Communiquer
Revue de communication sociale et publique
13 | 2015
Perspectives en communication - Première partie
Quand l’anthropologie des mondes contemporains
remonte le moral de l’anthropologie de la
communication
When an Anthropologist of Contemporary Worlds Cheers Up an Anthropologist
of Communication
Emmanuelle Lallement et Yves Winkin
Édition électronique
URL : http://communiquer.revues.org/1562
DOI : 10.4000/communiquer.1562
ISSN : 2368-9587
Éditeur
Département de communication sociale et
publique - UQAM
Édition imprimée
Date de publication : 9 avril 2015
Pagination : 107-122
Référence électronique
Emmanuelle Lallement et Yves Winkin, « Quand l’anthropologie des mondes contemporains remonte
le moral de l’anthropologie de la communication », Communiquer [En ligne], 13 | 2015, mis en ligne le
22 avril 2015, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://communiquer.revues.org/1562 ; DOI :
10.4000/communiquer.1562
Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.
© RICSP 2009. Blackwell Publishing Ltd.
Certains droits réservés © Yves Winkin et Emmanuelle Lallement (2015)
Sous licence Creative Commons (by-nc-nd).
ISSN 2368-9587 communiquer.revues.org
Emmanuelle Lallement et Yves Winkin
Quand l’anthropologie des mondes
contemporains remonte le moral de
l’anthropologie de la communication
Entretien entre
Emmanuelle Lallement, Ph. D.
Maître de conférence, HDR
Groupe de recherche sur les processus d’information et de communication (GRIPIC)
Université Paris-Sorbonne CELSA, France
et
Yves Winkin, Ph. D.
Professeur
Directeur de la culture scientique et technique
Conservatoire national des arts et métiers, France
Résumé
Construit sous la forme d’un dialogue entre Emmanuelle Lallement, qui a été formée à l’anthropologie des mondes
contemporains en France, et Yves Winkin, qui a établi la plateforme de l’anthropologie de la communication, l’article
aborde diverses questions d’histoire, de stratégie et d’avenir pour ces deux disciplines, qui sont très proches à plus d’un
égard. C’est ainsi que les deux chercheurs se retrouvent sur le rôle central des terrains urbains dans le développement
des deux anthropologies, qu’Emmanuelle Lallement présente un programme de recherche sur les échanges marchands
et qu’Yves Winkin offre une synthèse de sa conception de l’enchantement. En ligrane, on voit apparaître une pointe
de découragement chez Yves Winkin, qui estime que l’anthropologie de la communication est enseignée, mais n’est
guère utilisée par les chercheurs en communication, du moins en France, et l’on voit Emmanuelle Lallement lui
proposer de faire cause commune pour défendre une anthropologie urbaine qui oserait assumer autant l’analyse des
politiques de l’éphémère festif comme Paris-Plage que celle de la communication marchande dans la ville.
Mots-clés : communication télégraphique, communication orchestrale, enchantement, anthropologie urbaine,
anthropologie économique, Marc Augé.
When an Anthropologist of Contemporary Worlds Cheers Up an Anthropologist of Communication
Abstract
Built as a dialogue between Emmanuelle Lallement, who introduced the study of the anthropology of contemporary
worlds in France, and Yves Winkin, who founded communication anthropology, this article stresses various issues
concerning the history, the strategies and the future of these closely related disciplines. Thus, the two researchers
nd themselves discussing the central role of urban spaces in the development of both anthropologies. While
Emmanuelle Lallement portrays research on market exchanges, Yves Winkin synthesizes how he designs the notion
of enchantment. Yves Winkin deplores that, even when communication anthropology is taught, it is rarely taken into
consideration by communication researchers, at least in France, while Emmanuelle Lallement proposes combining
their efforts to address an urban anthropology which would assume an analysis of urban policies as festive and
ephemeral projects. The Paris-Plage is taken as an example of merchant communication.
Keywords: telegraphic communication, orchestral communication, enchantment, urban anthropology,
economic anthropology, Marc Augé.
Communiquer, 2015(13), 107-122
108 | Y. Winkin et E. Lallement
Voici une pièce à deux voix, avec un chœur dans le fond de la scène. Il s’agit de montrer
comment deux anthropologies s’épaulent, à un moment intergénérationnel crucial pour
l’avenir. L’anthropologie des mondes contemporains, issue en France des « années Augé », a
produit une relève de qualité, mais qui ne parvient plus à s’insérer dans le tissu institutionnel
classique (universités, organismes de recherche), tout simplement parce que les départs
ne sont presque plus remplacés. L’anthropologie de la communication s’est faulée en
France au sein des sciences de l’information et de la communication (SIC) au début des
années 2000, mais y est restée très marginale. Utilisant une forme dialogique, Emmanuelle
Lallement et Yves Winkin tentent de voir comment ces deux « petites » anthropologies
pourraient s’aider mutuellement.
Emmanuelle Lallement et Yves Winkin se connaissent bien. Emmanuelle a été l’élève de
Michèle de la Pradelle et Jean Bazin, qui ont tous deux activement contribué à l’émergence
de l’anthropologie des mondes contemporains dans les années 1980-2000 à l’EHESS
(École des Hautes études en sciences sociales) à Paris. Yves s’est formé à la démarche
ethnographique dans les années 1970 à l’Université de Pennsylvanie, sous la houlette de
Ray Birdwhistell, Erving Goffman et Dell Hymes (ce dernier ayant écrit le texte fondateur
de l’anthropologie de la communication [Hymes, 1967]). Yves était dans le jury de thèse
d’Emmanuelle ; il a préfacé son premier livre et joué le rôle de « garant » de son HDR
(Habilitation à diriger des recherches). Emmanuelle a toujours suivi les travaux d’Yves, en
insistant notamment pour qu’il écrive son « anthropologie de l’enchantement », qu’il s’est
ingénié à ne jamais terminer en prenant des fonctions toujours plus accaparantes… Ils ne
pouvaient que s’entendre pour produire ce dialogue.
Yves Winkin –
Lorsque Benoît Cordelier m’a invité à établir un bilan de l’anthropologie de la communication
pour La Revue internationale de communication sociale et publique
1, j’ai accepté tout de
suite… pour une mauvaise raison : j’avais un texte en anglais sous le coude, intitulé « The
Anthropology of Communication : Past, Present and Future », écrit pour la leçon inaugurale
de la Harron Chair à Villanova University, j’avais été invité à l’automne 2012. Je me
disais qu’il sufrait de le traduire. En fait, non, les publics étaient trop différents, et il fallait
tout réécrire. C’est qu’aux États-Unis, l’anthropologie de la communication n’existe pas,
pas plus en anthropologie qu’en communication. Elle n’existe un peu que dans les
pays de langue française, espagnole et portugaise, grâce notamment à mon livre éponyme
et ses traductions, mais seulement en sciences de la communication. L’anthropologie a
toujours fait le gros dos (dans le même temps, elle a tenu les Cultural Studies à distance).
En commençant à réécrire mon texte, je me suis dit que j’écrivais sur un macchabée et que
j’avais mieux à faire que d’écrire mon épitaphe, si je peux m’exprimer ainsi. C’est que si
l’anthropologie de la communication a donné lieu a des cours de premier et de second cycles
dans quelques départements de communication français (au moins un à Paris 8), belges (j’en
connais à Liège et Louvain) et sans doute ailleurs encore, elle n’a pas suscité de projets de
recherche, sous forme de thèses notamment ; elle n’a pas alimenté d’équipes de recherches ;
elle n’a pas provoqué de débat au sein des SIC. Fondamentalement, l’anthropologie de la
communication a goné comme une « grande tente », pour reprendre une expression de
Goffman, où des voyageurs académiques ont pu et peuvent encore venir se réfugier. Ce n’est
pas chauffé, mais en se serrant, on tient le coup.
1. NDRL : La Revue internationale de communication sociale et publique devient Communiquer. Revue de
communication sociale et publique à l’occasion du numéro 13 que vous lisez en ce moment.
Emmanuelle Lallement et Yves Winkin. Quand l’anthropologie des mondes
contemporains remonte le moral de l’anthropologie de la communication | 109
Parvenu à ce stade de douce désespérance, j’en ai rajouté une couche : si on en est là,
c’est de ma faute. D’une part, j’avais proposé que l’anthropologie de la communication soit
un « cadre analytique », une anthropologie sans objet et surtout que cet objet ne soit pas la
communication, entendue comme ensemble de modes de transmission. La communication
étant conçue comme « performance de la culture » et la culture, comme « tout ce qu’il faut
savoir pour être membre », l’anthropologie de la communication ne pouvait être qu’une
anthropologie par la communication, depuis la communication. Bref, une anthropologie
« perspectiviste » (Winkin, 2001a). Je n’ai donc qu’à m’en prendre à moi-même si une
proposition aussi ouverte a permis à tout un chacun de s’y engouffrer et de s’en revendiquer.
D’autre part, je n’ai jamais voulu jouer au chef de bande : monter une revue, créer un
site, organiser des colloques, publier des actes, etc. Distribuer les bons et les mauvais points.
Soutenir ceux qui lent droit ; excommunier ceux qui dévient. On connaît les travaux de
Nicholas et Carolyn Mullins (1973) : les groupes théoriques qui réussissent, du moins au
sein de la sociologie américaine contemporaine, seraient ceux qui fonctionnent sur un
binôme, constitué d’un leader intellectuel et d’un leader organisationnel. L’anthropologie
de la communication ne rentre pas dans ce schéma : elle n’a pas de binôme à sa tête, elle n’a
même pas de tête et elle n’est même pas un groupe théorique. C’est au mieux un « courant »
landreux…
Enn, si l’anthropologie de la communication en est restée à ce stade embryonnaire,
c’est, du moins en France, en raison des forces obscures qui continuent à contrer toute
tentative interdisciplinaire. Bien sûr, le discours ofciel est celui de l’interdisciplinarité : à
l’Agence nationale de la recherche, au Haut Conseil pour l’Évaluation de la recherche et de
l’enseignement supérieur, etc. Mais une fois qu’un dossier est entre les mains du Conseil
national des universités, il en va tout autrement, car chaque section défend farouchement
son territoire. L’anthropologie de la communication : section 20 (anthropologie) ou
section 71 (SIC) ?
Les stratégies d’alignement sont bien connues : il vaut mieux avoir un sujet bien dans
les clous, un jury bien dans les clous, des articles aux titres bien dans les clous. Du coup,
se revendiquer de l’anthropologie de la communication, c’est prendre de sérieux risques.
Moi-même, en arrivant en France à la n des années 1990, j’ai failli ne pas être reçu en
section 71, et l’on m’avait conseillé de ne même pas essayer la section 20. J’ai toujours mis
en garde les étudiants qui voulaient faire une thèse avec moi qu’ils risquaient de se retrouver
sur le carreau, ou du moins d’avoir une insertion professionnelle particulièrement lente.
La plupart de mes anciens étudiants ont quitté le champ universitaire. Une de celle qui
s’est obstinée n’a obtenu de poste qu’après dix ans de vacations diverses. Cela dit, assez de
jérémiades.
Parce que, à point nommé, Emmanuelle Lallement me demande de lire un texte qu’elle
vient d’écrire sur les rapports entre l’anthropologie des mondes contemporains, qui est sa
discipline, et l’anthropologie de la communication, qu’elle connaît bien pour l’enseigner au
CELSA, une composante de l’Université Paris-Sorbonne. Ce texte me remet quelque peu
d’aplomb, parce qu’il tente de rapprocher les deux disciplines, non seulement sur la base
d’une méthodologie commune, la démarche ethnographique, mais sur la base d’un partage
de projets intellectuels de longue haleine. Je laisse la parole à Emmanuelle.
Emmanuelle Lallement –
Sur le plan de l’histoire des disciplines, les liens entre l’anthropologie et la communication
sont fort anciens, au point qu’on peut se demander si les deux disciplines ne seraient pas tout
simplement consubstantielles. Lévi-Strauss n’a-t-il pas écrit dès 1950 que l’anthropologie
était la science de la communication (Lévi-Strauss, 1950) ? À partir de son analyse des
Communiquer, 2015(13), 107-122
110 | Y. Winkin et E. Lallement
systèmes de parenté et des règles d’interdiction et de prescription qui les structurent, il
établit en effet que l’échange est la condition première de toute société. En inversant la
proposition selon laquelle c’est en raison de l’interdit de l’inceste que les sociétés échangent
des femmes avec l’extérieur et en établissant alors que c’est au contraire parce qu’il y a
nécessité de l’échange qu’il y a interdit de l’inceste, Lévi-Strauss met l’échange au cœur de sa
théorie. La mise au jour et l’analyse des règles de parenté sont alors, pour lui, comparables
à la mise au jour d’une grammaire, d’un langage, bref d’un système communicationnel. En
ce sens, l’anthropologie étudie en tant que telle la communication.
Or y a-t-il une anthropologie de la communication comme il y a une anthropologie des
systèmes de parenté ? S’agit-il d’un ensemble de lois dites « universelles » qui s’appliquent
à la communication comme il y aurait des lois dites « universelles » et « inconscientes »
censées régir les relations d’alliance entre les hommes et les femmes ? Lévi-Strauss parle de
« science de la communication » dans son Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss (Lévi-
Strauss, 1950) pour dire que toute culture est une modalité particulière de la communication
des femmes, des mots, des biens, régie par des lois inconscientes d’inclusion et d’exclusion.
Une vision de la communication encore très calquée sur le langage et la linguistique, et qui
peut être dénie comme « télégraphique ». Elle renvoie à l’idée de message qu’on trouve
dans les théories de la communication, et plus particulièrement dans les sciences de la
communication des années 1950 aux États-Unis, au modèle de Shannon et Weaver que
Lévi-Strauss cite d’ailleurs en note de bas de page. Il précise à ce propos :
En s’associant de plus en plus étroitement à la linguistique pour constituer un jour avec elle
une vaste science de la communication, l’anthropologie sociale peut espérer bénécier des
immenses perspectives ouvertes à la linguistique elle-même, par l’application du raisonnement
mathématique à l’étude des phénomènes de communication (Lévi-Strauss, 1950, p. 36-37).
C’est un schéma de communication simple, celui de la transmission d’un message
de A vers un sujet B, se confondant ainsi avec une théorie de l’information. Le modèle
s’apparente à une technique opératoire, claire et efcace. Communication et information
vont devenir quasi interchangeables, ou plutôt vont devenir les membres de l’ensemble
« communication de l’information » (Winkin, 2001a, p. 17). Chez Lévi-Strauss donc, cette
anthropologie comme anthropologie de la communication est celle de l’échange, qui est pris
d’un point de vue logique et structural : l’échange comme « commun dénominateur d’un
grand nombre d’activités sociales en apparence hétérogènes entre elles » (Lévi-Strauss,
1950, p. 37-38) ne se donne pas à voir empiriquement, mais se révèle selon les fameuses
trois obligations « donner, recevoir, rendre ». On a donc affaire à une mécanique bien huilée
de la réciprocité, qui assure la reproduction du modèle A-B-A.
Remontons quelque peu en arrière, Gregory Bateson, anthropologue et biologiste,
publie en 1936 La Cérémonie du naven, une vaste étude de type structural consacrée aux
Iatmul de Nouvelle-Guinée et, notamment, à leur système de parenté. Il élargit la question
de la communication en l’envisageant de manière circulaire et en introduisant l’idée de
rétroaction (feedback) du récepteur sur l’émetteur. Il ajoute que l’observateur occupe une
fonction dans la communication, faisant de cette étude un exercice réexif sur les conditions
et le sens du travail ethnologique. Enn, tout comportement est, selon lui, communication.
Ainsi, sa théorie générale de la communication est celle des interactions. François
Laplantine, dans son Anthropologie (1987), en établissant le lien entre anthropologie
structurale et anthropologie systémique, fait un parallèle entre Lévi-Strauss et Gregory
Bateson : « Il existe bien entendu des différences de taille entre le structuralisme européen
et l’interactionnisme américain. Mais ils visent ensemble à construire [...] une science de
la communication » (Laplantine, 1987, p. 125-130). Même si ce parallèle peut être discuté
(Olivesi, 1997), il constitue une orientation d’anthropologie de la communication, initiée
par Gregory Bateson puis par l’École de Palo Alto, examinant « les différentes modalités de
1 / 17 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !