La démonstration

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La d émonst rat ion
La philosophie de la démonstration mathématique
Alain Chauve
Philopsis : Revue numérique
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Dans l’Introduction à la philosophie mathématique (1919), au
chapitre I, Bertrand Russell fait la distinction entre, d’un côté, la
mathématique ordinaire, celle qui part d’objets mathématiques simples et
élémentaires pour construire des objets de plus en plus complexes et s’élever
aux mathématiques supérieures et, d’un autre côté, ce qu’il appelle la
philosophie mathématique, qui se tourne vers les principes et notions
fondamentales pour les élucider et les élaborer mathématiquement. Russell
prend l’exemple du début même des mathématiques : « Quand les anciens
géomètres grecs passèrent des règles empiriques de l’arpentage égyptien aux
propositions générales dont ils découvrirent qu’elles permettaient de justifier
les premières, puis de là aux axiomes et postulats d’Euclide, ils faisaient de
la philosophie mathématique […] ; mais une fois découverts les axiomes et
les postulats, leur utilisation dans des déductions, comme on le voit chez
Euclide, appartient aux mathématiques au sens ordinaire » 1. Ce propos
caractérise assez bien le processus de mise en œuvre et d’élaboration de la
notion de démonstration dans les mathématiques en attirant l’attention sur
l’exigence philosophique qui gouverne ce processus. Nous nous proposons
de le montrer sur l’exemple de la géométrie.
On a dit que la géométrie trouvait son origine dans l’arpentage que
l’on pratiquait dans l’Egypte des Pharaons pour redistribuer les lots de terre
1
Introduction à la philosophie mathématique, trad. François Rivenc, éd.Payot,
1991, pp. 36-37.
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© Alain Chauve, Philopsis 2006
1
après les crues du Nil. Mais il faut dire aussi, en reprenant une célèbre
distinction que faisait G. Canguilhem, que, si c’est peut-être son origine, ce
n’est pas encore son commencement. Ce commencement est grec. C’est en
effet avec la démonstration que commence la géométrie. Les prêtres
égyptiens ne connaissaient que des règles empiriques, des procédés
d’arpenteurs. Ils savaient par exemple que l’on obtenait un angle droit
lorsqu’on construisait un triangle dont les côtés sont comme 3, 4, et 5. Les
Grecs, eux, en savaient plus, et le savaient autrement. La tradition, en
l’occurrence Diogène Laërce, nous dit que le premier géomètre fut Thalès
(vers 580 ?). Il aurait formulé une proposition générale sur la construction
des triangles rectangles, une proposition qui exprime une loi géométrique de
construction d’une figure : « Il inscrivit dans un cercle le triangle rectangle
et pour cette découverte immola un bœuf ». Plus exactement, il s’agit de
l’inscription du triangle rectangle dans le demi-cercle dont le diamètre est le
côté opposé à l’angle droit. Le doxographe ne nous dit pas ce qui justifie
cette proposition et d’où elle vient, mais il n’est pas difficile de restituer la
démonstration.
Admettons que l’on a déjà démontré que la somme des angles d’un
triangle vaut deux angles droits – on attribue cette démonstration à
Pythagore – et considérons le triangle ABC, inscrit dans le demi-cercle de
centre O.
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2
Un autre exemple célèbre est celui de la duplication du carré dont la
démonstration fut donnée, dit-on, par Pythagore et que Platon met en scène
dans le Ménon. Pour démontrer que le carré qui a pour côté la diagonale AC
d’un carré donné ABCD aura la surface double de ce dernier, on construit la
figure et l’on compte les triangles égaux pour constater qu’il y en a deux
dans le carré donné (ABC et ACD) et quatre dans le carré construit (A B C,
A B A’, A’ B C’ et C’ B C)
Sous cette forme rudimentaire, la démonstration consiste à montrer
quelque chose sur une figure. Toutefois, il ne s’agit pas d’une figure que l’on
trouverait parmi les choses que l’on peut observer. La figure que l’on montre
est une figure que l’on a construite et qui n’apparaît qu’avec cette
construction. Et pour montrer quelque chose sur cette figure, il ne s’agit pas
de la regarder, même avec attention, pour tenter de l’y apercevoir, mais il
s’agit de raisonner sur elle, en particulier d’établir des égalités entre ses
éléments. Nous dirons que, au début de la géométrie, la démonstration
consiste à montrer non en observant et en regardant, mais en construisant
une figure pour pouvoir raisonner sur la construction. L’objet géométrique
n’est pas ce qu’on fait apparaître visuellement mais une figure qu’on se
représente dans l’esprit et qui est comme à l’arrière-plan de la figure qu’on
trace. Platon disait que cet objet est « supposé » (République VI, 510 b-e) et
que, par exemple, sous le carré qu’on trace, il y a le « carré en soi ». En
faisant son apparition dans le champ de la géométrie, la notion de
démonstration exige que l’on distingue et sépare les choses mathématiques,
que l’on conçoit et que l’on forme par la pensée, des choses concrètes et
« visibles » que l’on peut observer autour de nous. D’emblée la notion de
démonstration est solidaire d’une conception philosophique de la nature des
choses mathématiques, de sorte que toucher à cette notion, c’est modifier
cette conception. Et c’est justement ce qui va arriver.
Cette démarche démonstrative, à laquelle nous devons les premières
lois géométriques, reste pourtant insatisfaisante, car si l’on comprend bien
qu’il fait avoir recours à des constructions et non à des observations, en
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revanche, la nécessité de la construction qu’il faut faire pour démontrer
n’apparaît pas. On a le sentiment que le géomètre doit inventer cette
construction, qu’il doit la trouver par lui-même, en tâtonnant ou en
réfléchissant ou par une sorte d’inspiration, comme Thalès le taciturne au
pied de la pyramide. Peut-on admettre que la nécessité objective de la
démonstration soit ainsi livrée à la contingence subjective de celui qui en a
l’idée ? La démonstration ne serait alors qu’une « opération extérieure »,
pour parler comme Hegel, dans le Préface de la Phénoménologie de l’esprit,
un moyen de mettre en évidence un résultat, mais un moyen qui reste un
appareil démonstratif extérieur, un « mode de présentation » d’arguments
mathématiques propres à convaincre et à se convaincre soi-même qu’une
figure a bien telle ou telle propriété. Qu’on ait l’idée de la construction ou
qu’on nous la souffle – comme fait Socrate avec le petit esclave dans le
Ménon – « on a à obéir aveuglément à cette prescription de tirer précisément
ces lignes […] sans rien savoir d’autre et en ayant confiance que cela servira
bien à la conduite de la démonstration »2. On voudrait pourtant comprendre
à quelle nécessité, à quelles règles obéissent les constructions qu’on peut et
qu’on doit faire pour démontrer. On voudrait passer des lois géométriques –
tel ou tel théorème qu’on démontre – aux lois de la géométrie – les principes
et les notions qui norment les démonstrations. On voudrait passer des lois
qu’on démontre à celles qui permettent de les démontrer.
Euclide a été probablement le premier à répondre à cette exigence. Sa
géométrie se présente comme un système déductif où l’on distingue d’abord
les raisonnements qu’on tient et les choses sur lesquelles on raisonne. Les
raisonnements obéissent au principe de contradiction auquel toute
démonstration se ramène « comme à son ultime vérité », avait dit Aristote, à
savoir : « il est impossible que l’affirmation et la négation soient vraies et
fausses en même temps » (Métaphysique, 3). Enoncé sous cette forme, ce
principe a une valeur générale ; il vaut pour « tout être en tant qu’être » et
s’impose à chaque « science » sous une forme particulière dans son domaine
propre. En géométrie, où il s’agit de « grandeurs », Euclide formule donc 9
« axiomes »3 (« notions communes ») qui expriment l’exigence de non
contradiction dans le domaine des grandeurs (par exemple, « les grandeurs
égales à une même grandeur sont égales entre elles », ou encore : « le tout
est plus grand que la partie »). Les choses sur lesquelles on raisonne font
l’objet de définitions, par exemple celle du point : « le point est ce qui n’a
pas de parties », ou celle de la droite : « la ligne droite est celle qui est
interposée également entre ses points ». Euclide cherche à évoquer les
choses mathématiques en voulant éviter qu’on les confonde avec des choses
concrètes. Il en parle comme de choses abstraites dont il ne peut pas même y
2
Préface et Introduction de la Phénoménologie de l’esprit, trad. Bernard
Bourgeois (légèrement modifiée), éd. Vrin,1997.
3
Liste des définitions, axiomes et postulats dans Introduction à l’histoire des
sciences, 1. Eléments et instruments. Textes choisis, éd. Classiques Hachette,
1970, pp. 43-46.
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avoir d’image sensible : un point n’est pas la trace que laisse une pointe sur
un support ; ce serait plutôt une sorte de « monade ». La ligne droite n’est
pas l’alignement rectiligne de l’arête d’un mur ou d’une corniche.
On a ainsi clarifié le discours du géomètre, sa syntaxe et ses notions.
On sait en quels termes exacts il faut parler des choses géométriques ; on sait
qu’il faut s’en tenir strictement aux termes dans lesquels elles sont définies
et l’on sait qu’il faut les considérer sans introduire des représentations
étrangères aux termes que l’on utilise. Reste qu’il faut maintenant expliciter
non seulement la manière de parler des choses géométriques mais aussi la
manière de les former intellectuellement dans l’esprit. C’est ce que va faire
Euclide. Il va ramener les constructions géométriques à quelques règles
fondamentales qui norment tous les procédés de construction de figures.
Tous en effet se ramènent à trois actes intellectuels fondamentaux qui
constituent la pensée géométrique. Euclide demande qu’on les admette eux
et eux seuls, aussi les appelle-t-il des postulats. Il demande qu’on puisse 1/
« conduire une droite [et une seule !] d’un point quelconque à un point
quelconque », 2/ « prolonger indéfiniment, selon sa direction, une droite
finie », 3/ « d’un point quelconque et avec un intervalle quelconque, décrire
une circonférence de cercle ». On aura reconnu l’utilisation de la règle et du
compas exprimée de façon abstraite (il ne s’agit pas d’expliquer la manière
d’utiliser une règle pour tirer un trait ou un compas pour tracer une
circonférence). Les démonstrations devront ainsi faire appel à ces postulats
qui imposent d’effectuer des constructions à la règle et au compas.
Il y a trois autres postulats, mais le quatrième et le sixième peuvent
être rattachés aux autres. Par contre le cinquième, comme on sait, va poser
un problème. Il ne semble pas être de même nature que les trois premiers. Ce
postulat concerne le parallélisme : « Si une droite, tombant sur deux droites,
fait les angles intérieurs du même côté plus petits que deux droits, ces droites
prolongées à l’infini se rencontrent du côté où les angles sont plus petits que
deux droits ».
Soit la droite AB perpendiculaire à la droite BC. L’angle ABC est droit. Si
l’angle BAD est plus petit qu’un angle droit, la somme des angles ABC et
BAD est plus petite que deux droits, et les droites AD et BC seront sécantes
du côté de D et C. Ce postulat sous-entend que, dans le cas où l’angle BAD
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serait droit, et dans ce cas seulement, les deux droites ne seront pas sécantes.
Quoi que ce ne soit pas dit explicitement, on convient d’admettre que c’était
bien là ce que l’on voulait dire : par un point extérieur à une droite on ne
peut construire qu’une et une seule parallèle à cette droite. Ce type de
postulat est bien différent des autres. Il fait plutôt état du résultat d’une
construction particulière que de la façon de faire des constructions en
général, et il énonce ce résultat sous la forme d’une règle de construction.
Résumons maintenant la situation et essayons de caractériser ce qui
s’est passé. Avec Euclide, la géométrie a explicité les lois auxquelles
obéissent les constructions qui servent à démonter une loi géométrique. On
est passé des lois géométriques que l’on démontre aux lois de la géométrie
avec lesquelles on fait ces démonstrations ; on a explicité les lois de la
pensée géométrique, les lois de la démarche démonstrative en géométrie.
Russell, dans la citation donnée au début, avait tout à fait raison de parler de
« philosophie mathématique ». Cette élaboration de la géométrie comporte
en effet trois aspects : elle se tourne vers les principes et notions
fondamentales de la géométrie ; elle clarifie la signification mathématique de
la géométrie ; elle fait apparaître un présupposé philosophique. Les deux
premiers aspects peuvent être aisément aperçus. On voit bien que
l’élaboration euclidienne de la géométrie conduit à expliciter et à codifier la
pensée géométrique elle-même, c’est-à-dire ce qui fait d’elle une géométrie.
Elle rend intelligible non seulement les objets du savoir géométrique mais
aussi le savoir de ces objets. Jusqu’alors le géomètre étudiait les propriétés
des objets géométriques en faisant spontanément appel à la considération de
points, de lignes, de plans, etc., sans trop s’interroger sur ce que c’est que
point, droite, plan, angle, etc. Euclide met à jour, précise et fixe ces notions
et les règles fondamentales qui gouvernent leur utilisation dans des
constructions. Du coup, la signification mathématique de la géométrie
devient plus claire. On passe de la considération des figures où l’on voyait
l’image des choses géométriques à la considération des grandeurs
constructibles à la règle et au compas dans l’espace. Les possibilités de
constructions sont exprimées par les postulats, les règles de raisonnement sur
des grandeurs par des axiomes. Ces possibilités et ces règles qui constituent
la pensée géométrique passent au premier plan, de sorte que c’est la méthode
qui détermine l’objet, qui délimite le champ de la géométrie et qui limite ses
possibilités démonstratives. La géométrie d’Euclide est impuissante devant
des problèmes insolubles par des constructions à la règle et au compas : le
problème de Délos (l’île du dieu Apollon qui demande qu’on lui édifie un
autel deux fois plus grand. C’est le problème de la duplication du cube), le
problème de la trisection de l’angle et le problème des quadratures
(Archimède le maîtrisera par la méthode d’exhaustion qui n’est plus celle de
« l’application des aires » qui caractérise la géométrie d’Euclide).
Qu’en est-il du troisième aspect, le présupposé philosophique ? C’est
l’analyse que fait Kant du fondement de la géométrie qui le fait le plus
nettement apparaître. La géométrie procède par « construction de concepts »,
c’est-à-dire que pour démontrer, il faut procéder à des constructions. Au
concept d’un objet géométrique – c’est-à-dire à sa définition – il faut
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associer une construction et c’est sur cette construction qu’il faut raisonner,
car si l’on se contente de raisonner sur la définition toute seule pour essayer
d’en déduire quelque chose, on n’arrivera à rien. On ne peut pas déduire de
la définition du triangle, par exemple, la somme de ses angles sans raisonner
sur la construction de la figure. Pour démontrer, il faut construire. Or pour
construire, il faut se donner une représentation de l’objet géométrique (Kant
dit une « intuition »). Puisqu’on se donne cette représentation en
construisant, il s’agit d’une représentation a priori, qui ne nous est pas
donnée par ce qu’on observe ou ce qu’on constate. Ce ne saurait être la
représentation empirique du tracé d’une figure. Il ne peut s’agir que de la
représentation que nous en avons dans l’espace, c’est-à-dire dans une
« intuition pure » comme dit Kant, où il est fait abstraction des choses
concrètes que l’on peut voir dans l’espace qui nous entoure, mais où l’on se
représente l’étendue elle-même. Cette représentation est la condition ultime
de la géométrie. Kant soutient en effet que les axiomes et les postulats tels
que « le tout est plus grand que la partie », « entre deux points on ne peut
mener qu’une ligne droite », etc., relèvent d’un principe dit
« mathématique » que Kant appelle « axiome de l’intuition » et qui énonce
que « toutes les intuitions sont des grandeurs extensives » (on ne peut se
représenter quelque chose que sous la forme d’une grandeur dans l’espace).
Ce principe, bien que qualifié de « mathématique », n’est pas lui-même un
axiome des mathématiques ; il est, précise Kant, « le fondement de la
possibilité des axiomes » en vertu duquel « ces axiomes mêmes […] ne sont
admis dans la mathématique que parce qu’ils peuvent être représentés dans
l’intuition » [pure]4. Les propriétés des objets géométriques ne sont
accessibles que dans une intuition pure, celle de l’espace, fondement des lois
qui gouvernent les procédures géométriques de construction. Cette intuition
pure commande des actes de représentation et est constitutive de la
possibilité et du pouvoir qu’a notre esprit d’avoir des représentations. La
géométrie se trouverait donc fondée dans une intuition pure qui oblige le
géomètre à se soumettre aux exigences fondamentales de la représentation.
Au discours du géomètre est imposée une condition : on exige qu’il ne soit
pas seulement déductif, mais qu’il se soumette aux possibilités d’une
représentation. Démontrer, c’est construire, construire, c’est se représenter
quelque chose. La démonstration exige une représentation.
Peut-être cinq ans après la seconde édition de la Critique de la raison
pure, si l’on en croit Gauss, à coup sûr vers 1824, les géomètres se tournent
à nouveau vers les principes de la géométrie et ses procédures
démonstratives. Euclide avait bien dégagé la pensée géométrique sousjacente aux démonstrations par construction de figures, mais il n’avait pas
pris cette pensée elle-même pour objet de la géométrie. C’est au contraire ce
que vont faire Gauss, Bolyai et Lobatchevski. Il ne s’agit plus de démontrer
quelque chose à l’aide d’un postulat qui commande une construction
4
Critique de la Raison pure, introduction, trad. Jules Barni, revue par P.
Archambault, éd. G F. Flammarion, p. 68
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géométrique, mais d’essayer de démontrer le postulat lui-même qui sert à
démontrer. Le moyen de démonstration est pris comme objet de
démonstration, de sorte que, au bout du compte, c’est la démonstration
géométrique qui finira par devenir l’objet de la géométrie. De là va naître
une nouvelle conception de la géométrie. En attendant d’en arriver là, le
sentiment sera que l’on assiste à l’apparition déconcertante d’une nouvelle
géométrie. À celle-ci, Gauss donne le nom de « géométrie noneuclidienne ». Elle part de l’idée que d’un point extérieur à une droite, il y a
plusieurs droites « non-sécantes » qui ne couperont pas cette droite.
Lobatchevski, par exemple, reprenant la construction correspondant à la
formulation du cinquième postulat, raisonne de la façon suivante :
D’un point A extérieur à une droite BC on abaisse la perpendiculaire
AD à cette droite. De A on tire une droite AE perpendiculaire à AD. Dans
l’angle droit EAD, ou bien toutes les droites partant de A dans la direction
de C et E rencontrent la droite DC, comme par exemple AF, ou bien
quelques unes, comme AE, ne rencontrent pas DC. Et Lobatchevski ajoute :
« dans l’incertitude si la perpendiculaire AE est la seule droite qui ne
rencontre pas DC, nous admettrons la possibilité qu’il existe encore d’autres
lignes telles que AG, qui ne coupent pas DC, quelque loin qu’on les
prolonge »5. À quoi tient cette « incertitude » qui fait envisager qu’il pourrait
bien y avoir d’autres droites qui ne coupent pas DC ? Elle tient au fait que,
comme nous l’avons signalé, le cinquième postulat ne formule pas, comme
font les autres, une règle qui exprime la possibilité d’effectuer une
construction, mais formule une règle qui enveloppe tacitement une
affirmation sur le résultat d’une construction (la perpendiculaire AE sera la
seule droite qui ne coupera pas DC).
Le développement de cette idée géométrique sur la possibilité de
construire d’autres droites non-sécantes a donné lieu, au moment où elle est
apparue, à une interprétation mathématique et philosophique que nous ne
pouvons plus admettre. Du point de vue mathématique, Gauss, comme on l’a
dit, voyait dans cette géométrie une « géométrie non-euclidienne ». Du point
5
Introduction à l’histoire des sciences, 2. Objet, méthodes, exemples. Textes
choisis, éd. Classiques Hachette, 1971, pp. 114-115
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de vue philosophique, Bolyai y voyait une création qui égale le géomètre à
Dieu lui-même. Il a eu en effet cette déclaration stupéfiante qu’on peut lire
dans une lettre adressée à son père en 1823 : « j’ai tiré du néant un nouvel
univers »6. Pourquoi une telle interprétation ? Parce qu’aux yeux de ces
géomètres, la géométrie passe toujours pour être une représentation de
l’espace, conformément à ce que soutenait Kant. Plus précisément, celui-ci
faisait de l’intuition pure de l’espace le fondement de la géométrie. Or,
puisque cette intuition pure était, en outre, selon Kant, une forme a priori de
la sensibilité, la représentation géométrique de l’espace devait forcément être
la représentation (pure) que nous avons a priori de l’espace réel. C’est
pourquoi la question de la vérité de la représentation d’un espace « noneuclidien » semblait se poser : est-ce l’espace euclidien ou l’espace de la
nouvelle géométrie qui est l’espace réel, celui qui « a lieu dans la réalité »
(Bolyai) ? Bolyai tenait qu’il s’agit d’un espace réel, donc d’un nouvel
univers ; Lobatchevski tenait qu’il s’agit d’une « géométrie imaginaire ».
Gauss hésitait et voulait, en quelque sorte, qu’on mesure l’univers pour
savoir ce qu’il en est, en vérifiant par des triangulations si, à de grandes
distances, la somme des angles d’un triangle vaut toujours deux angles
droits ! Le ridicule de ces attitudes nous saute aux yeux, car nous ne voyons
plus du tout les choses de cette façon. D’abord, d’un point de vue
mathématique, l’expression de « géométrie non-euclidienne » n’est pas très
heureuse. Elle semble signifier que cette géométrie contredit une géométrie
euclidienne. Or il n’en est rien. Elle veut dire au contraire que la négation du
postulat d’Euclide ne contredit pas les autres axiomes et postulats euclidiens,
de sorte que si la géométrie non-euclidienne était contradictoire, la
géométrie euclidienne le serait aussi. Quand on parle de géométrie noneuclidienne, on veut simplement dire que le postulat euclidien sur les
parallèles est indépendant des autres postulats et des axiomes, et rien d’autre.
Ensuite, d’un point de vue philosophique, nous ne nous demandons plus si le
postulat sur l’unicité de la parallèle est vrai ou faux ; nous ne nous
interrogeons plus sur la vérité ou le caractère imaginaire de la nouvelle
géométrie. Celle-ci a pour nous une tout autre signification : elle oblige à
abandonner l’idée même que la géométrie serait une représentation de
l’espace – réel ou imaginaire - , cette représentation fût-elle une intuition
pure.
Dans une géométrie, il n’y a pas de représentation de l’espace ; il y a
une structure de l’espace. Une géométrie est en effet une axiomatique où
l’on a fait abstraction de toute représentation et où le mot « espace » désigne
une structure, c’est-à-dire un système d’axiomes et de déductions.
Axiomatiser une théorie consiste à formuler rigoureusement des propositions
premières en ce sens précis qu’elles sont celles qui permettent de déduire
des théorèmes sans avoir à considérer la nature des objets de la théorie. On
appelle « axiomes » ces propositions premières, mais ce mot n’a plus le sens
restreint que lui donnait Euclide. On appelle « démonstration » la pure
déduction de théorèmes à partir des axiomes. Cela signifie que, dans les
6
Id. p. 118
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démonstrations, on fait abstraction des représentations des objets
géométriques que semble évoquer le discours de la géométrie ou que nous en
donneraient des constructions dans l’espace, ces représentations seraientelles pures et a priori. On s’en tiendra strictement à ce qu’on peut déduire
des axiomes d’après les règles de la seule syntaxe logico-mathématique du
discours géométrique. Il faut comprendre que, lorsque le géomètre parle
d’un espace, il parle d’un pur concept mathématique, c’est-à-dire d’un
système d’axiomes et de relations logiques de déductibilité de propositions à
partir de ces axiomes. Il ne parle pas d’une intuition pure qui serait, au
surplus, une forme a priori de la représentation objective. Il n’envisage plus
les possibilités de constructions pures qu’autorise cette forme intuitive, mais
il envisage les possibilités de pures déductions de propositions en vertu de la
forme logique et de la syntaxe du discours géométrique. Dans une géométrie
axiomatisée, on a substitué la déduction à la construction ; il n’est plus
question d’en appeler à une intuition pure, mais on devra s’en tenir à de
pures déductions. À ce qui est constructible, on a substitué ce qui est
déductible dans la syntaxe du discours géométrique.
Ainsi, par exemple, à la considération de droites et de parallèles on
substitue la considération de la syntaxe des expressions avec lesquelles on
parle de parallélisme. Considérons le cas d’un ensemble E à quatre éléments
a, b, c, d : E = a, b, c, d. Considérons les couples (a, b), (a, c), (a, d), (b, c),
(b, d), (c, d). Notons D, D’, etc, des couples distincts. Adoptons le mot
« plan » pour désigner cet ensemble E, le mot « point » pour ses éléments et
le mot « droite » pour les couples. Formulons maintenant deux axiomes pour
doter cet ensemble d’une structure :
Axiome 1 (on l’appelle axiome d’incidence) : si l’intersection de D et
D’ contient au moins deux éléments distincts, alors D = D’. Nous venons de
dire que par deux « points » distincts « passe » une et une seule « droite ».
Lorsque l’intersection est un singleton (c’est-à-dire ne contient qu’un
élément), on peut utiliser l’expression de « droites sécantes ».
Axiome 2 (on l’appelle axiome du parallélisme) : quelque soit D, si x
(x étant un élément de E) n’appartient pas à D, alors il y a un et un seul D’
tel que x appartient à D’ et l’intersection de D et de D’ est vide. Nous venons
de dire que par un « point » x « extérieur » à une « droite » D, il y a une et
une seule droite D’ parallèle à D.
Autrement dit, dans le cas du « plan à 4 points », on peut parler de
« droites » et de « parallélisme » au sens d’Euclide. Certes on conviendra
que c’est un étrange « plan » qui n’a aucune étendue ; ce sont d’étranges
« points » qui ne sont nulle part dans l’espace, d’étranges « droites », qui ne
sont pas des traits rectilignes et qui n’ont ni distance ni longueur. Mais le
plus étrange est que ce que l’on dit de ces choses étranges est exactement ce
qu’on dit de plans, de points, de droites quand on parle de parallélisme. On a
ramené les énoncés concernant le parallélisme à leur pure syntaxe ; on les a
ramenés à ce que l’on dit quand on parle de parallélisme. Et ce que l’on dit
n’est pas ce que l’on se représente quand on en parle. On dispose ainsi de la
syntaxe des expressions avec lesquelles on peut parler de points, de droites
et de parallèles, mais sans avoir à se figurer une construction géométrique
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dans l’espace avec des lignes droites qu’on trace, qui se coupent ou se
prolongent à l’infini sans se rencontrer. Non seulement nous n’avons pas à
nous figurer une telle construction, mais nous ne pouvons pas nous la
figurer : dans le « plan à 4 quatre points », le « plan » n’a plus guère de
rapport avec la représentation d’une surface plane, pas plus que les
« droites » n’en ont avec celle de traits rectilignes. Et pourtant les axiomes
que nous avons donnés constituent bien dans le discours géométrique la
syntaxe qui permet de parler de parallélisme et à laquelle les raisonnements
euclidiens qui font intervenir le parallélisme peuvent se ramener. La pensée
géométrique du parallélisme n’est pas dans ce que je me représente quand je
parle de droites parallèles, mais dans ce que je dis quand j’en parle. Elle est
dans la syntaxe logico-ensembliste de ce que je dis. Sans doute les termes
de « droite » et de « points » évoquent-ils des représentations géométriques
qu’on ne reconnaît plus dans cette syntaxe du discours géométrique. Cela
signifie seulement que la représentation de la droite qu’on a dans la tête – un
trait rectiligne – est porteuse d’autres structures : ordre, mesure (longueur),
continuité. Mais, d’une part, il s’agit encore et toujours de structures
auxquelles se ramène cette représentation et, d’autre part, on n’a pas besoin
de ces structures pour raisonner sur le parallélisme de droites. Pour s’en
convaincre, il faut corriger, rectifier, épurer, préciser, réorganiser le discours
euclidien, classer les « axiomes », délimiter précisément le champ des
propositions qu’ils concernent et déterminer exactement la façon dont ils
interviennent dans les démonstrations. Ce travail a été fait par David Hilbert,
professeur « ordinaire » à Göttingen, dans les Grundlagen der Geometrie,
les Fondements de la géométrie, de 1899, où il présente la première
axiomatisation rigoureuse de la géométrie d’Euclide. C’est lui qui, pour faire
comprendre à ses étudiants que, dans une géométrie axiomatisée, la structure
se substitue à la représentation, disait, en manière de boutade, que « l’on
devrait pouvoir parler, en géométrie, de tables, de chaises et de chopes de
bière, au lieu de points, de droites et de plans »7.
Nous allons voir maintenant comment l’élaboration de la notion de
démonstration dans une axiomatique s’inscrit dans le cadre d’une
« philosophie mathématique ». En effet, chez Hilbert lui-même, l’élaboration
de la démarche démonstrative dans le champ des mathématiques est solidaire
d’exigences et de présupposés philosophiques qui sont clairement exprimés.
Au mois d’août 1900, à Paris, c’est l’exposition universelle. À cette
occasion se tiennent des congrès scientifiques internationaux. Celui des
mathématiciens est présidé par Poincaré et réunit plus de 260 participants.
Le 8 août, on donne la parole à David Hilbert. Celui-ci, plutôt que de parler
de ses travaux, propose une liste, restée célèbre, de 23 grands problèmes en
suspens auxquels les mathématiciens devront tenter d’apporter une réponse
au XXe siècle. D’où le titre de sa conférence : Sur les problèmes futurs des
7
Cité dans Hilbert de Pierre Cassou-Noguès, coll. Figures du savoir, éd. Les Belles
Lettres, 2001, p. 60.
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11
mathématiques8. Elle commence par un Préambule, sur lequel nous allons
nous arrêter, où Hilbert s’explique sur « les exigences et les conditions
générales auxquelles doit répondre la solution d’un problème
mathématique ». En d’autres termes, il entend s’expliquer sur ce que doit
être le raisonnement mathématique, c’est-à-dire une démonstration. Ces
exigences et conditions générales se résument « avant tout » dans celles de
« la rigueur dans le raisonnement ». En quoi consiste cette rigueur ? En ceci
que, dans une démonstration, « la solution […] doit être obtenue au moyen
d’un nombre fini de conclusions et doit reposer sur un nombre fini
d’hypothèses fournies par le problème même et fondées dans chaque cas
avec précision ». Ainsi, la démonstration, dans sa rigueur, fait appel à « une
déduction logique au moyen d’un nombre fini de conclusions » ; elle
consiste dans « un nombre fini de déductions logiques ». Or cette idée de la
rigueur démonstrative répond à une exigence intellectuelle qui dépasse le
seul domaine des mathématiques. Elle représente, pour Hilbert, une idée
philosophique : la rigueur dans la démonstration « correspond, dit-il, à un
besoin philosophique général de notre entendement ».
Voyons d’abord ce qu’il en est de cette rigueur. Que signifie faire des
hypothèses en nombre fini et procéder à un nombre fini de déductions ?
Faire des hypothèses ne signifie pas se livrer à des conjectures qu’on
essayerait ensuite de vérifier. Il s’agit, devant un problème, d’expliciter et de
formuler exactement, en termes purement logico-mathématiques, les
propositions qui permettent de résoudre le problème, c’est-à-dire qui
permettent de procéder de façon purement déductive et de conduire à la
conclusion en un nombre fini de déductions. Il s’agit donc d’abord de se
donner des axiomes pour procéder déductivement. En géométrie, par
exemple, il faudra que les figures et les constructions que l’on a l’habitude
de faire soient ramenées aux règles et aux structures logico-mathématiques
qui sont « la base de ces figures », c’est-à-dire soient ramenées à des
propositions que l’on doit formuler indépendamment de leur application à
des figures ou de leur utilisation dans des constructions. C’est pourquoi
Hilbert souligne qu’en géométrie en particulier, où les notions
mathématiques sont enveloppées dans les figures, « une discussion
axiomatique rigoureuse de leur contenu intuitif est de toute nécessité ». Mais
en outre, une fois que l’on a dégagé ces structures et qu’on s’est donné des
axiomes, il s’agira de procéder à des déductions en nombre fini, c’est-à-dire
que les déductions devront consister dans l’application de procédures qui ont
un terme et aboutissent effectivement à un résultat déterminé auquel on
arrive pas à pas. En disant cela, Hilbert n’a pas encore pris conscience qu’il
est en train de faire d’une démonstration (déduction de théorèmes à partir
d’axiomes) une procédure numérique comme celles auxquelles nous
8
Texte de la conférence dans Le Défi de Hilbert de Jeremy J. Gray, trad. de C.
Grammatikas, coll. Universcience, éd. Dunod, 2003, pp.253-263 (pour le
Préambule).
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12
sommes habitués dans les calculs de l’arithmétique élémentaire des nombres
entiers.
Considérons maintenant l’aspect philosophique de cette exigence de
rigueur. Celle-ci est « une loi générale […] de notre entendement, à savoir
que toutes les questions que se pose notre entendement soient susceptibles
d’être résolues par lui ». Dans les mathématiques, cette loi signifie que, pour
tout problème, on doit pouvoir ou bien obtenir la solution par démonstration,
ou bien démontrer l’impossibilité de la solution à partir des hypothèses telles
qu’elles sont données ou formulées. Hilbert déclare : « tout problème
mathématique déterminé doit être forcément susceptible d’une solution
rigoureuse [i.e. purement déductive] que ce soit par une réponse directe à la
question posée ou bien par la démonstration de l’impossibilité de la
résolution, c’est-à-dire de l’insuccès de toute tentative de résolution ». C’est
par exemple de cette façon que les Anciens avaient montré qu’il ne peut y
avoir de commune mesure entre la longueur du côté du carré et celle de sa
diagonale, ou encore qu’on ne peut obtenir (en géométrie euclidienne) une
quadrature du cercle. L’exigence de rigueur dans les raisonnements nous est
ainsi imposée par la conviction que tout problème peut être résolu. Cette
conviction, qui déborde le champ des mathématiques et qui exprime un
« besoin philosophique », Hilbert la proclame dans une envolée qui termine
son préambule : « Nous entendons toujours résonner en nous cet appel :
voilà le problème, cherches-en la solution. Tu peux la trouver par le pur
raisonnement. Jamais en effet le mathématicien ne sera réduit à dire :
‘ignorabimus’ ». À la fin de sa carrière, en 1931, il le répète dans un
discours prononcé à Kœnigsberg, sa ville natale : « Il n’y a absolument pas
de problème insoluble. Au lieu de l’ignorabimus ridicule, notre réponse est
au contraire : nous devons savoir, nous saurons »9. Un tel impératif
n’exprime pas un banal besoin de connaissance ; il n’est pas dicté par un
mouvement naturel de curiosité ou par l’intérêt que l’on porterait aux
mathématiques. Il est dicté par une idée de ce que doit être le savoir, par
l’idée d’un savoir complet et total : rien ne doit échapper à la démonstration ;
la démonstration couvre le champ du savoir.`
Pour répondre à cette exigence, il faudra non seulement axiomatiser
les théories mathématiques, mais il faudra ramener leurs démarches
démonstratives à des procédures « finitistes » (ou « finitaires »), comme dit
Hilbert, c’est-à-dire à un mode de pensée tenu pour fondamental et qui doit
être le mode de pensée qui est à l’œuvre dans toute théorie et dans tout
raisonnement mathématiques, c’est-à-dire dans tout le domaine de la
démonstration. Ce mode de pensée nous est familier et l’arithmétique
élémentaire des entiers en fournit un exemple. Un raisonnement finitiste
procède en un nombre fini d’étapes et porte sur des données finies, par
exemple sur des nombres déterminés ou des collections finies de nombres,
mais n’introduit jamais la considération d’une totalité infinie, par exemple
celle de l’ensemble infini des nombres ou celle de la totalité infinie des
décimales d’un nombre irrationnel. Pourquoi veut-on faire du mode de
9
Cité dans Le Défi de Hilbert, op.cit., p. 175
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13
pensée finitiste le mode de pensée fondamental qui constitue le discours
mathématique ? Parce que ce mode de pensée peut être traduit en une
procédure « effective », c’est-à-dire consistant en des opérations que l’on
peut effectivement exécuter et des résultats auxquels on peut effectivement
aboutir. Effectivement veut dire : en effectuant une opération de proche en
proche en suivant pas à pas une liste finie d’instructions pour obtenir un
résultat déterminé. Une telle procédure est comparable à celle qu’on
applique dans des calculs lorsqu’on effectue, par exemple, des opérations
d’addition ou de multiplication. Si l’on peut ramener le discours
mathématique aux démarches d’une pensée finitiste, toute théorie
mathématique pourra devenir un système où la déduction des propositions
prendra la forme d’une procédure de calcul.
Est-ce mathématiquement possible ? Hilbert pensait que ça l’était.
L’axiomatisation, en effet, nous a montré qu’une théorie peut se présenter
comme un système démonstratif où des théorèmes sont déduits d’axiomes
selon les pures règles de la syntaxe logico-mathématique des expressions.
Dans un tel système il n’y a plus que des suites de propositions qui se
succèdent et qui sont constituées de signes logico-mathématiques– autrement
dit, ce sont des formules – comme s’il s’agissait d’une sorte d’algèbre. Une
formule est une suite de signes ; une démonstration une suite de formules, et
l’on codifie les procédures qui permettent d’écrire ces suites. Dès lors on
parle de la formalisation d’une théorie et l’on dit que l’on a affaire à un
« système formel » qu’il faut donc voir comme un système de signes. En
1925, Hilbert résume la chose en expliquant qu’à la place des théories
mathématiques nous avons « un stock de formules constituées de signes
mathématiques et logiques enchaînés à la suite les uns des autres selon des
règles définies »10. Dans un tel système, une démonstration « constitue un
objet concret visualisable, exactement comme un chiffre » 11, de sorte que
raisonner et démontrer, c’est appliquer des procédures comparables à celles
qu’on applique à des chiffres dans des calculs. En transformant les théories
mathématiques en systèmes formels où les démarches démonstratives
prennent la forme de procédures de calcul, Hilbert pense qu’on pourra
répondre à l’injonction que nous dicte le « besoin philosophique » de savoir :
tout problème peut être résolu. On pourra en effet examiner et étudier
mathématiquement le formalisme d’un système formel pour établir les
possibilités de démonstration qu’il offre et s’assurer de leur validité. Pour
pouvoir raisonner en toute rigueur sur le formalisme qui gouverne les
démonstrations d’un système formel, Hilbert exige qu’on s’en tienne à des
méthodes effectives et des raisonnements finitistes. Cette étude
mathématique des systèmes formels des mathématiques est appelée par
Hilbert la métamathématique, et puisque celle-ci a pour objet les possibilités
démonstratives des systèmes, elle sera une « théorie de la démonstration ».
10
Hilbert. « Sur l’Infini », 1925, dans Logique mathématique, Textes réunis et
présentés par Jean Largeault, coll. U, éd. Armand Colin, p .233
11
Id. p. 236
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14
C’est la tâche que se propose d’accomplir l’école de Göttingen à partir
de 1922 et que l’on appelle « le programme de Hilbert ». Il s’agit 1/ de
formaliser les théories mathématiques, 2/ de développer la théorie de la
démonstration, c’est-à-dire l’étude métamathématique des propriétés des
systèmes formels. Au congrès international de Bologne en 1928, Hilbert
croit toucher au but et explicite les propriétés qu’à ses yeux doivent avoir les
systèmes formels (en ce sens, ces propriétés sont donc des normes pour tout
système formel où les démonstrations sont des procédures finitistes et
effectives). Ces propriétés sont la consistance, la complétude et la
décidabilité. On peut les présenter de la façon suivante, qui n’est pas celle de
Hilbert, mais qui me semble mieux en éclairer l’idée et qui peut se rattacher
aux formulations hilbertiennes :
la consistance (dite syntaxique) : quelle que soit une formule
A du système, on n’a jamais à la fois A est démontrable et
non A est démontrable. On peut considérer que c’est bien une
norme, une propriété qu’on attend d’un système formel et sans
laquelle un système cesserait d’en être un.
la complétude (dite syntaxique) : on a toujours ou bien A est
démontrable ou bien non A est démontrable (dans ce cas, on
dit que A est réfutable). Si cette condition n’est pas remplie,
on dit que A est « indécis »
la décidabilité : on peut toujours « décider » si A est
démontrable ou si A n’est pas démontrable. « Décider » veut
dire : en appliquant une procédure effective. Dans le cas où
cette condition ne serait pas remplie, on dira que A est
« indécidable ».
Si ces trois conditions sont remplies – et Hilbert tient qu’un système
formel devrait forcément les remplir -, on pourra maîtriser entièrement le
domaine des démonstrations d’un système. D’une formule A du système, on
pourra décider si elle est démontrable, et dans ce cas on saura que sa
négation ne l’est pas (par la consistance) ou si elle n’est pas démontrable, et
dans ce cas on saura que sa négation l’est (par la complétude). On aura
répondu à l’exigence de démonstrabilité qui exprime un « besoin
philosophique » : « nous saurons ! ». Hilbert attend des systèmes formels
qu’ils donnent aux mathématiques la possibilité d’en finir avec
l’« ignorabimus ».
Mais il y a plus encore. On aura fait de la pensée finitiste un mode
fondamental de pensée qui gouverne et structure toute la pensée
mathématique et qui constitue « une sorte de cour d’arbitrage ou de cour
suprême apte à décider de toutes les questions de principe, en partant d’une
base concrète sur laquelle tout le monde est forcé de s’entendre » 12. En effet,
en raisonnant de cette façon, on peut s’assurer de la validité des
démonstrations et on peut toujours procéder à des démonstrations. On a en
12
Id. p. 236
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15
quelque sorte sous les yeux les démonstrations que l’on fait ; elles se
montrent sous la forme de suites de formules que l’on écrit en appliquant des
instructions, de sorte que l’on peut intégralement suivre et parcourir ces
suites jusqu’à leur terme. Ainsi on s’en tient à ce que l’on peut montrer et
obtenir en vérifiant qu’on l’a effectivement obtenu en l’ayant sous les yeux.
La conviction de Hilbert est que ce mode de pensée ne gouverne pas
seulement le champ des démonstrations mathématiques ; il gouverne toute
pensée. C’est, dit-il, « la conception philosophique fondamentale qu’à mon
sens exigent les mathématiques et d’ailleurs toute pensée » 13. Formaliser,
c’est « dépeindre l’activité de notre intelligence »14, d’abord en ce sens
qu’un système formel est l’image de la pensée, il « simule l’activité interne
de l’entendement » 15, mais on peut même aller jusqu’à dire que « formaliser,
c’est dresser l’inventaire des règles d’après lesquelles fonctionne réellement
notre pensée » 16. En somme, Hilbert nous dit que la pensée doit être
identifiée à un système formel. L’esprit est un système formel.
Pour terminer, il faudrait préciser le portée et clarifier le sens du
développement de la notion de démonstration dans la « philosophie
mathématique », pour parler comme Russell.
Partons d’une mise au point sur le programme de Hilbert : il est
mathématiquement irréalisable. Le 7 septembre 1930, lors d’un colloque à
Kœnigsberg, un jeune mathématicien autrichien de 24 ans, Kurt Gödel, fait
état d’un résultat qu’il a obtenu sur le système formel de l’arithmétique : si le
système formel de l’arithmétique est consistant, alors il n’est pas complet.
Le 15 avril 1936, à Cambridge, un jeune mathématicien anglais de 24 ans,
Alan Turing, remet un mémoire sur les « nombres calculables » (computable
numbers) où il établit que « le problème de la décision de Hilbert n’a pas de
solution »17 (par des méthodes effectives et des raisonnements finitistes
comme l’exigeait Hilbert). Que faut-il en conclure ? Nullement qu’un
système formel est impossible, mais qu’il y a des systèmes formels qui, tout
en étant consistants, n’auront pas la propriété d’être complets ou décidables.
Cela n’exclut pas qu’on puisse construire des systèmes formels qui auront
ces propriétés (par exemple celui du « calcul des propositions » en logique),
mais ils ne suffiront pas pour formaliser l’arithmétique et toutes les théories
mathématiques que l’on construit sur la base de l’arithmétique (la théorie des
nombres réels, la théorie des fonctions et toute l’Analyse, avec, du coup, la
géométrie). En revanche, cela invalide l’idée hilbertienne que les théories
13
Id. p. 228
Hilbert. Les Fondements des mathématiques, 1927, cité dans Hilbert, op.cit.,
p.120
15
Hilbert. Les Fondements de l’arithmétique élémentaire, 1930, cité dans
Hilbert, op. cit., p.96 et p.147.
16
Id., p. 120 et p. 147
17
Alan Turing, « Théorie des nombres calculables suivie d’une application au
problème de la décision », trad. Julien Basch dans La Machine de Turing,
Jean-Yves Girard, coll. Points Sciences, éd. du Seuil, 1995, p. 91.
14
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16
mathématiques relèvent des démarches fondamentales – on oserait dire
transcendantales – et effectives d’une pensée finitiste qu’on pourrait ériger
en instance métamathématique suprême, juge du pouvoir démonstratif des
mathématiques.
Cela signifie-t-il que l’exigence de rigueur démonstrative nous a fait
courir après une illusion philosophique ? Il faut peut-être voir les choses
autrement. Est-ce le « besoin philosophique » de savoir qui nous a abusés ou
est-ce nous qui nous sommes abusés sur ce qu’était en vérité ce besoin ?
Nous avons d’abord cru que la démonstration nous transportait dans une
région idéelle où l’on peut contempler des objets abstraits, des nombres, des
points, des droites, des triangles, des cercles, etc. Nous avons ensuite vu
s’évanouir cette vision et nous avons eu le sentiment qu’il ne restait du
discours mathématique que des axiomes, des déductions, des théorèmes.
Enfin nous n’avons voulu voir dans cette déductibilité qu’une procédure
effective, une procédure de calcul. On est passé de la démonstration qui
construit à celle qui déduit, et de celle qui déduit à celle qui calcule. Que
devient alors une démonstration ? Quand on parle de calcul, on songe
spontanément à des opérations sur des nombres, l’addition, la multiplication,
par exemple. Mais on peut envisager un calcul de deux façons : soit en y
voyant une règle de calcul (les tables de multiplication, par exemple), soit en
considérant ce qu’on fait quand on calcule (pour faire une multiplication, il
faut poser des chiffres, des retenues, passer à la ligne en décalant d’une
place, etc). Il s’agit alors de la procédure de calcul. Celle-ci porte sur des
« chiffres » (Hilbert) – Leibniz aurait dit des « caractères » - c’est-à-dire sur
des signes, et elle est indépendante des objets que représentent ces signes et
qui peuvent être des nombres, des vecteurs, des ensembles, etc., aussi bien
que des suites et séquences de formules qu’on appelle des déductions. Une
procédure de calcul qui correspond à une méthode effective porte le nom
d’algorithme. Plutôt que des règles de calcul, un algorithme donne des
instructions pour effectuer un calcul. On a pris l’habitude d’appeler ces
instructions un programme. Dans son mémoire de 1936, Turing montre
qu’on peut définir et caractériser un algorithme par une suite d’opérations
effectuables par une machine dotée d’une table d’instructions et à laquelle
on a donné le nom de « machine de Turing ». Nous connaissons bien ce type
de machine que nous appelons « programme d’ordinateur ». Ainsi « système
formel », « procédure effective », « algorithme », « machine de Turing »,
« programme d’ordinateur » sont des expressions équivalentes. Un système
formel où les démarches démonstratives sont des procédures effectives peut
être analysé et décrit comme un mécanisme. Dès 1927, von Neumann avait
aperçu ce que deviendraient les mathématiques si on parvenait à les ramener
à des systèmes formels : « à leur place, il y aurait une instruction absolument
mécanique à l’aide de laquelle quiconque pourrait décider à partir de
n’importe quelle formule donnée, si elle est ou non démontrable »18. En
18
Cité dans Turing de Jean Lassègue, coll. Figures du savoir, éd. Les Belles
Lettres, 1998, p. 68. En 1927, Janos Neumann est un jeune mathématicien
hongrois de 24 ans qui fait partie de l’équipe de Hilbert à Göttingen. Il
Philopsis La démonstration Alain Chauve.doc
© Alain Chauve, Philopsis 2006
17
1963, Gödel déclarait au sujet des travaux de Turing : « Nous disposons
désormais d’une définition sûre, précise et adéquate du concept de système
formel ». Et il ajoutait que la propriété caractéristique de tels systèmes est
qu’ « en eux, et en principe, le raisonnement peut être entièrement remplacé
par des règles mécaniques » 19.
Que s’est-il donc passé pour que l’exigence de rigueur dans les
démonstrations aboutisse à la mécanisation de la démonstration ?
Probablement cette exigence a-t-elle révélé ce qu’elle était en vérité. On a
cru illusoirement que la démonstration représentait le pouvoir de la pensée
d’accéder à la connaissance de vérités éternelles et nécessaires. La longue
histoire du développement d’une « philosophie mathématique » nous
apprend qu’elle est plutôt l’expression d’une volonté de dominer le champ
du démontrable, de suivre pas à pas et de contrôler les démarches
démonstratives d’un système, de s’assurer qu’elles sont effectuées, qu’on
obtient effectivement le résultat et qu’on l’obtient à coup sûr. S’il y a un
« besoin philosophique » derrière l’exigence de rigueur dans les
démonstrations, ce n’est qu’en apparence un besoin de savoir et un besoin de
vérité ; c’est plutôt un besoin de systématicité, le besoin de faire fonctionner
un système.
Alain Chauve
travaille sur la théorie des systèmes formels et c’est probablement lui qui en
conçoit la structure. En 1929, il part aux U.S.A. et devient professeur à
Princeton. Il prend alors le nom de John von Neumann. Durant la guerre, il
contribue à la mise au point de la bombe nucléaire à fission, la bombe A au
plutonium, puis, au début des années 50, à celle de la bombe H
thermonucléaire à fusion. Le 30 juin 1945, il avait remis à la Moore School
de l’Université de Philadelphie un rapport resté célèbre où il proposait le
schéma du dispositif d’un « calculateur » universel avec programmes
intégrés et enregistrés sous forme électronique. C’est le schéma même d’un
ordinateur. Les premiers ordinateurs sont entrés en fonction en 1948.
19
Gödel, note du 28 août 1963, dans Le Théorème de Gödel, trad. Jean-Baptiste
Scherrer, commentaires de Ernest Nagel, James R. Newmann et Jean-Yves Girard,
coll. Points Sciences, éd. du Seuil, 1997 (1ére édition 1989), p. 142.
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18
Références des citations..
1. Introduction à la philosophie mathématique, trad . François Rivenc,
éd.Payot, 1991, pp. 36-37.
2. Préface et Introduction de la Phénoménologie de l’esprit, trad. Bernard
Bourgeois (légèrement modifiée), éd. Vrin,1997.
3. Liste des définitions, axiomes et postulats dans Introduction à l’histoire des
sciences | 1. éléments et instruments. Textes choisis, éd. Classiques
Hachette, 1970, pp. 43-46.
4. Critique de la Raison pure, introduction, trad. Jules Barni revue par P.
Archambault, éd. G F. Flammarion, p. 68 .
5. Introduction à l’histoire des sciences | 2. Objet, méthodes, exemples.
6.
7.
8.
9.
10.
11.
12.
13.
14.
15.
Textes choisis, éd. Classiques Hachette, 1971, pp. 114-115.
id., p.118.
Cité dans Hilbert de Pierre Cassou-Noguès, coll. Figures du savoir, éd. Les
Belles Lettres, 2001, p.60.
Texte de la conférence dans Le Défi de Hilbert de Jeremy J.Gray, trad. de
C.Grammatikas, coll.Universcience, éd.Dunod, 2003, pp.253-263 (pour le
Préambule).
Cité dans Le Défi de Hilbert, op.cit., p.175.
Hilbert. Sur l’Infini, 1925, dans Logique mathématique .Textes réunis et
présentés par Jean Largeault, coll. U, éd. Armand Colin, p .233.
id., p.236.
id., p.236.
id., p.228.
Hilbert. Les Fondements des mathématiques, 1927, cité dans Hilbert ,
op.cit., p.120.
Hilbert. Les Fondements de l’arithmétique élémentaire, 1930, cité dans
Hilbert, op.cit., p.96 et p.147.
id., p.120 et p.147.
16.
17. Théorie des nombres calculables suivie d’une application au problème
de la décision, Alan Turing, trad. Julien Basch dans La Machine de Turing,
Jean-Yves Girard, coll. Points Sciences, éd. du Seuil, 1995, p.91.
18. Cité dans Turing de Jean Lassègue, coll. Figures du savoir, éd. Les Belles
Lettres, 1998, p.68.
En 1927, Janos Neumann est un jeune mathématicien hongrois de 24 ans qui fait
partie de l’équipe de Hilbert à Göttingen .Il travaille sur la théorie des systèmes
formels et c’est probablement lui qui en conçoit la structure. En 1929, il part aux
U.S.A. et devient professeur à Princeton. Il prend alors le nom de John von
Neumann. Durant la guerre, il contribue à la mise au point de la bombe nucléaire à
fission, la bombe A au plutonium, puis, au début des années 50, à celle de la bombe
H thermonucléaire à fusion. Le 30 juin 1945, il avait remis à la Moore School de
l’Université de Philadelphie un rapport resté célèbre où il proposait le schéma du
dispositif d’un « calculateur » universel avec programmes intégrés et enregistrés
sous forme électronique. C’est le schéma même d’un ordinateur. Les premiers
ordinateurs sont entrés en fonction en 1948.
19. Gödel, note du 28 août 1963, dans Le Théorème de Gödel, trad. Jean-Baptiste
Scherrer, commentaires de Ernest Nagel, James R. Newmann et Jean-Yves Girard,
coll. Points Sciences, éd. du Seuil, 1997 (1ére édition 1989), p.142.
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