Chez les gestionnaires à succès,
chez ceux et celles qui réussissent à se
hisser à des postes d’influence et à
exceller dans l’exercice de leurs fonc-
tions, on retrouve toujours une bonne
dose d’habiletés politiques. Ces
hommes et ces femmes savent que,
pour bien diriger, il ne suffit pas de
bien analyser une question ou d’éla-
borer un bon plan d’action mais qu’il
faut aussi, si l’on veut atteindre les
résultats qu’on vise, influencer d’autres
êtres humains avec qui l’on est en
relation d’interdépendance. Ces gens
savent cela et le mettent en pratique.
Les habiletés politiques jouissent
cependant d’un statut ambigu dans les
textes sur le management et dans
l’enseignement de la gestion, de
même que dans la pensée de bien des
observateurs ou aspirants au succès.
Tout en reconnaissant que chaque per-
sonne qui réussit sait faire preuve
d’habiletés politiques, on a souvent
tendance à opposer les habiletés poli-
tiques à la compétence ou à les passer
sous silence, comme si elles
entachaient la noblesse du métier.
Dans cet article, nous tenterons de
donner leur juste place aux habiletés
politiques. Après les avoir définies,
nous préciserons leur rôle dans la vie
des organisations et dans le métier de
gestionnaire. Nous nous pencherons
aussi sur les réticences que l’on entre-
tient à leur égard et nous présenterons
quelques considérations pratiques sur
leur mise en oeuvre.
QUE SONT LES HABILETÉS
POLITIQUES?
Les habiletés politiques peuvent se
définir comme l’art de mobiliser les
sources de pouvoir dont on dispose.
On parle d’un art puisqu’il s’agit d’un
savoir-faire, tantôt instinctif, tantôt
appris, qui va plus loin que la simple
application de techniques ou de
recettes. Ce savoir-faire concerne
l’utilisation du pouvoir; c’est
pourquoi on le qualifie de «politique».
Le mot «politique», dérivé du grec
poliz qui signifie «cité» (cité, état,
république) et qui a d’abord désigné
l’art de gouverner, s’est en effet
étendu à l’ensemble de l’exercice du
pouvoir et à la finesse déployée pour y
réussir. C’est ainsi que les diction-
naires donnent, entre autres significa-
tions du mot «politique», les
définitions suivantes : conduite adroite
dans les affaires particulières, con-
duite calculée pour atteindre un but
précis, personne habile, avisée, qui
montre une prudence calculée.
Concrètement, on dira que savoir
argumenter, savoir convaincre, savoir
négocier, savoir trouver des appuis,
savoir choisir ses alliés, savoir tirer
parti de sa marge de manoeuvre,
ressortissent de l’art de mobiliser les
sources de pouvoir à sa disposition et,
par conséquent, sont des habiletés
politiques.
HABILETÉS DE DIRECTION
Les habiletés politiques :
sans elles, point de salut ! 1
par Francine Harel Giasson
Gestion – Novembre 199346
Francine Harel Giasson est pro-
fesseure à l’École des Hautes Études
Commerciales de Montréal.
LES ORGANISATIONS COMME
STRUCTURES POLITIQUES 2
Les organisations sont des arènes
de pouvoir. Elles fonctionnent en dis-
tribuant l’autorité et en fournissant
des occasions d’exercer de l’influence.
Elles agissent, entre autres, comme
des banques de pouvoir, allouant aux
personnes qui y oeuvrent des statuts et
ressources associés à leurs respons-
abilités et leur conférant des bases dif-
férenciées de pouvoir. Celui ou celle
qui accède à tel poste se trouve à
bénéficier de la portion d’autorité qui
y est associée par l’organisation et
cela constitue, de concert avec sa
compétence et sa personnalité, son
capital initial de pouvoir. Sera habile
celui ou celle qui saura utiliser ce cap-
ital pour atteindre les résultats
souhaités. Mieux l’on utilisera ce capital,
plus il aura tendance à s’accroître; à
l’opposé, si l’on néglige de l’utiliser
ou si l’on échoue dans ses projets, la
base initiale de pouvoir se rétrécira.
Politiques, les organisations le sont
aussi parce qu’elles se prêtent à des
rivalités pour l’obtention et la conser-
vation du pouvoir. Les fonctions de
pouvoir se trouvent en nombre limité
dans les entreprises et cela est d’autant
plus vrai qu’on s’approche du sommet
de la pyramide. Les personnes désireuses
d’avoir de l’influence sont donc sou-
vent en concurrence, soit pour la nom-
ination à un poste, soit pour l’appui
d’une personne haut placée, soit pour
l’étendue de leur champ de respons-
abilité. L’on se trouve alors en conflit
d’intérêts face à la distribution du
pouvoir, de la même façon qu’on peut
l’être pour l’attribution d’un budget
ou d’un local.
Mais le pouvoir ne vient pas seule-
ment d’en haut; pour l’exercer, les
gestionnaires ont également besoin de
l’appui de la base, plus spécifique-
ment de celui de leurs subordonnés et
collègues. Si les subordonnés secon-
dent leur patron avec enthousiasme et
efficacité, son pouvoir se trouve ren-
forcé. Si, au contraire, ils lui retirent
leur appui, ils minent progressivement
sa crédibilité aux yeux du reste de
l’organisation et, ce faisant, érodent sa
base de pouvoir. Il en va de même
pour les collègues, sans l’appui
desquels il est quasi impossible
d’exercer une réelle influence. Cela se
passe comme si la nomination, venue
d’en haut, devait être confirmée par la
base pour devenir effective.
En outre, le pouvoir dans une
organisation n’est pas la simple juxta-
position des pouvoirs individuels. Il
existe des regroupements qui, combi-
nant le pouvoir de plusieurs person-
nes, en augmentent l’effet. Dans
certains cas, on parlera de coalitions,
c’est-à-dire d’alliances délibérées for-
mées en vue de mieux atteindre les
objectifs de l’organisation. Ainsi,
dans une entreprise bien dirigée, on
observe généralement l’existence
d’une coalition entre le président ou la
présidente et l’équipe des vice-prési-
dents et vice-présidentes. Le pouvoir
se consolide alors autour d’une figure
centrale à qui l’on se veut loyal et
dans une solidarité entre les membres,
ce qui assure une unité d’action à
l’équipe de direction tout en ren-
forçant le pouvoir de chaque parte-
naire. Dans d’autres cas, il s’agit
plutôt d’une collusion, c’est-à-dire
d’une alliance qui vise non pas le bien
de l’organisation mais plutôt la
défense des intérêts de ses membres,
souvent de façon inconsciente et au
détriment de tiers.
Il est à noter que certaines circon-
stances rendent particulièrement
actives les luttes de pouvoir dans les
organisations, notamment les annonces
de compression de personnel, de
fusion d’entreprises ou de change-
ment de propriétaires. Il en va de
même lorsque le leadership est faible
ou erratique ou qu’il ne se forme pas
de véritable coalition au sommet. On
assiste alors à une recrudescence
d’intrigues et de conspirations engen-
drées par l’insécurité et le manque de
direction claire.
La vie politique des organisations
n’est cependant pas restreinte à ces
épisodes d’instabilité; elle est une
composante «naturelle» et omniprésente
de la dynamique organisationnelle.
Même si l’on remarque des dif-
férences de degrés entre les organisa-
tions et selon les périodes et les
personnes en place, c’est toujours
dans un univers politique que se
déroule une carrière en entreprise.
L’ENJEU : AVOIR DE L’IMPACT
Dans cet univers, il ne suffit pas
d’avoir de bonnes idées; il faut que les
bonnes idées deviennent des réalisa-
tions et, pour cela, qu’elles recueillent
l’appui et l’engagement des personnes
qui comptent. Or, c’est précisément à
cela que servent les habiletés poli-
tiques : à convaincre, à se faire des
alliés, à susciter des engagements en
vue d’un résultat.
Certains croient naïvement qu’une
analyse brillante, un rapport bien
rédigé ou une décision éclairée ont le
pouvoir magique de provoquer l’adhé-
sion. Ils mettent alors tous leurs tal-
ents à produire de telles réalisations
sans se soucier de les «vendre» aux
autres. Hélas, ils sont habituellement
déçus des suites données à leurs
propositions. Bien souvent, elles sont
négligées, faute d’avoir été défendues
énergiquement; parfois, elles sont
rejetées, faute pour leur auteur d’avoir
pris en compte les intérêts conflictuels
qu’elles allaient éveiller ou d’avoir
mis dans le coup ceux et celles qui
auraient pu s’en faire les avocats.
Dans tous ces cas, l’exercice se sera
avéré stérile et sans impact sur le
cours des événements. Il aura, en
outre, provoqué des frustrations, de la
tristesse et de l’agressivité.
Il faut bien reconnaître qu’à cet
égard, le monde de l’enseignement
prépare bien mal à la vie en
entreprise. À l’école, le bon rapport,
la bonne analyse, la bonne solution
entraînent la bonne note. Cela con-
tribue à créer l’impression que le
monde du travail obéira aux mêmes
règles et que, sauf dans les cas où les
patrons seront incompétents ou de
mauvaise foi, l’excellence dans
l’accomplissement d’une tâche amèn-
era automatiquement sa récompense.
Or, la vie en société ne fonctionne
pas sur le mode d’un examen objectif
classant rigoureusement des élèves
selon les mérites de leur réponse.
Gestion – Novembre 1993 47
Dans l’entreprise, les personnes qui
soumettent de bonnes idées ou de
bons projets ont la responsabilité de
faire reconnaître les mérites de leurs
propositions. C’est ainsi qu’elles en
arrivent à avoir de l’impact, à être
reconnues comme compétentes et à
avoir progressivement accès à des
mandats de plus en plus complexes et
intéressants.
Pour avoir de l’impact, les règles
du jeu ne sont pas les mêmes que pour
gagner un premier prix ou se mériter
des félicitations. Dans le monde du
spectacle, on dirait qu’avoir de
l’«impact» c’est obtenir un succès
populaire se traduisant par un audi-
toire nombreux et enthousiaste plutôt
qu’un succès d’estime où l’hommage
flatteur de quelques experts ne com-
pense pas la réalité d’une salle vide.
L’impact ou l’«impact» suppose en
effet la présence de résultats concrets.
Avoir de l’impact se distingue
également d’avoir raison. Les
entreprises ne sont pas plus des tri-
bunaux qu’elles ne sont des établisse-
ments d’enseignement. Certaines
personnes, convaincues qu’une justice
immanente préside à la bonne marche
des organisations, s’acharnent à
démontrer qu’elles ont raison envers
et contre tous, même quand leur point
de vue n’a aucune chance d’être
accepté. C’est là une approche per-
dante, source de bien des amertumes.
Elle a, en outre, l’inconvénient de
mobiliser des énergies qui pourraient
servir à exercer un impact réel, si elles
étaient mises au service de projets
constructifs et réalisables. Le simple
fait de détenir un poste élevé et un
titre prestigieux n’est pas non plus une
garantie d’impact. Cela sert bien sûr
de base à l’exercice de l’influence,
mais encore faut-il s’en servir effi-
cacement, ce qui nécessite la mise en
oeuvre d’habiletés politiques.
COMMENT ÊTRE HABILE
POLITIQUEMENT?
Pour être habile politiquement, il
convient en premier lieu de bien lire
et bien sentir la dynamique de pouvoir
en place dans l’organisation qui nous
intéresse. Qui contrôle? Qui détient le
pouvoir formel? Qui influence qui?
Qui a l’information? Qui a recruté
qui? Quels groupes sont les plus influ-
ents? Quels groupes sont les plus sus-
pects? Quels groupes sont
habituellement en concurrence? Qui
travaille sur les dossiers les plus cri-
tiques? Qui a rendu service à qui?
Il est également utile de connaître
d’autres éléments, ceux-là d’ordre
social, qui peuvent avoir de l’influence
sur les appuis que les gens s’accor-
dent mutuellement. Par exemple, qui
est parent avec qui? Qui est l’ami de
qui? Qui a étudié avec qui? Qui
appartient à la même ethnie ou à la
même religion? Qui joue au golf ou
au tennis avec qui? Quels sont ceux et
celles qui prennent leurs vacances au
même endroit? Quelles personnes
mangent régulièrement ensemble? Ce
sont là des informations susceptibles
d’aider à comprendre la dynamique
des relations de pouvoir dans
l’entreprise et à bien évaluer sa propre
position dans cet ensemble.
Pour réussir à avoir de l’impact, il
faut aussi connaître les valeurs de
l’organisation. Que valorise-t-on? La
croissance, le profit trimestriel, la part
de marché, l’harmonie entre les per-
sonnes, le contrôle des coûts, la satis-
faction du client, l’ambition
personnelle, le travail acharné, la
création d’emplois, l’image publique
de la firme, la contribution au bien-
être de la société, le réseau de con-
tacts extérieurs à l’entreprise,
l’innovation, le respect des traditions?
Voilà des informations précieuses, que
ce soit pour développer ses arguments
ou pour cibler ses interventions. Il
convient également de connaître les
règles d’éthique et d’étiquette qui
président aux jugements que l’on
porte sur les membres de l’organisa-
tion. Quels comportements sont
hautement valorisés? Lesquels sont
inacceptables? Lesquels sont sus-
pects? La méconnaissance de ces don-
nées peut rendre quasi impossible
l’obtention de la crédibilité nécessaire
à l’exercice de l’influence.
Bien décoder la réalité politique et
les valeurs d’une organisation, que ce
soit par simple flair ou au moyen
d’une démarche réfléchie, ne suffit
pourtant pas à assurer qu’on ait de
l’impact sur la vie de l’entreprise.
Encore faut-il agir en conséquence et
avec finesse. Cette fois, c’est une
forme d’intelligence de l’action qui
doit nous guider pour faire les bons
choix, sélectionner les bons projets,
dire les bonnes choses, parler aux
bonnes personnes, choisir le moment
et le lieu, en tenant compte des élé-
ments de la dynamique organisation-
nelle qu’on aura décelés.
Pour développer cette intelligence
de l’action, on peut largement
s’inspirer des observations de la vie
de tous les jours, soit en famille, soit
en société. À cet égard, il est intéres-
sant de noter que bon nombre
d’expressions populaires font
référence à des habiletés politiques.
Mentionnons, par exemple : savoir
tirer son épingle du jeu, sauver la
face, protéger ses arrières, flatter dans
le sens du poil, tirer des ficelles. Il en
va de même pour des maximes
comme «on ne prend pas les mouches
avec du vinaigre» ou «toute vérité
n’est pas bonne à dire». Dans ce
domaine, ce qui est valable à
l’extérieur des entreprises l’est
vraisemblablement aussi à l’intérieur.
On peut également apprendre beau-
coup de l’observation des autres
membres de l’entreprise, en tentant de
comprendre pourquoi certains ont du
succès et d’autres pas et en modelant
son propre comportement sur celui
des premiers. Il est aussi très utile
d’obtenir une rétroaction sur ses pro-
pres agissements. Une ou plusieurs
personnes d’expérience peuvent ren-
dre ce service au débutant; c’est à ce
dernier, cependant, que revient la
responsabilité de susciter l’intérêt de
telles personnes qui, dans les
meilleurs des cas, peuvent jouer un
véritable rôle de mentor dans le
développement d’une carrière.
LES HABILETÉS POLITIQUES
ET LA CARRIÈRE
Si elles sont indispensables pour
atteindre des réalisations concrètes au
Gestion – Novembre 199348
sein des entreprises, les habiletés poli-
tiques le sont aussi pour progresser
dans une carrière. Être sélectionné,
être nommé et être promu s’appar-
entent à obtenir des votes. Certes, les
gens favoriseront une personne plutôt
qu’une autre en fonction surtout de sa
compétence; pour que ce processus
fonctionne, cependant, il faut que cette
compétence soit visible, reconnue et
associée à la bonne personne. Cela ne
se passe généralement pas sans que le
principal intéressé ne se charge d’en
rendre les autres conscients.
Dans ces circonstances, il s’avère
aussi fort utile que des personnes
extérieures au processus de sélection
puissent témoigner de cette compé-
tence. C’est là qu’entre en action le
réseau des gens qui connaissent bien
le candidat ou la candidate, en ont une
opinion très favorable et jouissent
d’une grande crédibilité dans le
milieu. Ce réseau, la personne à la
fois compétente et avisée se sera
employée à le bâtir, année après
année. Il lui servira, en outre, à
obtenir des informations «priv-
ilégiées» et à établir des contacts avec
d’autres personnes ou organisations.
Un tel réseau revêt une si grande
importance qu’il n’est pas inutile de
prendre cette variable en considéra-
tion quand se pose la question
d’accepter ou de refuser un poste. Il
convient alors de nous demander avec
qui ce poste nous mettra en contact et
s’il nous fournira l’occasion de
démontrer nos compétences à ces
interlocuteurs. Il vaut parfois la peine
de renoncer à un poste dont le con-
tenu est intéressant s’il doit nous
isoler ou ne pas nous permettre
d’échanges significatifs avec des per-
sonnes qui comptent.
Comme on le voit, la plupart des
comportements habiles politiquement
relèvent en fait du simple bon sens.
Comment se fait-il alors que les
habiletés politiques soient si souvent
méprisées et décriées? Employons-
nous maintenant à comprendre la
nature des réticences à leur égard.
LES RÉTICENCES
Il faut bien reconnaître que la poli-
tique a mauvaise réputation. Le traité
de Machiavel a laissé des traces : on
associe facilement la politique à la
recherche effrénée du pouvoir, sans
aucun scrupule et dans la négation de
toute morale. Bien qu’elles puissent
être mises au service de nobles
causes, de réalisations valables et
d’un amour de soi bien placé, les
habiletés politiques sont teintées de la
suspicion qu’on entretient à l’égard
du pouvoir en général. Elles sont
fréquemment confondues avec la
tricherie, la tromperie ou la perfidie
qui ne caractérisent, en fait, que cer-
taines utilisations malhonnêtes des
habiletés politiques.
Les réticences face aux habiletés
politiques s’expliquent aussi par
diverses croyances sur la façon dont le
monde et les organisations devraient
fonctionner. Ainsi en est-il, par exem-
ple, de l’idéologie de la «mérito-
cratie» qui entretient le mythe d’une
société tout à fait rationnelle où les
récompenses sont accordées au mérite
objectif, sans autres considérations.
Dans ce système, il suffit d’être le
meilleur pour gagner à tout coup; si
l’on doit recourir aux habiletés poli-
tiques, c’est qu’on a des faiblesses à
cacher ou que ceux et celles qui ont le
mandat de reconnaître les compé-
tences ne font pas leur travail conven-
ablement. L’idéologie des relations
humaines purement désintéressées
joue un rôle semblable. Prônant la
gratuité absolue dans les relations,
elle considère toute utilisation prag-
matique des contacts entre les
humains comme une dégradation de
la vie en société. Il en va de même
pour l’idéologie de l’autosuffisance,
qui présente comme hautement désir-
able le fait de ne compter que sur ses
propres moyens et de ne rien devoir à
personne. Si désincarnés et si irréal-
istes que soient ces trois idéaux, ils
rallient pourtant de nombreux adeptes
qui y trouvent appui pour condamner
l’ensemble des comportements à
saveur politique, sans autre procès.
On peut également avancer que cer-
taines réticences à l’égard de l’utilisa-
tion des habiletés politiques sont
fondées sur l’anxiété qu’elle
provoque. Se limiter à l’accomplisse-
ment de sa tâche, fût-ce avec passion
et grande application, est source de
confort et de sécurité. À l’opposé,
s’aventurer dans le politique, c’est
pénétrer dans un univers flou, bourré
d’implicites et d’interdépendances.
On peut craindre de s’y faire mal et
d’y échouer.
Paradoxalement, on peut aussi
craindre de trop bien réussir. Le suc-
cès a son prix. Après la victoire, il
faut assumer les responsabilités con-
crètes qui y sont rattachées. Il se peut
également que l’on ait à vivre cer-
taines des émotions pénibles qui
accompagnent l’exercice du pouvoir,
comme les sentiments d’indignité ou
d’imposture. De plus, réussir met une
personne sur la sellette et en fait une
cible pour la critique. Enfin, le succès
suscite l’envie, qui se manifeste sou-
vent par des remarques déplaisantes,
portant en particulier sur les moyens
utilisés pour y parvenir. Dans ce con-
texte, refuser le recours aux habiletés
politiques peut être une façon
déguisée de fuir les responsabilités,
les sentiments désagréables, la cri-
tique et les propos malveillants, avec
une belle excuse. On fait alors exacte-
ment ce qu’il faut pour échouer, tout
en prétendant vouloir faire ce qu’il
faut pour réussir.
Enfin, ce peut être par paresse ou
par manque de motivation qu’on
refuse de s’engager. Agir politique-
ment demande de l’énergie et il arrive
qu’on ne tienne pas assez à réussir
pour déployer cette énergie. C’est le
cas de certaines personnes qui se
présentent à un poste «au cas où»
elles l’obtiendraient plutôt que «pour»
l’obtenir : elles trouvent mille et une
bonnes raisons pour ne pas poser les
gestes susceptibles de leur assurer ce
poste.
LE DEVOIR D’ÊTRE HABILE
POLITIQUEMENT
Gestion – Novembre 1993 49
Si l’on reconnaît l’importance des
habiletés politiques pour avoir de
l’impact sur son entourage, on devrait
être moins porté à s’en méfier et plus
enclin à les envisager comme une
ressource à sa disposition afin
d’atteindre les objectifs que l’on
trouve valables. En fait, les personnes
compétentes et honnêtes devraient
considérer qu’il est de leur devoir
d’être habiles politiquement. Se
dérober à ce devoir, c’est consentir à
laisser la direction des affaires
publiques et privées aux mains des
incompétents ou des malhonnêtes.
Dans cette optique, les habiletés poli-
tiques apparaissent comme le complé-
ment indispensable de la compétence
et de l’honnêteté plutôt que comme
leur contraire. Mieux encore, elles se
révèlent comme une facette de la
compétence, une de ses composantes
sans laquelle son action demeurerait
lettre morte.
POUR S’ENGAGER
DANS CETTE VOIE
L’exercice des habiletés politiques
suppose un état d’esprit serein à leur
égard. Dans cette perspective, on peut
faire les suggestions suivantes à la
personne qui souhaite s’engager ou
progresser dans cette voie. Il lui faut
d’abord reconnaître et accepter son
ambition, de même que son désir
d’influencer les autres et le cours des
événements. Cela suppose qu’elle ait
confiance en elle-même, en sa compé-
tence, en son jugement. Cela implique
également qu’elle ait fondamentale-
ment confiance dans les autres, ceux
auxquels elle veut s’associer et ceux
qu’elle veut influencer, réservant ses
réticences aux seules personnes qui
présentent des indications d’incompé-
tence, de maladresse ou de malhon-
nêteté.
En second lieu, il lui faut faire son
deuil des trois idéaux évoqués
précédemment, celui de la «mérito-
cratie», celui des relations humaines
purement désintéressées et celui de
l’autosuffisance. Tant qu’une per-
sonne n’a pas remplacé ces représen-
tations chimériques de la réalité par
une juste vision de la façon dont les
projets se mènent à terme, elle
demeure ambivalente et souvent
même paralysée face aux gestes qu’il
convient de poser.
En troisième lieu, elle doit se poser
la question suivante : est-ce que ma
personne, mes projets, mon équipe,
mon organisation, valent la peine que
je déploie en leur faveur le supplé-
ment d’énergie que suppose l’utilisa-
tion d’habiletés politiques? Valent-ils
la peine que je prenne des risques
pour eux, que j’encaisse des coups?
Sans une réponse affirmative à cette
question, on ne saurait s’engager avec
conviction dans l’effort de mobiliser
les sources de pouvoir à sa disposition.
Enfin, il convient d’établir claire-
ment sa position morale face à l’utili-
sation des habiletés politiques.
Considère-t-on cette utilisation intrin-
sèquement mauvaise et méprisable, ou
juge-t-on qu’elle doit être évaluée cas
par cas? Si l’on endosse ce dernier
point de vue, on peut aborder sereine-
ment le développement et l’exercice
de ses propres habiletés politiques.
Il importe cependant de maintenir
un esprit critique pour évaluer la
valeur morale de tel ou tel geste poli-
tique. Même si, dans le contexte de
cet article, nous avons délibérément
mis l’accent sur les aspects positifs de
la vie politique dans les organisations
et la carrière, il n’en demeure pas
moins que beaucoup d’actions à car-
actère politique sont moralement con-
damnables ou s’assimilent davantage
à la politicaillerie et aux combines
qu’à la saine gestion. Chaque per-
sonne a la responsabilité de distinguer
les gestes politiques valables des
gestes politiques répréhensibles et de
choisir ceux qui lui conviennent en
fonction de ses propres valeurs et de
celles qui prévalent dans son milieu.
Ce sont là, croyons-nous, les élé-
ments d’un état d’esprit propice à
l’utilisation des habiletés politiques.
Une fois cette mentalité créée, on est
prêt à agir avec finesse et réalisme
pour avoir de l’impact autour de soi,
on est prêt à réussir dans un univers
d’êtres humains interdépendants.
Peut-être découvrira-t-on alors qu’on
maîtrise les habiletés politiques beau-
coup plus qu’on ne le croyait!
NOTES
1. L’auteure remercie Laurent Lapierre, Bertin
Giasson, Pierre B. Lesage et Carol Bélanger pour leur
lecture attentive d’une première version de cet article,
leurs commentaires et leurs suggestions. Sa reconnais-
sance va aussi à Michèle Poirier, présidente de
Michèle Poirier et associés, qui a prononcé à la
Chambre de commerce du Montréal métropolitain une
conférence des plus inspirantes sur les habiletés
politiques.
2. Cette section sur les organisations comme struc-
tures politiques s’inspire largement de Zaleznik,
Abraham, «Power and Politics in Organizational
Life», Harvard Business Review, mai-juin 1970.
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