compassion et
de la pitié.
Dans la sollicitude en effet, on trouve l’idée qu’on
porte attention à la souffrance de l’autre, qu’on se pro-
pose de la soulager, mais en laissant ouverte la possi-
bilité que cet autre puisse m’apporter quelque chose
et même constituer une leçon pour moi. Il ne s’agit
pas alors d’un jeu d’identification égoïste, mais d’une
dynamique authentique d’échange. Le malheur de
l’autre me renvoie en effet à ma propre finitude, me
rappelle ma propre condition de souffrant.
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