Philosophie de l`existence et sociologie de l`individu

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SociologieS
Théories et recherches
Philosophie de l’existence et
sociologie de l’individu : notes
pour une confrontation critique
DANILO MARTUCCELLI
Résumés
Français English Español
L’article propose une confrontation, au travers de sept enjeux intellectuels, entre la philosophie
de l’existence et la sociologie de l’individu. Si les liens entre ces deux démarches sont
nombreux, notamment en ce qui concerne l’inspiration de leur projet, elles n’en empruntent
pas moins des voies souvent fort diverses surtout en raison du rapport différent qu’elles
entretiennent avec l’histoire et le processus d’individualisation. Aucun tableau simpliste ne
parvient à résumer leurs relations, faites à la fois d’influences, de désaccords, de
prolongements et de ruptures.
Existential Philosophy and Sociology of the Individual: notes for a critical engagement
The article proposes to confront the existential philosophy and sociology of the individual
through seven intellectual issues. The links between these two approaches are numerous
particularly regarding the inspiration of their projects but they often don’t follow the same
paths, mainly because of their different relationship with history and with process of
individualization. No simple model can summarize their relationship, made of many
influences, disagreements, extensions and ruptures that we propose to analyse.
Filosofía existencial y sociología del individuo: notas para un intercambio crítico
En este artículo se expone la posibilidad de un intercambio crítico tomando como base siete
temáticas. Si los nexos entre los dos encaminamientos son numerosos, especialmente por lo
que respecta las motivaciones de sus respectivos objetivos, también hay diferencias
fundamentales a causa de las relaciones que la filosofía y la sociología establecen
respectivamente con la historia y con la dinámica de la individualización. Ningún marco teórico
esquemático permite establecer una síntesis de sus relaciones complejas que incluyen
influencias y desacuerdos.
Entrées d’index
Index de mots-clés : existence, histoire, individu, individualisation, ontologie, projet
Texte intégral
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Depuis quelques décennies, des sociologues contemporains, souvent en liaison avec la
thèse de l’individualisation, s’efforcent de mettre l’individu au centre de la théorie
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sociale. Les sociologies de l’individu (SI), qui se sont progressivement affirmées sont
loin de constituer une « école », et elles ne constituent même pas vraiment un
« mouvement » intellectuel en bonne et due forme. Pourtant, une idée leur est
commune : celle que la compréhension des phénomènes sociaux contemporains exige
d’accorder une large part au travail des individus. Or cette démarche, étant donné ses
postulats et développements, invite à une confrontation avec les travaux de la
philosophie de l’existence (PE). Les deux perspectives partagent un nombre important
de préoccupations communes, mais de plus l’influence de la PE sur la SI est
explicitement reconnue par bien des auteurs. Cependant, et comme nous nous
efforcerons de le montrer, leurs croisements ne sont jamais directs, et leurs
développements souvent divergents.
Nous travaillerons à partir de deux épures analytiques. D’un côté, nous inclurons
dans la PE un ensemble de travaux à inspiration phénoménologique, faisant de
l’existence la clé de voûte d’une nouvelle interprétation d’ensemble de problèmes
philosophiques, éthiques ou anthropologiques. Ce qui inclut certains travaux de Martin
Heidegger, mais également de Karl Jaspers, Martin Buber ou encore Emmanuel Levinas
et même Maurice Merleau-Ponty, mais se réfère surtout aux travaux de Jean-Paul
Sartre. En effet, impossible de ne pas reconnaître, dans le cadre d’une conversation avec
la SI, l’influence considérable de son œuvre sur bien de ses auteurs. C’est la raison
principale pour laquelle nous privilégierons largement ses travaux dans la discussion
qui suit.
De l’autre côté, nous dénommerons comme SI un ensemble de travaux, parfois menés
à partir de sensibilités analytiques concurrentes, mais qui trouve un minimum commun
dénominateur autour de la thèse de l’individualisation, faisant des nouvelles injonctions
qui l’accompagnent la clé de voûte d’une nouvelle interprétation d’ensemble des
problèmes sociaux, moraux ou politiques. Cette épure intègre à la fois des essais et des
recherches, et inclut, comme on le verra progressivement un nombre conséquent de
sociologues, notamment européens.
La confrontation entre deux épures intellectuelles aussi différentes n’est possible
qu’avec d’inévitables raccourcis, voire quelques simplifications ou généralisations
interprétatives. La richesse et la pluralité des œuvres y contraint, et nous sommes
conscients que nous ferons parfois violence à certaines d’entre elles en les faisant
travailler dans un cadre que, probablement, elles récuseraient. Cependant, la démarche
nous semble légitime – et inévitable – dans la mesure où le but n’est ni l’exégèse ni la
synthèse de ces travaux, mais leur comparaison critique. Cette démarche a d’ailleurs été
déjà souvent utilisée dans la théorie sociale lorsque le but principal n’était pas de
déterminer ce que les auteurs affirment vraiment, mais de cerner les manières dont un
corpus plus ou moins discontinu de propositions pouvaient s’intégrer dans une vision
d’ensemble (Parsons, 1949 ; Berger & Luckmann, 2006).
Cette confrontation pourrait être prolongée en tenant compte de bien d’autres
dimensions, par exemple par une étude des stratégies de lecture et de réception des
œuvres philosophiques par les sociologues (Pinto, 2009), des réseaux intellectuels qui
structurent leurs échanges (Collins, 1998), ou encore des usages de légitimation qui
sont faits de ces « classiques » (Alexander, 1987). Et bien entendu, on pourrait aussi
souligner les différences majeures entre les études d’argumentation philosophique et
celles qui sont menées à l’aide de recherches sociologiques. Cependant, cet article
s’organise à partir d’une autre problématique – il s’agit d’isoler un ensemble d’enjeux
intellectuels communs aux deux démarches malgré leurs développements différents.
C’est autour du paradoxe de cette proximité distante que nous organiserons cette
confrontation autour de sept grands thèmes, en nous efforçant chaque fois de placer au
fondement de ces désaccords les rapports que la PE et la SI entretiennent avec l’histoire.
Existence versus individu – deux
changements de cap analytique
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Partons d’un enjeu majeur et commun de leurs identités intellectuelles respectives :
autant la PE que la SI accordent un intérêt particulier au « concret », opposé aux
« abstractions ». De quoi s’agit-il au juste ? D’un côté, de la transition de l’Être à
l’existence, ou plutôt, à l’étude de l’être à partir de l’existence (grâce à la démarche
phénoménologique du « retour aux choses mêmes ») ; de l’autre, du passage du primat
de l’idée de société à celui de l’individu, ou plutôt, de la volonté d’étudier la société à
travers le processus d’individualisation.
[1] Comme l’énonce Martin Heidegger dans Être et Temps (1986), toute perspective
ontologique adopte un point de vue ontique. Avant de philosopher sur lui, il est
indispensable de prendre acte que l’on est dans le monde. C’est cette dimension de
l’existence – le Dasein – qui est décisive, et qui va donner toute sa nouveauté à la PE
dès la fin des années 1920, lui conférant un engagement intra-mondain qu’à l’époque
aucune démarche, pas même le marxisme, ne parvenait à tenir avec autant de
résolution. C’est dire que dès son acte inaugural un des principaux objectifs de la PE
consistera à identifier les structures existentielles fondamentales par lesquelles l’Être se
révèle à l’expérience humaine – comme en atteste, par exemple, parmi tant d’autres
analyses les passages que Martin Heidegger consacre aux outils (« l’être à la main »), où
il enracine l’ontologie fondamentale dans le domaine de l’expérience factuelle. C’est cela
qui explique d’ailleurs l’intérêt de Martin Heidegger, dans cette phase de sa vie
intellectuelle, pour la phénoménologie – elle est la seule démarche qui permet de
récupérer l’expérience dans son immédiateté primordiale, après des siècles
d’ensevelissement sous la métaphysique 1.
C’est sur cet arrière-plan que doit se comprendre le grand tournant opéré par Martin
Heidegger – le déplacement du sujet épistémologique vers le sujet en situation (l’êtredans-le-monde). Le Dasein se définit plus par ses états existentiels – son silence face au
bavardage du monde (le « on »), son engagement en tant qu’être pour la mort, son souci
de soi –, que par la connaissance au sens restreint du terme. Par rapport au sujet de la
philosophie moderne, l’inflexion est décisive, ce qui fait de lui, si l’on en suit Marcel
Gauchet (2003, p. 227), le génie philosophique du vingtième siècle – inaugurant une
nouvelle manière de penser l’être.
En tout cas, dans Être et Temps, ce sont les dimensions existentielles – états d’âme,
relations avec les outils, être avec les autres, pour la mort… – qui alimentent
l’analytique qui structure l’étude de l’Être. Sur ce point la distance entre Martin
Heidegger et Edmund Husserl est fondamentale. Edmund Husserl, en privilégiant l’ego
transcendantal en tant qu’être non situé comme fondement de la connaissance, commet
une erreur aux yeux de Martin Heidegger. Pour Martin Heidegger, les connaissances
produites par l’analyse rationnelle sont superficielles au regard de l’expérience de
l’immédiateté factuelle. Edmund Husserl vise, encore, à la pureté de l’ego
transcendantal en dehors de toute contingence historique ; tandis que Martin
Heidegger est fort sensible au fait que l’historicité (ou la temporalité) est un des
attributs indispensables du Dasein. Nous y reviendrons.
Soulignons l’essentiel : la PE est irréductible aux démarches historiques précédentes.
L’histoire des idées est peuplée de retours cycliques à l’« individu » à chacune des crises
analytiques de la notion de totalité. Yves Barel a pu ainsi établir une liste de certaines
d’entre elles en commençant par les écoles post-aristotéliciennes qu’il associe à l’intérêt
pour l’éthique (et donc pour les vies individuelles) à la fin des Cités-États grecs jusqu’à
l’existentialisme de Søren Kierkegaard et son refus de la totalité hégélienne (Barel,
1984). Or, ce genre de lectures laisse échapper la véritable nouveauté et rupture
introduite par la PE. Elle a été une autre manière de penser l’être, dont l’originalité la
rend incommensurable aux « retours » cycliques du sujet tout au long de l’histoire. La
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PE a été une manière neuve de penser un ensemble de vieux problèmes.
[2] Un chemin analogue est perceptible dans la SI. Si les racines en sont certainement
repérables chez Georg Simmel (1987), ce n’est que depuis le milieu des années 1980 et
associée à la thèse de l’individualisation que s’affirme vraiment la personnalité
analytique de cette démarche (Beck, 2001 ; Beck et Beck-Gernsheim, 2002 ; Beck,
Giddens & Lash, 1994 ; Giddens, 1991 ; Bauman, 2001). Autour d’elle, il est
indispensable de distinguer, comme à propos de bien d’autres notions, entre un usage
courant du terme et sa dimension proprement analytique. Dans le premier sens, sans
doute l’usage le plus fréquent, l’individualisation désigne le processus de différenciation
croissante des parcours personnels ; elle se veut donc descriptive et observable sur le
plan empirique. Dans la seconde acception, en revanche, elle se définit comme
l’interprétation d’un processus spécifique à une période, celle de la seconde modernité,
qui, à la suite d’une série de changements institutionnels, forge les individus en les
enjoignant à devenir des individus.
La société industrielle de la première modernité avait mis en place des « états » – des
statuts assignés comme la classe, le sexe, la nation. Avec le passage à la seconde
modernité, ces intermédiaires perdent de leur consistance. Cela n’implique pas que les
individus soient plus libres en eux-mêmes ; ils sont pris dans un autre processus
historique de formation, ils se fabriquent à partir d’autres parcours de vie, et surtout, au
travers d’autres injonctions institutionnalisées (Kohli, 1989). Ce qui, hier, était censé
être octroyé par les institutions et les formes sociales, est désormais censé être produit
de manière réflexive par les individus eux-mêmes (Beck, 2001 ; Beck et BeckGernsheim, 2002) 2. Dans ce sens, l’individualisation s’accompagne d’un véritable
impératif de réflexivité. L’identité est plus que jamais le projet d’une auto-réflexivité
grâce à laquelle l’individu vise à se doter d’une continuité (Giddens, 1991), en dépit de
sa profonde disjonction dispositionnelle (Kaufmann, 2004).
En fait, sur ce point, la SI s’inscrit dans la lame de fond d’un des grands changements
de la modernité – la consolidation d’un individualisme institutionnel. Dans la plupart
des sociétés, l’individu a longtemps été conçu comme une sorte d’anomalie, et étudié
comme une particularisation déviante des déterminants sociaux propres à un milieu.
La modernité est venue rompre à tout jamais cette équation avec l’avènement de ce que
Talcott Parsons aura dénommé l’individualisme institutionnel (Parsons, 1951 et 1964 ;
Bourricaud, 1977). L’individu cesse d’être perçu comme une déviance singulière vis-àvis d’un modèle général et devient le modèle à accomplir. C’est cette intuition majeure
qui sera approfondie et radicalisée par les tenants de la SI à partir des années 1980.
La thèse d’individualisation est parfois associée à la crise analytique de l’idée de
société (Dubet, 1994 ; Dubet & Martuccelli, 1998), un changement qui demanderait de
mettre sur pied d’autres opérateurs analytiques afin d’assurer une nouvelle mise en
relation des dimensions sociétales et personnelles, au fur et mesure que l’ancienne
articulation entre la structure de la société et la structure de la personnalité se révèle
insuffisante. L’unité de l’analyse doit se chercher « en bas » puisque, comme l’indique
Ulrich Beck, ce qui est distinct ou contradictoire du point de vue des systèmes sociaux
est intégré, y compris par maintes tensions, au niveau des individus (Beck, [1986]
2001). En bref : c’est un changement de nature historique qui force la sociologie à
rendre compte des phénomènes collectifs à l’échelle des individus 3. Si la thèse de
l’individualisation, notamment dans sa charpente historique, n’est pas consensuelle au
sein de la SI (Lahire, 2004, p. 176) 4, il n’en reste pas moins que c’est dans cette
descendance intellectuelle que s’affirme le mieux toute l’originalité de cette démarche.
L’analogie avec la PE est réelle. Car il serait facile de signaler que la sociologie a
toujours eu, elle aussi, une préoccupation pour les individus et il serait surtout possible
de montrer comment, déjà à partir des années 1950, et notamment aux États-Unis, se
sont développées un ensemble de micro-sociologies qui, dans leur volonté de rompre
avec la conception systémique et totalisante de Talcott Parsons (le Georg Wilhelm
Friedrich Hegel de la sociologie), ont privilégié le niveau de l’interaction en tant que clé
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de voûte de l’analyse sociologique. Ou encore, dans une lecture cyclique des idées,
comment, après une phase de bannissement du sujet, nous avons assisté, à partir des
années 1980, au retour de l’acteur (Touraine, 1984 ; Ferry & Renaut, 1985).
Cependant, comme à propos de la PE, une telle lecture laisserait échapper la véritable
nouveauté à l’œuvre dans la SI. De la même manière que la compréhension de la vie
sociale s’organisait hier autour des notions de civilisation, d’histoire, de société, d’Étatnation ou de classe, il revient désormais au processus de fabrication des individus
d’occuper le lieu analytique central. Si l’individu reçoit une telle centralité, c’est bien
parce que c’est son processus de constitution qui permet désormais de mieux décrire
une nouvelle manière de faire société. C’est dans ce sens que l’individu est une idée
neuve dans la sociologie.
Défis ontologiques versus défis
historiques – deux conceptions des
épreuves
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L’accent initial porté vers l’existence ou l’individu donne cependant lieu à deux
démarches différentes. Dans la PE, l’existence est analysée à partir d’un ensemble de
défis ontologiques auxquels l’acteur doit faire face. En revanche, dans la SI, ce qui
retient l’attention, ce sont les défis historiques que les individus sont contraints
d’affronter. D’un côté, une analyse proprement existentielle visant à montrer, à partir
de la structure ontologique de l’existence, différents états : l’angoisse, la mort, les désirs,
les possibles, la relation à l’Autre. Or, ces analyses phénoménologiques se placent à une
trop grande distance d’une réflexion historique. Malgré l’importance que la PE accorde
à l’historicité et à la temporalité en tant que dimensions structurelles de l’existence, il
faut y voir une variante de ce qu’il faut bien dénommer une philosophie
anthropologique, une perspective qui vise « à identifier les traits les plus durables de la
condition humaine, ceux qui sont les moins vulnérables aux vicissitudes de l’âge
moderne » (Arendt, 1994, p. 15). En revanche, la SI est une démarche inséparable d’un
regard historique – tout en reconnaissant ainsi l’importance de l’expérience individuelle
dans le saisissement du monde social, elle refuse de glisser du côté des études transhistoriques de l’existence humaine.
[1] Le jugement à l’emporte-pièce que nous venons d’effectuer quant au déficit
d’historicité de la PE peut paraître injuste et cavalier. Dans Être et temps, Martin
Heidegger ne s’est-il pas dressé contre le refus de la temporalité, l’excès d’attention à
l’universalité et à l’éternité de l’ontologie traditionnelle au détriment de la singularité et
de l’ici et maintenant ? N’a-t-il pas, grâce à l’idée d’historicité (qu’il emprunte à Wilhelm
Dilthey), souligné le caractère irréductiblement unique des événements ? Ne s’est-il pas
efforcé de porter un diagnostic sur l’époque, soulignant toute l’importance prise par la
technique (Heidegger, 1958) ? Si. Mais pourtant, dans ses œuvres, l’historicité ou
l’époque ne sont saisies que dans leurs significations ontologiques ; l’histoire réelle
(« ontique ») n’intéresse pas ou prou la PE.
Il s’agit d’une des grandes insuffisances de l’analyse existentielle. Personne ne l’a
peut-être mieux compris que Herbert Marcuse, dans la double critique qu’il adresse à
Martin Heidegger et à Jean-Paul Sartre. « L’être pour la mort » peut-il, se demande
Herbert Marcuse, être vraiment séparé du climat allemand post-première guerre
mondiale? Est-il possible de rendre compte de l’histoire dans l’analyse existentielle que
Jean-Paul Sartre livre de l’homme ? De son point de vue, chez Jean-Paul Sartre, la prise
en compte des situations historiques est au mieux superficielle, au pire absente, tant le
sujet sartrien, défini par une existence méta-historique, est saisi à l’aide de notions se
voulant, dans leur enracinement existentiel, « universelles ». Herbert Marcuse propose
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alors, comme son propre parcours en atteste, d’infléchir le cadre d’analyse existentiel
vers une prise en considération large des conditions matérielles concrètes d’existence de
l’homme (Marcuse, 1970). Pourtant, le problème s’est révélé plus compliqué que prévu.
Certes, les principaux tenants de la PE ont rapidement su que les préoccupations
existentielles devaient se traduire, sous couvert de rester des abstractions, en termes
historiques concrets. Mais ils auront néanmoins bien du mal à décrire l’historicité réelle
des sujets. Sur ce point donc, le désaccord est profond – la SI donne à l’histoire et
surtout au présent historique une importance que la PE se révèle incapable de lui
accorder. Le « scénario » historique ne peut qu’avoir un rôle d’arrière-plan de la
structure ontologique du Dasein.
Pensons, par exemple, aux situations-limites de l’existence qui seraient, à suivre Karl
Jaspers, les grands défis de la condition humaine : des situations-limites auxquelles il
ne peut échapper (comme la mort, la souffrance, le hasard, la faute, la lutte), mais aussi
les défis du temps, du mouvement de la liberté, du nihilisme ou encore de l’amour
(Jaspers, 1951). En fait, il s’agit de chercher et de fonder une anthropologie
philosophique autour des « possibilités de l’âme » – c’est-à-dire de l’horizon existentiel
des possibles qui s’ouvre à la condition humaine en tant que telle. Dans cette démarche,
le passage d’une analytique de l’existence à une sociologie historique des épreuves est
problématique.
C’est pourtant bel et bien ce qu’a essayé de faire Jean-Paul Sartre. Chez lui,
l’ouverture de la conscience au monde est à la racine de la division de l’univers en deux
régions : l’en-soi, qui « est ce qu’il est » et le pour-soi qui n’est pas ce qu’il est. Face à ce
clivage, l’individu est sous la menace permanente d’un glissement du pour soi vers l’ensoi. Contre ce danger existentiel, Jean-Paul Sartre érige la négativité de la conscience,
en fait, la puissance d’irréalité présente dans l’homme, sa capacité imaginaire
d’« anéantir » le monde. La liberté, c’est la capacité d’être dans une situation et de s’en
sortir, de n’être jamais entièrement déterminé par elle puisque toujours capable de
l’abolir. L’homme est le mode perpétuel d’arrachement à ce qui est, « une façon de ne
pas être sa propre coïncidence » (Sartre, 1976, p. 115 – c’est l’auteur qui souligne).
À partir de ce défi existentiel premier de l’homme, toute la philosophie de Jean-Paul
Sartre est un essai pour rendre compte de la relation entre l’objet et le sujet. Or, la
structure concrète de ce rapport est toujours hautement problématique dans son œuvre
puisqu’il est toujours hanté par le fait que l’homme démissionne de sa réalité humaine
au profit du monde. La célèbre analyse que Jean-Paul Sartre livre de la mauvaise foi
doit s’interpréter dans ce sens. Au fond, la mauvaise foi n’est que le mensonge, qu’il se
fait à lui-même, d’être capable de se débarrasser de sa totale liberté au profit de son
engloutissement dans la situation (Sartre, 1976, p. 129 et pp. 90-107). Certes, dès la fin
de la seconde guerre mondiale, Jean-Paul Sartre s’efforce de « socialiser » sa conception
de la liberté et de la situation, et s’engage dans un long chemin de découverte des
dimensions historiques de la liberté humaine. Pourtant, même lorsqu’il essaye de jeter
les bases d’une « anthropologie structurelle et historique », c’est toujours au fond la
structure de l’existence qui prime. Sur ce registre, et malgré la socialisation possible des
enjeux existentiels, il existe une tension insurmontable entre l’analyse sociologique et
l’analyse existentielle (Crespi, 1994).
[2] Malgré le primat de l’histoire, rien ne serait pourtant plus éloigné de la vérité que
de penser que la SI est insensible aux dimensions existentielles. Au contraire même, elle
leur accorde une attention toute particulière, mais ses partisans s’efforcent chaque fois
d’articuler transformations historiques et significations existentielles (Beck & BeckGernsheim, 2002 ; Giddens, 1991 ; Bauman, 1991 et 1993 ; Ehrenberg, 1998 ;
Martuccelli, 2006). À travers, par exemple, l’évocation des expériences telles que la
folie, la criminalité, la maladie ou la sexualité, Anthony Giddens souligne une tendance
lourde de la modernité visant, pour chacune de ces issues existentielles, à établir une
coupure entre des expériences « limites » ou « alternatives » et les routines
quotidiennes (Giddens, 1991, p. 156). Cependant, malgré cette « séquestration de
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l’expérience », la modernité n’est jamais à l’abri d’un « retour du refoulé », c’est-à-dire
de questions existentielles que l’individu pensait précisément mises définitivement
entre parenthèses à l’aide de ces routines. Les débats autour de la mort et de la
procréation assistée, sur la décarcération ou l’ouverture des asiles psychiatriques, tout
comme le retour du religieux ou les préoccupations sur la nature ou la sexualité
signalent, au sein même de la modernité, ce balancement de tendances. Sans récuser
donc ce qui revient en propre à l’existence, la SI étudie les défis spécifiquement
existentiels de la vie humaine à partir des changements historiques.
Mais à côté de défis proprement existentiels, la SI se penche vers une famille large
d’injonctions institutionnelles (Beck & Beck-Gernsheim, 2002) ou d’épreuves sociales
(Martuccelli, 2006) en soulignant leur caractère spécifiquement historique. Les
épreuves sont des défis historiques socialement produits, inégalement distribués, que
les individus sont contraints d’affronter. Le but de cette notion, tout en gardant donc au
premier plan les changements historiques et les inévitables effets du différentiel de
positionnement social entre acteurs, est ainsi de rendre compte concrètement de la
manière dont les individus s’acquittent ou non d’un certain nombre de défis structurels,
historiques et institutionnels particuliers.
Pour décrire les défis posés par l’individualisation en cours, la SI s’intéresse donc
d’un côté aux significations historiques actuelles des enjeux existentiels et de l’autre
côté, se penche vers les épreuves ou les injonctions sociétales et institutionnelles
propres à la modernité contemporaine. Elle peut souligner l’existence d’une injonction
centrale à l’individualisation (Beck, 2001), d’un seul grand défi consistant à articuler
partout et toujours une expérience par la combinaison de différentes logiques d’action
(Dubet, 1994) ou accentuer au contraire la diversité des formes et tensions propres aux
diverses épreuves selon les différents domaines ou pratiques sociales (Martuccelli,
2006). Pourtant, et c’est l’indubitable air de famille de ces analyses, toutes ces
interprétations soulignent le caractère historique des défis ou des épreuves.
Liberté versus agency – deux
conceptions de l’acteur
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Si, au premier abord la PE et la SI mobilisent deux conceptions contrastées de
l’acteur, en réalité, à mieux y regarder, il est possible de repérer qu’elles s’organisent
toutes deux autour de la conception d’un sujet fort. C’est à partir de cette coïncidence
qu’il est nécessaire d’explorer leurs différences.
[1] La PE mobilise une conception radicalement ouverte du sujet. Le sujet devient,
pensons encore à Jean-Paul Sartre, ce qu’il se fait à lui-même. Certes, chez lui, cette
liberté se « socialise » graduellement, en passant de la possibilité infinie à une liberté
pensée au milieu d’un champ conditionné – mais la radicalité de l’ouverture du sujet n’y
est jamais démentie. En effet, si la praxis humaine, « intériorisation de l’extérieur » et
« extériorisation de l’intérieur », doit s’interpréter à partir de conditions objectives, en
tenant compte donc de l’ensemble des médiations sociales, le cœur de l’analyse n’en
restera pas moins le projet de dépassement subjectif de l’objectivité. C’est dire si la
liberté est constitutive de l’acteur – elle s’origine dans l’ouverture de la conscience et de
son intentionnalité. Et si l’analyse part de la conscience, c’est parce que l’être de
l’homme – sa liberté – est justement de ne pas pouvoir être défini au préalable :
l’homme existe d’abord, se définit après : « l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se
fait » (Sartre, 1976, p. 33).
Cette conception forte de l’acteur mène Jean-Paul Sartre à une conception
véritablement héroïque du sujet. Comprenons cette notion de manière économe –
l’acteur est plus que son environnement : « L’agent historique est presque toujours
l’homme qui, mis en face d’un dilemme, fait paraître soudain un troisième terme,
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jusque-là invisible » (Sartre, 1948, p. 354). Or, Jean-Paul Sartre dépose davantage cette
compétence du côté de la conscience que de l’action au sens précis du terme. Certes, ses
analyses se penchent à la fois sur les potentialités déjà présentes dans la structure
fondamentale de l’existence et sur les horizons concrets de possibles propres à chaque
acteur, mais en dernière instance c’est toujours la première dimension qui prime. C’est
cela la liberté : ne pas être ce qu’on est, ne jamais se réduire ou se confondre avec ses
conduites, mais leur être irréductible, tout en étant la conscience (d’ouverture radicale)
de chacune d’entre elles.
Cette conception de la liberté, en fait, d’un acteur-héroïque, donne lieu à une impasse
notoire – la difficulté à rendre compte des engagements collectifs durables. Comment
un homme libre peut-il devenir membre d’un collectif ? La réponse sartrienne sera au
fond toujours la même – le collectif n’existe que sous la menace d’un tiers et pendant le
laps de temps qu’il est porté par un ensemble de libertés à conquérir. Le social est ainsi
le lieu d’un ensemble de pièges : celui où les hommes risquent de se transformer en
« hommes-choses », de se limiter à jouer un « rôle » dans une organisation (Sartre,
1985). L’analyse est particulièrement réussie à propos des « séries » – dans lesquelles
l’homme entre en relation avec une multitude d’individus (« Autres »), qu’il ne connaît
même pas et qui toutefois conditionnent sa praxis et fixent, surtout, les limites de son
action compromettant alors sa liberté. L’exemple d’une file de personnes attendant
l’arrivée de l’autobus permet d’expliciter leur réalité. Dans la queue, les hommes se
définissent par leur solitude commune, par le fait d’avoir un intérêt commun (l’arrivée
du bus), mais aussi par leur interchangeabilité absolue (ils sont identiques), enfin, par
la rareté des places qui implique qu’il faut en exclure certains (Sartre, 1985, p. 362). La
série, conclut Jean-Paul Sartre, c’est la rencontre d’un ensemble des solitudes. Et c’est
pour échapper à cette réalité que se produit, parfois, le passage de la série au groupe.
C’est le passage à l’action sociale concertée : le groupe-en-fusion, sous la menace ou la
peur, pousse les individus à agir collectivement, dépassant ainsi l’inertie. Mais
rapidement, cette action concertée est reprise par l’inertie du monde – faisant glisser de
nouveau la liberté vers l’institutionnalisation, le pratico-inerte, les séries.
Dans cette vision, la vie sociale et l’histoire sont soit un résidu opaque d’actions
passées, soit des structures toujours informées par la pratique en action des hommes.
Point de salut alors en dehors de ces moments fulgurants où, effectivement, les hommes
dominent le monde à force de travail ; le reste n’est que le retour de l’inorganique sous
forme d’inertie. La vérité, dans l’existence comme dans l’histoire, provient de l’étincelle
de la conscience, en fait du projet, lorsqu’il se manifeste comme inassimilable au monde
grâce à l’action de dépassement, radical et indéterminé, qu’il exerce à son encontre.
L’action individuelle étant le seul paradigme de l’action, l’action collective ne peut,
sinon de manière transitoire, incarner la liberté (Hayim, 1996, p. 108). Comme dans la
« mauvaise foi » ou dans les descriptions du « salaud », il n’y a pas, dans la conception
que Jean-Paul Sartre se fait de l’histoire, d’espace pour une figure acceptable ou réussie
de médiation entre l’objectif et le subjectif, entre l’être et le projet en perpétuelle fuite
(Merleau-Ponty, 1955, pp. 201-202).
[2] Du côté de la SI, et malgré la dette de certains de ses représentants envers les
intuitions sartriennes, on peut signaler d’importantes inflexions. En tout premier lieu,
et c’est un point souvent mis en avant en France (mais peu en Angleterre ou en
Allemagne), le primat indiscutable accordé à la conscience (et à son unité) se voit
discuté par un intérêt croissant octroyé d’une part aux dispositions incorporées et infraconscientes au détriment de l’idée d’un centre de commandement conscient, et d’autre
part à l’octroi d’un rôle analytique majeur accordé au passé dans la compréhension de
l’action (Lahire, 1998 ; Kaufmann, 2001 ; Corcuff, 1999). L’opposition est nette. Mais la
différence la plus importante réside moins dans ce privilège (Fassin, 2006), que dans
l’attention particulière que ces démarches prêtent au travail que l’individu effectue afin
de mettre en relation les dispositions incorporées et des contextes d’action, qui, en
dernière analyse, commandent d’ailleurs l’unification de l’acteur (Lahire, 1998). À
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terme, le regard se centre surtout sur les capacités pratiques d’agir des individus en
situation. L’éloignement se réduit.
En second lieu, et a contrario, même lorsque la SI accorde une importance majeure à
la conscience ou à l’intention de l’acteur, un abîme la sépare toujours des travaux à
vocation proprement phénoménologique de la PE – le centre de gravité y étant
systématiquement octroyé aux dynamiques sociales plutôt qu’à la conscience. En fait, la
SI souligne davantage les capacités pratiques in situ des individus – l’agency – que
leurs capacités d’anéantissement imaginaire. Du coup, l’interrogation sur l’« héroïsme »
de l’acteur se modifie. La question cesse d’être « pourquoi lui…, à ce moment-là…», et
devient « comment je…, maintenant… ». Cette transition signe le passage d’une
conception héroïque du sujet à une conception d’un acteur-fort porté par l’avènement
de l’individualisation. La ressemblance apparente cache donc de véritables différences.
D’un côté, prime une opposition entre la liberté du sujet et les contraintes du monde,
tandis que de l’autre côté s’impose une vision bien plus nuancée de la dialectique sociale
par le jeu entre contraintes et habilitations (Giddens, 1987 ; Dubet, 1994 ; Martuccelli,
2005). L’agency, la faculté d’agir, est indissociable de l’univers social.
Pourtant, il existe chez bien des partisans de la SI la conceptualisation d’un acteur
« fort » qui donne lieu à des difficultés parfois semblables, parfois différentes de celles
que nous avons pointées dans la vision sartrienne. En tout premier lieu, ce sont
désormais les institutions – et non plus le projet existentiel – qui enjoignent aux
individus de devenir des individus, d’être les « auteurs » de leurs vies. La lecture
soulignant l’exigence d’un projet existentiel – et de la liberté – est déplacée au profit
d’une interprétation soulignant la nature historique des injonctions institutionnelles à
l’individualisation.
En second lieu, la vision de l’acteur portée par la SI n’est pas exempte d’ambiguïté
(Zizek, 1999 ; Elliott, 2003, pp. 19-42). D’une part, l’individu est censé être capable de
répondre aux différentes injonctions qui lui sont adressées, ce qui exige de toute
évidence l’existence d’un sujet-fort capable justement de les affronter – il doit posséder
tous les éléments lui permettant de devenir, de par sa force psychique, son autonomie et
son indépendance, un individu individualisé. D’autre part, et c’est ici que le paradoxe
sous-jacent à cette représentation se dévoile, ce sujet-fort est censé être produit par des
institutions, sinon toujours faibles, au moins faisant largement l’économie de
l’imposition institutionnalisée d’une Loi psychique (Ehrenberg, 1998) ou d’un
programme institutionnel (Dubet, 2002). Comment un individu moins constitué par la
Loi – le propre de l’ancien individualisme institutionnel – peut-il faire preuve d’autant
de force subjective ? En fait, l’analyse s’appuie sur la tension entre une société
produisant des individus-faibles et un modèle d’analyse supposant, lui, l’existence
d’acteurs-forts capables d’orienter leurs vies de manière individualisée. Une tension
particulièrement bien soulignée par Alain Ehrenberg dans ses significations
pathologiques. Les individus, à suivre ses études, seraient de moins en moins
confrontés à une loi morale qui les écraserait, et de plus en plus à une injonction de
performance, de réussite, d’être à la hauteur, d’agir sans arrêt au sommet de leur forme.
Le résultat est l’apparition d’un individu incertain, dépourvu d’un dehors lui dictant une
ligne de conduite et contraint de la trouver, sans toujours pouvoir le faire, par lui-même
(Ehrenberg, 1998 et 1995).
En troisième lieu, et à l’instar de la PE, l’engagement collectif des individus apparaît
ici aussi comme problématique puisque ces acteurs-forts sont tentés de trouver des
solutions biographiques à des problèmes systémiques (Beck, 2001). Bien entendu,
l’articulation entre les aspects personnels et collectifs est toujours effective, et rien ne le
montre mieux que certains mouvements sociaux comme le féminisme, l’écologie ou les
mobilisations éthiques. Il n’empêche. Parmi les multiples raisons sociales qui
expliquent le non-engagement des individus dans des projets collectifs, il faut
désormais ajouter le fait que les acteurs ont davantage d’initiatives personnelles. En
augmentant les moyens d’action de chaque individu, y compris bien entendu par des
politiques publiques d’empowerment individuels, c’est la nature et les ressorts de
l’engagement qui se transforment. L’action contestataire collective proprement dite n’a
nullement disparu mais elle est désormais concurrencée par toute une série d’actions
par lesquelles, chaque acteur, individuellement, cherche à « résoudre », en fait à
affronter, à son niveau, les défis sociétaux. Plus la force d’action de l’individu en tant
qu’individu augmente, et plus les bases de l’engagement collectif se modifient
(Martuccelli, 2001 et 2006). Cependant, et à la différence de l’analyse sartrienne, nous
ne sommes pas dans une impasse inévitable, mais dans une modification historique des
relations entre action individuelle et engagement collectif – transformation bien reflétée
par l’augmentation de la réflexivité à propos des affaires collectives (Giddens, 1991).
Conscience versus intersubjectivité –
deux conceptions du soi et des autres
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En quatrième lieu, la PE et la SI ont deux manières très contrastées d’aborder les
relations entre le soi et les autres. Du côté de la PE, c’est toujours à partir de la
conscience individuelle qu’elles sont abordées. Dans la SI, en revanche, et même si cela
n’est pas unanimement souligné, la relation aux autres commande le rapport à soi.
[1] Dans le cadre de la PE, il serait possible de différencier à un premier niveau
d’analyse deux visions opposées. En premier lieu, la représentation sartrienne qui
souligne à quel point, au fondement de toute interaction, se trouve la rencontre de deux
consciences, chacune visant à nier l’autre comme existence afin de le convertir en chose
au travers de son regard (Sartre, 1976, p. 298). Position ontologique inévitable : l’autre,
avec son regard, et l’agressivité intrinsèque qu’il porte en lui, chosifie l’autre individu
dans la situation dans laquelle il se trouve, le niant alors en tant que sujet et comme
liberté. L’homme voit ainsi toujours lui échapper une dimension de son existence, celle
qui le définit de l’extérieur, depuis la liberté de l’autre homme. C’est toute la
signification de conflictualité irrépressible que Jean-Paul Sartre décèle dans le regard
de la Méduse (Sartre, 1976, p. 298). Une deuxième perspective insiste au contraire sur
l’existence d’un espace particulier d’entente, basé sur le dialogue avec l’autre, ouvrant à
un univers d’empathie originelle entre individus, où l’autre ne peut jamais être saisi
comme objet. Martin Buber (1992), sans être le seul à le faire 5, exemplifie bien ce
registre de lecture. Le dialogue ouvre alors à un monde-avec, où les affects deviennent
une enveloppe communiante entre individus.
Entre ces deux perspectives, il existe même une variante intermédiaire, celle
d’Emmanuel Levinas, à distance à la fois de la thèse de la guerre des consciences et de
l’idée de « l’heureuse rencontre d’âmes fraternelles » (Levinas, 1974, p. 234 et p. 178).
Dans la rencontre, la vraie, il n’y a jamais de communion : l’autre, même et surtout dans
l’amour, nous reste autre. Dans le langage d’Emmanuel Levinas, c’est la proximité
irréductible d’un visage qui permet justement de définir la relation sociale comme « le
miracle de la sortie de soi » (Levinas, 1976, p. 63) bien davantage que comme l’entrée –
oblative ou possessive – dans le monde de l’autre.
Mais pour notre propos actuel, peu importent ces différences, parce que sur ce point,
l’influence sartrienne sur la sociologie a été décisive et explicite. Paradoxalement, la
version dialogique de la PE, plus proche d’elle en apparence, n’a guère eu d’échos dans
la SI, tandis que l’analyse sartrienne, pourtant au plus loin d’une réflexion sociologique
(les hommes ne sont que de pures consciences au-delà de toute fonction sociale), va
fortement inspirer l’analyse. En effet, même si on ne l’a pas toujours suivi dans sa
conception irréductible du conflit des consciences, c’est bel et bien l’importance du
regard de l’autre sur soi que l’on trouve à la racine de toutes les lectures soulignant les
effets d’étiquetage induits sur nous par le regard des autres 6. D’ailleurs, le
développement explicite, notamment aux États-Unis, d’une « sociologie existentialiste »
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prendra sa source dans cette vision de la relation de soi aux autres (Douglas & Johnson,
1977).
Cependant, et au-delà de cette diversité d’influences, l’essentiel est ailleurs. Ce qui est
commun aux différentes conceptions de la PE, c’est le fait que c’est toujours le rapport à
soi qui commande la relation aux autres. L’autre, comme conflit ou comme entente, est
toujours saisi à partir de la structure de sa propre conscience. C’est cela qui fait, au
fond, de la PE une variante d’une philosophie du sujet.
[2] Toute autre est la manière dont la SI prend acte de la relation aux autres. Disonsle clairement : elle est inséparable du tournant opéré par l’œuvre de George Herbert
Mead accordant un primat indiscutable à l’intersubjectivité sur la conscience (Mead,
1963). Même lorsque la dette n’est pas explicitement reconnue, s’est imposée de
manière désormais hégémonique l’idée du primat de la relation à l’autre dans la
compréhension de soi depuis quelques décennies. C’est sans doute un des
bouleversements majeurs des sciences sociales de la dernière partie du XXe siècle
(Habermas, 1987 ; Honneth, 2000).
Cependant, ce primat de l’intersubjectivité prendra un aspect particulier dans la SI.
Le « soi » de Mead, dans la lecture qu’en donne par exemple Herbert Blumer (1969),
souligne le fait que l’être humain peut être l’objet de sa propre action et que c’est en
partant de cette situation qu’il oriente ses actions vis-à-vis des autres. Le soi est ainsi un
processus qui passe par une prise de rôle dans le cadre d’une interaction. Tout en
sociologisant la démarche de George Herbert Mead, le soi reste donc dans
l’interactionnisme symbolique un postulat anthropologique – le dialogue entre le « je »
et le « moi », le passage de l’Autrui significatif à l’Autrui généralisé, le travail réflexif sur
soi, apparaissant au fond, et en dépit de la sociologisation effectuée, comme des
invariants anthropologiques.
En revanche, c’est une dimension historique et sociétale de ce travail de soi sur soi qui
va être soulignée dans la SI. Pensons, par exemple, aux études d’Anthony Giddens. Si
leur point de départ se trouve moins dans l’œuvre de George Herbert Mead que dans ce
qu’il appelle, en suivant Erik Erikson, la sécurité ontologique, son analyse va
systématiquement proposer une lecture historique du rapport entre soi et les autres. La
sécurité ontologique, ce besoin psychologique inhérent aux individus, subit une
transformation importante et devient une inquiétude permanente tout au long de la vie,
au fur et à mesure que la distanciation espace-temps scande de manière croissante nos
échanges sociaux (Giddens, 1987, 1994a et 1991). C’est dire si d’emblée la lecture en est
historique. Si les foyers traditionnels de la sécurité ontologique n’ont pas entièrement
disparu dans nos sociétés, aucun de leurs anciens foyers ne garde désormais une
fonction centrale (Giddens, 1994b). Surgit alors le besoin de stabiliser des mécanismes
de confiance dans les échanges sociaux, souvent à l’aide de systèmes abstraits (comme
les gages symboliques – p.ex. l’argent – ou les systèmes experts). Cependant, ces
systèmes abstraits et leur efficacité technique ne donnent qu’une réponse insuffisante
aux besoins psychologiques de sécurité ontologique propre aux individus. Se fait ainsi
sentir le besoin de produire ou de stabiliser ce sentiment par le biais de liens
personnels – des « relations pures » (Giddens, 1991) – notamment par le biais des
relations interpersonnelles d’amitié et d’amour.
Les aspects historiques de l’intersubjectivité sont également au cœur des travaux de
François de Singly, qui accorde un rôle majeur aux Autrui significatifs dans la
constitution du soi – une accentuation qui s’expliquerait pour des raisons historiques.
Dans la version de George Herbert Mead, les Autrui significatifs ne jouaient un rôle
décisif que pendant l’enfance, avant de laisser la place à un Autrui généralisé, à un autre
plus abstrait (qui incarnerait justement la « Loi »). À l’inverse, pour François de Singly
les Autrui significatifs conservent désormais un rôle central tout au long de la vie. Si
d’autres formes de validation du soi existent – par l’institution, par les diplômes, par les
promotions professionnelles –, l’individu individualisé manifeste un besoin inédit de
validation personnelle. Ce type historique d’individu ne peut avoir une certaine
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consistance de lui-même que grâce aux jugements de proches et en tout premier lieu le
conjoint. C’est donc encore une fois un changement historique qui commande
l’analyse : dans des sociétés individualistes soumises à l’injonction d’être soi-même, et
où l’identité personnelle se différencie des identités statutaires, l’individu requiert l’aide
permanente des Autrui significatifs afin de pouvoir explorer de nouvelles dimensions
identitaires, ce qui exige des formes nouvelles de validation de soi (Singly, 1996 et
2003).
En résumé, dans la PE, la relation aux autres est davantage étudiée par le biais de la
conscience subjective que véritablement en tant que réalité intersubjective. Y compris
chez Alfred Schütz ou Peter L. Berger et Thomas Luckmann en effet, c’est dans la
structure de la conscience et en partant du propre de l’intentionnalité humaine qu’il
s’agit de repérer les différents domaines sociaux : d’un côté, la distinction entre faits
directement ou indirectement éprouvés ; de l’autre côté, l’insertion de l’expérience dans
le monde des successeurs ou des prédécesseurs. Certes, ces catégories ouvrent à un
monde social partagé, mais il n’en reste pas moins que l’étude est menée à partir des
bases de l’action dans la conscience (dans l’ouverture phénoménologique qui la
caractérise face aux autres, à l’espace et au temps), plutôt qu’à partir du poids des
structures sociales – et de leur objectivité – sur l’action. Dans le cadre de la SI, en
revanche, ce qui retient l’attention ce sont les conséquences que les changements
historiques amènent dans le processus de construction de soi, et surtout les nouveaux
rôles qui reviennent alors aux autres dans le processus de consolidation de soi
(Giddens, 1991 ; Singly, 1996 et 2003), l’apparition de nouvelles tensions dans nos
relations aux autres (Kaufmann, 1992 et 2007 ; Martuccelli, 2006) ou encore les
manières dont les relations aux autres ont été modifiées par de nouvelles logiques
professionnelles (Dubet, 2002).
Biographie versus portraits – deux
soucis envers la singularité
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La PE et la SI sont indissociables d’un souci commun de la singularité. D’ailleurs, ce
souci n’est pas étranger à la fraîcheur qui, lors de leurs apparitions respectives, ont
entouré ces démarches. « Fraîcheur » – le mot est choisi à dessein. C’est la fraîcheur qui
signe le mieux l’impact que produira la redécouverte de l’œuvre de Søren Kierkegaard,
ou de manière encore plus évidente le retentissement intellectuel que va susciter
l’œuvre de Martin Heidegger ou celle de Jean-Paul Sartre dans leurs capacités à rendre
compte d’une philosophie réellement concrète. De même, et au-delà des effets de
réception associable à la catastrophe de Tchernobyl, il est difficile de ne pas comprendre
l’impact de l’œuvre d’Ulrich Beck en Allemagne, si on oublie à quel point la thèse de
l’individualisation a permis à la pensée sociale allemande de « descendre » de la
hauteur des abstractions chaque fois croissantes repérables dans l’œuvre de Jürgen
Habermas et surtout de Niklas Luhmann. Et c’est bel et bien une commune sensibilité
aux individus en « chair et en os » qui marque l’attrait pour la SI en France (Martuccelli
& Singly, 2009). Cependant, cette commune sensibilité envers la singularité et le
concret va connaître deux expressions analytiques distinctes : la biographie et les
portraits.
[1] Si la sensibilité envers la singularité est déjà à l’œuvre chez Martin Heidegger, elle
sera fortement revendiquée par Jean-Paul Sartre. Selon son expression des années
1950, l’existentialisme visait à corriger une des principales lacunes du marxisme (en
fait, des sciences sociales), à savoir l’oubli de l’individu et de ses dimensions concrètes
au profit de la société ou des lois de l’histoire. « Valéry est un intellectuel petit
bourgeois, cela ne fait pas de doute. Mais tout intellectuel petit bourgeois n’est pas
Valéry. L’insuffisance heuristique du marxisme contemporain tient dans ces deux
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phrases » (Sartre, 1985, p. 53).
Pour réparer ce tort, Jean-Paul Sartre réhabilite la biographie. En fait, il en proposera
un usage très particulier – montrer à quel point une vie n’est animée que par un seul
vrai projet. C’est cela qu’il s’est efforcé de faire dans ses études sur Charles Baudelaire,
Jean Genet ou Gustave Flaubert. Sa lecture de Charles Baudelaire s’organise à partir
d’une fêlure initiale : le remariage de sa mère. Charles Baudelaire se sent de trop. D’une
manière ou d’une autre, et par différents biais, c’est à cet instant central que l’analyse
mène et ramène constamment (Sartre, 1947, p. 215). Jean-Paul Sartre en vient
quasiment à nier la possibilité d’un quelconque changement par rapport à ce qui se
révèle être une structure existentielle indépassable. Étrangement, Jean-Paul Sartre
remet sur pied un invariant biographique : une fois un projet établi, plus aucun
événement signifiant ne peut vraiment modifier le code existentiel de l’individu. Le
projet est fixé à tout jamais. Bien entendu, une vie est exposée à maintes manifestations
phénoménales, mais le centre de gravité existentiel, lui, est donné une fois pour toutes.
Tout se passe comme si on était dans une histoire devenue immobile : « chaque
événement nous renvoie le reflet de cette totalité indécomposable qu’il fut du premier
jour au dernier jour » (Sartre, 1947, p. 223).
Plusieurs décennies plus tard, et malgré son ouverture vers le social et l’histoire, le
dispositif, sur le fond, reste toujours le même. Pour Gustave Flaubert aussi, tout se
serait joué dans l’enfance – celle d’un enfant un peu attardé qui inquiète sa famille sur
la réalité de ses compétences. Voilà la fêlure initiale. Gustave est-il idiot ? Le travail de
Jean-Paul Sartre (1971) vise alors à comprendre cette trajectoire – et le scandale : un
idiot qui devient un génie. Le centre de gravité ayant été repéré, Jean-Paul Sartre lira les
différents épisodes de la vie de Gustave Flaubert comme des étapes montrant comment
l’idiot se transforme en écrivain : par son travail de personnalisation – et sa névrose –,
puis par les conditions historiques qui rendent compte de cette névrose, enfin par
l’invention de la beauté « pure » comme résultat de la condition d’écrivain coupé du
public bourgeois.
Les situations n’ont de sens que par rapport à une existence saisie dans son unité. Le
récit se centre autour de l’épisode permettant de résumer en abrégé une vie, parce qu’il
y a atteint son paroxysme expressif, parce qu’il est l’axe de gravité de toute une
existence. L’analyse biographique est donc surplombée par la volonté de chercher dans
le déroulement d’une vie des épisodes capitaux, la faisant sortir de son déroulement
ordinaire, invitant l’analyste à accorder à ce moment une attention et un poids qu’il est
alors, par contrecoup, obligé de dénier aux autres.
Reste que le dispositif, dans ces différentes variantes, est loin d’être évident. En effet,
peut-on vraiment saisir les individus partout et toujours de cette manière ? Ont-ils tous,
vraiment, un « centre de gravité » existentiel ? Certes, Jean-Paul Sartre se défendra de
tout déterminisme analytique. Pour lui, dans toute existence, de par l’indétermination
radicale de la conscience, il existe une pluralité de vies possibles, et la vérité d’un
homme n’est qu’un des possibles singuliers qu’il a dû assumer en forgeant un projet.
Pourtant, s’il a souvent raison d’affirmer que sa lecture échappe à toute réintroduction,
même biaisée, d’un quelconque déterminisme, il est difficile de ne pas reconnaître que
sa vision du sujet est à terme commandée par une représentation unique du code
existentiel qui rend difficile l’articulation avec l’histoire.
[2] On aurait tort de penser que tout cela nous éloigne de la SI, voire de la sociologie
tout court. Ce type d’analyse – et de récit – y est au contraire fort souvent de mise. Dans
le récit que bien des sociologues livrent d’une vie, une expérience peut prendre une
importance décisive sur toutes les autres au point de devenir un véritable pivot
biographique – l’interprétation soulignant ainsi l’importance des moments de
bifurcations, des tournants de vie ou de transactions identitaires plus ou moins
radicales.
Mais dans le cadre d’une SI, ce ne sont pas forcément les transactions identitaires
(Dubar, 2000) qui ont pris le dessus. L’attention va plutôt être portée vers un ensemble
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large et disparate d’expériences difficiles que ce soit du côté de la sociologie clinique
(Gaulejac, 1987) ou de la socioanalyse (Bajoit, 2008 et 2009). L’important réside moins
dans la capacité de l’individu à se doter d’un récit identitaire, que dans le travail qu’il
réalise sur soi, grâce auquel il parvient à changer la façon dont le passé agit sur lui. C’est
en faisant des choix entre ses différentes dimensions ou héritages, entre des histoires et
secrets familiaux plus ou moins lourds, que l’individu peut devenir un sujet (Gaulejac,
1999 et 2009). La transition est subtile mais réelle. Tout en travaillant dans le cadre de
récits de vie, la sociologie clinique vise moins à susciter une biographie qu’à approfondir
ou à accompagner un travail sur soi.
Plus largement alors, il est possible d’affirmer que dans la SI la biographie cède le pas
au portrait (Martuccelli & Singly, 2009). Leur intérêt ne témoigne pas alors seulement
du fait qu’un nombre croissant de phénomènes sociaux sont désormais mieux visibles
au niveau des « biographies » individuelles que des « sociographies » de groupes (Beck,
2001), mais témoigne à la fois de la volonté de mieux cerner le travail effectif des
individus et d’une sensibilité accrue envers la singularité. En effet, le processus
d’individualisation (des trajectoires ou des socialisations) oblige à remettre en question
l’idée d’une relation directe entre la dynamique des destins sociaux et l’individualité et
donc à trouver un nouvel équilibre dans la relation entre l’individu et la société, au
moins en partie, par le biais de la méthode des portraits. Ceux-ci vont signaler la
discontinuité des individus au sein d’un groupe défini par telle ou telle appartenance.
Dans la SI, grâce aux portraits individuels, il s’agit d’établir un espace sui generis
d’analyse, susceptible de rendre compte du travail sur soi, non pas un soi « abstrait »
mais un soi inscrit socialement que chaque acteur accomplit afin de se fabriquer en tant
que sujet. Se plaçant au plus près de l’individu, l’analyse sociologique vise à atteindre les
mécanismes généraux de sa production. Les portraits peuvent ainsi être l’objet de
différentes constructions théoriques – certains soulignant le poids du passé incorporé
ou des socialisations multiples, voire contradictoires (Lahire, 1998, 2002 et 2004 ;
Kaufmann, 1992 et 2001), d’autres accentuant plutôt la désarticulation des logiques
d’action auxquelles sont soumis les acteurs (Dubet, 1994 ; Dubet & Martuccelli, 1996),
ou le travail personnel que les individus effectuent dans leur chemin vers l’autonomie
(Singly, 2006), ou encore la diversité des contextes effectifs d’action par lesquels les
individus s’individualisent (Martuccelli, 2006).
Soulignons-le : à la différence des histoires de vie qui, dans leur rapport à la
biographie, privilégient parfois l’étude d’une seule vie, dans la SI c’est au travers d’une
série de portraits que l’analyse vise à repérer la diversité des processus par lesquels le
social travaille les individus, permettant ainsi de rendre compte des différences
interpersonnelles au sein d’un même groupe social.
Moral versus domination – deux
jugements
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La PE est tôt ou tard animée par une préoccupation morale ou éthique qui, en
quelque sorte, lui est consubstantielle tant l’existence elle-même – l’ek-sistere – le fait
de « vivre en dehors » la suppose. En revanche, du côté de la SI, la prise en compte du
caractère historique des épreuves se prolonge par l’étude des différentiels de ressources
ou de positionnement à partir desquels les acteurs les affrontent. Dans la première
démarche il n’est pas rare que l’analyste organise son étude autour d’un jugement
moral, tandis que dans la SI, il est fréquent de voir apparaître un jugement en termes
d’inégalités ou de domination.
[1] La PE est inséparable d’une lecture morale de l’acteur. Si le thème est déjà présent
dans la thématique heideggerienne du souci de l’être et de l’authenticité, et s’il est même
central dans les travaux de Martin Buber ou d’Emmanuel Levinas, c’est encore une fois
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l’œuvre de Jean-Paul Sartre qui est la plus marquante. L’homme est irrémédiablement
responsable. Et sur ce point, Jean-Paul Sartre n’accepte aucune excuse : ni la situation,
ni la passion, ni l’inconscient. Pour tout homme, et dans toute situation, il y a toujours,
grâce à la puissance d’anéantissement de la conscience, la possibilité de devenir autre
chose que ce qu’il est. Récuser cette liberté c’est soit devenir un « lâche », lorsque
l’homme essaye de se justifier au nom d’excuses déterministes, soit un « salaud »,
lorsqu’on essaye de montrer que l’existence est nécessaire (Sartre, 1970, pp. 84-85).
L’angoisse existentielle provient justement de la conscience que ce choix n’est pas
imposé de l’extérieur mais qu’il est le fruit d’une réflexion devant des possibilités.
Bien sûr, à partir des années 1950, Jean-Paul Sartre reconnaît progressivement
davantage le poids des conditionnements, sans jamais pour autant abdiquer de la thèse
de la liberté radicale de l’individu. Mais il ne parle plus alors seulement de liberté ou de
choix, mais aussi d’options – c’est-à-dire d’un horizon de possibles dans lequel est placé
un acteur. La formule sartrienne dans le Saint-Genet est précise : il se peut que les
circonstances commandent (« il n’y avait pas moyen de faire autrement »), mais « cela
ne dispense pas la volonté de le décider ni le bras de l’exécuter, ni la conscience de le
vivre » (Sartre, 1952, p. 429). En fait, la formule traverse tous les livres de Jean-Paul
Sartre : la détermination n’a d’autre réalité que celle que lui confère un projet. Mais
aucune autre formule sartrienne ne résume mieux le propre de la vision d’un individu
contraint de se mesurer à une situation que celle qu’il donne dans son étude sur Jean
Genet – « L’important n’est pas ce qu’on fait de nous mais ce que nous faisons nousmêmes de ce qu’on a fait de nous » (Sartre, 1952, p. 63).
Certes, reconnaissons-le, la dialectique entre la liberté et la situation est très
différente selon que l’on est dans l’univers de l’Être et le néant, de la Critique de la
raison dialectique ou de L’idiot de la famille. Mais dans tous les cas l’individu en
situation doit engager sa liberté. Aucun déterminisme (interne ou externe) n’est
susceptible de conditionner vraiment la conscience, comprise comme transcendance
subjective de chaque situation. L’analyse existentielle étant indissociable d’une forme de
souci pour l’existence, le jugement moral apparaît comme une dimension
incontournable de l’étude.
[2] Si la préoccupation morale n’est nullement absente des travaux de la SI (Bauman,
1993), c’est une autre dimension qui va plutôt y être soulignée. L’injonction à se définir
tout au long de la vie constitue une ouverture incontestable des possibles – en
augmentant, par exemple, l’émancipation vis-à-vis de toutes les assignations héritées.
Mais elle augmente aussi l’incertitude et l’insécurité, et rend obligatoire une nouvelle
forme de responsabilité de soi. Des dimensions positives et négatives définissent ainsi
inextricablement ce processus. Dans les sociétés traditionnelles par exemple, la
pauvreté était un état, l’individu n’étant pas responsable de son destin. Dans les sociétés
contemporaines au contraire, il est perçu comme n’ayant pas mis tout en œuvre pour
s’en sortir et voulant éventuellement profiter du système en devenant un assisté.
L’individualisation amène une nouvelle normativité, en apparence moins contraignante
dans ses contenus, qui apparaît néanmoins comme plus implacable au niveau de ses
conséquences.
L’injonction à l’individualisation est inséparable d’un travail bien particulier,
consistant à fournir des récits de soi aux institutions, à se présenter de manière
conforme à leurs attentes. Il est indispensable que chaque individu produise, sous
contrainte, un récit biographique, menant même à ce que certains n’hésitent pas à
désigner comme une nouvelle « police des récits » (Memmi, 2003, p. 133). En tout cas,
l’individualisation, en demandant aux individus de contribuer fortement à leur
définition, mobilise un degré de réflexivité personnelle qui s’avère inégalement
distribué (Beck, Giddens & Lash, 1994). Le jugement moral devant les défis de
l’existence cède alors le pas aux études sur les inégalités et les dominations dans la
confrontation aux épreuves et aux injonctions institutionnelles.
L’injonction à l’individualisation transforme, par exemple, la manière dont l’héritage
64
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de classe opère. L’individu est contraint de découvrir, par des signes personnels, et
essentiellement sous la pression des institutions, son destin de classe à partir de sa
propre trajectoire biographique. Son origine de classe n’apparaît plus alors comme un
horizon « naturel » ; au contraire même, il va être contraint de se l’approprier au fur et
à mesure de son parcours et, le cas échéant, de ses échecs (Beck, 2001 ; Dubet &
Martuccelli, 1996). Le processus de sélection se fait désormais au long d’un processus
où, à chaque étape, c’est à l’individu de décider de son sort. La responsabilisation est
ainsi le revers critique du processus d’individualisation (Bauman, 2001 ; Martuccelli,
2001), ce qui consolide la figure d’un individualisme négatif au fur et à mesure que
certains individus font la preuve de ne pas disposer d’assez de supports pour se
constituer en individus (Castel, 1995 ; Castel & Haroche, 2001 ; Martuccelli 2002).
Rien ne montre mieux la différence entre le jugement moral de la PE et la lecture
politique de la SI que leurs études croisées sur la honte. Chez Jean-Paul Sartre, elle
renvoie sans aucune ambiguïté à une dimension existentielle et morale. En revanche,
dans la SI, y compris lorsque la référence à son œuvre est explicite, il s’agit de lire son
expansion dans le sillage d’une réflexion historique (Giddens, 1991, p. 63-69) ou sociale
(Gaulejac, 1987). Pour Anthony Giddens c’est le besoin de réorganisation réflexive de
soi qui fait passer l’individu moderne du sentiment moral de la culpabilité à celui de la
honte – les acteurs doivent se doter d’une confiance identitaire leur permettant de se
donner à voir aux autres, de s’exposer sans anxiété à leur regard, ce qui se révèle
difficile pour certains. La responsabilisation de l’apparence physique en mène même
certains à de véritables pathologies – comme l’anorexie mentale (Giddens, 1991,
pp. 103-108).
Mais le contraste entre ces deux lectures, la morale et la politique, est encore plus
parlant si l’on retient le travail de Vincent de Gaulejac. Tout en s’inspirant explicitement
de Jean-Paul Sartre, son regard historique et social l’amène à une lecture différente des
malaises identitaires (Gaulejac, 1996). Lui aussi souligne le passage de la culpabilité à la
honte : la première s’inscrit dans le registre de la faute, tandis que la seconde, à
connotation identitaire plus marquée, s’installe dans le registre du narcissisme et de
l’idéal du moi. Et c’est un changement historique, l’apparition d’une nouvelle idéologie
gestionnaire faisant de l’excellence personnelle un objectif central qui durcit son
importance. Le Moi devient un capital qu’il faut faire fructifier, ce qui facilite la
réduction de l’identité personnelle à une quête narcissique dans laquelle la quête de
reconnaissance (sociale, symbolique ou affective), et donc la honte, deviennent des
éléments majeurs des stratégies identitaires (Aubert & Gaulejac, 1991 ; Gaulejac, 2005).
La honte est moins une affaire morale qu’un problème social.
Tragédie versus ambivalence – deux
sensibilités analytiques
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Un dernier point de contraste critique est repérable du côté des pathos analytiques.
La PE est d’un bout à l’autre portée par une sensibilité tragique – le combat de l’homme
contre le destin. Au point que les analyses qu’elle livre ne sont souvent qu’une longue
série d’échecs indépassables, tant le déterminisme existentiel marque l’issue finale des
toutes les situations. En revanche, la SI, en accordant un rôle majeur aux tensions
sociétales dans l’analyse des individus (Coninck, 2006), se révèle plutôt animée par une
sensibilité ambivalente envers la modernité (Bauman, 1991 ; Giddens, 1991 ; Martuccelli
& Singly, 2009).
[1] La mort, le conflit, l’échec, le nihilisme ou le manque apparaissent non seulement
comme des horizons inévitables de l’existence, mais surtout comme des défis dictant la
sensibilité tragique d’ensemble de la PE. Montrons-le encore une fois en nous servant
de l’analyse que Jean-Paul Sartre donne non plus de l’en-soi et du pour-soi, mais du
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rapport des hommes à l’histoire (Sartre, 1985). Dans la Critique de la raison
dialectique, il fait un pas vers une compréhension plus enracinée des hommes. Il
matérialise leurs rapports qu’il perçoit désormais comme étant structurés par les
choses, et inversement les choses sont traversées par les hommes. Comme jadis, le
rapport de l’homme avec son environnement part d’une nécessité, de ce qui lui
« manque ». Mais, désormais, ce manque prend un visage plus historique, puisque c’est
la rareté qui caractérise autant notre relation fondamentale à l’Histoire que la
détermination contingente de notre relation avec la matière, et qui inscrit le conflit au
cœur des relations sociales 7.
C’est dire si l’histoire humaine est tragique. L’homme agit sur la matière
(objectivation) et la matière totalisée agit sur l’homme (objectivité), puisqu’elle lui
revient toujours sous une autre modalité (sous forme, par exemple, de rareté). L’homme
est à la fois contraint de se reconnaître entièrement dans son œuvre et de se
méconnaître totalement en elle. La finalité de chacun se transforme en contre-finalité
pour tous. L’homme s’égare-de-lui-même puisque sa propre action se heurte à la nature
et à la praxis des autres hommes. L’action finit par échapper au contrôle de l’individu,
au milieu de forces qui agissent sur lui. La dialectique de l’« intériorisation de
l’extériorité » et de l’« extériorisation de l’intériorité » ne tarde pas ainsi à se
déséquilibrer au profit du monde extérieur, au fur et à mesure que la matière gagne en
importance. Le monde matériel absorbe et dénature alors la praxis humaine et la
matière ouvrée par l’homme devient un monde autonome, le « pratico-inerte »,
constituant une nouvelle dimension de l’humanité (Sartre, 1985, p. 231). Par
« l’antidialectique », par la double circularité de son action sur le monde et du monde
sur lui, l’homme devient l’Autre-de-soi-même. Autrement dit, la dialectique est
constituée par le fait que les hommes doivent lutter, non seulement contre la nature ou
contre les autres hommes, mais qu’ils doivent surtout lutter contre les produits de leur
propre praxis.
La tragédie de l’existence, individuelle ou collective, est au fondement de cette vision.
Pas d’articulation entre la dialectique constituante et la dialectique constituée, les
groupes et les collectifs, mais à maintes reprises, un processus constant
d’engloutissement de l’homme dans la matière, dans l’inorganique. Dans l’Être et le
Néant, la tragédie venait de l’impossibilité de parvenir à réunir l’en-soi et le pour-soi,
dans la Critique de la raison dialectique, elle procède d’une transformation inévitable
de nos actions. Mais dans tous les cas, l’individu comme pour-soi ou comme être
organique est défini par ce qu’il n’a pas, par ce qui lui manque, il est toujours un être
incomplet, et la possibilité de se « compléter » lui est, toujours, pour des raisons
ontologiques (l’existence) ou matérielles (la rareté), formellement interdite. L’existence
est toujours tragique.
[2] La comparaison avec Jean-Paul Sartre est d’autant plus intéressante qu’il est
possible de repérer des échos de ses analyses chez certains tenants de la SI. En effet,
tout en partant d’autres postulats, Ulrich Beck considère que, dans la société du risque,
les acteurs doivent faire face aux conséquences de la première modernité (Beck, 2001).
La modernisation réflexive désigne justement le caractère « réflexe » de ce processus, le
fait qu’une époque soit confrontée aux retours de réalité engendrés par les actions des
périodes précédentes. C’est dire si les sociétés contemporaines sont des sociétés
confrontées aux conséquences non voulues de leurs actes passés. Ceci est observable,
bien entendu, au niveau des risques écologiques qui sont à bien des égards une
conséquence indésirable d’un mode d’industrialisation. Mais cela est également visible
dans la vie conjugale où les individus doivent affronter les conséquences des
émancipations – et en tout premier lieu du divorce – engendrées par la première
modernité (Beck & Beck-Gernsheim, 1995).
En apparence, la modernisation réflexive (Beck, Giddens & Lash, 1994) apparaît
comme une simple variante de l’inversion des projets humains par le monde.
Cependant, à bien y regarder, la vision tragique de l’échec et de l’antidialectique
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sartrienne cède le pas à l’ambivalence : par la notion de risque il ne s’agit que de pointer
une des possibilités contingentes d’un environnement socialement construit (Beck,
2001 ; Giddens, 1994).
Précisons mieux ce point. La SI s’est affirmée à un moment où les sciences sociales
ont globalement rompu avec « l’herméneutique du travail » – avec l’idée que
l’intelligibilité de l’histoire et de la société devait se faire en partant de leur production
par et dans le travail (Habermas, 1987). Du coup, dans leurs études, la vie sociale est
moins saisie par sa genèse historique que dans ses compositions synchroniques au
travers des tensions structurelles qu’éprouvent les individus. Sur ce point, impossible de
ne pas souligner la spécificité de la démarche de Jean-Claude Kaufmann (2001) qui, par
certains aspects, défend une perspective particulière de l’herméneutique du travail, en
distinguant deux « formes » du social, l’une extériorisée et objectivée matériellement
dans le monde, l’autre, plus limitée, intériorisée ou incorporée chez l’individu. Tout en
reconnaissant l’écart croissant entre l’objectivation et l’incorporation, et tout en
reconnaissant le poids que les dispositions peuvent avoir à l’encontre même de la
conscience (Kaufmann, 1992), ses analyses finissent cependant par pencher davantage
du côté de l’ambivalence que de la tragédie, en soulignant surtout les difficultés
historiquement variables auxquelles sont confrontés les individus (Kaufmann, 1999).
C’est dire à quel point le choix contraint et les différents styles de vie auxquels l’acteur
est soumis est une source d’ambivalence. Certes, le poids de la tradition et surtout des
socialisations précédentes est toujours important (Kaufmann, 2001 ; Lahire, 1998),
mais cela n’a pas empêché l’obligation de choisir de se répandre, et, avec elle, toute une
famille d’attitudes ambivalentes. Si l’horizon des possibles de certains s’élargit, d’autres
déploient des « vices » comme façons de se protéger de cette contrainte mais aussi
comme une manifestation de leur incapacité à gérer le futur (Giddens, 2004). Une
ambivalence également repérable du côté de nos relations aux autres et de l’apparition
de nouvelles figures de co-dépendance ou d’addiction relationnelle. Plus que jamais, la
relation entre soi et les autres est une expérience ambivalente de réconfort et d’anxiété :
d’une part il est nécessaire, comme on l’a évoqué, d’avoir le soutien d’Autrui significatifs
pour la construction de l’identité personnelle, et d’autre part, il est indispensable que
l’individu éprouve le sentiment que cette identité personnelle n’est pas trop dépendante
de leur regard (Singly, 2000 et 2006).
*
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*
*
L’influence de la PE sur bien des auteurs de la SI ne fait aucun doute. Explicitement
reconnue chez certains, il ne reste pas moins que la nature de cette relation est tout sauf
évidente. Comme nous nous sommes efforcés de le montrer dans cet article, s’il est
possible de repérer un grand nombre de résonances autour de quelques grandes
thématiques, pour chacune d’entre elles il est également possible d’observer des
infléchissements, voire de désaccords importants. Se dessine ainsi un mode complexe et
particulier d’imbrication – une proximité distante – qu’aucune figure simple ne
parvient à restituer.
Cependant, la diversité des résonances et des différences observables n’en a pas
moins un foyer central de production. C’est le rapport à l’histoire qui, au fond, rend le
mieux compte du fait, que, malgré la similitude indéniable, la PE et la SI finissent par
prendre des voies parallèles : si elles poursuivent des enjeux intellectuels largement
communs, leurs chemins ne se croisent jamais vraiment. La relation à l’histoire se
révèle systématiquement problématique pour l’analyse existentielle, là où, au contraire,
c’est une lecture à teneur historique qui anime les partisans de l’individualisation. Les
premiers, au fond, et par différents biais, veulent montrer la pertinence d’une
anthropologie philosophique y compris lorsque, comme c’est notamment le cas chez
Jean-Paul Sartre, ils cherchent à historiciser l’avatar social des hommes. Les seconds,
au contraire, inscrivent leurs travaux sur l’arrière-plan d’une transformation historique
et sociétale, au travers de laquelle ils essayent de rendre compte des différentes
dimensions de la vie humaine.
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Notes
1 Très vite, cependant, Martin Heidegger s’éloigne ou minimise le rôle du Dasein. Il va ainsi
s’intéresser aux « vérités » ou à la « signification de l’Être » en dehors de la voie ouverte par le
Dasein. En fait, en 1927, Martin Heidegger a voulu concilier deux problématiques : l’ontologie
première et l’analyse existentielle ; progressivement, il cherchera d’autres voies, plus
« directes », pour l’étude de l’Être.
2 Le point mériterait à lui tout seul un long développement, mais plus d’un lien est possible à
établir entre le décisionnisme existentiel de Martin Heidegger et l’injonction à
l’individualisation.
3 L’intérêt pour l’individu ne provient pas et ne s’accompagne donc pas forcément d’une
attention privilégiée au niveau de l’interaction (comme cela fut le cas dans les micro-sociologies
des années 1960 et 1970).
4 Pour Bernard Lahire, l’intérêt pour l’individu indiquerait davantage un changement de point
de vue qu’une transformation historique. Cependant, comme Christian Le Bart l’indique à juste
titre, la vision de l’homme pluriel est inséparable du processus de différenciation sociale
croissante au sein des sociétés actuelles (Le Bart, 2008, pp. 195-209).
5 La notion de Mitsein chez Martin Heidegger souligne aussi cette dimension. Cependant, et
malgré l’importance qu’il accorde à cette notion, le Dasein est pris par une solitude existentielle
qui le définit avant tout par son être pour la mort. Toute transcendance étant bannie, c’est la
mort qui signe la singularité irréductible de chaque Dasein.
6 N’oublions pas à cet égard l’influence de l’analyse de Jean-Paul Sartre sur Erving Goffman
(1975), Howard Becker (1985) ou Anselm Strauss (1992).
7 Notons au passage la permanence de la réalité indépassable du conflit entre les hommes. Ce
conflit se situe dans l’Être et le Néant dans l’irréductibilité des consciences, tandis que dans la
Critique de la raison dialectique il s’inscrit dans la matière puisque c’est la rareté qui dicte
impérativement l’opposition entre les hommes.
Pour citer cet article
Référence électronique
Danilo Martuccelli, « Philosophie de l’existence et sociologie de l’individu : notes pour une
confrontation critique », SociologieS [En ligne], Théories et recherches, mis en ligne le 01 juin
2010, consulté le 14 mai 2013. URL : http://sociologies.revues.org/3184
Auteur
Danilo Martuccelli
Université de Lille 3 - CeRIES (France) - [email protected]
Articles du même auteur
Une sociologie de l’existence est-elle possible ? [Texte intégral]
Paru dans SociologieS, Théories et recherches
Grand résumé de La Société singulariste, Paris, Éditions Armand Colin, coll. individu
et société, 2010 [Texte intégral]
Suivi d’une discussion par Paola Rebughini et Didier Vrancken
Paru dans SociologieS, Grands résumés, La Société singulariste
La socio-analyse, un avatar de la sociologie de l’individu [Texte intégral]
Discussion de l’ouvrage Socio-analyse des raisons d’agir. Études sur la liberté du sujet et de
l’acteur, par Guy Bajoit, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010
Paru dans SociologieS, Grands résumés, Socio-analyse des raisons d’agir
La sociologie à l’école du roman français contemporain [Texte intégral]
Paru dans SociologieS, Théories et recherches
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