Anna Hugues L’image pornographique Une expérience du réel 2 2 « Ob-scène, intense, scandaleuse et fascinante, la pornographie fait vibrer les machines désirantes et constitue, plus qu’un simple exercice des corps, un véritable travail de pensée.1 » FASCINARE, FASCINUM : ensorceler, charmer, maléfice, visant à nuire tel un sort, un sortilège. 1 2 Patrick Baudry, La pornographie et ses images, pocket, 1999. 3 42 Avant-propos Le réel est ce qui est simple, la réalité est ce qui est habituellement compliquée, doublée. Le réel ne se demande jamais pourquoi ni comment les choses sont là, elles sont saisies comme singularités stupéfiantes, demeurent étranges, perdues dans le champ de l’existence. Contre toute attente, l’image pornographique ne serait-elle pas propre à révéler au monde cette particularité singulière et toute simple que les choses portent en elle, et qui peut être invoquée comme une des voies d’accès possible au sentiment de l’être. L’image pornographique serait-elle partie à la chasse du réel… atteindre un réel tout cru, en la mettant à nu. 2 5 62 « Quelque fois, je me conduis toute seule jusqu’à cette volupté, en entracte pendant ma toilette. Une main posée sur le rebord du lavabo, me branlant de l’autre, je me surveille du coin de l’œil dans la glace. » Une salle de bain, un miroir, un orgasme… Catherine Millet se masturbait, en même temps qu’elle se regardait dans un miroir. Là, elle dit apercevoir une autre image qui se révéla à elle-même, une image qu’elle ne reconnaîtra pas : celui d’un visage défait, et spectral lui renvoyant sa propre jouissance en pleine figure. Une volupté charnelle entraperçue entre l’absence d’elle-même et la conscience de l’horreur de la décomposition cadavérique de son visage. Par analogie, le miroir est comme l’image pornographique que nous regardons derrière notre écran, elle nous rend compte d’un fait marquant, une révélation : celle de la confrontation avec un réel effrayant. Le miroir agirait comme un détonateur qui nous ferait revenir « sur terre », dans le réel, « oui nos corps sont présents et en acte. ». Après être plongée dans les effluves du plaisir, serait-ce par le biais de la stupéfaction que 2 7 l’écrivaine fait l’expérience de sa présence au monde et aux choses ? De même, regarder une image pornographique reviendrait-elle à nous faire vivre une expérience troublante et marquante révélant à soimême l’état de notre présence et de notre propre existence ? Comme le dit clairement Clément Rosset, le réel est ce qui nous sort de nos rêves, ce à quoi on se heurte, ce qui nous échappe et nous dépasse. Le réel est ce qui nous transcende. Que peut-on alors en dire ? Rien de direct, rien qui nous le révèle, seulement des remarques de biais, des paradoxes qui, en nous confrontant à l’impossibilité de l’atteindre, nous en rapprochent toutefois. Le réel est la position d’existence comme telle, le fait que les choses soient pour elles-mêmes, dans leur simplicité et leur présence pure au monde. A contrario, la réalité est la façon dont on perçoit le réel qui peut être alors interprété et réinterprété. Alors, la réalité est imaginaire, on façonne et on transforme à notre guise le monde dans lequel nous vivons. L’image X crée de l’étonnement, de la surprise, de la peur, en ce sens, l’image pornographique semble devoir révéler un défi pour une image : Alors que l’image du X déploie une mise en scène sobre et facile, qu’est-ce qui peut bien nous fasciner en elle ? Quelle expérience fait-elle avec l’amateur ? En quoi l’image pornographique peut être invoquée comme une des voies d’accès possible au réel ? Le mot image vient du latin « imago », elle désigne 82 une représentation, un portrait, une représentation matérielle d’un objet ou une représentation mentale de ce qui a déjà été perçu. L’image peut-être une représentation qui se distingue des choses qu’elle représente, le représenté (ou le référent). Elle relève d’un statut ambigu, du moins ambivalent : ou bien, avec elle, nous évoquons une image mentale, ou bien nous nous en tenons à une image physique (une photographie ou l’esquisse d’une chose). L’image n’est pas qu’un piège. Elle est surtout une situation ambiguë. Rendant possible ou non un jeu, un déplacement. Un moment physique. C’est peut-être ce qui est reproché à l’image : le poids de chair qu’elle comporte, naviguant toujours dans l’incertitude. L’image n’est jamais la chose qui est représentée. Elle est cet écran qui se cache, pour ne pas voir, pour voir autre chose. « Somme d’images » en devenir dans une mise en abyme, dans un jeu complexe de signes où l’image est haptique et le regard toujours transitif, on regarde toujours quelque chose. L’image est sans doutes un ravissement, cet état de bonheur et de plaisir extrême qui nous fait tout oublier. Car sans elle on n’imagine rien. Le concept d’esthétique tourné vers la pop philosophie, ou qualifié de « nouvelle philosophie » intervient dans ce sens où toutes sortes d’images, quelles qu’elles soient (entre autres l’image pornographique) peuvent amener au rêve, à l’absence, au mystère, et à la fascination. 2 9 Gilles Deleuze inventa le concept de « pop’philosophie » 2, ce n’était pas pour désigner une nouvelle forme de philosophie, qui ferait de la « pop culture » son objet ou son but. La « pop’philosophie » que Deleuze avait en tête ne se voulait pas philosophie de tel ou tel objet, de tel ou tel moment, puisé dans l’air du temps. Au contraire, la « pop’philosophie » se veut être, plus abstraite et plus conceptuelle. Pour Deleuze, on parlerait plus d’une question d’intensité qu’une question d’objet : est « pop » une philosophie qui peut prétendre à l’intensité de la « pop », à son électricité, à sa puissance de fascination. Philosopher sur des sujets qui sont ou qui « paraissent » nonesthétiques intervient tout à coup dans le désir de mêler deux cultures très différentes percevant aucun rapport rapproché entre la culture philosophique et la culture de masse du monde contemporain environnant. Telle est donc la « pop’philosophie » que nous défendons : l’art de tirer de la rencontre avec les objets les plus triviaux les conséquences les plus élevées – un art qui, s’il n’est pas excitant, n’est rien », précise Laurent de Sutter. La pop philosophe met en interaction l’espace savant et l’espace vulgaire. C’est une expérience philosophique, évidemment, mais une expérience philosophique (ou ontologique, ou métaphysique) provoquée par un objet, un produit, 2 Utilisée dans Réponse à un critique sévère et injuste in Pourparlers, à la suite de la parution de L’Anti-Œdipe. 10 2 une personne, un personnage, une expression culturelle au premier abord non philosophique. Qu’il soit populaire au sens du « tout public », ne l’empêche de porter, volontairement ou involontairement, un questionnement posant un problème de sens et de valeur, déclenchant une interrogation sur un concept. Ce courant philosophique se veut être un agencement fluctuant dirigé vers l’extériorité. Écrire devint « un flux parmi d’autres et qui entre dans des rapports de courants, de contre-courants, de remous, avec d’autres flux, flux de merdes, de spermes, de paroles, d’actions, d’érotismes, de monnaies, de politiques », un « flux contre flux, machines avec machines, expérimentations, événements, etc. ». Les mots deviennent une « mise en lambeaux du livre, mise en fonctionnement avec d’autres choses » à travers un frottement des systèmes, des pénétrations, une inclusion, un réseaux d’échanges : « C’est une manière amoureuse » de s’exprimer sur les choses de la vie. Venons en maintenant à une définition du terme pornographie : 2 11 12 2