La souveraineté du peuple remplacée par la souveraineté de l'homme; c'est-à-dire
l'homme souverain de lui-même; la science commençant par élever l'enfant pour en venir
à gouverner le citoyen; plus de superstition payée; toute fonction élective; l'autorité
réduite à l'auteur; la guerre n'ayant plus de raison d'être, la pénalité n'ayant plus de
raison d'être, la politique n'ayant plus de raison d'être; la géométrie sociale pratiquée;
l'institut assemblée unique; le luxe légitimé par la misère anéantie; chacun en pleine
possession de son droit, droit de l'homme sur lui-même, la liberté; droit de l'homme sur la
chose, la propriété; chacun en plein exercice de son devoir, devoir du fort envers le faible,
la fraternité; le plain-pied de l'éducation fondant l'égalité; l'équité entre les hommes
résultant de l'équilibre entre les droits; en un mot, le gouvernement de tous pour tous par
tous , tout cela est dans le suffrage universel, œuf qui finira par être bien couvé.
Qui dit force, dit énergie. La révolution est une volonté. Ceux qui ne voient-en elle qu'un
élément se trompent; elle est une intelligence; elle est un être. Elle est debout, immense,
ailée, armée. Elle a des ordres, qu'elle exécute. Elle n'entend pas qu'on s'arrête, elle
pousse le siècle devant elle; car, nous venons de le dire, les haltes ne sont
qu'apparentes; le fatal travail providentiel ne s'interrompt pas; nulle solution de continuité;
l'enjambée amène l'enjambée; une fois réalisé, l'effet devient cause, et entre en
parturition d'un résultat nouveau qui à son tour engendre, et ceux-là même qui croient
rester immobiles se déplacent et avancent. Pas moyen de se soustraire au progrès, qui
est le jour levant; la conviction du soleil gagne secrètement les hiboux, et les ennuie.
Ceux-là même qui trouvent l'avenir impossible n'ont qu'à se retourner, et le passé leur
semblera plus impossible encore. C'est fini, il faut progresser, il faut apprendre, il faut
s'améliorer, il faut penser, il faut aimer, il faut vivre, tirez-vous de là comme vous pourrez,
aucun recul n'est possible, les portes du retour sont fermées, et chassés de nouveau du
paradis imbécile et chimérique de l'inconscience, la vieille Eve, l'antique Erreur qui,
d'usurpation en usurpation était devenue tyrannie, le vieil Adam, l'antique Ignorance qui,
de dégradation en dégradation était devenue Esclavage, talonnés par la Révolution
française, s'en vont vers le travail, vers la fécondité, vers le salubre emploi des forces
terrestres, vers l'activité, vers la responsabilité, vers la liberté, inexorablement envoyés
en avant, marchant, marchant toujours, avec ce grand flamboiement d'épée derrière eux.
Victor Hugo (1802 - 1885)
Testament à l'histoire
Document 4 :
LA PLUME DE SATAN
La plume, seul débris qui restât des deux ailes
De l'archange englouti dans les nuits éternelles,
Était toujours au bord du gouffre ténébreux.
Les morts laissent ainsi quelquefois derrière eux
Quelque chose d'eux-mêmes au seuil de la nuit triste,
Sorte de lueur vague et sombre, qui persiste.
Cette plume avait-elle une âme ? qui le sait ?
Elle avait un aspect étrange ; elle gisait
Et rayonnait ; c'était de la clarté tombée.
Les anges la venaient voir à la dérobée.
Elle leur rappelait le grand Porte-Flambeau
Ils l'admiraient, pensant à cet être si beau
Plus hideux maintenant que l'hydre et le crotale
Ils songeaient à Satan dont la blancheur fatale,
D'abord ravissement, puis terreur du ciel bleu,
Fut monstrueuse au point de s'égaler à Dieu.
Cette plume faisait revivre l'envergure
De l'Ange, colossale et hautaine figure
Elle couvrait d'éclairs splendides le rocher
Parfois les séraphins, effarés d'approcher
De ces bas-fonds où l'âme en dragon se transforme,
Reculaient, aveuglés par sa lumière énorme
Une flamme semblait flotter dans son duvet
On sentait, à la voir frissonner, qu'elle avait
Fait partie autrefois d'une aile révoltée ;
Association ALDÉRAN © - Conférence 1000-112 : “Victor Hugo, mystique de la Liberté et du Progrès” - 18/10/2002 - page 5