Dossier | Gesundheitsforschung Situation des sciences sociales de la médecine et de la santé Francesco Panese, professeur d’études sociales des sciences et de la médecine à l’Université de Lausanne 42 Notre société connaît depuis peu une médicalisation du social, et, à l’inverse, une socialisation de la médecine. Les apports des sciences sociales de la médecine et de la santé constituent plus que jamais une piste de recherche importante. Des dynamiques collaboratives entre deux mondes, le social d’une part, et la médecine d’autre part, permettent la convergence du médical, du sanitaire et du social et constituent ainsi une zone d’échange qui respecte les spécialités et points de vue de chaque acteur. Entre médicalisation et socialisation Dès les années 1950, les thèmes et terrains médicaux ont foisonné dans le champ de l’analyse sociale. Cette situation découle en partie d’un constat anthropologique: «Medicine has helped make us the kinds of living creatures that we have become at the start of the 21st century. […] Medicine […] makes us what we are by reshaping the relations of meaning through which we experience our worlds.»1. Ce constat se situe à la croisée de deux phénomènes majeurs. D’une part, la médicalisation et la sanitarisation 2 du social: un nombre sans cesse croissant de conditions ou de situations de la vie quotidienne sont devenues des questions médicales, déléguées aux médecins et autres professionnels de la santé reconnus comme tels par les systèmes de sécurité sociale 3. D’autre part, la socialisation de la médecine et de la santé: la pratique médicale et les dispositifs de santé sont devenus de plus en plus socialement hétéronomes, sur le plan organisationnel et institutionnel, comme aux niveaux de la production des connaissances médicales 4 et des pratiques cliniques; ces dernières étant notamment marquées par l’intégration dans la clinique de facteurs sociaux et culturels participant des désordres organiques et psychiques (disparités, vulnérabilités, traditions, etc.) et, symétriquement, par la reconnaissance de la dimension expérientielle des patients façonnés par leur parcours thérapeutique et leur environnement social. Des postures différentiées Cette brève mise en perspective permet d’esquisser les apports des sciences sociales de la médecine et de la santé. Ils sont intimement liés à l’articulation différentiée des sciences sociales aux mondes médicaux et sanitaires. Grossièrement dit, les productions du domaine se distribuent entre deux pôles: d’un côté, les approches «externalistes» qui privilégient les facteurs externes des évolutions médicales et sanitaires, et qui déploient leurs effets plutôt sur la gouvernance des systèmes de santé; de l’autre, la «sociologie embarquée»5 qui, parce qu’elle participe de l’«intervention», est susceptible d’avoir des effets plus marqués sur les situations et les pratiques concrètes de prise en charge. Notons que cette distribution est aussi corrélée, sur le plan socio-institutionnel, à des modes d’insertion eux-aussi différentiés des chercheurs et, sur les plans épistémologiques et méthodologiques, à des protocoles de recherche assez différents, caractérisés par une intégration variable du «terrain». L’une des modalités les plus intégratives serait la «Participatory research» en santé qui implique «the co-construction of research between researchers and people affected by the issues under study (e.g., patients, community members, community health professionals, representatives of community-based organizations) and/or decision makers who apply research findings (e.g., health managers, policymakers, community leaders).»6 4 Cf. par ex. les apports de l’épistémologie sociale de la médecine: Berg M., Mol A. (ed.) (1998): Differences in Medicine: Unraveling Practices, Techniques, and Bodies. Durham, N.C.: Duke University Press, 1998. 1 Nikolas Rose, «Beyond medicalisation», The Lancet 369 (2007) 5 Bourrier M. (2010): «Pour une sociologie ‹embarquée› des univers 700–702, 701. à risque?», Tsantsa, Revue de la société suisse d’Ethnologie, N o 15, 2 Fassin F. (2000): «Entre politiques du vivant et politiques de la vie. «Anthropologie et journalisme», pp. 28–37. Pour une anthropologie de la santé», Anthropologie et sociétés, 24, 6 Jagosh J, Macaulay AC, Pluye P, Salsberg J, Bush PL, Henderson J, 95-116. Sirett E, Wong G, Cargo M, Herbert CP, Seifer SD, Green LW, Green- 3 Panese F., Barras V. (2008): «Médicalisation de la ‹vie› et re- halgh T. (2012): «Uncovering the benefits of participatory research: configurations médicales», Revue de sciences sociales, n o spécial implications of a realist review for health research and practice», «Ethique et santé», 39. Milbank Quarterly, 90(2): 311–46. Bulletin SAGW 3 | 2013 Des régimes d’action contrastés Ces différentes approches sont bien sûr traversées par des enjeux épistémologiques et institutionnels, mais leur coexistence témoigne de la variété des régimes d’action, potentielle ou avérée, des sciences sociales de la médecine et de la santé. Cette variété se distribue aujourd’hui sur le large spectre des «mondes sociaux» de la médecine et de la santé, où des groupes d’acteurs souvent hétérogènes développent des activités spécifiques dans le cadre de situations ayant une proximité variable avec les pratiques thérapeutiques ou de soins: de la clinique singularisée au management organisationnel, institutionnel et politique de la santé, en passant par l’épidémiologie sociale ou encore la santé publique. A chacun de ces niveaux, les apports des sciences sociales de la médecine et de la santé se font en fonction des postures adoptées et des protocoles de recherche mis en œuvre. Ces apport peuvent être distingués en trois dimensions: la dimension opératoire au niveau de l’évolution des pratiques médicales ou de soin, la dimension réf lexive au niveau des praticiens et des patients quant à leur rôle dans la production et les usages des dispositifs médicaux et sanitaires et, enfin, la dimension de critique sociale de la manière dont la médecine produit, maintient et utilise son autorité à travers les champs sociaux. Pertinence et collaboration La pertinence des sciences sociales pour l’évolution des mondes médicaux et sanitaires nécessite l’aménagement de conditions pour que des dynamiques collaboratives se développent, permettant ainsi de faire converger les versions médicales, sanitaires et sociales vers des objets partagés au niveau de la recherche et/ ou de l’intervention. Ceci ne conduit pas à renoncer à la critique, ni au refus de la controverse ou au gommage des spécificités heuristiques et disciplinaires. Il s’agit plutôt d’élaborer des règles d’échange qui, si elles sont partagées par les acteurs impliqués, permettent la collaboration, même si chacun attribue une signification différente aux objets échangés: qu’il s’agisse des évolutions de la clinique, des transformations des pratiques médicales, des reconfigurations des politiques de santé, etc. L’établissement de ces règles nécessite des «zones d’échanges»7 permettant une certaine proximité des acteurs, qui pourrait être mieux institutionnalisée dans des dispositifs de recherche «co-élaborative» qui intégrerait la démarche participative au cœur même de la communauté des chercheurs et des praticiens entre médecine et sciences sociales. Ce serait là un moyen de poursuivre une voie ancienne, entr’ouverte à l’orée du développement du modèle bio-psycho-social, lorsque médecins et sociologues s’accordaient pour dire que «modern comprehensive medical care cannot disregard the problems of equilibrium in personal and social relationships affecting the person in sickness and health».8 C’était en 1954. 8Simmons L. W., Harold G. W. (1954): Social Science in Medicine. New York: Russell Sage Foundation. Cf. la recension de Rice E. P. (1955) «Social Science in Medicine», American Journal of Public Health and the Nation’s Health, Vol. 45, No. 2, pp. 246–247. L’auteur Francesco Panese Francesco Panese est professeur d’études sociales des sciences et de la médecine à l’Université de Lausanne. Depuis 1999 il est directeur du Musée de la main, une institution consacrée à la culture scientifique et médicale. Il a dirigé le Collège des Humanités de l’EPFL de 2008 à 2013. Ses recherches portent sur l’épistémologie sociale et historique des sciences et de la médecine – en particulier sur les cultures visuelles dans ces domaines – et plus largement sur les relations entre science, médecine et société. Ses recherches en cours sont 7La notion de «trading zone» est développée par Galison P. (1997): consacrées aux neurosciences, au transfert de connaissances en Image and logic: a material culture of microphysics, Chicago: Universi- médecine entre la recherche et la clinique et à la question de la ty of Chicago Press. précarité des patients dans les relations de soin. 43