L’ISLAM ET L’ORDRE PUBLIC EUROPEEN VUS PAR LA
COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L’HOMME
Version 1er mai 2005
Alain Garay
Avocat à la Cour de Paris
Chargé d’enseignement à l’Université d’Aix-Marseille III
www.garay-avocat.com
Dans un récent texte de conversations, le poète Abdelwahab Meddeb nous
convie à une « poétique de la mêlée » dès lors que le monde islamique se trouve
écartelé entre « le non renouvellement de la tradition et l’échec de
l’occidentalisation » et subit l’influence d’un « intégrisme diffus qui n’épargne
pas la France ». Déclinant sa propre « identité occidentale islamique », le poète
rappelle la filiation arabo-musulmane de l’Europe tel qu’en témoigne des siècles
d’échanges entre la civilisation musulmane et le Vieux Continent, de Cordoue à
la gestion européenne du colonialisme1. Cet appel traduit un malaise. Il souligne
l’ampleur des malentendus et des dissensions non seulement dans le champ des
interprétations et des valeurs mais aussi dans les pratiques politiques
contemporaines. Confrontés aux défis de la modernité politique, quel peut donc
être l’apport des mécanismes d’intégration institutionnels et de régulation
jurisprudentielle européenne en présence de(s) l’islam(s) en Europe et/ou
« européen » ?
Cette première interrogation surgit alors que le « droit des religions », lui
aussi saisi par la mondialisation2, n’échappe pas à la « nouvelle gestion
juridique de la religion en Europe3. L’européanisation du droit des religions,
aujourd’hui marquée par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de
l’Homme (ci-après désigné CEDH), est-elle susceptible de modifier les relations
1 Sur l’Islam, élément constitutif de l’espace Europe du point de vue géographique, historique voire d’une
identité culturelle partagée, lire Face à l’Islam d’Abdelwahab Meddeb ( Textuel, Paris, Conversations pour
demain), Paris, 2004, mais aussi l’ouvrage collectif dirigé par Michel Wievorka initulé L’avenir de l’Islam en
France et en Europe (Balland, Paris, 2003) et la contribution de Jack Goody, L’islam en Europe, histoire,
échanges, conflits (La Découverte, Paris, 2004).
2 Mireille Delmas-Marty, Trois défis pour un droit mondial, Le Seuil, Paris, 1997. On lira aussi la brève synthèse
de Jean-Bernard Auby intitulée La globalisation, le droit et l’Etat, Montchrestien, Clefs-politique, Paris, 2003
3 Marco Ventura, Protectionnisme et libre-échangisme – La nouvelle gestion juridique de la religion en Europe,
Conscience et Liberté, Berne, n°64, 2003
1
que les musulmans et leurs institutions entretiennent avec la société civile et
politique en Europe et ailleurs ? Cette nouvelle question appelle des
approfondissements, récents et féconds 4, qui ne doivent pas se limiter à un
simple relevé de décisions et arrêts de la CEDH ni à un compendium.
En effet, l’Europe reste le continent de toutes les influences et de
l’ouverture. Son droit est par essence évolutif irrigué par de nombreuses
sources5. S’agissant des faits religieux, la conception évolutive de la Convention
européenne des droits de l’Homme, facteur de progrès démocratique et de
modernité politique, a subit l’empreinte de la Cour européenne des droits de
l’Homme (CEDH) dont l’arrêt fondateur rendu en matière de liberté de religion
le 25 mai 1993 dans l’affaire Minos Kokkinakis contre Grèce précise que « …la
liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assisses
d’une société démocratique au sens de la Convention. Elle figure, dans sa
dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des
croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux
pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du
pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – consubstantiel à pareille
société »6.
Aujourd’hui alors que des millions de musulmans7 résident dans l’Union
Européenne (UE), que le débat politique sur l’ouverture des négociations
d’adhésion de la Turquie est en cours dans « une des Europe » à vingt-cinq
Etats-membres « plus catholique », que le spectre du fondamentalisme, de
l’intégrisme, du fanatisme, du communautarisme « islamiques » est entretenu,
que le terme « islamophobie » suscite une dispute sur son contenu8, de
nombreuses interrogations surgissent au sujet du devenir de « l’homo islamicus
européen », en situation d’infériorité numérique. La question de « l’Islam
européen » contemporain, de la prise en compte des populations immigrées
4 Dans le contexte européen et du point de vue des institutions européennes la matière est pour le moment peu
exploré. Voir European Union and Islam, Reunion de Vienne de l’European Consortium for Church and State
Research, Milan (www.church-state-europe.org), 16-17 novembre 2001 (Actes en cours de publication).
5 Mireille Delmas-Marty, Pour un droit commun, Seuil, Librairie du XXème siècle, Paris, 1994
6 Hélène Surrel, La liberté religieuse devant la Cour européenne des droits de l’Homme, RFD adm. 1995, p. 573
et s. ;.Alain Garay, Liberté religieuse et prosélytisme : l’expérience européenne, RTDH 1994, pp. 9-29
7 A défaut d’outil statistique idoine, des chiffres circulent sans que des sources éprouvées soient référencées :
ainsi, par exemple, le Pr Jean Vergès mentionne la présence de 20 millions de musulmans dans l’UE (Le Monde,
27 avril 2004) alors que Le Monde, citant le quotidien La Republicca de 2001, annonce quant à lui « 8,9 millions
de musulmans dans l’UE des 15 » (15-16 février 2004 , p. 5). Voir aussi les réactions de la démographe Michèle
Tribalat qui dénonce avec Pierre-Patrick Kaltenback, les effets d’annonce sur les données chiffrées visant la
présence des musulmans (« On a sorti d’un chapeau 5 millions de musulmans », L’Express, 4 décembre 2003,
pp. 86-87). S’agissant de « musulmans », encore faut-il aussi distinguer entre les données sur la simple
appartenance religieuse, le degré de participation religieuse et les pratiques, rites, etc.
8 Un intellectuel comme Pascal Bruckner a ainsi dénoncé, dans les pages du quotidien Le Figaro, « un chantage
à l’islamophobie » alors qu’en France la Commission nationale Consultative des doits de l’Homme dans un
rapport paru en novembre 2003 en récusant ce terme lui préfère l’expression « intolérance à l’égard de l’Islam »
(voir l’article, « En France, le terme « islamophobie » suscite un débat » (Le Monde, 15-16 février 2004, p. 5)
2
musulmanes9 à la régulation publique des pratiques musulmanes voire à sa
gestion dite sécuritaire, en renouvelant le droit européen des religions interroge
toutes les religions et tous les Etats. Et alors que l’identité religieuse reste l’une
des données fondamentales européenne10, tout comme pour d’autres confessions
religieuses, la question des dénominations musulmanes reste centrale. L’objet
est complexe, les confusions nombreuses, en présence d’un Islam protéiforme et
polysémique11 non servi par un « appareil d’autorité centralisé » (Frank
Frégosi), en pratique par une autorité religieuse représentative détentrice d’un
magistère d’influence.
Ces rappels doivent être faits pour aborder sereinement le sujet de cet
exposé qui à partir de l’expérience et des contributions de la CEDH démontrera,
que, d’une certaine façon et pour emprunter une expression d’Alain Boyer
concernant la France12, « l’Islam est une chance pour l’Europe et l’Europe une
chance pour l’Europe ». De sorte que riche de l’adhésion de 45 Etats-membres13
à la Convention européenne des droits de l’Homme du 4 novembre 1950, le
Conseil de l’Europe dont l’organe judiciaire est la Cour européenne des droits de
l’Homme poursuit inlassablement sa tâche d’amélioration des procédures de
consolidation et de protection des droits de l’Homme (sous l’égide du Comité
d’experts désigné par son Comité directeur pour les droits de l’Homme14) qui
profite aux musulmans en Europe.
Le contentieux européen des droits de l’Homme est-il le révélateur du
débat sur le degré de compatibilité des conceptions musulmanes avec les droits
de l’homme15 ? Alors que l’axiome selon lequel « la religion vécue apparaît
9 Lire La religion et l’intégration des immigrés, Editions du Conseil de l’Europe, Strasbourg, sept. 1999 dont le
chapitre L’islam dans l’Union Européenne
10 Lire le récent ouvrage de Jean-Paul Willaime, Europe et religion – Les enjeux du XXIème siècle, Fayard, Coll.
Les Dieux dans la cité, Paris, 2004. Voir aussi, Croyances religieuses, morales et éthiques dans le processus de
construction européenne, Commissariat Général du Plan, Institut Européen de Florence, Chaire Jean Monnet
d’Etudes Européennes, La Documentation Française, Paris, juin 2002. Lire Alain Garay, La liberté religieuse en
Europe – restriction et protection, Conscience et Liberté, n°59, 2000, Berne.
11 Ici surgit la question de la confrontation du sens commun face à la taxinomie des faits selon que l’on traite, par
exemple, « des Mahométans, des musulmans, des islamistes », etc., ou « du Coran, des traditions », etc. A
cette taxinomie il faut ajouter la différenciation religieuse révélée, par exemple, par une « enquête sur ces
musulmans qui inquiètent l’islam de France » (Le Monde, 13 décembre 2002). Ici comme ailleurs, tout n’est
n’est pas équivalent et le meilleur côtoie le pire…
12 In L’Islam en France, PUF, Coll. Politiques d’aujourd’hui, Paris, 1998
13 Albanie, Allemagne, Andorre, Arménie, Autriche, Azerbaïdjan, Belgique, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie,
Chypre, Croatie, Danemark, Espagne, Estonie, « l’ex-République yougoslave de Macédoine », Finlande, France,
Géorgie, Grèce, Hongrie, Irlande, Islande, Italie, Lettonie, Liechtenstein, Lituanie, Luxembourg, Malte,
Moldova, Norvège, Pays-Bas, Pologne, Portugal, République tchèque, Roumanie, Royaume-Uni, Russie, Saint-
Martin, Serbie-Monténegro, Slovaquie, Slovénie, Suède, Suisse, Turquie, Ukraine.
14 Ledit Comité a adopté au mois de novembre 2003 un rapport intérimaire intitulé Garantir l’efficacité à long
terme de la Cour européenne des Droits de l’Homme (infra).
15 S’agissant de condition préalable au recours légitime à la légalité démocratique, en 2000, avant de recourir à
une vaste consultation nationale, les autorités françaises ont posé un pré-requis aux interlocuteurs de la
communauté musulmane en France qui a pris la forme de souscription d’un engagement écrit intitulé
« Déclaration d’intention relative aux droits et obligations des fidèles du culte musulman en France
3
bien éloigné de la religion officielle, proposée par les hiérarchies et les
institutions religieuses »16, quel degré d’imputabilité et de représentativité faut-il
retenir en présence d’un affichage ou d’une appartenance convictionnelle à la
base d’une revendication devant la CEDH (A ce jour, en langue française,
aucune étude exhaustive n’a été entreprise sur le sujet, à l’exception de très rares
articles de doctrine tel que « L’islam devant la Cour européenne des droits de
l’Homme » de Gilles Lebreton paru dans le numéro 5 de l’année 2002 de la
Revue du Droit Public et de la Science Politique en France et à l’étranger17). Cet
article réducteur se contente cependant de circonscrire le sujet au seul examen
de l’arrêt refah Partisi contre Turquie qui de toute évidence ne permet pas
d’aborder la question juridique des relations de l’Islam avec la CEDH) ? Existe-
t-il aussi une spécificité de la jurisprudence de la CEDH en matière de prise en
compte des convictions et des pratiques musulmanes ?
De toute évidence, l’appel au juge européen aux droits de l’Homme,
oracle contemporain de la construction démocratique européenne, suppose une
reconnaissance de la fonction, du rôle et de la valeur de la jurisprudence de la
CEDH en ce qu’elle dégage des principes fondamentaux européens18. Dans ce
contexte, il semble bien que l’intégration juridique européenne, par le haut, des
pratiques musulmanes participe de la socialisation des musulmans en Europe et
de la structuration de leurs activités religieuses (partie I) tout en accentuant la
contribution de la jurisprudence « religieuse » des droits de l’Homme à la
construction démocratique européenne (partie II).
16 Lire à ce sujet, G. Michelat, J. Potel, J. Sutter, L’héritage chrétien en disgrâce, L’Harmattan, Paris, 2003
17 L’ouvrage de base en langue française est celui de Gérard Gonzalez, intitulé La Convention européenne des
droits de l’Homme et la liberté des religions (Economica, Paris, 1997). L’article le plus récent étant signé par
Michele De Salvia intitulé Liberté de religion, esprit de tolérance et laïcité dans la jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’Homme, Mélanges Gérard Cohen-Jonathan, Bruylant, Bruxelles, 25 mai 2004
(l’intéressé est Jurisconsulte à la CEDH). Voir Jean-François Flauss, Les sources internationales de du droit
français des religions, Les Petites Affiches, Paris, n°95, 1992 ; Jean Duffar, La liberté religieuse dans les textes
internationaux, Revue de Droit Canonique, Paris, 1996, pp. 317-344
18 Sur une perspective historique de la jurisprudence, source formelle du droit, lire Antoine Leca, La génèse du
droit – Essai d’introduction historique du droit (Librairie de l’Université d’Aix-Marseille, 3ème éd., 2002)
4
I. L’INTEGRATION JURIDIQUE, PAR LE HAUT, DES PRATIQUES
MUSULMANES PARTICIPE DE LA SOCIALISATION DES
MUSULMANS ET DE LA STRUCTURATION DE LEURS ACTIVITES
RELIGIEUSES
A. L’usage légitime à la légalité démocratique européenne, signe de
respect des droits de l’Homme ?
1. La judiciarisation des pratiques islamiques devant la CEDH,
signe de soumission aux droits, libertés et à l’ordre public
européen
L’appel aux ressources de la légalité internationale signifie aussi la
soumission implicite aux limites fixées par l’ordre public européen en tant que
cadre restrictif de nature étatique placé sous contrôle juridictionnel et
d’interprétation jurisprudencielle19. « L’ordre public européen »20 incarne de ce
point de vue non seulement le cadre juridique d’exercice des libertés et des
obligations auxquels sont tenus les croyants mais également les valeurs
communes fondamentales telles que figurant dans le préambule de la
Convention européenne des droits de l’Homme dont l’affermissement de la
démocratie et de l’Etat de droit21. Ces développements doivent être étudiés22
pour mieux comprendre la dynamique européenne des droits de l’Homme qui ne
se résume à de simples déclarations d’intention dès lors que de nombreuses
décisions ont déjà été rendues par la CEDH dans des contentieux principalement
« turc, bulgare et grec » formant une véritable jurisprudence européenne
appliquée aux communautés musulmanes. On observera l’évolution de l’objet de
ladite jurisprudence qui s’est d’abord élaborée souvent en référence à des
demandes formulées par des mouvements dits minoritaires, tel celui des
Témoins de Jéhovah, pour aujourd’hui consacrer l’éclosion récente des affaires
musulmanes.
19 Patrice Rolland, Ordre public et pratiques religieuses, in La protection internationale de la liberté religieuse,
Ed Jean-François Flauss, Bruylant, Bruxelles, 2002
20 Frédéric Sudre, Existe-t-il un ordre public européen ?, in Quelle Europe pour les droits de l’Homme, Sous la
dir. de Paul Tavernier, Bruylant, Bruxelles, 1996, pp. 39-80. Jean-Paul Costa, La Cour européenne des droits de
l’Homme, in Mélanges Pettiti, Bruylant, Bruxelles, 1998
21 Patrice Rolland, Ordre public et pratiques religieuses, précité.
22 Voir l’ouvrage collectif dirigé par Marie-Noëlle Redor, L’ordre public : Ordre public ou ordres publics ?
Ordre public et droits fondamentaux, Actes du colloque de Caen, 11-12 mai 2000, Bruylant, Bruxelles, 2001
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