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« Peut-être le lait du miroir
n’est-il pas bon à boire ? »
*
Grand-Hornu
Grand-Hornu
DITS18
DITS
[ petites pièces traitant d’un sujet
familier ou d’actualité ]
N°18 - ÉTÉ 2013 Publication semestrielle
du Musée des Arts Contemporains de la
Fédération Wallonie-Bruxelles au Grand-Hornu DITSn°18
[ Alice dans De l’autre côté du miroir de Lewis Carroll, 1871 ]
Peut-être
le lait
du miroir
n’est-il
pas bon
à boire ?
Publication du Musée des Arts Contemporains au Grand-Hornu
sommair e
4 L’au-delà est à l’envers par
olivier schefer
Énantiomorphisme et somnambulisme
22 Des mains fines, des yeux rieurs, des jours heureux par
laurent busine
Les Registres du Grand-Hornu de Christian Boltanski
30 Tel est pris qui croyait prendre par
denis gielen
Le cinéma dialectique de Johan Grimonprez
48 Regarder Slacker par
david evrard
Un film choral de Richard Linklater
62 Verbal Ascetism par
julien foucart
Urs Fischer
74 Donner sa langue au chat, tout l’art de la conversation par
jean-michel botquin
Notes sur Interview avec le chat de Marcel Broodthaers
86 Le sens du paradoxe par
anaël lejeune
Hreinn Frifinnsson
98 La Maison du miroir par
christophe boulanger
Entretien avec Lionel
112 La solitude d’être soi par
joanna leroy
Maria Marshall
122 Le Mythe tragique de l’Angélus de Millet par
anne delvingt
Salvador Dalí
couv. John Tenniel, illustration pour De l’autre côté
du miroir de Lewis Carroll, 1871. © ImageGlobe.
DITSn°18
« Peut-être le lait du miroir
n’est-il pas bon à boire ? »
[ Alice dans De l’autre côté du miroir de Lewis Carroll, 1871 ]
DITS 18 PAGE 2
éditorial
“Peut-être le lait du miroir n’est-il pas bon à boire ?”
exprime une inquiétude : celle d’Alice qui, en
conversation avec son chat dans le roman de Lewis Carroll, spécule sur ce qu’elle voit ou non de sa
maison et de ses objets dans le miroir du salon. À ce moment du récit, l’héroïne n’est pas encore
passée de l’autre côté du verre pour rejoindre la « Maison du Miroir » comme elle l’appelle. Au seuil
de celle-ci, devant l’image du salon inversé, elle imagine ce qui s’y trouve et qu’elle est incapable de
voir d’où elle est, à commencer par l’intérieur de la cheminée au-dessus de laquelle est placé le
miroir et qui constitue l’angle mort de sa vision…
“Peut-être les habitants du miroir n’y font-ils jamais
de feu ?”
Ces questions sont les prémisses d’une hallucination qui débutera réellement lorsque des
objets commenceront à s’animer, quand les fleurs du jardin ou les pièces du jeu d’échec se mettront à
parler. Mais pour l’instant, nous n’y sommes pas. Les animaux ne parlent pas encore. Nous n’entendons
nulles répliques du chat, pas plus d’ailleurs qu’Alice qui fait seulement mine d’en entendre. À ce
stade, le merveilleux ne relève que du simulacre, et seul existe, comme un pur fantasme, le désir
d’Alice. Ses aventures n’ont pas encore lieu, et cette absence d’action, avec l’ennui qu’elle suppose,
ouvre la porte aux spéculations les plus troublantes : si le monde du miroir est un monde inversé,
si les mots ne sont plus lisibles, si la gauche est passée à droite, alors le lait, lui aussi, a peut-être
« tourné » et ne serait plus bon à boire.
denis gielen, rédacteur en chef
Alfred Hitchcock, Suspicion,
(avec Joan Fontaine et Cary
Grant), extrait du film noir
& blanc, 1941.
© Rue des Archives/DILTZ.
DITS 18 PAGE 36
En 1980, le philosophe français Jacques Derrida publie
un livre curieux, La Carte postale de Socrate à Freud et au-delà, 
dont la première partie (plus de la moitié de l’ouvrage)
intitulée Envois se compose de lettres adressées à sa femme
entre le 3 juin 1977 et le 30 août 1979. Ces lettres qui
mélangent messages d’amour et réexions psychanaly-
tiques (souvent à décrypter par le lecteur, car Derrida
aime jouer, comme Lacan, avec les mots) sont régulière-
ment accompagnées de cartes postales. L’une d’entre elles,
représentant Socrate et Platon, revient d’une manière quasi
obsessionnelle (Derrida avoue en avoir acheté un stock...).
Il s’agit d’une enluminure du 13e siècle de Matthew Paris
trouvée à la bibliothèque d’Oxford et provenant d’un livre
de sorts, sans doute d’origine arabe. Derrida est stupéé
par cette image où Platon est placé derrière Socrate, faisant
de ce dernier le copiste du premier. Par erreur ou par
malice, le rapport générationnel des deux philosophes
semble donc avoir été inversé, avec pour conséquence
d’asseoir insidieusement dans l’histoire de la philosophie
la primauté du concept platonicien sur la « philosophie de
la nature » de penseurs comme Héraclite ou Anaxagore.
Dans sa lettre du 5 juin 1977, Derrida commente l’in-
version de rôle en délirant sur les chapeaux des deux
philosophes ; manière pour lui de considérer cette « catas-
trophe » sous l’angle du gag : “Il  s’est  trompé  ou  quoi,  ce 
Matthew Paris, trompé de nom comme de chapeau en plaçant celui 
de Socrate au-dessus de la tête de Platon, et vice versa ? Au-dessus 
de leur chapeau, plutôt, plat ou pointu, comme un parapluie cette fois.
Du nom propre comme art du parapluie. Il y a du gag dans cette 
image. Cinéma muet, ils ont échangé leurs parapluies, le secrétaire 
a pris celui du patron, le plus grand, tu as remarqué la majuscule 
de l’un, la minuscule de l’autre surmontée encore d’un petit point 
sur  le  p. Et  ensuite  une  intrigue  de  très  long  métrage...” Des
échanges de chapeaux et des jeux de mots, pour écrire
l’histoire, revoir sa tradition, et nalement mettre en œuvre
sa dialectique ?
[g. 3] Matthew Paris, Platon & Socrate, gravure, entre 1230 et 1259. Oxford, Bibliothèque bodléienne.[g. 2] Hergé, case extraite de l’album Coke en stock
(Les Aventures de Tintin), 1958. © Hergé-Moulinsart 2013.
[g. 1] Marcel Broodthaers et René Magritte, photographie
noir & blanc, 1967. Collection Musées royaux des Beaux-Arts
de Belgique, Bruxelles. © Maria Gilissen/SABAM Belgium
2013 © Ch. Herscovici/SABAM Belgium 2013.
Tel est pris
qui croyait
prendre.
Johan
Grimonprez
DITS 18 PAGE 86DITS 18 PAGE 86
Hreinn
Frifinnsson
Texte de
Anaël Lejeune
Hreinn Frifinnsson
“Passer de l’autre côté du miroir,
c’est passer du rapport de désignation
au rapport d’expression – sans s’arrêter
aux intermédiaires, manifestation, signification.
C’est arriver dans une région où le langage
n’a plus de rapport avec des désignés,
mais seulement avec des exprimés,
c’est-à-dire avec le sens.
[ Gilles Deleuze,
Logique du sens
, 1969 ] 1
Dès le début des années 1970, Hreinn Frifinnsson s’inscrit dans la mouvance
internationale de l’art conceptuel dont il exploite de manière exemplaire
certaines des plus illustres stratégies.
Reste que certaines œuvres de l’artiste n’en défient pas moins la logique ou la
rationalité que semble garantir au premier regard la rigueur de ses dispositifs.
Osons alors l’hypothèse que c’est précisément à la faveur des déplacements
qu’il opère par rapport à l’acception dominante de la tendance conceptuelle
qu’adviennent ces échappées hors raison. Pour en prendre la mesure, des
récits comme ceux de Lewis Carroll, et plus encore les méditations théoriques
dont ces textes sont gros, ne se révèlent certainement pas plus mauvais guides
qu’un autre, tant s’en faut.
Hreinn Frifinnsson, Untitled,
photographie couleur, 57 x 50 cm,
détail du diptyque, 2001. Courtesy
de l'artiste et Galerie Meessen
De Clercq, Bruxelles.
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