Philippe Gaudin : « L’islam est à la fois une
partie du problème et de la solution »
Le philosophe Philippe Gaudin, tirant les leçons de l’attaque de Nice, considère que l’exigence de
vérité s’impose à l’ensemble de nos concitoyens.
Le philosophe Philippe Gaudin, tirant les leçons de l’attaque de Nice, considère que
l’exigence de vérité s’impose à l’ensemble de nos concitoyens.
Questions à Philippe Gaudin, philosophe, président de la commission des relations avec
l’islam de la Fédération protestante de France.
Sommes-nous en guerre ?
Malheureusement, non, si l’on peut dire ! En effet la guerre est une relation juridique d’État à État,
qui se livre suivant des lois, qui définit des droits ; lorsque ces droits sont bafoués, on parle de
crimes de guerre, voire de crimes contre l’humanité.
Pour prendre un exemple concret, je rappellerai que la France a toujours des soldats engagés au
Mali, dans un cadre juridique précis que l’on peut nommer guerre. Sur notre territoire, les soldats et
les policiers procèdent à la protection de la population, ils ne font pas la guerre. De surcroît, ceux
qui se révèlent comme étant nos ennemis, c’est-à-dire qui veulent notre mort, sont des concitoyens.
Je signale au passage que ces ennemis ne sont pas toujours des victimes de notre République. Au
contraire, ils en sont parfois les bénéficiaires, je pense aux frères Kouachi, notamment, qui ont reçu
pendant leur jeunesse l’aide soutenue de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ).
Quelles sont les conséquences de ce climat sur notre société ?
Avoir des ennemis, être haï est toujours une épreuve morale. D’abord parce que ce n’est pas
agréable de sentir une menace peser sur soi, mais surtout parce que cela nous oblige à nous
défendre. L’homme moderne occidental aime son confort et déteste rompre avec un idéal
narcissique l’encourageant à être toujours quelqu’un d’aimable.
Nous ne devons pas être dupes de l’altruisme apparent : derrière la générosité des intentions, c’est
bien la volonté de protéger son confort moral qui s’impose. Avec les attentats, ce confort est en train
de voler en éclats. L’Europe est allée jusqu’au bout de la folie guerrière au XXe siècle et elle a voulu,
avec raison, rompre avec cette logique. Mais l’Europe n’est pas le monde, alors même que le monde
s’avance vers l’Europe. Trop longtemps, nous avons pensé ou cru qu’avoir des ennemis appartenait
au passé. Nous prenons conscience que c’est une structure métaphysique de l’existence. Même à
contrecœur, nous allons être obligés d’entrer dans l’existence, clarifier ce à quoi nous tenons et le
défendre sans faille.
Qui sont nos ennemis ?
Je reconnais volontiers qu’il y a des Européens fraîchement convertis au djihadisme qui partent pour
la Syrie, fascinés par une épopée, métaphysique ou héroïque, qu’ils croient capable de combler une
existence qu’ils estiment vide de sens. Il semblerait que ce fût le cas de l’un des deux preneurs
d’otages de l’église Saint Étienne du Rouvray.
Mais nous sommes obligés de constater que la grande majorité des djihadistes les plus dangereux
sont des musulmans d’origine, et, bien entendu, essentiellement des hommes. Plusieurs facteurs
expliquent cette situation. Les causes historiques doivent être prises en compte : la mémoire des
humiliations de la colonisation s’est transmise à l’intérieur des familles avec d’autant plus d’intensité
que les mots ont pu manquer et que la majorité des Français paraissaient indifférents à cette
mémoire. La crise économique et la misère sociale tiennent aussi leur place. Enfin, nous devons citer
les causes religieuses et culturelles.
Cette grille d’interprétation multifactorielle est la plus sensée mais, pour certains, notamment bon
nombre de ceux qui appartiennent aux élites économiques ou intellectuelles, le simple fait d’évoquer
les causes culturelles et religieuses leur est insupportable, comme si elles niaient les autres causes,
comme si elles déstabilisaient complètement leur position intellectuelle et sociale.
Il faut au contraire regarder le problème en face, dans toutes ses dimensions. Y compris la plus
tragique, puisque ces ennemis ne veulent pas seulement notre mort mais aussi la leur, par une
négativité absolue.
Nous n’avons pas devant nous celui qui prend le risque de la mort pour devenir le maître mais une
épreuve métaphysique inédite où il faut tenter de le sauver avec nous-mêmes de l’empire de la mort.
Plus que jamais, la parole biblique est d’actualité : « J’ai mis devant toi la vie et la mort, la
bénédiction et la malédiction, choisis la vie… »
Diriez-vous que l’islam pose problème en soi ?
L’islam est à la fois une partie du problème et pourrait être aussi une partie de sa solution.
Posons d’emblée que dès l’instant que l’on croit que Dieu lui-même est l’auteur éternel d’un texte
qui existe de toute éternité et qui est écrit en arabe, il est difficile de dialoguer avec les autres et de
passer outre ce qui relève, dans le Coran, des hommes et de la société arabe du VIIe siècle. Mais
l’islam comme grande tradition religieuse peut en même temps permettre de lutter contre le
djihadisme par sa capacité à fédérer les énergies positives : une personne affilée à une communauté
religieuse dispose de relais pour s’intégrer, elle peut mettre en route une relation critique avec sa
propre foi.
Faut-il espérer qu’un Luther vienne réformer l’islam ?
C’est une idée fréquente mais qui comporte un risque de contresens. La Réforme protestante avait le
projet de retrouver un texte écrit par des hommes, recouvert par la tradition de l’Église, qui privait
ainsi le peuple du rapport direct aux Écritures. Or, l’islamisme est précisément le fruit d’une volonté
de réforme de l’islam, puisqu’il préconise un retour fondamentaliste à son propre moule.
Ce dont l’islam a besoin, c’est d’une approche scientifique historico-critique qui permette de lire le
Coran comme un texte inspiré sans doute, mais qui empêche également de confondre Dieu avec la
religion des hommes.
Ce ne sera pas une réforme, mais une révolution, qui redonnera vigueur à des tendances
philosophiques et/ou mystiques minoritaires de l’islam qui ont été étouffées.
Comment cette révolution peut-elle advenir ?
C’est d’abord l’affaire des musulmans eux-mêmes. C’est ensuite l’affaire de tous de promouvoir la
connaissance des religions contre la cécité volontaire, pour cause d’économisme et de marxisme qui
n’en finit pas de mourir. Rendre populaire cet effort scientifique favorisera le débat public et fera
prendre à chacun cette distance critique sans laquelle l’islam ne pourra connaître cette révolution
dont je parle. J’ajoute que ce processus vaut pour toutes les religions, mais selon des conditions
différentes, et n’est jamais acquis définitivement.
Quelle analyse formulez-vous des attentats de Nice ?
Il me semble évident que l’attentat était prévisible mais imparable. Je pense qu’il faut distinguer
deux choses. D’une part, la colère populaire est légitime parce que les termes du pacte politique
fondamental ont été rompus. On renonce à une partie de sa liberté en échange de la prise en charge
de la sécurité collective par l’État. Si nos concitoyens ne sont plus en sécurité dans leur propre pays,
il faut s’attendre aux pires dérives. Cette donnée concerne aussi l’insécurité dans les quartiers
difficiles, où dealers et graines de djihadistes font la loi.
D’autre part, s’il est lamentable d’attaquer Manuel Valls et Bernard Cazeneuve, qui sont des
hommes d’État consciencieux, déterminés, qui n’ont jamais sous-estimé les menaces dont notre pays
fait l’objet, nous devons souligner la responsabilité collective du personnel politique français –
comme de la nôtre. La droite, qui ne pense qu’à la rentabilité, avec un mélange de désinvolture et un
incroyable cynisme, ne voyait dans les immigrés qu’une force de travail, une armée d’automates qui
n’auraient eu ni la moindre culture, ni monde symbolique, ni mémoire. La gauche, elle, mélange
l’angélisme à l’hypocrisie manipulatrice, la vision du « gentil immigré » éternelle victime avec un
ethnocentrisme qui fait du travailleur d’origine arabe l’équivalent du prolétaire interchangeable qui
va apporter sa voix aux élections.
Le criminel de Nice était peut-être déséquilibré, mais il était aussi de culture musulmane, faute
d’être religieux. Comment se fait-il qu’un certain nombre d’hommes musulmans se retrouvent dans
une situation aussi critique ?
C’est une question que nous devons poser publiquement, pour obliger la communauté nationale à
trouver des réponses véritables. Et, sans dogmatisme, il est difficile de chercher à comprendre ces
actes de violence en faisant fi de l’influence de l’islam dans son parcours : à la fois comme une
identité vide initiale – puisqu’il n’était pas du tout religieux – et comme recours mortifère ultime, via
l’idéologie djihadiste.
Jusqu’où aller dans la répression ?
Le droit n’est pas la morale. L’idée de droit est liée à la contrainte et donc à la force. Un État de
droit qui n’a pas la force avec lui n’est plus rien ou la risée de ses contemporains.
Ce n’est pas parce que Jésus est l’objet de la risée des autres avant d’être crucifié qu’un État doit
prendre cette place-là. Arrêtons ce genre de stupide confusion des plans qui peut jouer un rôle dans
l’inconscient des Européens d’origine chrétienne. Au mois de janvier, puis au mois de novembre
2015, le mouvement de sympathie de nos concitoyens pour les forces de l’ordre a peut-être marqué
un tournant. Le fait que des jeunes gens divers et talentueux veuillent s’engager dans la police ou
l’armée me semble être un signe positif.
Toute la difficulté consiste à mettre la force au service des principes qui sont les nôtres – les droits
humains, la démocratie, etc. Cela suppose de travailler en alchimistes et de retrouver
collectivement, quelle que soit la diversité de nos convictions, un bon moral qui ne sera solide que
s’il passe par le courage de la vérité.
Propos recueillis par Frédérick Casadesus
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