L'étranger, la veuve et l'orphelin A propos de l'exclusion sociale et de diverses manières de ne pas y remédier Introduction générale aux trois conférences Hammourapi contre Thrasymaque Nous sommes au bord de l’empire babylonien d’Hammourapi, au bord d’un désert brûlant, il y a 3.700 ans. Ici se dresse une des stèles que le roi a fait déposer aux quatre coins des immenses territoires qu’il a conquis, sur laquelle sont gravées 282 prescriptions. C’est le « Code d’Hammourapi ». Comme tout pouvoir a besoin de se justifier, il écrit sur le haut de la colonne : « Je suis Hammourapi, le roi protecteur. Je suis le berger qui sauve, dont la houlette est droite, la bonne ombre qui s'étend sur la cité. C'est afin que le plus fort ne puisse porter préjudice au plus faible, afin de protéger la veuve et l'orphelin, que j'ai conjugué ces précieux mots qui sont les miens, écrits sur ma pierre funèbre, devant mon image, en tant que roi de Justice. » Nous sommes sur la montagne du Sinaï, il y a 3.300 ans. Dans une mise en scène formidable de nuées, de tonnerre et d’éclairs, Yahvé donne à Moïse la loi qui achèvera de constituer le peuple qu’il a élu. Parmi les 613 prescriptions, gravées dans la pierre pour qu’elles ne soient jamais oubliées, figure celle-ci : « Tu n’exploiteras ni n’opprimeras l’émigré, car vous avez été des émigrés au pays d’Egypte. Vous ne maltraiterez aucune veuve ni aucun orphelin. » (Ex 22, 22). Pourquoi cette insistance sur l’étranger, la veuve et l’orphelin ? Parce que, bien sûr, sont concernées des catégories sociales précarisées, toujours menacées d’exclusion ou de privation de leurs droits. L’étranger ne bénéficie pas de la « nationalité », cette pure abstraction juridique qui, dans les lois, différencie les humains bien plus gravement que la couleur de leur peau, leur âge, leur sexe. Mon lieu de naissance, le temps de ma naissance, l’identité de ceux qui m’ont donné le jour, constituent mon « état civil » et sont dépendants de données concrètes. Ma nationalité est une pure fiction juridique inventée par les hommes. Or la nationalité penche depuis toujours vers le nationalisme plutôt que vers le patriotisme, cet attachement légitime à la terre de ses pères. Suivant la formule connue de Romain Gary, « Le patriotisme, c'est l'amour des siens. Le nationalisme, c'est la haine des autres.1 » La veuve est celle qui n’a plus d’homme à ses côtés, pour la protéger et pour l’aider à nourrir ses enfants. On dit aujourd’hui « famille monoparentale ». L’orphelin est celui qui n’a pas de parents qui pourvoient à ses besoins et l’élèvent vers l’âge adulte, celui qui est déguisé en faux adulte, en adulte en réduction, privé 1 R. GARY, Education européenne, Paris, Gallimard [collection Folio n° 203], 1956, p. 246. 1 d’enfance ou d’adolescence, parce qu’il doit survivre et parfois faire survivre ses frères et sœurs. Souvent, la manière dont il tente de faire face aux difficultés de son existence dérange. Bref, la loi protège l’étranger, la veuve et l’orphelin parce qu’ils sont faibles. En réalité, tous sont des pauvres, mais en un sens plus profond que celui qui concerne une situation économique, et beaucoup plus proche de ce qu’ils vivent, le sens que la Tora donne au mot ‘Anawim que nous avons traduit en français par « pauvres ». Dans une culture aussi matérialiste que la nôtre, « pauvre » signifie d’habitude « désargenté », mais la pauvreté est bien plus grave que cela. « Pauvre » renvoie d’abord non pas à la dépossession mais à l’infériorité sociale, signifiant courbé, plié face aux autres, humilié, ou encore « qui est en situation de devoir répondre »2. Nous sommes à Athènes, vers 450 avant J.-C. Les sophistes ont inventé l’université. Ils proposent aux jeunes gens, contre un minerval, des cours qui complèteront le parcours scolaire classique des enfants, incluant la gymnastique, la musique, l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Il s’agit, comme dans nos facultés de droit aujourd’hui d’apprendre en plus ce qu’est la loi et surtout l’argumentation, le raisonnement, la manière de convaincre les tribunaux ou ceux qui commandent la cité. Les rapports entre loi et justice sont l’objet de discussions constantes et passionnées, d’autant que la démocratie athénienne permet la liberté du discours et autorise toutes les critiques. Les sophistes sont ainsi parmi les premiers à étayer notamment cette thèse qui aujourd'hui prétend plus que jamais rendre compte de toutes les relations sociales : la loi n'est pas la copie d'une justice transcendante, inscrite dans un ailleurs, mais le résultat d'une convention, d'un contrat conclu entre les citoyens. Platon met en scène, au début de La République, la rencontre entre le sophiste Thrasymaque de Chalcédoine et Socrate3 : Écoute donc, dit [Thrasymaque]. Voici ce que, moi, je déclare être la justice : rien d'autre que ce qui profite au plus fort. (...) Les lois établies par chaque gouvernement le sont en vérité par rapport à son profit, lois démocratiques par la démocratie (les Grecs entendaient « démocratie » comme pouvoir des classes inférieures), tyranniques par la tyrannie, et de même par les autres régimes. Puis, ayant établi ces lois, ils ont fait voir que la justice pour les gouvernés consiste en ce qui est leur profit, pour eux-mêmes, les gouvernants. Et celui qui la transgresse, ils le châtient pour avoir enfreint la loi, pour avoir commis une injustice. Voilà donc, homme excellent, ce que, identiquement dans toutes les Cités sans exception, j'entends qu'est la justice, à savoir ce qui est profitable au gouvernement en place. Or, c'est lui qui a le pouvoir ; d'où il résulte, pour qui raisonne correctement, que partout c'est la même chose qui est juste, celle qui profite au plus fort. Depuis des milliers d’années s’affrontent ainsi ces deux courants : le droit doit protéger le faible ; le droit n’est que le langage des forts. Henri Lacordaire prononçait cette célèbre phrase en 1848 : « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c'est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit. 4 » Contre Lacordaire, après 2 Voy. A. GEORGE, « La pauvreté dans l’Ancien testament », dans (Coll.), La pauvreté évangélique, Paris, Cerf, 1971, p. 15. 3 338c-339a. 4 Conférences de Notre-Dame de Paris, tome III, 52e conférence, Du double travail de l’homme, 16 avril 1848. 2 Thrasymaque : Machiavel, qui explique avec un réalisme total comment prendre le pouvoir et s’y maintenir, notamment par le droit ; Nietzsche, pour qui le droit est la manière dont les forts, ceux qui sont capables de dire oui à la vie, dominent les faibles qui en sont incapables ; Marx, pour qui le droit est, avec la religion, le moyen privilégié de justifier et de maintenir le pouvoir des exploiteurs sur les exploités ; et tant d’autres qui nous diront que le droit est menteur, même dans les démocraties modernes, peut-être surtout dans ces démocraties qui sont théoriquement, à l’origine, ces Etats où le pouvoir se trouve entre les mains des pauvres. Alors, dans la Belgique d’aujourd’hui ? Notre droit protège-t-il les faibles ou les forts ? Nos lois permettent-elles l’inclusion sociale des étrangers, des femmes et des enfants ? Qui a raison ? Hammourapi ou Thrasymaque ? Pauvreté et exclusion sociale Mais pour régler la balance Ŕ qui se veut d’ailleurs symbole de cette justice tant recherchée Ŕ il faut mettre ses idées au clair sur ce qu’est l’exclusion sociale et la précarité, et dire un mot des moyens habituellement utilisés par le pouvoir lorsqu’il veut y remédier, ou qu’il prétend y remédier. L'analyse de certaines relations sociales en termes d'exclusion est une insistance qui remonte aux années quatre-vingts. Elle vise à sortir les questions de précarité et de pauvreté de la seule dimension financière et économique. A cet égard, elle a largement échoué, puisque toutes les instances s’obstinent à considérer que la pauvreté est essentiellement une question de portemonnaie, de quantification, de dénombrement. Il est pourtant évident que la position du « courbé » par rapport à ceux qui le regardent de haut, n’est pas la situation économique d’une espèce de monade plus pitoyable que les autres, considérée individuellement. S’il suffisait de donner de l’argent aux pauvres pour supprimer la pauvreté, la question serait réglée depuis longtemps. Elle renvoie d’abord et avant tout à une relation, une relation sociale négative. On n’est jamais pauvre que par rapport à d’autres. Dans bien des pays, spécialement au Sud, beaucoup de personnes ne possèdent presque rien. Elles n’en sont pas socialement exclues pour autant, ou du moins ne sont-elles exclues ou pauvres que par rapport aux riches de chez elles ou aux riches des pays riches. Une des fécondités de l'approche des phénomènes sociaux en termes d'exclusion, et donc du droit qu’ils appellent, est de substituer à une vision quantitative et statique une appréhension qualitative et dynamique, focalisée précisément sur la relation sociale. Le terme « exclusion » veut littéralement signifier « enfermé au-dehors » (de ex- « en dehors » et claudĕre, « fermer »). Il résiste à l'idée de pur constat, à la représentation d'une situation figée. Il appelle nécessairement celle de mouvement : sortie de la clôture, de l'enceinte commune et protectrice ; à l'inverse, l’inclusion correspond à un effort pour entrer, pour ouvrir une porte, voire pour la forcer. L’exclusion « sociale » est, quant à elle, exclusion de la société. C'est à la fois trop dire parce que dans une société comme la nôtre, qui n’est heureusement pas celle du nazisme, on ne peut être totalement exclu de la société, notamment en raison de la reconnaissance de droits fondamentaux attachés à la seule qualité d’être humain. Mais ce n’est pas assez dire puisque l'imprécision demeure quant à savoir de quoi certains sont exclus. En dehors de quoi l'exclu est-il enfermé ? « Social » et « société », dérivés de socius, et societas, renvoient à « allié », « ami », « amitié ». L'exclusion sociale est l'assignation en dehors d'une relation d'alliance et d'amitié. 3 Le droit a-t-il quelque chose à voir avec ces élucubrations étymologiques ? Platon, qui s’oppose à Thrasymaque à travers ce qu’il fait dire à Socrate, l’affirme sans hésiter : « Le but auquel visent fondamentalement nos lois, c'est, nous le savons, de rendre les citoyens le plus heureux possible et, au plus haut point, amis les uns des autres5 ». Voilà donc une nouvelle manière de poser la question : nos lois belges font-elles des étrangers, des femmes et des enfants, nos amies ou nos amis ? La démocratie belge fait-elle mieux que la démocratie athénienne, qui excluait précisément de la citoyenneté, de la communauté d’amis, les femmes, les enfants, les étrangers et, bien sûr, les esclaves ? Contrat social versus respect et dignité Ceux qui admettent que le droit peut contribuer à redresser le courbé, à lutter contre la précarité et la pauvreté, à valoriser le rapport social, ont classiquement essayé deux méthodes. La première a pour postulat que la relation sociale est un contrat, mécanisme d’ailleurs typiquement juridique s’il en est. Article 1134, au centre de notre Code civil : « Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites. » C’est le point de vue des sophistes, on l’a dit, ce sera aussi celui des contractualistes des XVIIe et XVIIIe siècles : Grotius, Hobbes, Locke, Rousseau, chacun à leur manière. La deuxième méthode consiste, à l’inverse, à soutenir que l’inclusion sociale ne peut jamais faire l’objet d’un échange contractuel, et à tenter de travailler sur la qualité de la relation sociale en exigeant que celle-ci soit empreinte de respect. C’est la position que défendra Kant. Le respect est aussi une notion dont le droit s’est emparée. Article 22bis de la Constitution, par exemple : « Chaque enfant a droit au respect de son intégrité morale, physique, psychique et sexuelle. ». D’ailleurs la base de la démocratie est le respect du droit lui-même. Première approche : la société, la relation sociale, se forment et s’expliquent par le contrat, par le contrat « social ». La question présupposée est : « Comment se fait-il que le lien social se crée ? », et pas « Comment se fait-il que le lien social se perd ? ». L’hypothèse est que chacun est d’abord seul et non que le lien est toujours déjà là. Ou, plus trivialement, on demande « Comment entrera-t-il ? » plutôt que « Pourquoi est-il sorti ? ». Si la réponse est : une société se forme par contrat social, la solution qui découle nécessairement de cette conception consiste à multiplier les contrats et à veiller à ne pas oublier d’en proposer aux pauvres et aux exclus. Or, au XXIe siècle, nous demeurons plus que jamais dans cette logique, qui relève d’ailleurs d’une espèce de « management » de la société. On dit aujourd’hui « contrat d’intégration » : en échange de vos engagements et de vos efforts, vous aurez droit à l’aide censée garantir la dignité humaine. Mais toute la vie sociale, juridique, politique devient contrat : « contrat d’avenir pour la Wallonie », « contrat de gestion entre le gouvernement et l’AWIPH », « contrat de rivière », « contrat de quartier », « contrat pédagogique » entre professeurs et étudiants, parfois « contrat » entre parents et enfants. 2 Les lois, tr. fr. par L. ROBIN, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1950, V, 743c; v. aussi III, 693b, V, 739c ; La République, IV, 424a et V, 449c; Gorgias, 507e. On trouve la même insistance chez Aristote : « Dans toute association, quelle qu'elle soit, on trouve à la fois la justice et l'amitié (philia) dans un certain degré. Ainsi, l'on traite comme des amis ceux qui naviguent avec vous, ceux qui combattent près de vous à la guerre, en un mot, tous ceux qui sont avec vous dans des associations d'un genre quelconque. Aussi loin que s'étend l'association, aussi loin s'étend la mesure de l'amitié, parce que ce sont là aussi les limites de la justice elle-même. Le proverbe 'Tout est commun entre amis' est bien vrai, puisque l'amitié consiste surtout dans l'association et la communauté. » (Éthique à Nicomaque, tr. fr. par B. SAINT-HILAIRE, 1837, VIII, 11.) 4 Les étrangers, les veuves et les orphelins rencontrent cependant, avec la contractualisation de l’inclusion sociale, un grave problème. Les conditions de validité des conventions, Hobbes, Locke ou Rousseau en ont conscience, sont la liberté et l'égalité en droit. Or, elles n'existent pas pour les courbés. Voltaire soulignait que « Tous les hommes seraient donc nécessairement égaux s'ils étaient sans besoins. La misère attachée à notre espèce subordonne un homme à un autre homme. 6 » La Révolution française qui a fondé nos Etats actuels, les penseurs modernes, puis le législateur jusqu'à ce jour, pour justifier la contractualisation, seront dès lors contraints de supposer cette liberté et cette égalité souvent inexistantes. Ecoutons par exemple Hobbes : « La nature a fait les hommes si égaux quant aux facultés du corps et de l'esprit, que, bien qu'on puisse parfois trouver un homme manifestement plus fort, corporellement, ou d'un esprit plus prompt qu'un autre, néanmoins, tout bien considéré, la différence d'un homme à un autre n'est pas si considérable qu'un homme puisse de ce chef réclamer pour lui-même un avantage auquel un autre ne puisse prétendre aussi bien que lui. 7 » Le « contrat » suppose une égalité et une liberté, qui, pour les plus faibles socialement, risquent toujours d'être fictives. Il a pour conséquence que le prétendu pacte se retourne contre eux la plupart du temps. Dans notre droit, l’autre voie, celle du respect, a aussi été essayée. Mais respect de quoi ? Et que veut dire « respect » ? Le maître, à cet égard, est Immanuel Kant 8 . De manière significative, il déploie sa méditation contre l’idée de contrat, si chère à ses prédécesseurs et à ses contemporains, parmi lesquels Rousseau qu’il admire pourtant. Kant fait observer que n’importe quoi ne peut faire l’objet d’un échange. Ce qui ne peut se contractualiser, ce qu’il faut respecter de manière inconditionnelle, c’est, écrit-il, la dignité, qui n’appartient qu’à l’humanité : « Dans le règne des fins, tout a un PRIX ou une DIGNITÉ. Ce qui a un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d'autre à titre d'équivalent (donc faire l’objet d’un contrat) ; au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite n'admet pas d'équivalent, c’est ce qui a une dignité (...) L'humanité est par elle-même une dignité : l'homme ne peut être traité par l'homme (soit par un autre, soit par lui-même), comme un simple moyen, mais il doit toujours être traité comme étant aussi une fin. C'est précisément en cela que consiste sa dignité (la personnalité), et c'est par là qu'il s'élève au-dessus de tous les autres êtres du monde qui ne sont pas des hommes et peuvent lui servir d'instruments, c'est-à-dire au-dessus de toutes les choses.9 » Quant au respect, c’est encore Kant, le plus juriste des philosophes, qui va le plus loin : « Le respect ne s’adresse jamais qu’à des personnes10 », même si nous sommes toujours tentés de le refuser et qu’il est fondamentalement « effrayant » parce qu’il nous montre notre propre indignité11. 6 Dictionnaire philosophique, article Egalité, 1764. Th. HOBBES, Léviathan, tr. fr. F. Tricaud, Paris, Sirey, 1983, p. 121. Voy. aussi J. LOCKE, Traité du gouvernement civil, tr. fr. de D. Mazel, Paris, Flammarion, 2e éd. Corrigée, 1992, § 4. Voy. aussi, entre autres, § 95 et 123 ; J.-J. ROUSSEAU, Du contract social ou principes du droit politique, dans Œuvres complètes, Paris, NRF Gallimard [Bibliothèque de La Pléiade], 1964, ch. VI. Du même, Emile ou de l'éducation, livre III, éd. établie par M. LAUNAY, Paris, Garnier Flammarion, 1966, p. 245. 8 Dès 1764, dans ses Observations sur le sentiment du beau et du sublime, Kant fonde la vertu sur un sentiment universel, « le sentiment de la beauté et de la dignité de la nature humaine », le sentiment de beauté constituant un principe de bienveillance universelle et celui de dignité un principe de respect universel (E. KANT, Œuvres philosophiques, Paris, N.R.F.-Gallimard [bib. de La Pléiade], t. Ier, tr. fr. B. LORTHOLARY, 1980, p. 463.) 9 Métaphysique des mœurs, première partie, Doctrine du droit, tr. fr. A. PHILONENKO, Paris, Vrin, pp. 160-162. C’est Kant qui souligne. 10 Critique de la raison pratique, p. 80. 11 Ibidem. 7 5 Le respect de la dignité proprement humaine pourrait également se laisser approcher à travers un autre auteur, plus récent, Emmanuel Levinas. Le lien social serait d'abord reconnaître les visages qui ne sont pas le mien et donner le mien à voir. Rester humain, aux yeux des autres et à ses propres yeux, serait une entrée dans la lumière et dans le regard d’autrui. Mais, comme la dignité, peut-être l’épiphanie du visage échappe-t-elle constamment au droit. Peut-être sommes-nous en réalité devenu incapables de regarder dans les yeux les étrangers, les femmes et les enfants. Peut-être le droit n’est-il pas compétent en la matière. C’est que le Visage de l'autre, qui se dérobe à toute appropriation, fait échapper à une relation de pouvoir. Dans le regard, la question n'est plus de savoir si l'autre exerce un pouvoir sur moi, ou moi sur lui. « Le visage me parle et par là m'invite à une relation sans commune mesure avec un pouvoir qui s'exerce12 », écrit Levinas. Or le lien juridique est toujours une relation de pouvoir, il est puissance sur autrui ou devoirs à son égard, surtout s’il se réduit, comme trop souvent, au lien pécuniaire. Voilà pourquoi la référence à la dignité humaine est si encombrante pour les juristes. Le droit tend toujours à réduire autrui à une somme de besoins matériels, surtout dans une société matérialiste, et il est dès lors peut-être impossible que le droit confère ou sauvegarde cette dignité. C'est pourtant une constante de la pensée du droit depuis Platon : l'insistance sur la logique contractuelle engendre, par réaction, la tentative de fonder la norme dans des valeurs absolues, non négociables. L’expression juridique consacrée est aujourd’hui le respect de la dignité humaine. C’est elle qu’intègre le droit belge, après le droit international, de manière constante, à commencer pour ce qui concerne les pauvres. Loi du 8 juillet 1976 organique des centres publics d’action sociale : « Toute personne a droit à l’aide sociale. Celle-ci a pour but de permettre à chacun une vie conforme à la dignité humaine. » Nous verrons dans ces conférences ce que la pratique en a fait. En attendant, l’obligation théorique de respecter la dignité humaine a envahi tous les secteurs de notre droit. On la trouve dans les traités internationaux, dans la Constitution, dans le Code judiciaire, dans les décrets relatifs à l’aide à la jeunesse… Le site « législation » du ministère de la Justice indique 174 occurrences de l’expression « dignité humaine ». 1212 E. Levinas, Totalité et infini. Essai sur l'extériorité, Kluwer Academic, 1971 [biblio essais, n° 4120], p. 216. 6 Première leçon : Les citoyens, les métèques et les barbares Introduction à « l’étranger » Nous commençons par la question posée à propos des étrangers : sont-ils protégés par le droit ? Il ne semble pas que nous utilisions d’autres catégories qu’Athènes au siècle de Périclès. Les Grecs distinguaient en effet les métèques et les barbares. Les premiers, les metoikoi, étaient ceux qui avaient « changé de maison » (méta indique l’idée de changement Ŕ oikos signifie maison), mais venaient d’une autre cité grecque. Nos métèques d’aujourd’hui sont les ressortissants d’un Etat membre de l’Union européenne ; des étrangers, certes, mais qui nous ressemblent suffisamment. Les barbaroi, aux yeux des Athéniens, n'étaient pas des hommes. L'étymologie signifie cette fois qu’ils ne savent même pas parler et qu'ils s'expriment par borborygmes. Homère les caractérise par rapport au droit, en disant qu'ils ne sont capables que de copier les lois des autres, quand ils en ont13. Les pires dictatures dénieront aussi aux « barbares » le pouvoir de parler, comme l’a fait le nazisme. Nos barbares d’aujourd’hui sont ceux qui ne sont pas ressortissants de l’Union, dont nous trouvons le langage incompréhensible, dont nous pensons qu’ils sont incapables de se donner des lois convenables, raison pour laquelle, d’ailleurs, nous leur imposons de copier les nôtres à travers ce qu’on appelle « la conditionnalité de l’aide ». Ces étrangers-là viennent de loin, tentent de briser l’enfermement à l’extérieur, via Lampedusa par exemple. La Belgique a signé des conventions protégeant en principe les droits des plus faibles : les droits de l’enfant, les droits des femmes, les droits des personnes handicapées. Il n’existe curieusement aucune convention relative aux droits des étrangers, alors que l’interpellation est mondiale, urgente et constante. Les inégalités, les difficultés politiques qui peuvent culminer dans la guerre, ou les déséquilibres économiques ont de tout temps contraint des hommes, des femmes et des enfants à quitter leur foyer et ces territoires paternels que l'on nomme encore parfois « patrie ». Qui n’a pas d’ascendants immigrés ? Les paléontologues nous assurent que nous sommes tous, à l'origine, des émigrés africains, puisque les ancêtres de nos ancêtres, qui étaient bien sûr noirs, ont dû un jour, poussés par la nécessité, quitter le grand rift africain, région de notre vieille tante Lucy qui vient de souffler trois millions de bougies, pour venir blanchir progressivement dans nos contrées plus froides, là où les couleurs sont voilées de brume et où les fruits sont fades. Depuis trois millions d’années aucune loi, aucune politique, aucun barbelé, aucun naufrage, jamais, n’a pu mettre fin à la tentative de l'homo viator d'aboutir dans son effort pour vivre. 13 « Chez eux pas d’assemblées [agorai] où l’on porte le conseil, pas de règlements, ils habitent au haut des monts ou au fond des cavernes et chacun, sans tenir compte d’autrui, règle la vie de sa femme et de ses enfants. » (HOMÈRE, Odyssée, IX, 112-115.) 7 Aujourd'hui, les images ou le bruit des inégalités internationales ou intranationales arrivent jusqu'au fin fond des moindres villages de cette moitié de l'humanité qui vit avec 2 euros par jour au maximum. 2,5 milliards de personnes souffrent de malnutrition14.Un quart des foyers au monde n'a pas accès à l'eau potable. Cent cinquante millions d'enfants ne vont pas à l'école. Deux cents millions d'enfants doivent travailler pour assurer la survie de leur famille. En 1970, les pays dits développés, qui ne mesurent la pauvreté qu’en termes monétaires, se sont engagés à consacrer à la coopération un montant égal à 0,7 % du revenu national brut, et à alléger la dette des pays qui prennent des mesures destinées à renforcer leur gouvernance, estimant à juste titre que ces mesures seraient plus efficaces que des murs et des expulsions pour juguler l’immigration clandestine. La Belgique ne réalise pas cet engagement. S’il est vrai qu’elle est passée de 0,48 % en 2008 à 0,64 % en 2010, suite à ce qu’on appelle la crise (la crise est le mode même de reproduction du libéralisme et du capitalisme), le budget de la coopération au développement a été ramené à 0,53 % en 2011 et à 0,44 % en 2012. Il a baissé encore en 2013. Ce n'est jamais par plaisir que les humains s'arrachent à leurs racines et, d'ailleurs, seuls ceux qui ne sont pas écrasés de misère ou de maladies peuvent tenter l'aventure, quitte à essayer d'assumer de loin l'entretien de ceux qu'ils ont laissés au pays. Demeurer en marge de la légalité de l'Etat où l'on accoste entraîne cependant de multiples dangers pour les autres et pour soi, dont l'ineffectivité des droits fondamentaux. Ils deviennent théoriques pour ceux qui ne sont plus juridiquement nulle part, exposés à toutes les exploitations et à toutes les violences. Hannah Arendt, dans Les origines du totalitarisme, avait déjà souligné, avec une terrible lucidité, à propos des Heimatlosen, le danger de semblables situations 15 . Si ceux qui sont exclus du droit, notamment parce qu’ils sont considérés comme « illégaux », sont placés en dehors des lois par le pouvoir, ils se voient dénier leurs droits fondamentaux et peut-être, un jour, le simple droit de vivre. Hannah Arendt rappelle que les solutions au problème posé par les migrants, avant la Seconde guerre mondiale, a été le recours aux expulsions et à l’internement dans des camps, dans des lieux de « rétention » Ŕ appréciez la nuance, qui est évidemment l’expression d’une hypocrisie juridique et politique Ŕ avec « détention ». Il existe plusieurs lieux de rétention en Belgique, y compris pour les enfants16. Ces considérations concernent cependant les étrangers auxquels la plupart des lois ne s’appliquent pas, et il est évident que dans ce cas elles ne protègent pas les faibles, ni ne se soucient de leur inclusion sociale. Bien au contraire, la grande affaire, celle qui rend populaire les ministres ou les secrétaires d’Etat, en France ou en Belgique, est le nombre des expulsions, c’est-à-dire l’exclusion sociale la plus radicale exceptée la mise à mort. Mais qu’en est-il des lois qui s’appliquent aux étrangers qui ne sont pas qualifiés d’illégaux (comme si quelqu’un pouvait être « illégal » en sa personne même) ? 14 A. ZACHARIE, La Libre du 16 octobre 2013, p. 54. H. ARENDT, Les origines du totalitarisme. L’impérialisme, tr. fr. par Martine Leiris [coll. Points politique, n° 125], Paris, Fayard, 1982, spécialement pp. 253 et ss. 16 Voy. CENTRE POUR L’ÉGALITÉ DES CHANCES ET LA LUTTE CONTRE LE RACISME, Le Centre INAD et les droits fondamentaux des étrangers, 2008. Le Centre INAD a été aujourd’hui remplacé, au même endroit, par le Centre « Caricole », mais les problèmes de garantie des droits fondamentaux sont les mêmes. Voy. aussi l’arrêt n° 166/2013 du 19 décembre 2013 de la Cour constitutionnelle, pour le moins ambigu, qui refuse de faire prévaloir la sauvegarde de l’intérêt supérieur de l’enfant sur les prétendues nécessités de la police des étrangers. 15 8 Voici trois exemples, dans des domaines du droit différents. 1) Dans le droit civil, le mariage ou la cohabitation légale des barbares, c’est-à-dire des étrangers non européens. 2) Dans le droit administratif, le regroupement familial des métèques, c’est-à-dire des ressortissants européens. 3) Dans le droit social, l’aide sociale aux étrangers, métèques ou barbares. Le mariage ou la cohabitation légale des barbares On pourrait se demander quel rapport le droit du mariage ou de la cohabitation légale entretien avec l'exclusion sociale. C’est que le mariage, l’union socialement consacrée de deux adultes, habituellement un homme et une femme, est l'institutionnalisation d'un des liens sociaux les plus fondamentaux. Il est, selon Claude Lévi-Strauss, par les permissions et les défenses qu'il aménage, la matrice de n'importe quel système juridique. La consécration du droit de se marier et de fonder une famille est ainsi la garantie de pouvoir faire partie d’une société que les penseurs comparent d’ailleurs depuis toujours à une famille. Or, on constate dans l'évolution législative récente en Belgique que la nature même du mariage change selon qu'il concerne des époux « blancs, bleus, belges » ou au moins un étranger. Dans ce dernier cas, il n'a pas la même signification, il ne reconnaît plus un lien social privilégié. En ce qui concerne la signification du mariage dans le droit belge actuel, à défaut d'une réflexion du législateur sur le sens du mariage civil aujourd'hui, qui est attendue, nous pouvons nous référer à celle qui transparaît en filigrane de la réforme du divorce, intervenue en 2006. Après des années de discussion et l’examen de pas moins de 23 propositions ou projets de loi, la doctrine officielle est la suivante. Lorsqu’un mariage échoue malgré tous les efforts consentis, « il faut pouvoir limiter autant que faire se peut les effets de cette expérience traumatisante ; pour cette raison, la possibilité d’un divorce sans faute sera introduite dans les différentes formes de divorce existantes ». Par ailleurs, il faut « prendre la mesure de l’évolution sociale », spécialement de l'augmentation du nombre de divorces17. On discute depuis plus de 2000 ans de la question de savoir si ce sont les faits qui influencent le droit, ou le droit qui influence les faits, bien que la réponse soit assez évidente : il y va d'une causalité circulaire, c'est-à-dire que les uns influencent l'autre, et vice-versa. Alors de temps en temps, le législateur prétend changer les pratiques par le droit (on songe à l'hébergement égalitaire des enfants mineurs en cas de séparation des parents) et, à d'autres moments, comme à propos du divorce, le législateur prétend adapter le droit aux situations de fait. Bien sûr, il n'a eu égard qu'à la conception du mariage censée être celle des citoyens 17 Voy. Projet de loi réformant le divorce, Doc. parl., Ch. repr., sess. ord. 2005-2006, n° 2341/001, pp. 6-13 ; Rapport fait au nom de la sous-commission « Droit de la famille » par Mme Valérie DEOM et M. Servais VERHERSTRATEN, Doc. parl., Ch. repr., sess. ord. 2005-2006, n° 2341/007, pp. 9-13. 9 belges, sans mentionner une seule fois les conceptions culturelles différentes qui pourraient être celles du million de personnes issues en Belgique de l'immigration récente. Toujours est-il que c'est à propos de la constatation de l'augmentation des divorces que la ministre de la Justice de l'époque a eu, à propos du mariage, cette phrase assez étonnante pour les juristes, pour les psychologues et les sociologues, ou tout simplement pour les gens mariés : « Le mariage n’est plus considéré comme une institution rigide et indissoluble, mais comme un pacte sui generis renouvelé au jour le jour.18 » Si cette perception a provoqué pas mal de commentaires, c'est parce que présenter le mariage comme un contrat dont l'horizon se borne au lendemain contredit les raisons pour lesquelles certains se marient encore : ceux qui choisissent de se marier choisissent de ne pas vivre leur relation au jour le jour mais au contraire de l’engager dans la durée. Par ailleurs, cette conception du mariage contredit au moins un des effets juridiques de celui-ci : le devoir de fidélité, qui n'a nullement disparu de notre Code civil. On peut discuter ce que signifie cette fidélité, mais il est certain que dans tous les cas, il est impossible de la concevoir dans un délai limité à 24 heures. Dans le même ordre d'idées, la ministre a affirmé qu'il était normal, de nos jours, de vivre plusieurs vies matrimoniales successives, ce qui a fait dire à un ami africain : « Chez vous, c'est la polygamie successive. » Quant à la qualification de « pacte sui generis », les mauvaises langues prétendent qu’une institution est qualifiée de la sorte lorsque que l'on se retrouve incapable de la définir convenablement et que l’on cherche dans le latin une manière de ne pas dire ce qui est. Mais retenons que la conception du mariage, incluse aujourd'hui dans le droit civil belge, est qu'il ne doit nullement durer, qu'au contraire il est normal, habituel et conforme aux statistiques qu'il soit bref et, le cas échéant, assez vite remplacé par un autre. La troisième intention de la réforme du divorce, après la volonté d’adapter le droit au fait et de faire du mariage un contrat renouvelable quotidiennement par tacite reconduction, était de supprimer la référence à la faute d'un conjoint, ou des deux, et par voie de conséquence à sa preuve. Je cite encore les travaux préparatoires : « Limiter autant que faire se peut le débat sur les responsabilités dans la rupture et les effets néfastes de la procédure sur les relations entre parties.19 » Dès lors, il n’existe plus qu’une seule prétendue « cause » de divorce : la désunion irrémédiable. C’est beaucoup moins original que l’on croit, puisque cette sorte de divorce avait été instaurée après la Révolution française par la loi du 20 septembre 1792, mais c'est assez amusant, parce que la désunion irrémédiable n'est évidemment pas la cause de divorce, mais sa conséquence. À suivre le législateur, la raison du divorce est le divorce, puisque divertere, qui a donné « divorce », veut dire « se séparer ». On se sépare à cause de la séparation. Finalement, peut-être que la ministre ne connaissait pas si bien le latin que ça. Le législateur n'a en réalité pas réussi à évacuer la référence à la faute dans le droit du divorce, puisque, sortie par la porte en ce qui concerne le fondement du divorce, elle est revenue par la fenêtre en ce qui concerne ses conséquences : la preuve de la faute de l'autre le prive d'une pension après divorce. Mais ce n'est pas l'essentiel pour notre propos. Ce qui nous intéresse, c'est de relever qu'en principe, dans le mariage ou le divorce tels qu’ils sont conçus aujourd'hui, il ne convient plus de s'attarder sur la sincérité des engagements des époux, sur la 18 Exposé des motifs, Doc. parl., Ch. repr., sess. ord. 2005-2006, n° 2341/00, p. 6. 19 Rapport, p. 10. 10 distorsion qui peut exister entre la promesse qu’ils se sont faite et la manière dont ils l'ont réalisée. Parlons à présent de la conception du mariage qui s'applique lorsqu’un des époux au moins est étranger. Le droit prétend contrôler la validité des mariages conclus par des étrangers ou à l’étranger, dans le cadre du contrôle des déplacements des migrants. Il est vrai que des ressortissants étrangers peuvent être amenés à conclure, avec des Belges ou des personnes autorisées à résider en Belgique, des mariages qui n’en ont que l’apparence, afin de tenter d’obtenir, au nom du droit de se marier et de fonder une famille, ainsi que du droit au respect de la vie privée et familiale, l’autorisation de séjourner dans le Royaume. Il faut évidemment déplorer de telles fraudes, même si elles ne représentent souvent, aux yeux des personnes qui y ont recours, que l’espoir de vivre dans des conditions meilleures que celles qu’elles connaissent dans leur pays d’origine. Les mariages dits « gris » sont par ailleurs à l’origine de véritables drames, quand un conjoint est de bonne foi mais l’autre pas. Les mariages simulés sont parfois organisés par des réseaux dont les membres se rendent ainsi coupables de traite des êtres humains, transformant les étrangers qui y ont recours autant en victimes qu’en coupables. Le régime de la cohabitation légale a été révisé il y a peu, pour mettre le système en concordance avec le contrôle des mariages20. Le site de la secrétaire d’Etat à l’immigration nous apprend que « depuis le 3 octobre 2013 les personnes qui utilisent la déclaration de cohabitation légale pour obtenir un droit de séjour, seront punissables à l’instar de celles qui contractent un mariage de complaisance. » L’approximation, l’inexactitude de l’information, est significative : juridiquement parlant, ce qui est interdit n’est pas de se marier ou de faire une déclaration de cohabitation pour obtenir un droit de séjour, mais de se marier ou de se déclarer cohabitant exclusivement et manifestement pour cet avantage, en refusant les autres effets de la cohabitation légale ou du mariage. Si par exemple un Belge se déclare cohabitant légal d’une Russe avec qui il vit, pour régulariser la situation de celle-ci en Belgique, et que tous deux acceptent les conséquences juridiques de cette cohabitation, il n’y a aucune fraude. Mais on constate que ce qui gêne les autorités est bien l’effet accessoire de la cohabitation légale ou du mariage quand il concerne le séjour. Le phénomène des mariages simulés était déjà connu des Romains. Sous le régime nazi, de nombreuses Allemandes ont conclu des mariages de convenance avec des ressortissants suisses, afin d’obtenir la nationalité helvétique et d’échapper à la déportation. Personne ne songerait aujourd’hui à le leur reprocher. En droit belge, la question de la simulation peut se poser lors d’une demande de reconnaissance d’un mariage ou d’une cohabitation légale conclus à l’étranger, dans le cas d’un refus de célébration de mariage ou de donné-acte d’une déclaration de cohabitation en Belgique, donc a priori, ou encore dans le cadre d’une demande d’annulation de mariage ou de cohabitation légale, a posteriori. Par ailleurs, simuler un mariage ou une cohabitation légale est passible de sanctions pénales qui ont été dernièrement renforcées, et, bien sûr, peut le cas échéant mener à l’expulsion d’un étranger avec 20 Loi du 2 juin 2013 modifiant le Code civil, la loi du 31 décembre 1851 sur les consulats et la juridiction consulaire, le Code pénal, le Code judiciaire et la loi du 15 décembre 1980 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers, en vue de la lutte contre les mariages de complaisance et les cohabitations légales de complaisance. 11 éventuellement une interdiction d'entrée sur le territoire du Royaume pendant un délai maximum de cinq ans. Première hypothèse (je ne parle plus que du mariage, mais vous pouvez transposer à la cohabitation légale) : des époux dont le mariage a été célébré à l’étranger demandent qu’il soit reconnu en Belgique. Dans ce cas, il fera l'objet d'une mention ou d’une transcription dans un registre de l'état civil, ou servira de base à une inscription dans le registre de la population, le registre des étrangers ou le registre d'attente. Toutefois, l’officier de l’état civil vérifiera si l’acte de mariage n’est pas contraire « à l'ordre public belge », expression vague s’il en est. En réalité, la « reconnaissance » d'un acte authentique étranger se confond avec l'appréciation de sa validité. Si l’officier de l’état civil refuse de reconnaître cette validité, un recours peut être introduit devant le tribunal, ce qui a permis l'apparition de deux jurisprudences : une jurisprudence administrative créée par les officiers de l'État civil, et une jurisprudence judiciaire créée par les tribunaux, qui prévaut. Exemple concret, dans une affaire récente : il s'agit d'une demande de reconnaissance d'un mariage intervenu au Maroc. L’officier de l’Etat civil écrit ceci à propos du mariage d’une femme d’origine marocaine, handicapée, avec un Marocain qu’elle a épousé au pays : Madame X a une réduction de capacité de gain correspondant à une incapacité de 66 % au moins et une réduction d'autonomie correspondant à une incapacité de 80 % au moins. Monsieur Y ne parle toutefois pas de l'handicap de son épouse dans son interview. Il déclare simplement que son épouse est en bonne santé. Madame X est sous administration provisoire de son père. Sur base de ces éléments, le procureur du roi nous a signalé qu'il s'oppose à la reconnaissance du mariage vu la situation sociale précaire de Madame X. Cette reconnaissance produirait en effet manifestement incompatible avec l'ordre public. Un recours judiciaire n'a pas été introduit dans cette affaire qui s'est résolue autrement : le couple a donné naissance à un enfant dont le mari est réputé être le père, ce qui a fait admettre, … quatre ans après le mariage célébré à l’étranger, que celui-ci n'était pas simulé, et reconnu le droit au mariage d’une femme handicapée. Deuxième hypothèse de contrôle : le Code civil organise la prévention des mariages simulés en Belgique en donnant à l’officier de l’état civil le pouvoir soit de postposer, soit de refuser de célébrer un mariage (ou de se déclarer cohabitants) lorsqu'il apparaît qu'il n'est pas satisfait aux qualités et conditions prescrites pour contracter mariage ou s'il est d'avis que la célébration est contraire aux principes « de l'ordre public ». S'il s’agit de surséance, l'officier de l'état civil peut surseoir à la célébration pendant un délai de deux mois au plus, prorogeable par le procureur du Roi pour trois mois supplémentaires, pour recueillir l'avis de celui-ci, et pour procéder à une enquête complémentaire 21 . Les couples devront individuellement répondre à des questions parfois extrêmement intimes pour rassurer les autorités. Aucun recours n’est ouvert contre la décision de surséance. S'il n'a pas pris de décision définitive dans le délai prévu, l'officier de l'état civil doit célébrer le mariage. S’il s’agit d’un refus de 21 Il semble que des pratiques irrégulières se développent dans certains bureaux d’état civil : la signature de la déclaration de mariage serait retardée afin que l’officier de l’état civil dispose de davantage de temps pour effectuer une enquête sans dépasser le délai de deux mois prévu par la loi. L’article 165, § 2, du Code civil prévoit pourtant que le procureur du Roi peut prolonger le délai pour raisons graves. 12 l'officier de l'état civil de célébrer le mariage, cette décision est, cette fois, susceptible de recours par les parties intéressées.. Le tribunal réexaminera l'ensemble de la situation et l'ensemble des conditions nécessaires à la validité du mariage au jour où il statue. Une circulaire ministérielle déjà ancienne, puisqu’elle remonte au 17 décembre 1999, propose aux officiers de l’état civil divers indices qui doivent leur permettre de déceler l'existence d'une simulation : - les parties ne se comprennent pas ou ont des difficultés à dialoguer, ou font appel à un interprète ; - les parties ne se sont jamais rencontrées avant la conclusion du mariage ; - une des parties cohabite avec quelqu'un d'autre de manière durable ; - les parties ne connaissent pas le nom ou la nationalité l'une de l'autre ; - un des futurs époux ne sait pas où l'autre travaille ; - il y a une divergence manifeste entre les déclarations relatives aux circonstances de la rencontre ; - une somme d'argent est promise pour contracter le mariage ; - un des deux se livre à la prostitution ; - l'intervention d'un intermédiaire ; - une grande différence d'âge. Ces indices ne sont pas tous dépourvus de bon sens (quoiqu’on puisse se demander pourquoi une personne qui se prostitue doit être soupçonnée de simulation de mariage pour cette seule raison), mais en pratique, si le mariage ouvre le droit au séjour pour un des époux, la suspicion et généralisée, voire systématique, dans le chef des officiers de l'état civil. Le doute est la règle. Une des clientes de Me Dushaj a dû justifier la présence de préservatifs dans le tiroir de sa table de nuit, les policiers enquêteurs voyant là un indice de prostitution. Une autre a dû évoquer la taille du pénis de son « fiancé » pour convaincre les verbalisants de la réalité d’une cohabitation qu’elle alléguait. Certains officiers de l’état civil font même de cette suspicion un argument électoral sur leur site Internet (il faut en effet rappeler que l'officier de l'état civil est un élu communal). Les tribunaux sont plus nuancés, et il est intéressant de voir quels sont les critères qu'ils retiennent pour apprécier la sincérité des futurs époux. Parmi les critères favorables, viennent en premier lieu l’absence d’unions précédentes, le fait de cohabiter avant le mariage, le fait d’avoir un enfant ensemble, le fait de contribuer aux charges du ménage. Les tribunaux rejettent heureusement la prise en considération du risque d’échec du mariage, parfois invoqué aussi par les officiers de l’état civil. Bref, le meilleur moyen de convaincre un tribunal de la sincérité d'un projet de mariage est de ne pas s'être déjà marié mais de vivre comme mari et femme avant même la célébration, à quoi la culture de beaucoup d’étrangers s’oppose, les relations familiales étant le domaine dans lequel la culture est d’ailleurs la plus résistante. La troisième forme de contrôle des mariages frauduleux est a posteriori : il s'agit, toujours pour les tribunaux dans ce cas-là, de statuer sur une éventuelle demande de nullité du mariage, introduite soit par le procureur du Roi, soit par un des époux. Dans ce cas, la durée du mariage est sans conteste le premier de tous les critères d’appréciation. Si le mariage a été rapidement défait, soit, en pratique, par la séparation des parties, soit, en droit, par un divorce, il y a de grandes chances pour que le mariage soit considéré comme nul. 13 Que peut-on retenir de tout ceci ? Que la conception du mariage dont se prévaut le législateur en ce qui concerne les Belges, ce contrat sui generis qu’il faut pouvoir rompre du jour au lendemain, ne vaut pas pour les étrangers. On peut même dire que les conceptions s'opposent, qu’il y a une sorte de mariage pour les uns, et une sorte de mariage pour les autres. Il serait prétendument devenu tout-à-fait normal, pour des ressortissants belges, de se marier sans avoir vraiment l'intention de faire durer le mariage, de choisir de cohabiter ou de ne pas cohabiter avant celui-ci, d'enchaîner plusieurs unions, de mettre fin aux effets du mariage en quelques semaines de procédure, voire immédiatement pour la cohabitation légale, de ne pas se préoccuper de ses propres responsabilités ou de celles de l’autre dans l'échec de l'union, de voir sa vie privée protégée des ingérences de l’administration, de la police et des tribunaux. Mais cette plasticité du mariage, cette prétendue réinvention de l'engagement matrimonial, cette liberté de divorcer, cette garantie de respect de l’intimité ne valent pas, à l'évidence, pour les étrangers. Le contrôle de l'immigration prévaut manifestement sur la liberté de se marier et de divorcer, et sur la liberté de réinventer la forme et le contenu du mariage. 2e sujet : Le regroupement familial des métèques Le droit applicable au regroupement familial est complexe et il est possible d’en parler pendant des heures. Pour illustrer ce que Jacques et moi souhaitons mettre en évidence, je me bornerai à évoquer le dernier arrêt de la Cour constitutionnelle rendu en la matière, l’arrêt n° 121/2013 du 26 septembre 2013. Il s’agissait notamment de vérifier la conformité à la Constitution d’une disposition introduite par une loi du 8 juillet 2011. Elle prévoit, outre de nombreuses autres conditions, notamment quant à la durée préalable de la résidence en Belgique de la personne qui se fait rejoindre, que, pour être autorisés à vivre avec son conjoint, avec son partenaire légal, avec son parent si l’on est majeur ou ses enfants si ceux-ci sont majeurs, les étrangers admis à séjourner en Belgique doivent apporter la preuve qu'ils disposent de moyens de subsistance stables, suffisants et réguliers pour subvenir à leurs propres besoins et ne pas devenir une charge pour les pouvoirs publics. Ils doivent aussi apporter la preuve qu’ils disposent d'un logement suffisant pour recevoir le ou les membres de sa famille qui demandent à les rejoindre. Ils doivent prouver qu’ils disposent d'une assurance maladie couvrant les risques en Belgique pour eux-mêmes et les membres de leur famille. Tous les étrangers rejoints doivent en outre apporter la preuve qu'ils ne sont pas atteints d'une maladie pouvant mettre en danger la santé publique. Les moyens de subsistance stables et suffisants visés doivent être au moins équivalents à cent vingt pour cent du montant du revenu d’intégration. La Cour constitutionnelle rappelle que la Convention européenne des droits de l’homme consacre le droit au respect de la vie privée et familiale comme le fait d’ailleurs notre Constitution, mais ne reconnaît pas le droit d’un étranger à séjourner dans un pays déterminé, même en famille. Elle soutient que le regroupement familial implique au départ qu’une personne a choisi de vivre dans un pays dont elle n’a pas la nationalité. C’est bien sûr, parfois une vue de l’esprit quand on voit le nombre de personnes contraintes de s’expatrier pour fuir la misère. En ce qui concerne les ressortissants d’un Etat membre de l’Union européenne, il existe une directive 2003/86/CE du Conseil, du 22 septembre 2003, relative au droit au regroupement familial. La Cour de justice de Luxembourg souligne que ses dispositions doivent être interprétées à la lumière des droits fondamentaux et, plus particulièrement, du droit au respect de la vie familiale consacré tant par la Convention européenne des droits de l’homme que par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Toutefois, selon notre Cour 14 constitutionnelle, en imposant une condition de revenus à la personne rejointe, ou un logement suffisant, ou une couverture médicale, le législateur tend à ce que ces personnes puissent être accueillies « dans des conditions conformes à la dignité humaine »22. C’est le plus frappant : la référence à la dignité humaine, dont je disais qu’elle est peut-être intenable en droit bien que si précieuse, est utilisée non pas pour garantir des droits aux étrangers, mais au contraire pour les limiter. Au lieu de rappeler qu'un État démocratique doit garantir cette dignité, comme le font formellement les conventions internationales, la Constitution ou les lois belges, le législateur et la Cour constitutionnelle estiment qu’il revient aux étrangers euxmêmes de garantir la dignité des membres de leur famille qui les rejoindrait éventuellement, et cette dignité est mesurée en termes financiers, en termes de qualité de logement et en terme de soins de santé. Le droit de vivre conformément à la dignité et par ailleurs le droit à un logement décent et le droit à la protection de la santé, eux aussi consacrés par les traités internationaux et par la Constitution, se retournent en une charge, un devoir pour les étrangers désireux de vivre en famille, alors que la concrétisation d'un droit au logement pour tous, surtout pour les plus pauvres, demeure une illusion, de même que le droit d’être soigné23. Par ailleurs, la mesure financière de la dignité est, selon la loi, d’au moins cent vingt pour cent du montant du revenu d’intégration, dont 100 % sont prétendument suffisants pour assurer une vie digne, quand c’est l’Etat qui la garantit à travers les lois relatives à l’aide sociale. La contradiction est évidente. C’est la raison pour laquelle la Cour constitutionnelle a concédé que, sur ce dernier point, le législateur a été trop loin. Utiliser comme montant de référence un niveau de revenu équivalent à 120 % du revenu d’intégration n’apparaît pas, à ses yeux, répondre à l’objectif consistant à déterminer si un individu dispose de ressources régulières pour faire face à ses besoins et accueillir les siens dans des conditions conformes à la dignité. Il y a lieu de considérer que la directive 2003/86/CE doit être interprétée en ce sens qu’elle permet à un Etat membre d’adopter une réglementation refusant le regroupement familial à un regroupant qui n’a pas prouvé qu’il dispose de ressources stables, régulières et suffisantes lui permettant de subvenir à ses propres besoins et à ceux des membres de sa famille. Toutefois, l’autorité qui examine la demande de regroupement familial doit déterminer dans le cas concret et sur la base des besoins propres de l’étranger rejoint et des membres de sa famille les moyens de subsistance nécessaires pour subvenir à leurs besoins sans que les membres de la famille ne deviennent une charge pour les pouvoirs publics. Bref, les conditions sont maintenues sous la réserve que les ressources devront être appréciées au cas par cas et pas en fonction d’un pourcentage du revenu d’intégration. Il reste que le droit de vivre en famille vaut pour les ressortissants de l’Union européenne suffisamment nantis, mais pas pour les autres. Tel est le droit européen, telle est le droit constitutionnel. 22 B.3.2. Les cours et tribunaux estiment en effet que le droit au logement ou le droit à la protection de la santé sont des objectifs à atteindre mais que, juridiquement, l’Etat ou les pouvoirs publics ne sont tenus d’aucune garantie immédiate et concrète. Voy. N. BERNARD et B. HUBEAU (éd.), Recht op wonen : naar een resultaats-verbitenis ? Droit au logement : vers une obligation de résultat ?, Bruxelles, La Charte, 2013. 23 15 3e sujet : L’aide sociale aux étrangers Dernier exemple : l’aide sociale aux étrangers. On l’a dit, le droit à l'aide sociale, en Belgique, n'est pas un droit comme les autres. C'est le premier à avoir été rattaché explicitement, en 1976, à la garantie d'une vie conforme à la dignité humaine. À cette époque, la pauvreté était considérée comme une affaire plus ou moins résolue, à part pour quelques irréductibles supposés de mauvaise volonté ou totalement marginaux par choix. C'est ce qui explique le risque de cette référence kantienne dans la loi. Il était par ailleurs évident que l'aide sociale concernait tout le monde, y compris les étrangers en séjour illégal, et il n’était nullement question de conditionner la dignité à la conclusion d'un contrat, fût-ce un « contrat d’intégration ». Les premières remises en question de ce droit fondamental à la dignité humaine en ce qui concerne les étrangers ont émané de l'extrême droite, dans les années 80 24 . Une loi du 28 juin 1984 a alors prévu que, pour les étrangers non autorisés à séjourner plus de trois mois ou à s'établir dans le Royaume ou d'étrangers qui séjournent illégalement dans le Royaume, l'aide se limiterait à l'aide matérielle et médicale nécessaire pour assurer la subsistance, et que l'aide matérielle ne pouvait être assurée que par des prestations en nature. Dix ans plus tôt, l’aide en nature avait été explicitement considérée comme appartenant à un autre temps et incompatible avec la dignité humaine. Depuis lors, de nombreuses lois ont limité le droit à l'aide sociale de certains étrangers. Plus de trente fois, la Cour constitutionnelle a statué en la matière, mais dans un premier arrêt de principe, n° 51/94 du 29 juin 1994, elle a dit qu’il n’est pas déraisonnable d’utiliser une loi destinée à protéger la dignité humaine pour inciter certains étrangers à quitter le pays. Aujourd’hui, la plupart de ceux qui ne séjournent pas légalement dans le Royaume doivent se contenter de l’aide médicale urgente, et, s’ils ont des enfants mineurs, demander l’aide matérielle dans un centre Fedasil en attendant leur éloignement volontaire ou forcé. Depuis 2008, Fedasil se dit saturée, refuse de recevoir les familles, et personnes ne se soucie de résoudre cette crise-là. Les juridictions sont depuis 1994 littéralement engorgées par le contentieux de l’aide aux étrangers parce que des contradictions irréductibles ont été introduites dans la loi : une double dignité humaine a été créée par la loi, puis par la Cour constitutionnelle, d’une part celle des Belges et de ceux qui résident régulièrement en Belgique, d’autre part une dignité humaine au rabais pour les autres. Pour les premiers, s’ils bénéficient de l’aide sociale, ils ont l’obligation de principe de travailler. Pour les seconds, s’ils bénéficient de l’aide sociale au rabais, ils ont l’interdiction de travailler. Les personnes en situation de séjour illégal ne recevront pas d’aide financière, mais il leur sera fait interdiction de mendier à tel ou tel endroit, même pour nourrir leurs enfants. L’aide est aussi refusée de plus en plus souvent, mais cette fois illégalement, aux étrangers en séjour légal. Voici une décision d’un grand CPAS, rendue le 12 août 2013, refusant l’aide sociale à une femme, pour elle, son compagnon et un enfant de quatre ans : Vous avez obtenu un droit de séjour en date du 23 août 2012 sur base de votre activité de travailleur indépendant. 24 Bull. Q. R., Ch., 1984-1985, 11 juin 1985, p. 3354, n° 194, NOLS. 16 Votre demande d'aide ne relève pas d'une difficulté ponctuelle, intervient dans les 3 ans de l'obtention de votre droit de séjour et pourrait, dès lors, être considérée comme une charge déraisonnable pour l'État d'accueil. Nous attirons votre attention sur le fait que les informations relatives à l'octroi d'une aide financière à charge d'un CPAS sont accessibles par [sic] l'Office des étrangers et peuvent compromettre le maintien de votre droit de séjour. En résumé : votre demande est refusée parce que vous êtes effectivement dans les conditions pour obtenir l’aide sociale, mais l'Office des étrangers sera informé, ce qui aboutira au retrait de votre autorisation de séjour, et donc potentiellement à votre expulsion du pays. C’est évidemment absurde, d’autant que la secrétaire d’Etat à l'Asile et la Migration, à l'Intégration sociale et à la Lutte contre la pauvreté a seule le pouvoir d'apprécier au cas par cas, sous le contrôle des tribunaux, si une personne constitue une charge déraisonnable pour l'État d'accueil. La dernière restriction en matière d’aide sociale octroyée aux étrangers remonte elle aussi à la fin de l'année 2011, quand un article 57quinquies a été introduit dans la loi organique des centres publics d'action sociale, qui prévoit que le CPAS n'est pas tenu d'accorder une aide sociale aux ressortissants des Etats membres de l'Union européenne et aux membres de leur famille pendant les trois premiers mois du séjour ou, le cas échéant, pendant la période plus longue au cours de laquelle il cherche un emploi, tant qu'il est en mesure de faire la preuve qu'il continue à chercher un emploi et qu'il a des chances réelles d'être engagé. Il ne faut pas être spécialiste de l’aide sociale pour comprendre que cette disposition vise les Roms. En effet, la plupart de ceux qui sont chez nous ont fui, surtout en Roumanie, des traitements discriminatoires qui ont été constatés et condamnés à plusieurs reprises par la Cour européenne des droits de l'homme et dont le Conseil de l'Europe a parfaitement conscience, multipliant les recommandations afin qu’ils soient mieux protégés. Mais jusqu’au 31 décembre 20123, les Roumains ne pouvaient séjourner en Belgique que s’ils étaient travailleurs indépendants ou avaient obtenu un emploi dans un métier dit « en pénurie ». La plupart des Roms adultes n'ont pas été scolarisés, où ont été mal scolarisés dans un contexte de discrimination, ils n'ont d’habitude bénéficié d'aucune formation professionnelle et ne remplissaient que très rarement ces conditions. Toutefois, à partir du 1er janvier 2014, les restrictions à la liberté de circulation des Roumains ont été levées parce que le traité d’adhésion de la Roumanie à l’Union européenne prévoyait cette date-limite. C’est la raison pour laquelle le droit de vivre conformément à la dignité humaine à travers des prestations d'aide sociale a été dès lors purement et simplement supprimé sous les apparences d'une limitation généralisée qui vise en réalité la plus nombreuse des minorités européennes, la plus maltraitée, est celle dont la souffrance, y compris le génocide vécu pendant la Seconde guerre mondiale, est la moins reconnue. C'est en visant cette minorité que, pour la première fois depuis 1976, certaines personnes, y compris des enfants, des malades ou des vieillards, n'ont droit à aucune aide sociale. Le moindre des paradoxes n'est pas que depuis le 1er janvier 2014, il vaut mieux être un étranger non européen en séjour illégal pour avoir au moins droit à l’aide médicale urgente, plutôt qu'être un ressortissant de l'Union européenne en séjour parfaitement légal en Belgique, en application du droit à la libre circulation. Les Roms, parce que le droit le veut, continueront à mendier si la mendicité n’est pas réprimée comme tant de voix le demandent, ou à survivre à travers des réseaux d’exploitation de la main-d’œuvre illégale pour gagner quelques euros par jour. 17 Conclusions : en ce qui concerne les étrangers, le droit protège-t-il les forts ou les faibles, les plus riches ou les plus pauvres, que ce soit à travers le contrat ou l’exigence de respect de la dignité humaine ? Les exclus se voient-ils reconnaître davantage de droits ou moins de droits ? Au fond, poser la question, c’était déjà y répondre. Jusqu’à présent, c’est à l’évidence Thrasymaque qui a raison contre Hammourapi. 18 Deuxième leçon (20 novembre 2014) : Plus de la moitié des hommes sont des femmes Jacques Fierens Nous posons ce soir les mêmes questions que lors de la leçon précédente : le droit protège-t-il les faibles, les courbés, les petits, ce qui était l’affirmation d’Hammourapi, ou protège-t-il les forts et les grands, affirmation qui remonte au sophiste Thrasymaque ? Qu’est-ce que l’inclusion sociale ? Sortir de l’« enfermement à l’extérieur », qui caractérise l’exclusion, passe-t-il par le contrat, ce qui suppose que toutes les relations sociales peuvent se ramener à un « contrat social » ? Le droit est-il capable de sauvegarder le respect de la dignité humaine ? Nous nous sommes interrogés d’abord face aux étrangers. Nous posons les mêmes questions cette fois en regardant la veuve, c’est-à-dire la femme précarisée, « courbée » par sa situation sociale. Lors de la troisième et dernière leçon, nous les poserons face à l’orphelin, c’est-à-dire à l’enfant. La lutte pour l’égalité des femmes et des hommes semble être de celles qui ont le mieux progressé depuis la dernière guerre, du moins dans des pays comme la Belgique. Mais quel a été le prix à payer ? Et cette évolution existe-t-elle dans toutes les couches de la société ? Le prix à payer, d’abord. Jetons un petit coup d’œil sur les tendances de la mode : en 2010, la marque Givenchy lance une campagne de publicité intitulée « Confusion des genres », avec pour modèle, notamment, le mannequin transsexuel brésilien Léa T. Pour la collection printemps-été 2011, Gaultier fait porter la robe de mariée de sa collection femme … à un homme, le mannequin Andrej Pejic. La femme s’est changée en homme, l’homme en femme. La femme n’est l’égale de l’homme que quand elle lui ressemble, quand elle endosse ses rôles sociaux traditionnels, quand elle a les qualités que la culture a considérées comme viriles par excellence : être fort, être protecteur, entrer en compétition, spécialement dans la conquête de l’autre sexe, avoir l’esprit de décision, marquer son autorité… L’égalité entre hommes et femmes se paie par l’indifférenciation sexuelle, mais au bénéfice de la masculinité bien plus que de la féminité. L’androgynie est un vieux fantasme, la mode de notre époque n’a rien inventé. Il consiste à nier la différence sexuelle, soit dans une origine mythique, soit dans un accomplissement actuel. Dans Le banquet de Platon, Aristophane évoque déjà un tel mythe selon lequel, à l’origine, il y avait trois sortes d'hommes, les deux sexes qui subsistent encore, et un troisième composé des deux premiers et qui les renfermait tous deux : il s'appelait androgyne ; il a été détruit, et la seule chose qui en reste, est le nom qui est en opprobre. Puis tous les hommes généralement étaient d'une figure ronde, avaient des épaules et des côtes attachées ensemble, quatre bras, quatre jambes, deux visages opposés l'un à l'autre et parfaitement semblables, sortant d'un seul cou et tenant à une seule tête, quatre oreilles, un double appareil des organes de la génération, et tout le reste dans la même proportion. 19 Voilà comment l'amour est si naturel à l'homme; l'amour nous ramène à notre nature primitive et, de deux êtres n'en faisant qu'un, rétablit en quelque sorte la nature humaine dans son ancienne perfection. Chacun de nous n'est donc qu'une moitié d'homme, moitié qui a été séparée de son tout, de la même manière que l'on sépare une sole. Ces moitiés cherchent toujours leurs moitiés. Les hommes qui sortent de ce composé des deux sexes, nommé androgyne, aiment les femmes, et la plus grande partie des adultères appartiennent à cette espèce, comme aussi les femmes qui aiment les hommes. Mais pour les femmes qui sortent d'un seul sexe, le sexe féminin, elles ne font pas grande attention aux hommes, et sont plus portées pour les femmes; c'est à cette espèce qu'appartiennent les tribades. Les hommes qui sortent du sexe masculin recherchent le sexe masculin25. Le droit porte une lourde responsabilité dans l’actuelle indifférenciation sexuelle. Il prétend à la fois transformer les relations sociales et s’adapter à elles, nous l’avons rappelé lors de la première conférence, à propos du mariage et du divorce. La norme juridique, spécialement le droit de la famille, si impliqué depuis des millénaires dans la différenciation sexuelle, est aujourd’hui devenu un cache-sexe. C’est alors dans d’autres relations sociales que la relation juridique que la sexualisation revient en force, par exemple dans le phénomène interpellant des concours de « minimiss », ou dans la publicité de plus en plus érotique, ou encore dans la bande dessinée de plus en plus sexy, même quand elle n’est pas « spécialisée ». On en arrive à ce paradoxe : alors que la sexualité et la différence entre les sexes est au cœur de nos vies, elles ont déserté la norme. Un exemple de droit cache-sexe est l’article 329bis du Code civil, qui précise longuement les conditions et la procédure de reconnaissance d'un enfant. Il a été rendu semblable pour les hommes et pour les femmes, pour les candidats-pères et les candidates-mères, par une loi du 1er juillet 2006. On peut lire dans les travaux préparatoires que la disposition « a pour objectif d’imposer au candidat à la reconnaissance tant maternelle que paternelle les mêmes conditions.26 » Toutefois, ce que le Code civil ne dit pas, c'est que la reconnaissance par un homme est un mode très fréquent d'établissement de la filiation, tandis qu'elle est rarissime en ce qui concerne une femme, dont la maternité est établie en principe par la mention de son nom dans l’acte de naissance. Mais l’identité de traitement a été formellement assurée… Il y a plus intéressant encore : dans un arrêt du 30 septembre 2010, la Cour de justice de l'Union européenne déclare que les directives mettant en œuvre le principe d'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d'emploi et de travail s'opposent à une mesure espagnole qui prévoit que les mères salariées peuvent bénéficier d'un congé d'allaitement, alors que les pères salariés ne peuvent en bénéficier que lorsque la mère de leur enfant est également salariée 27 . Dans un arrêt du 7 octobre 2010, la Cour européenne des droits de l'homme conclut, quant à elle, à l’existence d’une discrimination en raison du refus des juridictions militaires russes d'accorder à un militaire, père de trois enfants, un congé parental d'une durée de trois ans, à l'inverse de ses collègues de sexe féminin28. N’invoquez jamais la « nature » en cette matière, ce n’est plus politiquement correct. Cette référence n’est encore admissible qu’en matière d’écologie. 25 189d et suivants. Doc. Parl., Ch., sess. 2004-2005, Rapport fait au nom de la commission de la justice, n° 597/032, p. 22. 27 C-104/09, Roca Alvarez. 28 Cour eur. D.H., 7 octobre 2010, Konstantin Markin c. Russie, n° 30078/06. 26 20 Il n’est pas difficile de deviner pourquoi le droit cache-sexe revient à la mode : la différence sexuelle est l’indice de la dépendance à l’égard de l’autre, de l’incomplétude de chacun, de la femme à l’égard de l’homme, de l’homme à l’égard de la femme. Or, ne pas être tout-puissant individuellement, avoir besoin d’un complément que l’on est condamné à trouver chez d’autres, être dépendante ou dépendant d’autrui alors qu’on est adulte, bref, être faible à certains égard, est devenu insupportable au sujet de droit en 2014. L’égalité est comprise comme l’horizon de ce temps où la femme, comme l’homme qui ne veut jamais se reconnaître faible, se suffira à elle-même dans sa solitude. C’est d’ailleurs une des raisons majeures pour lesquelles il y a de plus en plus de personnes seules, de femmes seules. Pourtant, la relation sociale Ŕ et donc le droit Ŕ aurait beaucoup à gagner à se féminiser. Non pas en permettant enfin aux femmes de percer le « plafond de verre » en se masculinisant encore davantage, de pénétrer dans les cénacles traditionnellement réservés aux hommes ou d’occuper leurs fonctions pour des salaires égaux. Je ne plaide évidemment pas pour la femme au foyer et le retour aux rôles sociaux tels que distribués par les générations précédentes. Je plaide pour une égalité qui n’oublierait pas les différences, et pour un droit qui ne se contente pas de demander aux femmes d’assumer les rôles sociaux classiquement attribués aux hommes, pour être leurs égales. Je plaide pour une norme juridique qui ne ferait pas de la nondépendance entre les humains son but ultime et de la solitude un but, mais qui, au contraire, assumerait pleinement la dépendance. Que ce soit dans les rapports hommes-femmes ou que ce soit dans les rapports adultes-enfants d’ailleurs, prévaut constamment une fausse idée de l'autonomie. « Autonomie » ne veut pas dire d'abord « se donner sa propre loi » dans une sphère de toute puissance isolée des autres, mais bien plutôt, littéralement « donner à chacun sa part de pâturage », c'est-à-dire par extension donner à chacun ce qui lui revient. La véritable égalité, ce n'est pas nier les différences, mais accorder à chacun son dû, dans la complémentarité de ce qui est dû à l'autre. Je plaide pour un droit qui se féminise enfin, qui affirme davantage les valeurs culturellement attribuées aux femmes mais qui devraient aussi concerner les hommes : la vulnérabilité, le besoin de protection, le refus de la violence, l'acceptation de la dépendance. Il est difficile d’exprimer ce que la féminité apporterait au droit. Heureusement, il y a des écrivains de talent. Voici un récit que l’un d’entre eux situe là où la relation sociale a été la plus mortifère, la plus inégalitaire, la plus défigurée. Il dit ce que la femme pourrait apporter à un monde composé uniquement d’hommes, de violence et de manque radical de respect d’autrui : Un jour, par exemple, il était entré dans le block mimant l’attitude d'un homme qui donne le bras à une femme. Nous étions écroulés dans nos coins, sales, écœurés, désespérés, ceux qui n'étaient pas trop claqués geignaient, se plaignaient et blasphémaient à haute voix. Robert traversa la baraque, continuant à offrir le bras à la femme imaginaire, sous nos regards médusés, puis il fit le geste de l’inviter à s'asseoir sur son lit. Il y eut, malgré le marasme général, quelques manifestations d’intérêt. Les gars se soulevaient sur un coude et regardaient avec ahurissement Robert faire la cour à sa femme invisible. Tantôt il lui caressait le menton, tantôt, il lui baisait la main, tantôt il lui murmurait quelque chose à l’oreille et il s’inclinait de temps en temps devant elle, avec une courtoisie d'ours. (…) A partir de ce moment-là, il se passa une chose vraiment extraordinaire : le 21 moral du block K remonta soudain de plusieurs crans. Il y eut des efforts de propreté inouïs. Chatel, un jour, qui n’en pouvait sans doute vraiment plus, et qui était probablement lui-même sur le point de céder, se jeta sur un condamné de droit commun sous prétexte qu’il avait manqué d'égards à « Mademoiselle ». L’explication qui s’ensuivit devant le Kapo ahuri fit nos délices pendant plusieurs jours. Chaque matin, l’un de nous allait tenir une couverture dépliée dans un coin pendant que « Mademoiselle s’habillait », pour la mettre à l'abri des regards indiscrets. Rotstein, le pianiste, pourtant le plus crevé de nous tous, passait les vingt minutes du repos de midi à cueillir des fleurs pour elle. Les intellectuels du groupe faisaient des mots d’esprit et des discours pour briller devant l’invisible et chacun faisait appel à ce qui lui restait de virilité pour se montrer invaincu. Naturellement, le commandant du camp fut rapidement mis au courant. Le jour même, pendant la pause, il vint trouver Robert avec un de ces sourires glabres et bleus dont il avait le secret… - Robert, on me dit que vous avez introduit une femme dans le block K. - Vous pouvez fouiller la baraque, non? Le commandant soupira, hocha la tête. - Je comprends ces choses-là, Robert, dit-il avec douceur. Je les comprends très bien. Je suis né pour les comprendre. C'est mon métier. C'est pourquoi je suis monté si haut dans le Parti. Je les comprends et je ne les aime pas. Je dirai même que je les déteste. C'est pour ça que je suis devenu national-socialiste. Je ne crois pas, Robert, à la toute-puissance de l’esprit. Je ne crois pas aux conventions nobles, au mythe de la dignité. Je ne crois pas à l’irréductibilité de l'esprit humain. Je ne crois pas à la primauté du spirituel. Cette espèce d’idéalisme juif est ce qui m'est le plus insupportable. Je vous donne jusqu’à demain pour faire sortir cette femme du bloc K, Robert. Mieux que ça… Ses yeux sourirent derrière son lorgnon. - Je connais les idéalistes, Robert, et les humanitaires. Depuis la prise du pouvoir, je me suis spécialisé dans les idéalistes et les humanitaires. Je fais mon affaire des « valeurs spirituelles ». N’oubliez pas que, pour l’essentiel, nous sommes une révolution matérialiste. Donc… Demain matin, je me présenterai au block K avec deux soldats. Vous me livrerez la femme invisible qui fait tant pour votre moral et j’expliquerai à vos camarades qu’elle sera conduite dans le plus proche bordel militaire, pour satisfaire les besoins matériels de nos soldats… (…) Le lendemain matin, Robert nous mit tous au garde-à-vous. Le commandant arriva, avec ses deux S.S., nous examina à travers son lorgnon. Son sourire paraissait encore plus bleu et plus tordu que d’habitude et son lorgnon lui-même paraissait vraiment amusé. - Alors, monsieur Robert, dit-il. Cette demoiselle de grande vertu ? - Elle restera ici, dit Robert. Le commandant devint légèrement blême. Son lorgnon commença à trembler. Il savait qu’il s'était mis dans un mauvais cas. Ses deux S.S, ne faisaient que témoigner de son impuissance. Il était à la merci de Robert. Il dépendait de sa bonne volonté. (…). - Bon, dit-il. Je vois. Dans ce cas, suivez-moi... Avant de sortir, Robert nous lança un c1in d’œil. - Je vous la confie, les gars ! cria-t-il. Nous pensions que nous ne le reverrions jamais. Mais il nous fut rendu un mois plus 22 tard, assez rétréci, le nez plutôt aplati, quelques ongles manquants, mais sans trace de défaite dans les yeux. Il entra un matin dans le block, quelque vingt kilos en moins, perdus dans les mystères du régime solitaire, court sur pattes, la gueule couleur de terre, mais, pour l’essentiel, il n'avait pas changé. Il est question, dans ce récit de Romain Gary29, de cette dignité qui a envahi théoriquement notre droit, et dont nous nous demandions lors de la première leçon s’il peut en faire quelque chose. Peut-être la féminité est-elle simplement un aspect de cette dignité ? Mais peut-être le droit est-il incapable de se mesurer avec une idée aussi élevée ? Et si la réponse aux questions du féminisme niait une des plus vieilles distinctions de la philosophie, celle de l’égalité et celle de l’identité ? C’est précisément à propos de la recherche du juste que Platon et Aristote l’établissent. La justice est inséparable de l’égalité, mais que signifie « égalité » ? La première égalité consiste à donner à chacun, donc aux hommes et aux femmes, la même part, les mêmes droits. C’est, selon Platon l’égalité « quant à la mesure, au poids et au nombre.30 » C’est l’égalité arithmétique. L'autre égalité, dit-il, « la plus vrai et la plus belle », « représente le jugement de Zeus »31. C'est celle qui attribue à chacun « proportionnellement selon sa nature ». C’est l’égalité géométrique. Aristote mettra cette théorie en équation : « Le juste, donc, implique quatre termes au moins, et le rapport entre la première paire de termes est le même que celui qui existe entre la seconde paire, car la division s'effectue d'une manière semblable entre les personnes et les choses. Ce que le terme A, alors, est à B, le terme Γ le sera à Δ; et de là, par interversion, ce que A est à Γ, B l'est à Δ.32 » = A et B représentent des personnes et Γ et Δ des droits. C’est toujours une forme d’égalité, voyez le signe « = », mais ce n’est plus une identité de droits. Ces remarques d'Aristote peuvent paraître très formelles et dépassées, elles sont pourtant d'un intérêt fondamental et actuel. Ainsi, la notion d'égalité, géométrique ou arithmétique, est-elle au centre du débat entre libéralisme (à chacun selon ses mérites) et socialisme ou marxisme (qui tend en principe davantage vers une égalité arithmétique entre citoyens). Par ailleurs, la Cour constitutionnelle belge, s’inspirant en cela de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, répète à l'envi que « les règles constitutionnelles de l'égalité et de la non-discrimination n'excluent pas qu'une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu'elle repose sur un critère objectif et qu'elle soit raisonnablement justifiée. Les mêmes règles s'opposent, par ailleurs, à ce que soient traitées de manière identique, sans qu'apparaisse une justification raisonnable, des catégories de personnes se trouvant dans des situations qui, au regard de la mesure considérée, sont essentiellement différentes. » Ce n'est rien d'autre que la mise en œuvre de l'équation d’Aristote. 29 R. GARY, Les racines du ciel, Paris, Gallimard [coll. Folio n° 242], 1956, pp. 206-211. Les lois, 757b. 31 Ibidem. 32 Ethique à Nicomaque, 1131a 20 et ss., tr. fr. J. Tricot. 30 23 Certains droits doivent pourtant être identiques pour les hommes et pour les femmes. Quand Γ et Δ, c'est-à-dire les droits accordés aux uns et aux autres, seront-ils les mêmes ? Mathématiquement, si et seulement si A et B sont les mêmes. Cela signifie que les droits fondamentaux attachés à la personne humaine doivent sans aucun doute être les mêmes pour les hommes et les femmes, parce que du point de vue de leur appartenance à l’humanité, ils sont les mêmes. Mais quand A et B ne sont plus identiques, par exemple parce que B donne naissance à des enfants et les allaite, souvent assure auprès d’eux une présence, contrairement à A, alors les droits qui leur reviennent respectivement, Γ et Δ, sont nécessairement différents. Nous avons perdu l’amour des proportions, de la proportionnalité, de l’égalité proportionnelle que le droit devrait sans cesse rechercher, comme les artistes. Les Grecs, encore eux, avaient défini la proportion idéale, qui s’exprime notamment dans l’architecture de l’Acropole d’Athènes. Il s’agit du rapport de 1 à 1,618, exprimé par le symbole Φ. Mais sans doute, comme la dignité, comme la féminité, la proportion juste échappe-t-elle sans cesse au droit, condamné dès lors à mentir. C’est que la rationalité mathématique est grosse d’irrationalité. Ainsi, ce n’est qu’une approximation d’indiquer que Φ est le résultat de la division de 1 par 1,618. Φ est ce que les mathématiciens appellent un nombre irrationnel, parce qu’on ne peut jamais l’ajuster exactement. Son écriture décimale n’est ni finie ni périodique. Alors le droit, se contente de donner l’impression de la parfaite proportionnalité, derrière laquelle il court sans cesse. En ce qui concerne l’égalité entre les femmes et les hommes, il ment. Ainsi, en réalité, la partie supérieure de l’Acropole est plus large que sa partie inférieure. La façade paraît rectangulaire, mais c’est un effet d’optique : elle est trapézoïdale. Le droit comporte une multitude d’effets d’optique. Quels sont les mensonges du droit, ses illusions d’optique, en ce qui concerne l’égalité proportionnelle entre les hommes et les femmes ? Ils sont proférés spécialement quand sont concernées les veuves au sens sémitique, c’est-à-dire les femmes pauvres, c’est-à-dire les femmes courbées. Françoise De Boe Un mot d’abord sur le service public que je dirige : le Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l'exclusion sociale évalue l'effectivité des droits fondamentaux des personnes qui vivent dans des conditions socio-économiques défavorables : droit à un logement décent, droit à l'énergie, droit à la protection de la vie familiale, droit à la protection sociale, droit à la protection de la santé... Cet outil de lutte contre la pauvreté, la précarité et l'exclusion sociale a été créé par l'Etat fédéral, les Communautés et les Régions, par un accord de coopération signé par tous les Gouvernements et approuvé par tous les Parlements. Le Service organise des concertations approfondies entre des associations dans lesquelles des personnes pauvres se reconnaissent, des CPAS, des interlocuteurs sociaux, des professionnels de divers secteurs, des administrations... Sur la base de ces travaux, il formule des 24 recommandations destinées aux responsables politiques de notre pays, en vue de restaurer les conditions d’effectivité des droits fondamentaux. Celles-ci font l'objet de discussions dans tous les gouvernements et parlements, ainsi que dans des instances consultatives. Lorsque Jacques Fierens m'a proposé une intervention dans cette conférence, mon premier réflexe a été de songer à l'Institut pour l'égalité des femmes et des hommes, institution publique fédérale chargée, depuis 2002, de garantir et de promouvoir l’égalité des femmes et des hommes et de combattre toute forme de discrimination et d’inégalité basée sur le sexe. Un de ses représentants (ou une de ses représentantes…) aurait peut-être été mieux à même d’aborder le thème de l’exclusion des femmes en général, de faire une lecture « genrée » de la société belge dans son ensemble, selon l’expression à la mode. Toutefois, il est vrai que la préoccupation qui sous-tend ces conférences, celle de l’exclusion sociale, est la raison d’être du Service pauvreté. Je peux dès lors vous dire quelques mots de ce que les femmes pauvres que je rencontre, souvent à travers les associations, ont à dire sur leur sort. Pour aborder les questions de précarité et de pauvreté, la définition de celles-ci est de la plus haute importance, non pas par souci de rigueur statistique, mais, comme l’a indiqué Jacques hier dans la première conférence, parce que ces définitions sont porteuses d’a priori sur les personnes que l’on choisit de regarder et, déjà, sur les solutions qui seront préconisées pour améliorer leur situation. Ainsi, il est évident que si vous considérez que la pauvreté est avant tout une situation monétaire, les solutions que vous avancerez seront monétaires. Si vous considérez que la pauvreté est une situation juridique, les solutions seront cherchées du côté de la garantie des droits et de l'accès à la justice. Le Service se fonde sur une définition de la pauvreté centrée sur les droits fondamentaux. Nous ne l’avons pas inventée. C’est celle que le Conseil économique et social français a adoptée le 28 février 1987 à travers le Rapport Wrésinski, du nom du fondateur du Mouvement international ATD Quart Monde33, et que divers instruments de l'ONU ont repris depuis34. Elle a le mérite de vouloir se baser sur l'expérience et la réflexion des pauvres eux-mêmes. Elle attire l'attention sur la différence entre la précarité et la pauvreté. Elle articule les « responsabilités » et les droits, comme le fera plus maladroitement l'article 23 de la Constitution belge. Elle souligne à juste titre le lien entre la privation cumulative des droits fondamentaux et la grande pauvreté. Elle présente l'avantage de se référer au droit, plus particulièrement aux droits fondamentaux. Je cite : « La précarité est l'absence d'une ou plusieurs des sécurités permettant aux personnes et familles d'assumer leurs responsabilités élémentaires et de jouir de leurs droits fondamentaux. L'insécurité qui en résulte peut être plus ou moins étendue et avoir des conséquences plus ou moins graves et définitives. Elle conduit le plus souvent à la grande pauvreté quand elle affecte plusieurs domaines de l'existence, qu'elle tend à se prolonger dans le 33 CONSEIL ÉCONOMIQUE ET SOCIAL FRANÇAIS, Grande pauvreté et précarité économique et sociale, J.O., Avis et rapports du C.E.S., 28 février 1987. 34 Voy. entre autres, CONSEIL DES DROITS DE L'HOMME, SOUS-COMMISSION DE LA PROMOTION ET DE LA PROTECTION DES DROITS DE L'HOMME, Droits économiques, sociaux et culturels. Application des normes et critères relatifs aux droits de l'homme dans le contexte de la lutte contre l'extrême pauvreté. Rapport final présenté par José Bengoa, coordonnateur du groupe spécial d'experts, 11 juillet 2006, A/HRC/Sub.1/58/16, § 10. 25 temps et devient persistante, qu'elle compromet gravement les chances de reconquérir ses droits et de réassumer ses responsabilités par soi-même dans un avenir prévisible. » L’égalité entre hommes et femmes est sans conteste un de ces droits fondamentaux. Dans les couches sociales non précarisées, nul doute que les efforts en vue de réaliser effectivement cette égalité ont produit certains résultats, même si par exemple, en matière d’accès aux postes à haute responsabilité, il reste du pain sur la planche. Il y a une semaine, la presse faisait observer que les femmes sont de plus en plus présentes dans la magistrature, mais totalement minoritaires dans les plus hautes juridictions comme la Cour de Cassation ou la Cour constitutionnelle. Il en va de même dans les plus hauts postes de l'administration et dans les entreprises privées. Mais la femme pauvre ? La femme socialement précarisée, comme la veuve de l’Antiquité ? Son sort s’est-il amélioré en même temps que celui des autres femmes, depuis deux ou trois générations ? 1er sujet : Le rôle de mère Au bas de l’échelle sociale, la maternité et le rôle de mère est souvent celui qui valorise une femme, surtout si elle a quitté l’école prématurément, si elle ne « travaille » pas, comme on a le culot de dire, surtout si elle est seule avec ses enfants. C’est d’ailleurs un avantage qu’elles ont sur les hommes pauvres, dont la paternité est un phénomène moins visible socialement et en tout cas moins valorisant dans l’idéologie toujours actuelle où un homme n’est pas d’abord un père, mais un agent économique. Ces schémas culturels sont d'ailleurs encore plus solidement ancrés au bas de l'échelle sociale que dans des milieux favorisés, ce qui est normal, puisque le désir d'être intégré à la société fait que l'on tente davantage de répondre à ce que l'on croit, parfois à tort, être l'attente sociale. Si c'est possible, un homme doit assurer les revenus du ménage, une femme doit avant tout s'occuper des enfants et du ménage. Ainsi, il est par exemple évident que les congés de paternité sont plus fréquents dans les milieux intellectuels que chez les ouvriers. Savez-vous par exemple ce que fait souvent une femme jeune dont l’enfant est placé en raison de ses conditions de vie trop précaires ? Elle fait un autre enfant. Selon un rapport de la Fondation Roi Baudouin de 2009, relatif aux mineures enceintes, sur un total de 1.676 avis de naissance collectés sur une période allant de 1998 à 2002, 44 % concernent une situation d’isolée ou de vie en maison d’accueil ; ce chiffre s’élève à 74 % si on retient les seules 57 très jeunes femmes de 10 à 14 ans. Pourtant, ce rôle de mère est souvent davantage critiqué, entravé et parfois nié quand sont en cause des femmes pauvres. D’abord, bien que le droit le prévoie, il y a peu d’aide effective en amont des contrôles de la parentalité, avant que des difficultés graves ne se manifestent éventuellement. Les CPAS sont ainsi chargés d’apporter aux personnes précarisées ou pauvres une aide préventive 35 , mais ils sont surchargés, manquent de moyens et interviennent surtout a posteriori, quand la situation est très compromise. En outre, comme il en a été amplement question hier, si la femme pauvre ou les enfants pauvres sont en séjour irrégulier en Belgique, ils n’ont pas droit à cette aide préventive. 35 Art. 57, § 1er, de la loi du 8 juillet 1976 organique des centres publics d’action sociale. 26 Les services d’aide à la jeunesse, les SAJ, sont aussi là pour aider les familles pauvres préventivement. Toutefois, certains ont tendance à estimer que leur aide étant spécialisée, l’aide générale revient aux CPAS. Des protocoles d'accord entre SAJ et CPAS se sont progressivement signés, mais on attend qu'ils donnent des résultats. En outre, les femmes pauvres rencontrent souvent les SAJ quand il est question de placement des enfants, soit quand il risque d’être trop tard. Les services d'aide et d'intervention éducative (SAIE) sont des services mandatés par le Conseiller de l’aide à la jeunesse, le Directeur ou le Juge. Ils proposent une aide éducative au sein du milieu familial ou en logement supervisé, mais dans beaucoup d’arrondissements les délais d’attente pour un accompagnement par un SAIE sont parfois forts longs et peuvent atteindre jusqu’à 16 mois, ce qui laisse le temps à la situation de se dégrader jusqu’à parfois nécessiter le placement de l’enfant36. L’ONE, en Communauté française, ou Kind en gezin, en Communauté flamande exercent un rôle précieux au sein des familles précarisées. Il faut se réjouir que le nouveau contrat de gestion qui vient d'être signé entre l’ONE et la Fédération Wallonie Bruxelles insiste clairement sur une attention aux plus faibles et un soutien aux personnes en situation de vulnérabilité, mais il faudra encore travailler pour que les familles du Quart Monde lui accordent leur confiance. Les équipes SOS enfants n’hésitent pas non plus à informer le procureur de Roi de certaines situations dont les causes sont parfois socio-économiques, voire à retenir à l’hôpital des enfants qui n’ont rien à y faire. Toutefois, ce ne sont pas les compétences et encore moins la bonne volonté de tous ces services qui sont en cause. On oublie trop souvent que les femmes craignent souvent a priori de s'adresser à eux. Depuis la nuit des temps, l'assistance ou l'aide sociale est compromise avec le contrôle social. Du moins est-ce la perception que les pauvres en ont. En réalité, beaucoup de femmes précarisées ou pauvres, et il en va de même des hommes, ont peur de s'adresser aux services sociaux. On parle souvent des abus dans l'utilisation des lois destinées à combattre la pauvreté, de la « fraude sociale », spécialement dans les CPAS, mais on ignore souvent que le taux de non-recours au droit est très interpellant, que de nombreuses personnes qui pourraient être soulagées par des interventions sociales ne les demandent même pas. Il s'agit bien davantage que d'une information juridique adéquate. Être pauvre, c'est vivre constamment sous le regard d'autrui, c'est être jugé, c'est être parfois menacé, et beaucoup de femmes tenteront de diverses manières d'échapper à ce regard. Elles n'ont d'ailleurs pas toujours tort de se sentir menacées. La question très douloureuse du placement des enfants, de leur retrait souvent forcé du foyer, est là pour en attester. C’est une véritable obsession au sein des familles pauvres, depuis des générations, souvent avec raison. « Sauvons les enfants » disent les intervenants sociaux et les juges, qui admettent souvent que, si la pauvreté n’est évidemment pas en elle-même une raison de prendre les enfants, ses conséquences cumulatives peuvent bel et bien provoquer le placement. 36 Art. 1er, 14 et 43 du décret du 4 mars 1991 relatif à l'aide à la jeunesse et Arr. gouv. Comm. Fr. du 15 mars 1999. 27 Bien sûr, le placement forcé d’un enfant affecte profondément les pères également, mais il faut se demander s’il n’atteint pas autrement les mères, si l’opprobre sociale, objective ou ressentie, ne concerne pas davantage une femme qu’un homme. Voyez ce qui se passe quand une femme est impliquée dans des faits de maltraitance. Peut-être paie-t-elle alors un prix plus élevé que les hommes. On entend « Comment une femme, une mère, a-t-elle pu faire cela ? » De même, si l’accueil d’un enfant conduit les parents d’accueil à former un projet d’adoption, et que la mère s’y oppose, c’est le tribunal qui tranchera et dira comment finit cette guerre au cours de laquelle les adoptants se verront obligés de prouver que la mère s'est désintéressée de l'enfant ou en a compromis la santé, la sécurité ou la moralité, comme dit la loi37. Et ce sera le pot de fer contre le pot de terre. Quelle terrible expérience que d’entendre par décision de justice qu’une autre femme est meilleure mère que soi. Dans ce duel, le droit ne protège pas la plus faible. 2e sujet : Des faits et des chiffres J'ai compris que Jacques n'aime pas trop les chiffres en matière de pauvreté, et certainement pas lorsqu'ils ne concernent que des indicateurs financiers. Pourtant, les statistiques partielles qui ont été établies autour de certains facteurs de précarité ou de pauvreté ne sont pas sans intérêt. Elles montrent en tout cas qu'au bas de l'échelle sociale, l'égalité entre hommes et femmes n'est nullement effective à ce jour. 1) Le risque de pauvreté ou d’exclusion sociale Commençons par tenter de mesurer la pauvreté elle-même, sans précisément se borner à mesurer les revenus. Les trois indicateurs retenus par la Commission européenne sont 1) le risque de pauvreté sur la base du revenu, mais aussi 2) la privation matérielle grave et 3) l’appartenance à un ménage « à très faible intensité de travail. » Le critère financier est actuellement 60 % du revenu médian de la population de l’Etat concerné. Pas le revenu moyen, mais le revenu médian, c’est-à-dire le revenu de la personne qui se situe exactement au milieu de l’échelle des revenus. La privation matérielle grave concerne la personne qui ne peut entre autres payer un loyer ou des factures courantes, ou encore chauffer correctement son domicile. Des ménages à faible intensité de travail sont des ménages dans lesquels, en moyenne, les adultes (âgés entre 18 et 59 ans, étudiants exclus) ont travaillé moins d’un cinquième de leur temps pendant l’année de référence. Les trois indicateurs combinés forment l’actuel indicateur européen de risque de pauvreté ou d’exclusion sociale, même s'il faut bien constater que le facteur monétaire reste largement prédominant parce qu'il est évidemment le plus facile à prendre en compte. Selon une enquête menée en 2011, 15,3% de la population belge, soit environ 1 personne sur 7, connaissaient en 2010 un risque de pauvreté si on se réfère au revenu ; 5,7% de la population souffraient de privation matérielle grave et 10,6% vivaient dans un ménage à très 37 Art. 348-11, al. 2, du Code civil. 28 faible intensité de travail. En tout, 21,0% des personnes couraient un risque de pauvreté ou d'exclusion sociale en Belgique, soit un nombre estimé à 2.271.000. La pauvreté subjective est en outre un indicateur intéressant, complémentaire aux indicateurs objectifs. Selon la même enquête, en 2011, 20,8% de la population belge indiquaient avoir des difficultés ou de grandes difficultés à s'en sortir. Notons que tous ces chiffres doivent être interprétés en se souvenant que beaucoup de personnes directement concernées, essentiellement les étrangers en séjour illégal et les sansabri, sont sous-représentés dans les enquêtes, alors qu'ils sont évidemment sur-représentés en réalité parmi les personnes pauvres. total homme femme Parent seul avec enfant(s) Personnes à Personnes Personnes appartenant A risque de pauvreté risque de appartenant à un à un ménage confronté ou exclusion sociale pauvreté ménage à faible à une privation (indicateur monétaire intensité de matérielle grave (%) européen) (%) (%) travail (%) 15,3 5,7 10,6 21,0 14,6 5,9 10,5 20,4 16,0 5,4 10,8 21,5 38,5 18,3 37,3 52,9 Source : SPF Économie - Direction générale Statistique et Information économique, EU-SILC 2011. On constate que les femmes sont toujours défavorisées, sauf en ce qui concerne la privation matérielle grave où les hommes sont un peu plus nombreux, probablement parce qu’il y a plus de sans-logis hommes que de sans-logis femmes. Il y a de plus en plus de femmes dans la rue, mais aussi d’hommes, ce qui fait que la proportion est similaire à ce qui existait il y a quelques années. Surtout, on constate que 38,5 % des familles monoparentales courent un risque de pauvreté monétaire. Or, nul n'ignore que les familles monoparentales où le parent seul est une femme sont infiniment plus nombreuses que celles où le parent seul est un homme. On retrouve ici l'idée de « veuve » au sens antique de « femme seule avec charges de famille ». Ajoutons que tout laisse penser que, depuis 2010, la pauvreté en général et la pauvreté des femmes en particulier a augmenté. 29 2) Les études et la formation Est-ce que l'un d'entre nous est capable d'imaginer ce que c'est que de vivre, ou plutôt de se battre avec la vie, en 2013, en Belgique, à l'époque où tout passe par les ordinateurs et internet, sans maîtriser la lecture et l'écriture ? Si l'on considère qu'il suffit de savoir signer pour ne pas être analphabète, il est vrai que pour la Fédération Wallonie-Bruxelles, moins d’1% de la population adulte est concernée, même si savoir signer ne signifie évidemment pas que l’on comprend ce que l’on signe. Si l’on considère que l’illettrisme consiste à se situer en-dessous du niveau minimal de savoirs nécessaires pour s'insérer professionnellement, soit le niveau enseignement secondaire supérieur, alors on atteint le chiffre effrayant de 37% de la population adulte. 37% condamnés à vivre avec des emplois précaires et à jamais subalternes, dans une société où l’emploi est non seulement la condition d’une vie décente, mais plus que jamais la manière d’exister socialement. Entre 1% et 37%, on estime à environ 10% la population adulte en difficulté face à la lecture et l'écriture en Fédération Wallonie-Bruxelles, c’est-à-dire les personnes n'ayant pas obtenu de diplôme ou étant diplômées au maximum de l'enseignement primaire. Pas le CEB Wallonie Hommes Wallonie Femmes Wallonie Total BruxellesCapitale Hommes BruxellesCapitale Femmes BruxellesCapitale Total CEB uniquement Total: CEB maximum Nombre % Nombre % Nombre % 71.000 6 151.000 12 222.000 18 113.500 8,5 196.000 15 309.500 23,5 184.500 7 347.000 13,5 531.500 20,5 32.000 9 38.000 10 70.000 19 46.000 11,5 44.000 11 90.000 22,5 78.000 10 82.000 11 160.000 21 Part des personnes infrascolarisées parmi les adultes de 15 ans et plus ayant quitté l'école. Source : DGSIE, Enquête Forces de travail 2010 (calculs IWEPS) telle que présentée dans Comité de pilotage permanent sur l’alphabétisation des adulte (2013), Le sixième Etat des lieux de l’alphabétisation en Fédération Wallonie-Bruxelles, p. 49. Or, et c’est vrai aussi pour la Région flamande, les femmes se trouvant dans cette situation sont à nouveau toujours plus nombreuses que les hommes. Pourtant, à l’exception des étrangers, spécialement s’ils sont en séjour illégal, les hommes et les femmes, les garçons et les filles, jouissent des mêmes droits fondamentaux dont les mêmes 30 droits économiques, sociaux et culturels, ce qui veut nécessairement dire qu’ils sont moins respectés pour les femmes. 3e sujet : la violence Le troisième sujet que je souhaiterais aborder est celui de la violence faite aux femmes. On sait que ce fléau est mondial, qu'il tient à des causes tant externes qu'internes aux couples et aux familles, mais je me contenterai de dire quelques mots à propos de la situation en Belgique. Ce sujet est délicat parce qu’il désigne d'emblée les hommes comme premiers responsables de la souffrance des femmes, et qu'il tend à assimiler, une fois de plus, pauvreté, violence et délinquance. En réalité, sans vouloir excuser les hommes qui ont individuellement une part de responsabilité, les explications du phénomène sont très complexes. Une des premières causes de la violence à l'égard des femmes est la violence de la société à l'égard de ses membres, spécialement les plus pauvres, et une image tronquée tant de la virilité que de la féminité, qui traîne dans nos cultures. Bien sûr, la violence, et spécifiquement la violence conjugale, est un fléau qui existe dans toutes les couches sociales. Des femmes de toutes conditions la subissent. Ce qui permet cependant d'attirer le regard sur les femmes pauvres, c'est premièrement qu'à l'évidence elles subissent différentes formes d'oppression qui ne se contentent pas de coexister les unes à côté des autres, mais se nourrissent mutuellement. Dans une circularité infernale, l'exclusion sociale renforce les difficultés matérielles, la possibilité de suivre l'école avec fruit et d'apprendre une profession, de construire un foyer, d'élever ses enfants dans la quiétude. La violence familiale s'ajoute à toutes ces violences, et chacune renforce les autres. Deuxièmement et paradoxalement, celles qui ont le plus besoin du droit pour les protéger et celles qui auraient le plus besoin d'être en contact avec les associations qui pourraient les aider, sont celles qui y recourent le moins. Claire Gavroy, directrice pour l'éducation permanente au Collectif contre les violences familiales et l'exclusion, à Liège, écrit : Ce sont les « femmes venues d'ailleurs » de plus en plus nombreuses et très précarisées, qui ont nourri notre réflexion. Si nous voulons vraiment saisir la diversité des contextes d'oppression, nous sommes conscients que cette réflexion doit s'élargir aux « femmes du Quart Monde », car nos intervenants s'accordent à considérer que les contacts qu'ils et elles ont avec ces femmes, s'ils sont peu nombreux, sont marquants. Nous avons le sentiment que les femmes du Quart Monde nous échappent. Le besoin d'être hébergées serait-il secondaire par rapport à la peur d'être jugées ?38 La violence est toujours une absence de parole. C'est vrai à l'échelle individuelle, c'est vrai à l'échelle collective. La violence physique, la violence verbale ou la guerre sont engendrées par 38 C. GAVROY, « Dynamique de coopération entre les associations », dans Revue Quart Monde, Dossier Femmes et hommes, août 2012, n° 223, p. 15. 31 une incapacité de parler ou un refus de dialoguer et par des « mal-entendus », au sens premier du terme, ce que l'on entend mal ou ce que l'on refuse d'entendre. Une fois de plus, la relation sociale, positive ou négative, renvoie à la capacité de l'être humain de dire quelque chose et d'être entendu. Or, s'il est un fait incontestable, c'est que les pauvres ne parlent pas facilement, notamment parce qu'ils n'ont jamais pu apprendre la parole au sens fort du terme, et que, quand enfin elle s'exprime, le discours des puissants, des savants, des experts et des intervenants sociaux a tôt fait de rendre leur langage inaudible. Il y a heureusement des exceptions. Je sais gré à Jacques Fierens d'avoir proposé ces conférences, comme universitaire mais en tentant de privilégier le point de vue des pauvres. Ils ont leur place dans la construction des savoirs. Il a fallu attendre 1994 pour qu'en Belgique, un rapport officiel sur la pauvreté tente enfin de prendre en compte ce qu’ils ont à dire, et cet effort est sans doute aujourd'hui déjà largement oublié. Le Service que je dirige, créé après le dépôt de ce rapport, a reçu pour mission de perpétuer cette démarche d'écoute et de dialogue. Il faut le rappeler souvent, car cette écoute prend du temps et nous ne sommes plus dans un monde qui prend le temps de l'écoute. Comme si les experts en pauvreté n'étaient pas les pauvres... 32 Jacques Fierens Conclusions de la deuxième conférence Hier, à propos des étrangers, nous avons surtout insisté sur le fait que le droit lui-même les exclus manifestement dans bien des cas d'une participation à la construction du monde, de l'État, de la vie familiale ou des autres droits fondamentaux. En ce qui concerne les femmes, le droit est plus satisfaisant. Malgré toutes ses ambiguïtés, ou plutôt avec elles, le principe de l’égalité entre elles et les hommes est inscrit dans les textes internationaux ou nationaux. La Belgique s’est dotée d’une loi du 12 janvier 2007 visant au contrôle de l'application des résolutions de la conférence mondiale sur les femmes, réunie à Pékin en septembre 1995 et intégrant la dimension du genre dans l'ensemble des politiques fédérales. Elle transpose notamment une directive 2002/73 du 23 décembre 2002 du Parlement européen et du Conseil relative à la mise en œuvre du principe d'égalité de traitement entre hommes et femmes. Le gouvernement veille à l'intégration de la dimension de genre dans l'ensemble des politiques, mesures, préparations de budgets ou actions qu'il prend. Des institutions existent pour soutenir les femmes et concrétiser leurs droits. Il reste cependant à faire des droits théoriques des droits effectifs, et le défi est lancé, dans toute son ampleur, en ce qui concerne les femmes les plus pauvres. Pour que Hammourapi ait une chance de regagner du terrain sur Thrasymaque, la seule solution est de les écouter. 33 Troisième leçon (26 novembre 2014) : L'art de mentir aux enfants Jacques Fierens Lors des deux premières conférences, nous avons par deux fois posé les mêmes questions : le droit protège-t-il les faibles, les courbés, les petits, ce qui était l’affirmation d’Hammourapi, ou protège-t-il les forts et les grands, théorie qui remonte au sophiste Thrasymaque ? Qu’estce que l’inclusion sociale ? Se réalisera-t-elle par le contrat ou par le respect ? Le droit est-il capable de sauvegarder le respect de la dignité humaine ? Nous nous sommes interrogés d’abord face aux étrangers, puis face aux femmes, spécialement aux femmes vivant dans la pauvreté, espérant peut-être préserver ou renforcer le peu de féminité qui demeure dans notre univers social et juridique. Nous regardons ce soir l’orphelin, c’est-à-dire l’enfant vu d’abord comme être humain sans protection sociale suffisante. Quel est le visage de l’enfant dans notre culture ? Au nom de quoi le droit s’en préoccupe-t-il ? Cette protection est-elle efficace ? Voici quelques citations : Caïn dit au Seigneur : « Ma faute est trop lourde à porter. Si tu me chasses aujourd'hui de l'étendue de ce sol, je serai caché à ta face, je serai errant et vagabond sur la terre, et quiconque me trouvera me tuera. » Le Seigneur lui dit : « Eh bien ! si l'on tue Caïn, il sera vengé sept fois. » Le Seigneur mit un signe sur Caïn pour que personne en le rencontrant ne le frappe39. C'est l'âge de fer qui règne maintenant ! (…) Le père ne sera plus uni à son fils, ni le fils à son père (…); les enfants mépriseront la vieillesse de leurs parents. Les cruels ! ils les accableront d'injurieux reproches sans redouter la vengeance divine. Dans leur coupable brutalité, ils ne rendront pas à leurs pères les soins que leur enfance aura reçus40. Sais-tu seulement de qui tu es né ? Tu es à ton insu l'ennemi de tes parents, ceux qui sont chez les morts comme ceux qui sont sur terre. La double malédiction de ton père et de ta mère s'avance terrible pour te bannir de ce pays, toi qui vois clair [et ne verras plus que les ténèbres41. La première appartient à une des deux grandes traditions de notre culture et de notre droit, la tradition sémitique, celle d’Hammourapi et de Moïse. L’enfant ou le jeune, capable de tuer, est d’abord celui dont l’acte, même le pire, surtout le pire, appelle protection. Ainsi en va-t-il 39 Gn 4, 13-15. HÉSIODE (VIIIe siècle avant J.-C.), Les travaux et les jours. 41 SOPHOCLE, Œdipe Roi, 415-420, tr. fr. J. GROSJEAN, Tragiques grecs. Eschyle. Sophocle, NRF-Gallimard [Bibliothèque de La Pléiade], 1967, p. 659. 40 34 du premier enfant du monde, du fils aîné de nos plus lointains ancêtres mythiques, Caïn. En outre, cette capacité de commettre le mal est présentée comme la conséquence directe de la faute de ses parents, qui ont inauguré le règne de la mort et de la souffrance en refusant d'obéir à Dieu et de respecter sa loi. Selon cette tradition, le premier souci de Dieu à l'égard du malfaiteur, qui ne regrette pas son acte mais en craint les conséquences, ne fut nullement la punition, mais la protection contre la rancœur et la vengeance. Le droit n’est-il pas en effet prise de distance par rapport à la vengeance ? Du côté grec, seconde racine de notre culture et de notre droit, l’enfant est déjà accusé par Hésiode Ŕ c’est la deuxième citation Ŕ, il y a presque trois mille ans, d’être indigne de ses parents, d’être irrespectueux et ingrat. Une mise en garde est déjà donnée : si on le laisse tout faire, sa violence seule sera la norme. « Il n’y a plus de jeunesse ! » « La délinquance augmente ! » L’image de l’enfant est aussi dominée en Grèce par des scènes de tueries familiales qui insistent sur la responsabilité fatale des parents Ŕ troisième citatiion. Dans les mythes grecs, les enfants sont désignés comme coupables, avant tout parce qu’ils sont les enfants de leurs parents. C’est la figure de l’« enfant-rejeton », celle qui est implicite encore aujourd’hui dans tant de discours racistes : « On recherche un jeune de type maghrébin » disait-on juste après le meurtre de Joe Van Holsbeeck, le 12 avril 2006, alors que l’auteur n’avait aucun lien avec les Africains du Nord. Mais la désignation d’un prétendu « type maghrébin » n’est-elle pas une allusion à l’ascendance ? « Les Roms, comme les oiseaux, volent naturellement », dit JeanMarie Le Pen. C’est toujours une manière de soutenir l’existence d’une sorte d’atavisme fautif et de dangerosité. A Œdipe, parricide et amant incestueux, qui engendrera entre autres Etéocle et Polynice, réciproquement fratricides, le vieil aveugle Tirésias rappelle qu'un enfant est une constante menace à l'égard de ses parents. Contrairement à la tradition hébraïque, la responsabilité Ŕ ou plutôt, ici, la fatalité 42 Ŕ penche plutôt du côté des descendants que des ascendants : les enfants, parce que le destin les a fait naître de ceux-là, paient l’hybris de leurs parents. C’est spécialement le destin d’Antigone. Or qu’est l’hybris ? C’est cette propension de l'homme à vouloir plus que la part qui lui est attribuée par le destin. N’avons-nous pas rappelé la semaine dernière que l’autonomie, dont il est tant question aujourd’hui à propos des jeunes et des enfants, n’est pas « se donner sa propre loi », mais étymologiquement « recevoir sa part de pâturage », donc accepter de recevoir ce qui est dû, et accepter que l’autre reçoive son dû ? Attribuer à chacun son dû, c’est cela le droit et la justice, disaient Platon et Aristote. L’hybris, c’est ne pas se contenter de sa part, c’est refuser le droit et la justice. Dans l’histoire de notre droit, en tant qu’il prend en considération les enfants, le législateur a clairement opté pour le grec plutôt que pour l'hébreu, spécialement à partir de la Renaissance, pour un Zeus prétendument rationnel plutôt que pour un Yahvé protecteur de ses enfants43. Pendant des siècles d'Ancien régime, mais aussi après la Révolution dans le Code civil de 1804, le droit ne s’est préoccupé des enfants que comme héritiers potentiels, en conséquence 42 L'anankè tragique évoque une contrainte, une nécessité naturelle, physique, légale, logique ou divine. On se permet de renvoyer, en ce qui concerne la victoire de Zeus sur Yahvé dans notre idéologie juridique, à J. FIERENS, « Les arrêts de la Cour d'arbitrage comme jugement de Zeus, ou pourquoi le droit est sans amour », dans Liber amicorum Paul Martens. L'humanisme dans les conflits, utopie ou réalité ?, Bruxelles, Larcier, 2007, pp. 911-926. 43 35 de quoi le père avait tout pouvoir sur eux. En 1663, la Cour de Grenoble a connu du cas d'un fils condamné par son père à 22 ans de galère44. La société dans son ensemble, par l’action publique, ne s’intéresse aux enfants que lorsqu’ils sont délinquants, menaçants. La « Caroline », Constitutio Criminalis Carolina, ordonnance criminelle établie en 1532 par l'empereur Charles Quint, a pour caractéristique fondamentale d'introduire le principe de culpabilité en remplacement de la responsabilité objective du droit traditionnel germanique. L'article 164 fait curieusement penser aux discussions récurrentes relatives à l'abaissement éventuel de l'âge de la majorité pénale. Le Voleur ou la Voleuse qui sera au-dessous de l'âge de quatorze ans, ne pourra point être condamné à la peine de mort sans une raison particulière, mais bien à une punition corporelle, avec la caution durable, ainsi qu'il a été dit ci-dessus. Cependant si le Voleur approchait de sa quatorzième année, et que le vol fût considérable, ou que l'on y trouvât des susdites circonstances aggravantes, accompagnées de danger, en sorte que la malice eût suppléé à la force de l'âge (malitia supplet aetatem), les Juges avant que de prononcer auront recours au Conseil des Gens de Loi, pour savoir de quelle manière un tel jeune Voleur doit être puni en ses biens, en son corps, ou en sa vie. Ce que la Caroline dit, c’est que l’acte délinquant lui-même démontre que son auteur est un adulte et non un enfant. Le Code pénal de 179145, puis ceux de 181046 et de 1867, traitent les enfants comme des adultes en plus petit, ou des adultes incomplets. Cette image de l’enfant comme « enfant-menace » sera quasiment la seule que renvoie le droit jusqu’au milieu du XIXe siècle. L’enfant est l’enfant de son père. S’il est dangereux, éventuellement à cause de cette ascendance, c’est un « faux enfant » que sa méchanceté a prématurément fait mûrir. L’enfant le plus dangereux est d’ailleurs celui qui est pauvre et errant, vagabond, mendiant, saltimbanque. Une loi du 27 novembre 1891 « pour la répression du vagabondage et de la mendicité » s’en soucie particulièrement et crée les « écoles de bienfaisance » où les enfants vagabonds ou mendiants seront « reclus » après avoir été pris à leurs parents. Cette loi de 1891 n’est que celle qui succède à de nombreuses autres, de même inspiration, depuis le XIVe siècle au moins47. Pourtant, un autre visage de l’enfant apparaît dans cette idée de bienfaisance, celui de « l’enfant-victime ». On la retrouve dans les préoccupations du législateur relatives aux enfants travailleurs. Un arrêté royal du 7 septembre 1843 avait déjà ordonné une enquête sur la condition des classes ouvrières et sur le travail des enfants. Une loi du 13 décembre 1889 concernant le travail des femmes, des adolescents et des enfants dans les établissements 44 Voy. H. TAUDIÈRE, Traité de la puissance paternelle, Paris, Pedone, 1898, p. 60. Voy. Titre V, art. 1er : Lorsqu’un accusé, déclaré coupable par le jury, aura commis le crime pour lequel il est poursuivi, avant l'âge de seize ans accomplis, les jurés décideront, dans les formes ordinaires de leur délibération, la question suivante : Le coupable a-t-il commis le crime avec ou sans discernement ? 46 Voy. Livre II, art. 66 : Lorsque l'accusé aura moins de seize ans, s'il est décidé qu'il a agi sans discernement, il sera acquitté ; mais il sera, selon les circonstances, remis à ses parents, ou conduit dans une maison de correction, pour y être élevé et détenu pendant tel nombre d'années que le jugement déterminera, et qui toutefois ne pourra excéder l'époque où il aura accompli sa vingtième année. 47 Voy. M. MOLLAT, Les pauvres au Moyen Age, Paris, Hachette, 1978. 45 36 industriels limite le travail et défini certaines interdictions relatives au contenu du travail. Elle est présentée surtout comme une limitation de l’exploitation des enfants par leurs parents et non comme une limite de l’exploitation par le système industriel. Le 20 septembre 1894 est promulguée la loi sur l’enseignement primaire obligatoire et gratuit, mais certains soutiendront qu’elle est votée surtout parce que l’industrie, à cette époque, a besoin de travailleurs qui savent au moins lire et écrire. L’enfant, en tant que personne à part entière émerge, dans notre culture dite « occidentale », durant la seconde moitié du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle. Il apparaît comme la comète Ison qui après-demain frôlera le soleil, c’est-à-dire qu’il était là, bien sûr, mais lointain et invisible. En se rapprochant à toute vitesse, sa clarté s’impose. On le perçoit notamment à travers la littérature, dans des styles aussi différents que celui de Charles Dickens (Oliver Twist, 1839, David Copperfield, 1850), Lewis Carroll (Les aventures d’Alice au pays des merveilles, 1865), la Comtesse de Ségur (notamment Un bon petit diable, 1865), Carlo Collodi (Pinocchio, 1881), Frank Wedekind (L’éveil du printemps, 1891) ou Rudyard Kipling (Le Livre de la Jungle, 1894), James Matthew Barrie (Peter Pan apparaît pour la première fois dans The Little White Bird, 1902). Le juriste que je suis avouera d’ailleurs un faible pour l’histoire de Mowgli. Le Livre de la jungle offre l’intérêt majeur de poser aussi la question du rapport au droit à travers la place particulière de la « Loi de la jungle », qui, selon la prétention de tout législateur en tout temps, « n’ordonne rien sans raison ». L’enfant-loup est par ailleurs trop humain pour être accepté par les loups, et trop animal pour être chez soi chez les hommes. Il vit peut-être ce que vivent tant d’adolescents : Ŕ Mais pourquoi, pourquoi quelqu'un désirerait-il me tuer ? répliqua Mowgli. Ŕ Regarde-moi, dit Bagheera. Et Mowgli regarda fixement, entre ses yeux. La grande panthère tourna la tête au bout d'une demi-minute. Ŕ Voilà pourquoi ! dit Bagheera, en croisant ses pattes sur les feuilles. Moi-même je ne peux te regarder entre les yeux, et pourtant je naquis parmi les hommes, et je t'aime, Petit Frère. Les autres, ils te haïssent parce que leurs yeux ne peuvent soutenir les tiens, parce que tu es sage, parce que tu as tiré de leurs pieds les épines... parce que tu es un homme48. Ainsi, de multiples représentations de l’enfant, apparaissent progressivement dans notre culture, d’abord en littérature et en philosophie. Elles vont tout à coup se superposer dans nos perceptions et dans celles du droit : celle des Grecs, que j’appelle l’« enfant-rejeton », qui est avant tout celui de ses parents, honni ou loué comme tel. Celle de « l’enfant-menace » dont le droit se préoccupe prioritairement jusqu’à ce jour. Celle de l’« enfant-victime » soumis à un monde et à des adultes qui nient l’enfance, exploitent la faiblesse, parfois blessent à mort. C’est l’enfant chez Dickens, chez Zola, dans les premières lois sociales du XIXe siècle, mais c’est encore lui qui est évoqué dans ces marches blanches qui ont affirmé qu’en Belgique, personne n’est plus sacré qu’un enfant. 48 R. KIPLING, Le Livre de la jungle. Les frères de Mowgli, tr. fr. L. FABULET et R. d’HUMIÈRES (1899), Paris, Mercure de France [Col. Folio], 1975, p. 12. 37 Rousseau, spécialement à travers l’Emile, avait présenté un « enfant-terre glaise », par essence malléable, dont l’éducation consiste à se laisser façonner par les adultes, mais aussi Ŕ et on l’oublie trop souvent Ŕ dont l’éducation a d’abord un but politique au sens noble du terme, c’est-à-dire que l’éducation d’Emile sera achevée lorsqu’il sera citoyen à part entière. Du côté du droit, la loi du 15 mai 1912 sur la protection de l’enfance substitue en principe un régime éducatif à un régime répressif, instaurant un contrôle de la puissance paternelle, notamment par la déchéance, obligatoire ou facultative. Les adversaires désignés de l’enfant qui a besoin de protection sont le père et éventuellement la mère. Le 26 septembre 1924 est adoptée la première Déclaration des Droits de l'Enfant par la Société des Nations (Déclaration de Genève). Chez Janusz Korczak, ce visionnaire polonais qui vivra avec les enfants dans l’enfer du ghetto de Varsovie, puis les accompagnera volontairement jusque dans les chambres à gaz de Treblinka, se déploie la figure de l’« enfant-cristal » dont la fragilité précieuse doit être protégée, et l’« enfant-planète » à qui les adultes devraient reconnaître un monde à part, même s’il lui est de plus en plus difficilement accessible au fur et à mesure d’une prétendue maturité. Grâce à des gens comme Korczak, l’Occident, puis le droit, ont découvert que l’enfant parle, lui que l’on disait in-fans, c’est-à-dire incapable de parler, qu’il est doué de raison, qu’il existe, ce qui revient chaque fois au même. Petit à petit monte en puissance la notion d’« intérêt supérieur de l’enfant », dans la loi du 8 avril 1965 relative à la protection de la jeunesse, puis, à l’échelle internationale, dans la Convention internationale relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989, qui suit exactement 30 ans plus tard une deuxième Déclaration des droits de l'enfant, du 20 novembre 1959. Même si la question des effets juridiques contraignants de la Convention reste discutée, on retrouve aujourd’hui « l’intérêt de l’enfant » mentionné près de cent fois dans les lois, décrets et règlements en vigueur en Belgique. A vrai dire, je préférerais que les lois parlent de respect de l’enfant. Dans la première conférence, j’avais évoqué cette notion de respect, qui doit beaucoup à Kant, pour souligner qu’elle se situe à l’opposé de la conception contractuelle du lien social qui serait particulièrement malencontreuse en ce qui concerne les enfants. Heureusement, la tendance à conditionner l’intégration sociale de l’enfant à un contrat n’est pas très présente. Elle existe cependant à travers les contrats proposés aux parents en application du décret du 4 mars 1991 relatif à l’aide à la jeunesse, ou exigés de ceux-ci. Quoi qu’il en soit, si l’intérêt de l’enfant est respecté, c’est déjà beaucoup. Ce n’est pas toujours le cas, surtout si l’enfant est un adolescent. Juridiquement, une personne est un enfant jusqu’à 18 ans révolus. Dans nos lois relatives aux enfants « en conflit avec la loi », comme on dit pour être politiquement correct, c’est-à-dire les lois relatives au mineur délinquant (parce que lorsque l’enfant commet un fait qualifié infraction, il n’est plus un enfant, mais un mineur), il reste un peu de l’idée d’une « protection » de la jeunesse. Cette idée suppose que l’enfant délinquant doit aussi être protégé et que la société a une part de responsabilité dans son comportement. Il faut quand même reconnaître, en effet, qu’il y a plus d’enfants issus des couches sociales défavorisées dans les IPPJ (institutions publiques de protection de la jeunesse) que de fils ou de filles d’avocats ou d’administrateurs de sociétés. 38 Toutefois, selon un mouvement de pendule séculaire, l’échec de la protection fait place à la répression jusqu’à ce que l’échec de la répression sollicite à nouveau la protection. La notion d’échec est cependant relative, car aucun chiffre ne confirme ce que l’on répète cycliquement, à savoir que la délinquance des jeunes est en hausse et que les enfants sont délinquants de plus en plus jeune. Les chiffres dont on dispose, depuis 2008 seulement, et qui mesurent évidemment davantage l’activité de la police que la criminalité, tendent à montrer le contraire. Aujourd’hui, nous sommes pourtant revenus dans une phase répressive, qui réclame des châtiments, éventuellement à travers les amendes administratives. C’est la résurgence de la plus vieille figure de l’enfant, celle qui a d’abord, historiquement, préoccupé le législateur, l’« enfant-menace ». La désobéissance et la délinquance transforment brusquement l’enfant, aux yeux des décideurs, en une sorte d’adulte en plus petit, responsable dès 16 ans, dès 14 ans, du tort qu’il peut causer. D’autres enfants sont en péril de voir nier leur enfance. Certains artistes l’ont bien vu, il y a déjà une centaine d’années. Eugène Laermans est né le 21 octobre 1864 à Molenbeek-Saint-Jean. Sourd dès onze ans suite à une méningite, il suit les cours de l’Académie de peinture de Bruxelles et sera un précurseur de l’expressionisme. Il devient aveugle 12 ans avant sa mort, intervenue le 22 février 194049. Laermans est constamment revenu sur le thème de l’enfant, des pauvres, des migrants. Ses personnages se traînent ou marchent presque toujours sur des chemins, et ces chemins sont bordés de clôtures, de murs blancs sans portes et sans fenêtres. La route des hommes, des femmes et des enfants est aussi contrainte par de multiples cours d’eau ou lacs menaçants qui séparent, divisent, barrent le chemin, obligent les exclus à d’infinis détours. Les enfants interrogent constamment des parents impuissants à propos de leur misère et de la misère du monde. Dans nos lois relatives à l’enfant étranger dont les parents sont en séjour illégal, les mots « étranger » et « illégal » sont criés si fort par le droit que personne n’entend encore le mot « enfant ». C’est l’« enfant dés-intégré », « l’enfant métèque », pour reprendre l’expression de la première conférence, à qui le droit concède du bout des lèvres qu’il a droit à une aide purement matérielle avant d’être expulsé au besoin par la force, mais rien de plus. C’est l’enfant que tout le monde, ou en tout cas le législateur, trouve acceptable d’enfermer derrière des barbelés dans un centre de rapatriement à Zaventem, où il restera peut-être des semaines avant d’être conduit dans l’avion avec un peu d’avance sur ses parents, pour décider ceux-ci à monter aussi, ou qui sera libéré et restera en Belgique pour des raisons bureaucratiques incompréhensibles. Il n’y a pas d’enfant plus innocent que celui qui est détenu parce qu’il a accompagné ses parents, qui est peut-être né en Belgique50. 49 On consultera Ph. ROBERTS-JONES e.a., Eugène Laermans : 1864-1940, Bruxelles, éd. du Crédit communal, 1995 ; A. DE RIDDER, Eugeeen Laermans, Anvers, Die Poorte, 1950 ; A. EGGERMONT, La vie et l'œuvre d'Eugène Laermans : peintre pathétique des paysans (1864-1940), Bruxelles, Office de publicité, 1943 ; G. VANZYPE, Eugène Laermans, Bruxelles, Librairie nationale d’art et d’histoire, 1908. 50 Par arrêt n° 166/2013, prononcé après les cours-conférences dont cette publication est le reflet, la Cour constitutionnelle a refusé d’annuler la loi du 16 novembre 2011 permettant l’enfermement des enfants dont les parents sont en séjour illégal. 39 C’est encore l’« enfant-intrus ». Cette expression m’est inspirée par ce tableau d’Eugène Laermans, qui me semble encore, hélas, d’une terrible actualité. Voici Les intrus, peints en 1903. Un homme courbé Ŕ vous vous souvenez que « pauvre » veut d’abord dire « courbé » Ŕ, la mère qui ne veut plus regarder en arrière comme les enfants tentent de le faire, une petite fille qui semble interroger, un chemin sans carrefour, aux pavés durs, sonnant méchamment sous les sabots, l’entrée de la famille dans la pénombre. L’eau, les murs, la rivière et la clôture ne laissent aucun choix, sauf celui d’une impasse plongeant dans l’eau qui devrait être la vie mais qui est la mort. Les villageois qui, eux, passent des portes ouvertes dans la lumière, font barrage et interdisent tout demi-tour. Le vent souffle dans tous les sens parce qu’il ne sait plus ce qu’il faut dire devant tant d’injustice. Pour beaucoup d’enfants et leurs parents, la pauvreté est un mur, une clôture, une rivière infranchissables. Le Délégué général aux droits de l’enfant le rappelle régulièrement, et encore la semaine dernière. L’affirmation des droits des intrus demeure essentielle, mais on dirait qu’elle ne sert à rien. Ce qui courbe l’homme et met tant d’inquiétude dans les yeux de sa femme, de la mère des enfants, est le silence du droit, ou son inutilité, non pas un portefeuille vide. La question devient : 110 ans après que Laermans a peint Les intrus, notre droit les protège-til enfin ? Protège-t-il au moins les enfants ? 40 Benoît Van Keirsbilck Je me propose d'analyser avec vous quelques exemples de réformes législatives qui ont été menées au nom des droits de l'enfant en se posant la question : « Qu'y ont gagné les enfants? » Je prendrai deux exemples dans le domaine de la justice des mineurs et un dans le domaine de l'enseignement. 1. La justice des mineurs Comme Jacques Fierens vient de le rappeler, en 1912, la Belgique a fait le choix, confirmé en 1965, de considérer que les enfants qui commettent un délit, sont avant tout des enfants en danger et en difficulté (le délit commis est vu comme un signe tangible d’un manque d’éducation), à qui il faut appliquer des mesures « de garde, d'éducation et de préservation », dans leur intérêt. Ce rapprochement entre les mineurs délinquants et en danger aura évolué avec les réformes successives de l’Etat ; en effet, la fédéralisation d’une partie de la matière (en 1980 et 1988), aura eu pour conséquence que ce ne sont plus les mêmes pouvoirs politiques qui sont en charge de légiférer (l’Etat fédéral d’une part, les Communautés de l’autre), ni les mêmes instances qui décident des mesures dans les cas particuliers (le juge de la jeunesse d’un côté, le Service de l’aide à la jeunesse de l’autre) ; ceci est valable jusqu’à un certain point puisque le juge redevient compétent pour les enfants en danger quand il faut faire usage de la contrainte. Il n’en reste pas moins que les mineurs qui commettent des infractions et ceux qui sont en danger sont traités peu à peu selon des voies différentes, ce qui a pour conséquence que l’approche du délit comme élément d’une situation de danger ou difficulté s’estompe et que les jeunes « délinquants » sont pris en charge du fait du délit par une justice (et une société) qui tolère de moins en moins le passage à l’acte (pourtant caractéristique de l’adolescence). Celui-ci reçoit alors des réponses « sanctionnelles ». Revenons en 1965. Comme il paraissait évident que tout le monde travaillait dans l'intérêt de l'enfant (le juge bien sûr, le procureur, les travailleurs sociaux, les services mandatés), il n'était pas jugé nécessaire, à cette époque, de se préoccuper des droits, dont le droit à la défense. Les avocats n'étaient pas les bienvenus au prétoire. Ils intervenaient à la fin de la procédure lors d'une audience qui était essentiellement destinée à entériner les décisions qui avaient été prises de manière provisoire, un provisoire qui avait parfois duré pendant plusieurs années. Que n’a-t-on pas fait dans l'intérêt de l'enfant ! On a mis des enfants « à la disposition du gouvernement » (par une sorte de lettre de cachet moyenâgeuse, qui débouchait sur 6 mois de prison par décision administrative, sans possibilité de recours), on les a envoyés dans des institutions psychiatriques ou placé en prison pour 15 jours parce qu'il était « matériellement impossible de trouver une place d'hébergement » (parfois, de tels placements se succédaient avec une interruption d’un ou quelques jours entre deux décisions). Des enfants « en danger » 41 qui n'avaient jamais commis de délit, pouvaient être placés dans des centres fermés (ce qui est encore possible de nos jours en Communauté flamande). L'intérêt de l'enfant et la visée éducative ont ainsi permis de justifier des atteintes graves aux droits de l'enfant, qui ont notamment valu la condamnation de la Belgique par la Cour européenne des droits de l'homme51. Dès lors que le but de l’intervention était son éducation, l’enfant pouvait rester dans les mains de la justice tant que le juge, alimenté par des rapports sociaux, considérait qu’il n’était pas encore suffisamment éduqué. Un délit mineur, voire des fugues, une mauvaise conduite, l’absentéisme scolaire,... pouvaient déboucher sur des interventions d’une durée disproportionnée au regard du fait qui avait justifié l’intervention des autorités. Par la suite, diverses réformes sont intervenues, notamment pour intégrer les critiques formulées contre la loi et la manière dont elle était appliquée, mais aussi pour prendre en compte la Convention relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989, nouvellement ratifiée par la Belgique. La présence de l’avocat a été généralisée, notamment grâce au combat des avocats des jeunes, au premier rang desquels les avocats liégeois. Diverses autres garanties procédurales ont été instaurées dont la limitation dans le temps de la durée des mesures provisoires, la révision annuelle des mesures, la suppression progressive de la mise à la disposition du gouvernement. Depuis lors, la procédure est beaucoup plus respectueuse des principes du procès équitable, mais les mesures sont plus dures, le climat plus punitif et un système qui ressemble fort à la détention préventive des adultes a été instauré. Par contre, la possibilité de dessaisissement du tribunal de la jeunesse n’a toujours pas été supprimée, malgré des demandes répétées du Comité des droits de l’enfant. Il s’agit de la faculté qu’a le tribunal de la jeunesse de renvoyer le dossier d’un jeune qui a commis un délit après 16 ans vers le procureur du Roi qui pourra alors saisir une juridiction qui appliquera le code pénal, ou la cour d’assises). Il y va d’une exception inadmissible au principe qui veut que les mineurs soient jugés pas une juridiction spécialisée, distincte de celle des adultes. D’autre part, il aura encore fallu attendre 2002, soit dix ans après la ratification de la Convention relative aux droits de l’enfant, pour que le tristement célèbre « article 53 » de la loi du 8 avril 1965 soit abrogé malgré la résistance et les oppositions de nombreux juges. Il s’agit de la disposition qui permettait le placement d’un enfant en prison pour 15 jours, avec des adultes, sans prise en charge éducative). Certains soutenaient et soutiennent toujours d’ailleurs, qu’envoyer le jeune, en particulier les primo-délinquants, en prison pour un court laps de temps pouvait s’avérer salutaire. Ils invoquent la théorie du « short, sharp, shock » : un coup bref et tranchant. Ils sont persuadés que c’est là le meilleur moyen de permettre à un jeune d’avoir peur de la prison et de ne plus vouloir y revenir. En réalité, il a été démontré que soit l’enfant en ressort cassé, traumatisé, soit il en ressort « caïd », ce qui lui donne un statut envié parmi ses pairs. Il n’a jamais été démontré en réalité que la prison a le moindre caractère dissuasif et que l’enfant en ressort mieux éduqué qu’en rentrant, bien au contraire. 51 Bouamar c/ Belgique, 29 février 1988, requête n° 9106/80. 42 Donc, l’article 53 a été abrogé. Cette abrogation est entrée en vigueur le 1er janvier 2002. Dans les jours qui ont suivi, des juges de la jeunesse et des procureurs ont publié plusieurs communiqués faisant état de ce qu’ils étaient obligés de relâcher dans la nature des jeunes dangereux, parce qu’ils n’avaient plus de solution. La peur s’est emparée des parlementaires qui ont immédiatement planché sur ... la création d’un « centre fédéral » fermé où le jeune peut être enfermé pendant 2 mois et 5 jours (contre 15 jours avant), dans le cadre de mesures provisoires, c’est-à-dire avant jugement, donc avant que sa culpabilité n’ait été établie. La création de ce centre a été décidée par le parlement à une vitesse inouïe ; on connaissait le « snel recht » (la procédure accélérée), il y eut la « snel wet ». Une loi adoptée en un temps record, en commissions à la Chambre et au Sénat, puis en séance plénière dans les deux assemblées, publiée le jour même dans une édition spéciale du Moniteur belge et mise en vigueur immédiatement. C’était du jamais vu dans l’histoire législative belge. Ce centre a aussi été construit à une vitesse inimaginable : en quelques semaines, il était opérationnel. Des jeunes y ont été placés alors que les travaux n’étaient pas encore finis. Le Centre fédéral fermé, dit-on, n’est pas une prison, sauf qu’il est entouré de trois rangées de fil de fer barbelé, pourvu de caméras de surveillance, d’un sas à l’entrée permettant des mesures de sécurité comme dans les aéroports, que des fouilles sont pratiquées sur les détenus plusieurs fois par jour, que des gardiens (et accessoirement des éducateurs et du personnel psycho-social), surveillent des cellules, dont une cellule pour la mise en isolement. Ça a le goût de la prison, l’odeur de la prison, la forme de la prison, mais ça ne s’appelle pas une prison. Gageons que les jeunes qui y sont placés ne sont pas dupes. Dans un premier temps, il y eut cinq places francophones et cinq places néerlandophones. Puis d’autres centres fédéraux fermés furent aménagés. On est très vite passé à 25 places dans chaque régime linguistique pour progressivement atteindre 37 pour les francophones à SaintHubert et près de 80 pour les néerlandophones à Tongres, alors que dans le même temps, la capacité des sections fermées des IPPJ (de Fraipont, Braine-le-Château, Wauthier-Braine) avait aussi augmenté exponentiellement. Comme la nature a horreur du vide, l’existence même de places supplémentaires provoque évidemment des placements supplémentaires. Notons que le choix des lieux pour la construction de certains centres fédéraux sont chargés d’histoire. Du côté francophone, le centre de St-Hubert a été, lors de sa création en 1844, la première maison pénitentiaire spécialisée pour mineurs en Belgique mais il a dû fermer ses portes un siècle plus tard suite à divers scandales de mauvais traitements. Du côté flamand, le centre de Tongres a été créé dans une ancienne prison pour adultes, déclassée parce qu’insalubre et transformée en musée éducatif pour les classes. C’étaient d’anciens détenus qui servaient de guides pour les visites et pouvaient ainsi répondre à toutes les questions des enfants sur la vie en prison. Ce musée, éminemment plus éducatif qu’un séjour dans ces lieux, a dû fermer pour permettre la détention d’enfants. Plus de droits sur papier, mais les jeunes y ont-ils gagné quelque chose ? 2. Les SAC (sanctions administratives communales) Depuis quelques années, les instances internationales, Nations Unies et Conseil de l’Europe, préconisent la déjudiciarisation de la réponse aux faits de délinquance commis par des 43 mineurs, ce qui signifie éviter, autant que faire se peut, de faire intervenir le système judiciaire en trouvant d’autres réponses sociales. Cette approche se fonde sur la considération, sans doute justifiée, que la justice n’est pas la meilleure instance pour s’occuper d’un certain nombre de faits. Elle est en effet souvent fort lente. Elle nécessite des moyens importants. Le fait est qu’elle est généralement débordée et peine à faire face à toutes les situations dont elle est saisie. Elle revêt aussi un caractère discrétionnaire puisque le parquet peut décider, et il ne s’en prive pas, de classer des affaires sans suite. Le citoyen (et souvent aussi le policier !) a le sentiment que règne l’impunité. L’idée qui prévaut est dès lors de retirer un certain nombre de compétences des mains des magistrats pour les confier à des agents administratifs et parfois même à des sociétés privées. Certes, l’idée n’est pas neuve et déjà appliquée dans bon nombre de domaines. Mais le phénomène est en nette augmentation et s’applique progressivement à des mineurs d’âge 52. Il y eut d’abord une loi d’exception, la loi « hooligans ». Les faits qui se produisent dans et autour des stades de football ne ressortissent plus de la compétence des tribunaux mais sont « jugés » par des instances administratives. Vint ensuite la loi sur les sanctions administratives communales : les communes peuvent sanctionner une série de faits et appliquer une amende administrative immédiate. C’est le cas si des immondices sont déposés un jour non autorisé, si un papier ou un mégot de cigarette est jeté par terre, mais c’est aussi le cas pour un nombre croissant de faits qualifiés d’incivilités : troubles de voisinage, tapage diurne ou nocturne, bris de clôture, ... jusqu’aux injures et aux coups et blessures. Cette réglementation s’applique aux mineurs à partir de 16 ans, mais l’âge vient d’être encore abaissé à 14 ans. Le phénomène ne va pas sans soulever de multiples questions. J’en ai listé six, qui m’apparaissent comme les principales inquiétudes. 1) Ces lois ne respectent pas le principe selon lequel la justice des mineurs doit être distincte du système applicable aux adultes. 2) Ces lois ne prévoient pas la réponse sociale qu’elles instaurent doivent avoir avant tout une visée éducative et non répressive. 3) Ces lois octroient aux communes le soin de décider des faits qui peuvent être sanctionnés, ce qui a pour conséquence qu’il y a potentiellement autant de règlements (à connaître, si on ne veut pas l’enfreindre) que de communes en Belgique, soit 584. 4) Ces lois méconnaissent la séparation des pouvoirs : c’est la commune qui décide des faits punissables, qui poursuit les contrevenants et qui applique la sanction prévue ; les différents intervenants travaillent sous l’autorité du bourgmestre, donc sans l’indépendance requise pour juger. 5) Les recettes des amendes sont reversées au trésor communal, ce qui donne l’impression qu’elle constitue d’abord un moyen de remplir les caisses. 6) L’amende, qui peut s’élever jusqu’à 175 euros pour les mineurs (le double pour les adultes), sera généralement payée par les parents. 52 Voy. notamment la loi du 21 décembre 1998 relative à la sécurité lors des matches de football, la loi du 13 mai 1999 relative aux sanctions administratives dans les communes et la loi du 24 juin 2013 relative aux sanctions administratives dans les communes. 44 Pour appliquer cette législation, les Communes doivent créer des nouvelles fonctions et, en principe, former et encadrer ce personnel. Pour des raisons d’économies, ce sont souvent des agents peu qualifiés qui sont engagés. Nous avons donc une justice au rabais : de faux policiers (agents « constatateurs »), de faux juges qui se prennent parfois pour des shérifs (agents « sanctionnateurs ») ; de faux médiateurs (agents communaux qui ne sont ni indépendants, ni formés, ni qualifiés). Or, dans le même temps, les Services de prestations éducatives et philanthropiques (SPEP) qui mettent en œuvre le travail d’intérêt général dans le cadre de l’aide à la jeunesse se croisent les bras, alors qu’ils comportent un personnel bien formé, ont une expérience de plus de 25 ans et sont soumis à une déontologie. Enfin, notons que l’abaissement de l’âge à partir duquel on peut appliquer ces sanctions de 16 à 14 ans ne repose sur aucune justification, aucune étude ni aucune évaluation de l’application de la loi qui précède. Pourquoi 14 et pas 12 ou 10 ? Les promoteurs ou défenseurs de cette loi soutiennent qu’un jeune, à partir de 14 ans, a suffisamment de discernement et peut donc être puni. La question centrale n’est pourtant pas de savoir si en commettant le fait, le jeune savait ou non qu’il faisait une bêtise ; la plupart du temps, il le sait (l’enfant de 4 ans sait bien qu’il ne peut pas mettre ses doigts dans la prise ou toucher le four chaud, ses parents l’ont suffisamment averti). La question est bien davantage : que faut-il faire pour qu’il comprenne qu’il a enfreint les règles de vie en société et qu’il apprenne à ne plus le faire ? L’histoire récente des SAC a montré les dérives potentielles des édiles communaux et des agents chargés d’appliquer le règlement : une commune sanctionne le jet de boules de neige, une autre le fait de manger un sandwiche dans un lieu public, une troisième d’écouter la radio dans un lieu public ou encore de sonner à une porte puis de s’enfuir (règlement dit « Quick et Flupke »…). C’est ainsi que la maman d’un enfant de ... trois ans est punie parce qu’elle lui a laissé faire pipi dans le caniveau ; ou qu’un gamin de 17 ans qui se soulage contre un arbre en pleine nuit dans le Bois de la Cambre se voit infliger une amende. Ces affaires ont fait l’objet de recours en justice, jusqu’en cassation pour l’une d’entre elles, sur pourvoi de la commune. Donc, pour la déjudiciarisation, c’est un peu raté ! L’adulte perd sa fonction d’exemple et sa mission éducative ; le rappel des règles élémentaires de vie en société par un adulte vis-à-vis d’un enfant est oublié au profit d’un courrier administratif prévoyant une sanction. Mais ce qui est finalement le plus grave, c’est que ces sanctions permettent de viser assez facilement certaines catégories de jeunes en particulier, plus présents dans les espaces publics, sans doute parfois de manière plus dérangeante. C’est ainsi qu’un parc récréatif de la périphérie bruxelloise a décidé de déclarer certains jeunes persona non grata, en vertu de ce qui s’apparente à un « délit de sale gueule ». Moins de dossiers sont renvoyés devant un juge, mais les jeunes y ont-ils gagné quelque chose ? 3. L’enfant indiscipliné à l’école 45 Un éminent juriste, Paul Martens, a déclaré il y a quelques années que l’école est, avec l’armée et l’Eglise un lieu de « non-droit », un lieu qui échappe à l’application de la loi. L’école et l’armée ont incontestablement évolué ; quant à l’Eglise, la question reste ouverte quand on voit le traitement qu’elle a longtemps réservé aux prêtres pédophiles. Mais ceci est une parenthèse. Revenons à l’école qui était régie, il y a quelques années d’ici, par le bon sens du directeur dont l’autorité n’était pas remise en question. Il décidait souvent seul de sanctions plus ou moins graves, qui ne pouvaient pas faire l’objet de contestation. C’est sous les coups de boutoir de la justice, que l’école a dû peu à peu adopter des règlements et respecter des règles qui aujourd’hui apparaissent si élémentaires qu’on ne comprend pas qu’elle aient pu ne pas s’appliquer. Les principes selon lesquels un enfant ne peut être sanctionné que s’il a enfreint le règlement, qu’il doit pouvoir consulter un dossier disciplinaire et être entendu avec ses parents (et un défenseur de son choix) avant qu’une décision ne soit prise, que l’autorité qui lui reproche quelque chose doit apporter la preuve que c’est bien lui qui l’a commise, sont aujourd’hui des évidences. Il aura toutefois fallu que des juges rappellent ces principes, applicables même si on a affaire à des enfants, pour que la réglementation suive. Tout ceci est aujourd’hui repris dans des décrets, arrêtés et circulaires ministérielles. L’amélioration est indéniable, même s’il existe encore çà et là des réglementations anachroniques vouées à disparaître (il existe encore des différences entres les réseaux d’enseignement : dans l’enseignement libre, le recours est introduit devant le pouvoir organisateur, où siège bien souvent le directeur … qui a pris la sanction. Dans certains cas, il n’y a pas de recours et le pouvoir organisateur tranche en premier et dernier ressort). Si les règlements s’améliorent, c’est une bonne chose, mais la presse nous apprend que l’existence d’une procédure ne diminue pas le nombre de sanctions prises, bien au contraire 53. L’exclusion définitive semble banalisée, l’école qui renvoie un élève se préoccupant peu de ce qu’il devient ensuite et du défi qu’il pose à l’ensemble de la société, dont le moindre n’est pas d’être toujours soumis à l’obligation scolaire mais refusé dans toutes les écoles où il essaye de se réinscrire. La procédure est appliquée de manière purement formelle « pour ne pas avoir d’ennuis » mais ne sert pas à prendre la meilleure décision possible ou à réfléchir à la manière d’éviter des exclusions. La question à laquelle l’école semble ne pas encore avoir trouvé de bonne réponse est : comment un lieu voué par excellent à l’éducation est-il si peu à même de concilier approche éducative et exercice de la discipline ? Une des preuves de cette difficulté est le fait que nombreuses directions d’école font appel à la police, munie de chiens renifleurs, pour faire de la « prévention » ou mener des opérations de sécurisation anti-drogue, stigmatisantes pour les élèves, très certainement peu efficaces et peu dissuasives. Encore un exemple de réformes basées sur de bons motifs, dont un meilleur respect des droits de l’enfant, mais qui semble ne pas avoir eu les effets escomptés. 53 Voir à cet égard, le Rapport 2013 du Délégué général aux droits de l’enfant. 46 Je m’en voudrais de terminer en donnant l’impression que toutes les avancées inspirées par les droits fondamentaux des enfants se retournent contre lui. Je pourrais citer nombre d’exemples d’évolutions positives, au premier rang desquels les enfants migrants placés en centres fermés. Un combat de plusieurs années, combinant communiqués de presse, actions militantes, actions en justice, défense dans des cas individuels, rapports, dénonciations au niveau international et condamnation symbolique de l’Etat belge par un « Tribunal d’opinion » (comportant un jury d’experts internationaux et un jury d’enfants), a abouti à une loi interdisant l’enfermement d’enfants pour raisons de migration. C’est une victoire extraordinaire, surtout au vu des traumatismes causés par cet enfermement, mais qui n’est jamais définitivement acquise, la loi ouvrant la porte à des exceptions qui peuvent devenir la règle si on n’y prête pas garde. Plus que jamais, le recours aux droits fondamentaux et à tous les outils et mécanismes créés pour les faire respecter, s’avère d’une importance capitale, pour faire progresser le respect des droits de l’enfant et donc le respect de l’enfant lui-même. 47 Jacques Fierens Conclusions générales Ces trois soirées nous ont permis de poser la question : le droit protège-t-il les faibles ou protège-t-il les forts ? La vieille affirmation selon laquelle le droit existe pour l’étranger, la veuve et l’orphelin est-elle une vérité ou un mensonge, en Belgique, en 2014 ? Nous avons voulu attirer l’attention sur une réalité : plus vous êtes pauvre, courbé, exclu socialement, humilié, moins est assurée la protection du droit, et surtout des droits fondamentaux. Plus un sujet de droit est ou ressemble à un étranger, une veuve ou un orphelin, plus il est maltraité par le droit. Plus une personne a besoin du droit, moins elle y trouve protection. Les étrangers sont maltraités au profit des nationaux ou, parfois, des ressortissants de l’UE les plus puissants, c’est-à-dire ceux qui sont économiquement rentables. Pour eux, c’est la norme elle-même qui est excluante, dans tous les domaines. Les femmes sont mieux protégées par le droit, mais c’est dans la mise en œuvre de la norme qu’elles sont maltraitées au profit des hommes, tant qu’elles n’obtiennent pas leur puissance sociale, tant qu’elles ne se masculinisent pas. Les enfants non responsables de leur situation sont maltraités au profit des préoccupations d’adultes dont le discours sécuritaire couvre facilement le discours de préservation à tout prix de l’enfance. Je reconnais que le choix des sujets traités à titre d’exemple par mes collègues et moi-même était orienté. Il voulait montrer qu'à choisir entre Hammourapi et Thrasymaque, entre la prétention du droit à protéger les faibles ou sa propension à protéger plutôt les forts, c'est Thrasymaque qui a largement raison. La précarité juridique culmine évidemment si vous cumulez les facteurs d’exclusion. Au fond, ces trois conférences aboutissent à un constat évident depuis le début : il vaut mieux, face au droit, être un adulte belge, convenablement nanti, qu'une petite fille rom en séjour illégal. Pourtant, moi-même et les deux personnes qui ont également partagé des réflexions avec vous, ne sommes ni des anarchistes, ni des révolutionnaires. Nous croyons dans le droit, et c’est même lui que nous sollicitons principalement dans les responsabilités que nous exerçons : directrice du Service pauvreté, directeur de DEI, professeur d’université. Parce que nous croyons dans la démocratie moderne. La Belgique n'est certainement pas le pire des enfers juridiques. Dans un pays comme le nôtre, qui est un Etat de droit, au sein de l’Europe qui se construit avec difficultés, les pauvres et les courbés disposent aussi de normes protectrices qu’on ne trouve pas ou qui ne sont pas effectives dans beaucoup de pays du monde. 48 Chacun dans notre domaine d'activité, Françoise De Boe, Benoît Van Keirsbilck et moi-même pensons que la norme juridique est un levier formidable vers la dignité, vers la féminité, vers le respect des enfants, vers la justice. Mais il y a une condition : que le système juridique se remette sans cesse en question, qu’il se demande quand il oublie l'étranger, la veuve et l'orphelin. Je le répète, plus ils ont besoin du droit, moins ils y ont accès et en théorie, et en pratique. C'est cela qui n'est pas normal, mais c'est cela qui est perfectible. Il faut aussi que les plus nantis comprennent qu'il y va de l'intérêt de la démocratie elle-même, c'est-à-dire de tous, donc de leur intérêt aussi. Un État de droit qui n’est pas obsédé par les Roms, les femmes pauvres ou les enfants en danger est un État fragile. Les crises qui le frappent régulièrement auront beau jeu de susciter rapidement et une fois de plus le racisme, le sexisme et le mépris des faibles. Or, la démocratie se mesure ultimement aux droits qu'elle garantit aux courbés. 49