L’effondrement soudain des communautés de pollinisateurs. Le déclin brutal des colonies d’abeilles et des autres pollinisateurs nous étonne, alors que nous avons l’impression que les conditions environnementales ne se sont pas dégradées aussi brusquement. Quelles peuvent bien être les causes d’un changement aussi soudain ? Une théorie récente d’écologie mathématique apporte des éléments de réponse à cette question. Lorsque des espèces sont reliées entre elles par un réseau dense de relations mutualistes, leur capacité à résister à des conditions défavorables en est renforcée dans un premier temps; mais, lorsqu’un niveau critique est atteint, les populations s’effondrent brutalement. Explications. Tâchons de faire le lien entre les mathématiques et la biologie des pollinisateurs, et d’en tirer les conséquences quant aux conditions nécessaires pour inverser leur déclin. Topologie des communautés plantes – pollinisateurs La majorité des plantes à fleurs dépend des animaux, et plus particulièrement des insectes pour leur pollinisation. Plantes et pollinisateurs retirent un avantage de cette association; leurs interactions forment ce qu’on appelle un réseau mutualiste1, à la différence des relations entre prédateurs et proies, qui forment un réseau antagoniste. Une abondance de plantes cause une abondance de pollinisateurs, qui à son tour accroît l’abondance de plantes. C’est la topologie du réseau mutualiste qui est déterminante dans le processus de déclin des pollinisateurs, c’est-à-dire le nombre d’interactions et la façon dont elles sont arrangées, Pour analyser la topologie du réseau, on peut la représenter sur un diagramme à 2 dimensions en mettant les plantes sur l’axe horizontal et les pollinisateurs sur l’axe vertical ; chaque carré noir représente l’interaction entre 1 plante et 1 pollinisateur. La connectance2 représente le nombre ou la densité des relations : c’est le pourcentage des relations observées (le nombre de carrés noirs) sur la totalité des relations possibles (le nombre total des carrés = nombre de plantes X nombre de pollinisateurs analysés). Un haut degré de connectance est obtenu par des plantes et des pollinisateurs généralistes, lorsque les plantes peuvent être pollinisées par un grand nombre de pollinisateurs, et que ceux-ci butinent un grand nombre d’espèces de plantes. Un faible degré de connectance est obtenu par des plantes et des pollinisateurs qui ont développé une grande spécialisation mutuelle au cours de leur évolution. Dans le cadre d’une communauté plantes – pollinisateurs, la connectance est notamment limitée par certains facteurs physiques comme la simultanéité entre période de floraison et période de vol, profondeur de la corolle et longueur de la langue. L’emboîtement3 est le concept utilisé pour mesurer la forme que prennent ces relations. Un haut degré d’emboîtement est obtenu quand la composition des plus petits assemblages est un sousensemble de celle des plus grands assemblages (les relations s’emboîtent les unes dans les autres comme des poupées russes). Autrement dit dans nos communautés plantes – pollinisateurs, un haut 1 En anglais : mutualistic network En anglais : connectance ; rapport entre le nombre réel de liaisons trophiques qui existent entre les différentes espèces d'un réseau trophique et le nombre théorique maximum (ref : http://www.conservation-nature.fr / Glossaire) 3 En anglais : nestedness 2 Page 1 degré d’emboîtement est obtenu quand les relations formées par les espèces plus spécialisées ont tendance à former un sous-ensemble de celles formées par les espèces plus généralistes. Pour représenter l’emboîtement sur notre diagramme et en obtenir une compréhension plus intuitive, on range plantes et pollinisateurs selon l’ordre croissant de leurs interactions ; la plante butinée par le plus grand nombre d’espèces de pollinisateurs se trouve à gauche sur l’axe horizontal, le pollinisateur butinant le plus grand nombre d’espèces de plantes se trouve en haut sur l’axe vertical. Quand les relations sont représentées de cette façon, un haut degré d’emboîtement s’exprime par une grande concentration de présences dans le triangle en haut à gauche du diagramme (fig. 1 droite) ; un faible degré d’emboîtement ou structure aléatoire s’exprime par une répartition des présences dans tout le graphique (fig.1 gauche) Figure 1 (de ref. [1]) Il existe deux méthodes de calcul du degré de connectance qui utilisent des formules mathématiques assez complexes mais dont les résultats ne divergent pas beaucoup. Un haut degré de connectance est fréquemment observé dans la nature, aussi bien pour les réseaux mutualistes que pour les réseaux antagonistes, quelle que soit la méthode de calcul appliquée. La question sensible est donc « Quels sont les mécanismes qui génèrent un modèle emboîté ? » Comment peut-on expliquer la présence de modèles emboîtés de communautés plantes – pollinisateurs ? Une première explication est sans doute qu’il est plus facile à une espèce d’être généraliste que spécialiste, ce qui fait que la spécialisation réciproque est assez rare. Un nouvel insecte arrivant dans un environnement a plus de chances de survie s’il peut butiner un grand nombre de plantes différentes ; une nouvelle plante a plus de chances de survie si elle peut être fécondée par un grand nombre de pollinisateurs différents. Une autre explication possible tient à la complexité des relations entre les espèces et à leur effet net. En première approche, les plantes comme les pollinisateurs ont entre eux un effet net négatif dû à la compétition : les plantes sont en compétition entre elles pour attirer les pollinisateurs, les pollinisateurs sont en compétition entre eux pour trouver leur provende. Page 2 Mais un effet indirect positif peut se produire quand plusieurs espèces interagissent entre elles. Lorsqu’une plante est pollinisée par plusieurs espèces d’insectes, l’absence occasionnelle d’une espèce ne sera pas dramatique puisqu’elle pourra être fécondée par d’autres espèces. Ce peut être le cas par exemple suite à une impossibilité de butiner durant la floraison à cause du mauvais temps, ou à l’absence d’une espèce de butineuses consécutive à une maladie ou un empoisonnement. De même, lorsqu’un insecte butine plusieurs espèces de plantes, l’absence occasionnelle d’une floraison ne sera pas dramatique puisqu’il pourra butiner d’autres espèces de fleurs. On pense par exemple à une absence de floraison due à des gelées tardives ou d’autres circonstances atmosphériques, à une mauvaise synchronisation entre périodes de vol et de floraison, à la destruction des fleurs par fauchage hâtif ou herbicides. Dans tous ces cas, les fleurs généralistes ont plus de chances d’être butinées et les pollinisateurs généralistes de trouver leur nourriture malgré le handicap, ce qui favorisera les uns et les autres dans un prochain cycle. On peut donc considérer que plantes et pollinisateurs coopèrent entre eux pour assurer la pérennité de leur environnement. L’analyse des interactions dans de grands réseaux est cependant extrêmement complexe et doit être poursuivie. Résilience, état stable et hystérésis. Les études théoriques montrent que la connectance et l’emboîtement des réseaux mutualistes plantes – pollinisateurs augmentent la capacité de résistance des espèces face à un stress ou facteur négatif. Dans un réseau avec un faible degré de connectance et d’emboîtement, un facteur de déclin fait disparaître successivement les différentes espèces avant l’extinction finale de la communauté (fig. 2 au-dessus). Dans un réseau doté d’un haut degré de connectance et d’emboîtement, les espèces résistent d’abord au facteur négatif avant de disparaître brutalement toutes ensemble (fig. 2 en-dessous) La résilience est la capacité d’un système, d’un milieu, d’une population à résister à un facteur de changement et à retrouver son équilibre antérieur. Figure 2 (de ref. [1]) Page 3 Il est important de noter ici que la plus grande résilience, c’est-à-dire une résistance plus longue à la perturbation, s’accompagne d’un effondrement brusque de toutes les espèces lorsqu’un certain niveau de stress est atteint ; c’est bien ce qui nous inquiète actuellement avec nos butineuses. Il faut noter également que, en raison de la disparition brutale de toute la communauté, la résilience est caractérisée par un manque de signaux précoces d’avertissement. La résilience peut également se définir comme la capacité d’un système à maintenir un état stable. Un environnement peut avoir plusieurs états stables différents. Figure 3 (de ref. [3]) Un état stable peut se représenter par un graphique avec des collines et des vallées ; les vallées sont les multiples états stables possibles avec leur bassin d’attraction ; les collines représentent les perturbations majeures au-delà desquelles on passe dans un autre état stable (fig.3) S’il nous est difficile d’imaginer ce que sera un nouvel état stable sans fleurs ni pollinisateurs, nous pouvons prendre l’exemple d’un aquarium, bien connu par tous les aquariophiles (cet exemple s’applique aussi aux étangs, lacs, rivières, fleuves et mers fermées). Dans l’état stable souhaité, un aquarium est un récipient d’eau cristalline, avec une végétation abondante et des poissons colorés en bonne santé. Cet environnement une fois stabilisé résiste assez bien à l’apport de nutriments à condition de le nettoyer régulièrement et de changer une partie de l’eau ; au plus grand l’aquarium, au plus forte la résilience. Mais lorsqu’une barre est franchie et que la charge en nutriments dépasse une certaine limite, l’aquarium change du tout au tout : l’eau devient turpide, les algues et le phytoplancton se développent de manière exponentielle, les plantes et les poissons périclitent ; c’est ce qu’on appelle l’eutrophisation. Un nouvel état stable mais indésirable est atteint ; il est alors très difficile de revenir à l’état stable original souhaité, et un simple changement d’eau est tout à fait insuffisant. La différence entre les conditions pour passer d’un état vers un autre et pour revenir ensuite à l’état original est appelée hystérésis. L'hystérésis (ou hystérèse) est la propriété d'un système qui tend à demeurer dans un certain état quand la cause extérieure qui a produit le changement d'état a cessé.4 Figure 4 (de ref. [3]) Concrètement, une fois atteint un certain point de rupture, il devient très difficile de revenir à l’état antérieur. Conclusions 1. Cette théorie donne un cadre logique à la disparition brutale des insectes butineurs. Il devient plus difficile de la nier au prétexte qu’elle serait invraisemblable. 2. Les responsabilités sont déplacées du plus récent facteur de stress dont l’apparition a plus ou moins coïncidé avec l’observation du déclin (les insecticides néonicotinoïdes) vers l’ensemble des facteurs de stress (les pesticides, les pratiques agricoles intensives, la disparition des milieux naturels, les maladies et parasites importés). Leurs conséquences se marquent aujourd’hui avec retard mais 4 Wikipédia Page 4 brutalement parce qu’elles atteignent globalement un seuil critique. L’hypothèse d’une cause multifactorielle structurelle en est renforcée. 3. Il est urgent d’inverser la tendance le plus rapidement possible avant qu’un nouvel état stable mais indésirable ne soit atteint ; il sera beaucoup plus difficile encore de restaurer un environnement propice lorsqu’un grand nombre de pollinisateurs et de plantes à fleurs auront disparu. 4. Il ne faut cependant pas s’attendre à des résultats rapides : le niveau critique est déjà atteint en de nombreux endroits ! Les actions multiples entreprises pour améliorer la situation des abeilles ont cependant du sens ; elles doivent être poursuivies et amplifiées. L’interdiction très partielle récente des néonicotinoïdes ne sera sans doute pas suivie d’effets rapidement identifiables ; ce n’est pas une raison pour réduire les efforts : c’est l’ensemble de la pression sur les pollinisateurs qu’il faut réduire significativement ! 5. Il est indispensable de continuer les études afin de mieux relier l’écologie mathématique à la réalité de la vie, et de mieux comprendre ce phénomène de disparition des abeilles. Michel Fraiteur Février 2015 Références 1. J. J. Lever, E.H. van Nes, M. Scheffer, J. Bascompte; “The sudden collapse of pollitor communities”, Ecology Letters, 2014 17:350-359 2. L.N. Joppa, J. M. Montoya, R. Solé, J. Sanderson, S.L. Pimm; “On nestedness in ecological networks”, Evolutionary Ecology Research, 2010 12:35-46 3. M. Scheffer, S. Carpenter, J.A. Foley, C. Folkes, B. Walker; “Catastrophic shifts in ecosystems”, Nature 10/2001 Vol 413 4. W. Ulrich, M. Almeida-Neto, N.J. Gotelli; “A consumer guide to nested analysis”, Oikos, 2009 118:3-17 Page 5