LE SOIN AU CŒUR DE L’ÉTHIQUE ET L’ÉTHIQUE DU SOIN
RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 89 - JUIN 2007 17
Il s’agit alors de penser une relation entre deux per-
sonnes spécifiques : une relation qui ne dépende ni du
plaisir sensuel ni de l’utilité comptable. Même si la fré-
quentation de ses amis procure de vrais plaisirs et qu’ils
sont là pour nous secourir si nous sommes dans le
besoin, l’amitié ne saurait se réduire à ces deux dimen-
sions. Il y a des gens dont on peut trouver la fréquen-
tation agréable et qu’on répugnerait à se voir désignés
comme «amis». Et par ailleurs, on n’estime pas ceux
qui ne cherchent à se lier à nous que pour l’utilité qu’ils
en escomptent. L’ami pour Aristote est décidément
celui dont le commerce nous élève, celui dont la fré-
quentation nous permet de cultiver ce qu’on trouve
de meilleur en nous, car à chaque fois on reconnaît en
lui des qualités qu’on admire ou qu’on loue. L’amitié
suppose cette reconnaissance de valeurs et elle exclut
le mépris. L’ami est celui qu’on estime pour les valeurs
qu’il défend, le mode de vie qu’il représente, et celui
dont on reçoit l’estime avec gratitude. Il nous récon-
cilie avec nous-mêmes en nous fortifiant dans nos
propres choix éthiques. L’amitié est rare pour Aristote,
parce qu’il s’agit d’une relation dans laquelle on
construit quelque chose comme une égalité éthique
et qui suppose toujours réciprocité et reconnaissance.
A la limite pour Aristote, il ne saurait y avoir d’amitié
qu’entre gens vertueux, car autrement les relations sont
toujours gâchées par des calculs d’intérêts ou la
recherche de bas plaisirs. On ne saurait enfin être l’ami
de tout le monde (c’est ce qui rend toujours un peu
suspect un tel qui a trop d’amis et trop d’amis diffé-
rents) : cela suppose trop de choses profondes à par-
tager. On comprend, par ce bref exposé, que l’amitié ne
saurait entrer dans le cadre d’une éthique du soin et
de l’accompagnement, sauf à verser dans la démagogie.
L’amitié se construit dans le temps, par le partage des
souvenirs et des valeurs. Elle ne peut faire l’objet d’une
exigence professionnelle, et on ne saurait exiger de qui-
conque de devenir l’ami de celui qu’il soigne.
L’amour représente une deuxième grande source de
l’éthique relationnelle. L’amour, comme amour chré-
tien, constitue une référence majeure pour notre
morale occidentale. Il succède à l’amitié grecque et
prend alors la forme d’une provocation à visée uni-
verselle. Par la parole de saint-Luc («Aimez vos enne-
mis»), on comprend en effet qu’il s’agit de briser le
cercle étroit, presque élitiste de l’amitié grecque. Il
aurait semblé en effet, rappelons-le, grotesque à
Aristote qu’un citoyen libre devienne l’ami d’un esclave,
ou un honnête homme celui d’un brigand. Mais l’amour
chrétien se présente non pas comme une relation réci-
proque entre des gens de bien mais comme une exi-
gence inconditionnelle. Il est absolument gratuit et sup-
porte d’autant mieux l’unilatéralité qu’il en retire plus
de mérite (cf. saint-Luc toujours : «Que si vous aimez
ceux qui vous aiment, quel gré vous en saura-t-on ? Car
même les pêcheurs aiment ceux qui les aiment»).
Comme le dit encore saint-Luc, l’amour est puissance
d’abandon (« à quiconque te demande, donne »),
parce qu’il ne s’agit plus, comme dans la sagesse
antique de construire un soi fort, mais au contraire
de se donner à Dieu en renonçant à soi, et l’amour
inconditionnel de tous témoigne de cette dimension
de don (et d’abandon) de soi. Hegel a bien caracté-
risé l’amour chrétien quand, dans L’esprit du christia-
nisme, il le définit comme Vie. La vie, c’est une puis-
sance d’unification et de lien.
La vie, c’est ce qui, dans l’arbre, unit le tronc, les
branches et les feuilles dans un seul et même élan. La
mort, au contraire, sera du côté de la décomposition,
du détachement, de la séparation. L’amour est vie :
entre tous les hommes, il veut mettre le même lien, la
même cohésion, la même solidarité, la même force
unifiante que la vie. Une éthique du soin peut être évi-
demment tentée de s’appuyer sur cet appel, cette
injonction, d’autant plus qu’on se trouve confronté,
dans les situations de soin, à une souffrance, à un
dénuement, une misère empêchant toute réciprocité
et réclamant même parfois qu’on surmonte une répu-
gnance instinctive et première. Mais, en même temps,
cet amour chrétien, dans sa radicalité et son exten-
sion universelles, ne peut que reposer sur une voca-
tion, une foi qu’encore une fois il est difficile d’exiger
dans le cadre d’une éthique professionnelle.
Après l’amitié et l’amour, le troisième grand concept
est celui de «respect», dont Kant, dans sa philosophie
morale (Fondements de la métaphysique des mœurs,
Critique de la raison pratique), a établi les fondements
métaphysiques. Le respect n’est pas exactement un
sentiment, mais plutôt une exigence. On ne peut exi-
ger de moi que j’aime le genre humain ni que je
devienne l’ami du premier venu.
En revanche, on peut exiger de moi que je respecte
mon prochain, dans la stricte mesure où je dois l’exi-
ger de moi-même. Le respect, contrairement à l’amour
et à l’amitié, peut faire l’objet d’un devoir. Il faut une
vocation pour l’amour chrétien, il faut des rencontres
pour l’amitié. Le respect, au contraire, se présente
comme une exigence rationnelle, universelle, présente
en tout être raisonnable. Cette exigence renvoie en
effet pour Kant à l’inscription en chaque homme d’une
Raison, c’est-à-dire d’une dimension qui dépasse et
son corps et son histoire. Le respect repose sur l’idée
qu’aucun homme n’est réductible ni à son histoire per-
sonnelle, ni à ses actes, ni à son corps. Quelque chose
en lui dépasse toutes ses déterminations, quelque
chose en chacun excède ce qu’il peut montrer de lui-
même aux autres et faire ou accomplir dans le monde.
C’est ce noyau métaphysique en chacun qui empêche
que l’autre soit jamais considéré, selon Kant, simple-
ment comme un moyen, ou réduit à un nom, une fonc-
tion, un corps, une histoire.