PE a été une manière neuve de penser un ensemble de vieux problèmes.
[2] Un chemin analogue est perceptible dans la SI. Si les racines en sont certainement
repérables chez Georg Simmel (1987), ce n’est que depuis le milieu des années 1980 et
associée à la thèse de l’individualisation que s’affirme vraiment la personnalité
analytique de cette démarche (Beck, 2001 ; Beck et Beck-Gernsheim, 2002 ; Beck,
Giddens & Lash, 1994 ; Giddens, 1991 ; Bauman, 2001). Autour d’elle, il est
indispensable de distinguer, comme à propos de bien d’autres notions, entre un usage
courant du terme et sa dimension proprement analytique. Dans le premier sens, sans
doute l’usage le plus fréquent, l’individualisation désigne le processus de différenciation
croissante des parcours personnels ; elle se veut donc descriptive et observable sur le
plan empirique. Dans la seconde acception, en revanche, elle se définit comme
l’interprétation d’un processus spécifique à une période, celle de la seconde modernité,
qui, à la suite d’une série de changements institutionnels, forge les individus en les
enjoignant à devenir des individus.
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La société industrielle de la première modernité avait mis en place des « états » – des
statuts assignés comme la classe, le sexe, la nation. Avec le passage à la seconde
modernité, ces intermédiaires perdent de leur consistance. Cela n’implique pas que les
individus soient plus libres en eux-mêmes ; ils sont pris dans un autre processus
historique de formation, ils se fabriquent à partir d’autres parcours de vie, et surtout, au
travers d’autres injonctions institutionnalisées (Kohli, 1989). Ce qui, hier, était censé
être octroyé par les institutions et les formes sociales, est désormais censé être produit
de manière réflexive par les individus eux-mêmes (Beck, 2001 ; Beck et Beck-
Gernsheim, 2002) 2. Dans ce sens, l’individualisation s’accompagne d’un véritable
impératif de réflexivité. L’identité est plus que jamais le projet d’une auto-réflexivité
grâce à laquelle l’individu vise à se doter d’une continuité (Giddens, 1991), en dépit de
sa profonde disjonction dispositionnelle (Kaufmann, 2004).
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En fait, sur ce point, la SI s’inscrit dans la lame de fond d’un des grands changements
de la modernité – la consolidation d’un individualisme institutionnel. Dans la plupart
des sociétés, l’individu a longtemps été conçu comme une sorte d’anomalie, et étudié
comme une particularisation déviante des déterminants sociaux propres à un milieu.
La modernité est venue rompre à tout jamais cette équation avec l’avènement de ce que
Talcott Parsons aura dénommé l’individualisme institutionnel (Parsons, 1951 et 1964 ;
Bourricaud, 1977). L’individu cesse d’être perçu comme une déviance singulière vis-à-
vis d’un modèle général et devient le modèle à accomplir. C’est cette intuition majeure
qui sera approfondie et radicalisée par les tenants de la SI à partir des années 1980.
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La thèse d’individualisation est parfois associée à la crise analytique de l’idée de
société (Dubet, 1994 ; Dubet & Martuccelli, 1998), un changement qui demanderait de
mettre sur pied d’autres opérateurs analytiques afin d’assurer une nouvelle mise en
relation des dimensions sociétales et personnelles, au fur et mesure que l’ancienne
articulation entre la structure de la société et la structure de la personnalité se révèle
insuffisante. L’unité de l’analyse doit se chercher « en bas » puisque, comme l’indique
Ulrich Beck, ce qui est distinct ou contradictoire du point de vue des systèmes sociaux
est intégré, y compris par maintes tensions, au niveau des individus (Beck, [1986]
2001). En bref : c’est un changement de nature historique qui force la sociologie à
rendre compte des phénomènes collectifs à l’échelle des individus 3. Si la thèse de
l’individualisation, notamment dans sa charpente historique, n’est pas consensuelle au
sein de la SI (Lahire, 2004, p. 176) 4, il n’en reste pas moins que c’est dans cette
descendance intellectuelle que s’affirme le mieux toute l’originalité de cette démarche.
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L’analogie avec la PE est réelle. Car il serait facile de signaler que la sociologie a
toujours eu, elle aussi, une préoccupation pour les individus et il serait surtout possible
de montrer comment, déjà à partir des années 1950, et notamment aux États-Unis, se
sont développées un ensemble de micro-sociologies qui, dans leur volonté de rompre
avec la conception systémique et totalisante de Talcott Parsons (le Georg Wilhelm
Friedrich Hegel de la sociologie), ont privilégié le niveau de l’interaction en tant que clé
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