L`image pornographique

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Anna Hugues
L’image pornographique
Une expérience du réel
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« Ob-scène, intense, scandaleuse et fascinante, la
pornographie fait vibrer les machines désirantes
et constitue, plus qu’un simple exercice des corps,
un véritable travail de pensée.1 »
FASCINARE, FASCINUM : ensorceler, charmer,
maléfice, visant à nuire tel un sort, un sortilège.
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Patrick Baudry, La pornographie et ses images, pocket, 1999.
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Avant-propos
Le réel est ce qui est simple, la réalité est ce qui est
habituellement compliquée, doublée. Le réel ne se
demande jamais pourquoi ni comment les choses sont
là, elles sont saisies comme singularités stupéfiantes,
demeurent étranges, perdues dans le champ de
l’existence. Contre toute attente, l’image pornographique
ne serait-elle pas propre à révéler au monde cette
particularité singulière et toute simple que les choses
portent en elle, et qui peut être invoquée comme une des
voies d’accès possible au sentiment de l’être. L’image
pornographique serait-elle partie à la chasse du réel…
atteindre un réel tout cru, en la mettant à nu.
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« Quelque fois, je me conduis toute seule jusqu’à
cette volupté, en entracte pendant ma toilette. Une
main posée sur le rebord du lavabo, me branlant de
l’autre, je me surveille du coin de l’œil dans la glace. »
Une salle de bain, un miroir, un orgasme… Catherine
Millet se masturbait, en même temps qu’elle se
regardait dans un miroir. Là, elle dit apercevoir une
autre image qui se révéla à elle-même, une image
qu’elle ne reconnaîtra pas : celui d’un visage défait, et
spectral lui renvoyant sa propre jouissance en pleine
figure. Une volupté charnelle entraperçue entre
l’absence d’elle-même et la conscience de l’horreur de
la décomposition cadavérique de son visage. Par
analogie, le miroir est comme l’image pornographique
que nous regardons derrière notre écran, elle nous
rend compte d’un fait marquant, une révélation : celle
de la confrontation avec un réel effrayant. Le miroir
agirait comme un détonateur qui nous ferait revenir
« sur terre », dans le réel, « oui nos corps sont présents
et en acte. ». Après être plongée dans les effluves du
plaisir, serait-ce par le biais de la stupéfaction que
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l’écrivaine fait l’expérience de sa présence au monde
et aux choses ? De même, regarder une image
pornographique reviendrait-elle à nous faire vivre une
expérience troublante et marquante révélant à soimême l’état de notre présence et de notre propre
existence ? Comme le dit clairement Clément Rosset,
le réel est ce qui nous sort de nos rêves, ce à quoi on se
heurte, ce qui nous échappe et nous dépasse. Le réel
est ce qui nous transcende. Que peut-on alors en
dire ? Rien de direct, rien qui nous le révèle,
seulement des remarques de biais, des paradoxes qui,
en nous confrontant à l’impossibilité de l’atteindre,
nous en rapprochent toutefois. Le réel est la position
d’existence comme telle, le fait que les choses soient
pour elles-mêmes, dans leur simplicité et leur
présence pure au monde. A contrario, la réalité est la
façon dont on perçoit le réel qui peut être alors
interprété et réinterprété. Alors, la réalité est
imaginaire, on façonne et on transforme à notre guise
le monde dans lequel nous vivons. L’image X crée de
l’étonnement, de la surprise, de la peur, en ce sens,
l’image pornographique semble devoir révéler un défi
pour une image : Alors que l’image du X déploie une
mise en scène sobre et facile, qu’est-ce qui peut bien
nous fasciner en elle ? Quelle expérience fait-elle avec
l’amateur ? En quoi l’image pornographique peut être
invoquée comme une des voies d’accès possible au
réel ?
Le mot image vient du latin « imago », elle désigne
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une représentation, un portrait, une représentation
matérielle d’un objet ou une représentation mentale de
ce qui a déjà été perçu. L’image peut-être une
représentation qui se distingue des choses qu’elle
représente, le représenté (ou le référent). Elle relève
d’un statut ambigu, du moins ambivalent : ou bien,
avec elle, nous évoquons une image mentale, ou bien
nous nous en tenons à une image physique (une
photographie ou l’esquisse d’une chose).
L’image n’est pas qu’un piège. Elle est surtout une
situation ambiguë. Rendant possible ou non un jeu, un
déplacement. Un moment physique. C’est peut-être ce
qui est reproché à l’image : le poids de chair qu’elle
comporte, naviguant toujours dans l’incertitude.
L’image n’est jamais la chose qui est représentée.
Elle est cet écran qui se cache, pour ne pas voir, pour
voir autre chose. « Somme d’images » en devenir dans
une mise en abyme, dans un jeu complexe de signes
où l’image est haptique et le regard toujours transitif,
on regarde toujours quelque chose. L’image est sans
doutes un ravissement, cet état de bonheur et de
plaisir extrême qui nous fait tout oublier. Car sans elle
on n’imagine rien.
Le concept d’esthétique tourné vers la pop
philosophie, ou qualifié de « nouvelle philosophie »
intervient dans ce sens où toutes sortes d’images,
quelles qu’elles soient (entre autres l’image pornographique) peuvent amener au rêve, à l’absence, au
mystère, et à la fascination.
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Gilles Deleuze inventa le concept de
« pop’philosophie » 2, ce n’était pas pour désigner une
nouvelle forme de philosophie, qui ferait de la « pop
culture » son objet ou son but. La « pop’philosophie »
que Deleuze avait en tête ne se voulait pas philosophie
de tel ou tel objet, de tel ou tel moment, puisé dans
l’air du temps. Au contraire, la « pop’philosophie » se
veut être, plus abstraite et plus conceptuelle. Pour
Deleuze, on parlerait plus d’une question d’intensité
qu’une question d’objet : est « pop » une philosophie
qui peut prétendre à l’intensité de la « pop », à son
électricité, à sa puissance de fascination. Philosopher
sur des sujets qui sont ou qui « paraissent » nonesthétiques intervient tout à coup dans le désir de
mêler deux cultures très différentes percevant aucun
rapport rapproché entre la culture philosophique et la
culture de masse du monde contemporain environnant. Telle est donc la « pop’philosophie » que nous
défendons : l’art de tirer de la rencontre avec les objets
les plus triviaux les conséquences les plus élevées – un
art qui, s’il n’est pas excitant, n’est rien », précise
Laurent de Sutter. La pop philosophe met en
interaction l’espace savant et l’espace vulgaire. C’est
une expérience philosophique, évidemment, mais une
expérience philosophique (ou ontologique, ou
métaphysique) provoquée par un objet, un produit,
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Utilisée dans Réponse à un critique sévère et injuste in Pourparlers, à la
suite de la parution de L’Anti-Œdipe.
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une personne, un personnage, une expression culturelle au premier abord non philosophique.
Qu’il soit populaire au sens du « tout public », ne
l’empêche de porter, volontairement ou involontairement, un questionnement posant un problème de
sens et de valeur, déclenchant une interrogation sur
un concept. Ce courant philosophique se veut être un
agencement fluctuant dirigé vers l’extériorité. Écrire
devint « un flux parmi d’autres et qui entre dans des
rapports de courants, de contre-courants, de remous,
avec d’autres flux, flux de merdes, de spermes, de
paroles, d’actions, d’érotismes, de monnaies, de
politiques », un « flux contre flux, machines avec
machines, expérimentations, événements, etc. ». Les
mots deviennent une « mise en lambeaux du livre,
mise en fonctionnement avec d’autres choses » à
travers un frottement des systèmes, des pénétrations,
une inclusion, un réseaux d’échanges : « C’est une
manière amoureuse » de s’exprimer sur les choses de
la vie.
Venons en maintenant à une définition du terme
pornographie :
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