herbes se mêlaient aux plantations, et, ici, les chats étaient tous noirs. Des formes bizarres surgissaient de nulle part. Cela ressemblait parfois à quelque chose de connu, mais rarement. Où étaient les carottes et les navets ? Les choux, ici, pouvaient être énormes ou perchés sur d’immenses tiges qui leur donnaient des airs d’épouvantails. Comme des moineaux effrayés, les enfants voletaient d’un point à un autre avec de petits cris. Des cris, justement, ils en entendaient aussi, et ce n’étaient pas eux qui les poussaient. Certains étaient persuadés, sans doute des amateurs de Harry Potter, que des gémissements aigus sortaient de la terre et que cela ne pouvait qu’être des racines de mandragore que l’on aurait bousculées au passage. Il y avait aussi une mare avec ses crapauds, des petits tas de pierres incongrus et des objets disposés dans les arbres : pendeloques de couleurs, formes brillantes, sortes de tuyaux qui faisaient du bruit ou de la musique avec le vent… De jour comme de nuit, décidément, cet endroit sentait la sorcellerie. Un soir, l’un des garçonnets était rentré en hurlant chez lui : dans le jardin d’Edwige, il avait rencontré une plante cracheuse qui lui avait violemment envoyé ses graines au visage, avec un bruit de soda que l’on débouche, alors qu’il l’avait à peine frôlée. Une autre fois, une fillette avait senti des lianes crochues s’agripper à la peau de ses mollets et, voulant frénétiquement s’en débarrasser, elle en était ressortie toute égratignée. Suite à un pari déraisonnable, un garçon un peu plus effronté que les autres s’était mis à croquer une graine qui avait laissé dans sa bouche des souvenirs impérissables : l’extérieur était aigre, l’intérieur Sorcière ! C’était la dernière maison du village, un peu à l’écart, au bord de la forêt. On disait que la femme qui vivait seule ici, et que l’on appelait Edwige, avait eu de si grands malheurs dans sa vie qu’elle ne voulait plus voir personne. Il est vrai qu’elle ne suivait pas la mode, qu’elle était un peu sauvage, pas très bavarde quand on la rencontrait à l’épicerie et que personne ne savait exactement qui elle était ni ce qu’elle faisait. Mais pour les enfants, il n’y avait aucun doute. Elle avait de longs cheveux gris et portaient de grandes jupes ; elle habitait dans un coin sombre et isolé, et son jardin était vraiment bizarre : c’était forcément une sorcière. Les plus petits ou les plus froussards avaient décidé de ne jamais se risquer dans ce bout du village. Les autres s’y aventuraient parfois, les jours où ils avaient beaucoup de courage. Et ils en revenaient surexcités et pleins d’aventures à raconter. Ceux qui disaient avoir épié Edwige par la fenêtre l’avaient vue se livrer à des activités pas nettes : elle triait des plantes, les rangeait dans des bocaux crasseux qu’elle cachait dans un coffre en bois fermé à clef. Elle passait aussi beaucoup de temps debout devant sa gazinière où mijotaient des préparations fumantes aux odeurs indéfinissables. Ceux qui osaient forcer la porte de son jardin n’avaient pas toujours les mots pour dire ce qui leur était arrivé… Pour eux, en fait, ce n’était pas un jardin, c’était autre chose : les légumes étaient mélangés aux fleurs, les allées étaient courbes et irrégulières, des touffes de mauvaises 12 sucré, l’amande à la fois épicée et amère et pour couronner le tout, la feuille de la plante s’était révélée salée ! Une autre petite bande, qui, elle, s’était introduite dans le jardin de la sorcière en plein jour, en était ressortie couverte de cloques… Pourtant, irrésistiblement, les enfants ne pouvaient s’empêcher de retourner chez la sorcière. C’était si bon de côtoyer les forces du mal et de devenir des survivants… Jusqu’au jour où Petit Pierre s’est fait prendre. Plus jeune que les autres, il n’avait pas eu le temps de s’enfuir. Edwige était sortie de sa maison alertée par le hurlement d’un garçon qui affirme avoir été mordu par une plante carnivore rampante. Petit Pierre fut le dernier à passer sous la clôture, où ses vêtements se sont accrochés. Alors que la troupe en déroute était déjà loin, Edwige a libéré le garçon en larmes et tremblant de tout son corps. La sorcière l’a pris par la main et l’a emmené dans son antre. Il avait tellement peur de cette masure forcément pleine de toiles d’araignées géantes et de serpents grouillant dans de vieux paniers qu’il regardait obstinément ses pieds. Quand, enfin, Petit Pierre releva la tête, il vit une grande pièce bien éclairée, meublée d’un canapé confortable placé devant un écran plat dernier cri. Edwige le fit asseoir dans un accueillant fauteuil et examina délicatement ses bleus et ses blessures. Puis elle consulta quelques minutes son ordinateur portable avant d’aller chercher un petit pot dans un placard. Avec ses mains douces, elle appliqua sur ses plaies une sorte de pommade en lui expliquant qu’il s’agissait de racine de tamier, ou s’il préférait d’« herbe aux femmes battues », et qu’il n’y avait rien de mieux pour soigner les ecchymoses. Les ecchymoses ? Petit Pierre n’a pas tout compris. Mais il est reparti les poches pleines de pastilles d’astragale, au bon goût de réglisse, parce qu’Edwige avait vu qu’il était enrhumé… L’épisode signa la fin de la légende. Plus jamais aucun enfant du village n’est revenu piétiner le jardin d’une femme même pas capable d’avoir le nez crochu, le visage déformé par la méchanceté, et de donner en ricanant des pommes empoisonnées… 13