Moïse fiction DU MÊME AUTEUR Par-delà les monts obscurs, Denoël, 1999 Gilles Rozier Moïse fiction ROMAN DEIMOËL En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage sans l'autorisation de l'éditeur ou du Centrefrançais d'exploitation du droit de copie. © 2001, by Éditions Denoél, 9, rue du Cherche-Midi, 75006 Paris ISBN 220725 217.5 B 25217.9 à M. Le monde est livré au hasard il n'y a pas de maître Il n'y a pas de chef Primo Levi I Moi, Moïse, l'Hébreu, je vais mourir. C'est une question d'heures ou de minutes. Je me suis cru éternel. Je pensais que le temps n'aurait aucun effet sur moi. À cent dix-neuf ans, j'en paraissais trente-six. Mais le jour de ma cent vingtième année, j'apprends que la mort n'attendra pas une nuit de plus. J'ai été le prophète de tout un peuple. Sans moi, la descendance de Jacob serait restée une foule grouillante et servile. Je suis venu, je me suis dressé et je les ai faits hommes, peuple, armée. Je les ai menés au désert, les ai nourris jour après jour, vêtus, logés. Ils m'ont appelé Maître. Ils ont eu raison. Je suis un maître sans lequel ils sont perdus. Et maintenant, je vais mourir. Que l'on me pleure, que l'on m'élève un mausolée, là-haut, à mipente, où paissent les chèvres, entre la source du figuier et le rocher rouge. On viendra de loin visiter ma sépulture dressée sous un vieux sycomore dont le tronc large dira un peu de ma grandeur. Les rois d'Ur et de Sidon formeront caravane pour me rendre les honneurs qui me reviennent à moi, Moïse. L'Hébreu rampait sur la terre, esclave de Pharaon en Égypte. Je l'ai relevé et l'ai rendu à la liberté. Au désert, il a reçu la Loi. La tête haute, les bras tendus, il la montrera à la multitude des peuples afin qu'ils appliquent mes préceptes de justice et d'équité. Je ne peux pas mourir. Le monde n'y survivrait pas. Pourquoi avoir créé la terre, le soleil au firmament et la lune si belle quand elle glisse au-dessus des monts de Moab ? Pourquoi avoir jeté les poissons dans la mer et lâché les brebis sur les pentes, donné à l'homme une terre si riche et promis à l'Hébreu le pays de Canaan si Moïse doit disparaître? S'il ne doit jamais connaître les collines rocailleuses et les ruisseaux qui serpentent entre les tamaris de la terre qu'Abraham notre père a reçue ? Moïse n'est pas un homme : il est le prophète que le monde attendait. Je n'ai pas vu mourir mon père, mais mon frère et ma sœur ont rendu leur dernier souffle entre mes bras. Ils ont succombé au désert. Mon frère Aaron était un homme bon, mais il a douté un jour. Comme je m'apprêtais à faire jaillir l'eau d'un rocher pour abreuver mon peuple, il n'a pas cru en mon pouvoir. Pour vivre, il lui eût fallu ne jamais connaître cet instant où la question dépasse toute réponse, cette seconde qui résonne d'un « À quoi bon? », la marque de notre humanité. Cette rémission de sa volonté lui a été décomptée de la manière la plus définitive : la Mort. J'aimais Myriam, ma sœur. Un jour, elle a ri. Elle s'est moquée de moi car j'avais épousé une étrangère, une fille de Jethro, prêtre de Midyan. Ma femme était noire, elle était belle. Myriam est morte, au désert de Tsin, au terme d'une agonie pleine de ce rire sarcastique, proféré longtemps auparavant. Je n'ai pas été élevé avec ce frère et cette sœur. Je les ai trouvés au terme d'une longue quête. Du jour où nous nous sommes reconnus, nous avons cheminé ensemble. Ils m'ont aidé à mener mon peuple, tâche ô combien difficile, et je leur en suis reconnaissant. Mais leur dévotion se devait d'être sans faille, ignorante de toute jalousie. Ils ont manqué. Ils ont payé. Aaron et Myriam reposent tous deux dans le désert du Sinaï, au cœur de cette étendue de silence où les dix paroles ont été prononcées. La terre de Canaan était lointaine. Le but du voyage semblait hors de portée. Ils n'ont pu regretter de ne l'avoir atteint. Mais moi, Moïse ! Comment puis-je expirer en ces lieux, alors que le pays de Canaan s'étale au pied de la montagne, de l'autre côté de la grande faille et de la mer du Sel ? Je caresse du regard les monts au creux desquels le roi David bâtira sa cité Jérusalem, le Jourdain où s'abreuveront les chèvres des fils de mon peuple et où quelque apostat, en un temps lointain, viendra immerger ses semblables, et quoi ? Il ne me serait pas donné de me reposer à l'ombre des oliviers de cette terre magnifique, de couler une vieillesse éternelle de prophète béni sous le ciel de Samarie ? J'ai grandi dans la maison du Pharaon d'Égypte. Ma mère était sa fille, une superbe princesse aux yeux de jais. Elle m'avait déniché dans les joncs, en contrebas du palais, mais je ne savais pas que j'étais un enfant trouvé : elle m'avait officiellement mis au monde en hurlant, comme toutes les femmes, les jambes écartées. Les cris dont je gardais un souvenir clair étaient ceux-là. Mais la princesse, stérile, n'a jamais connu les douleurs de l'enfantement. Je suis fils du fleuve sacré. Chaque année, par ses crues, il donne à ma terre natale la vie, l'abondance et la mort. Il jaillit hors de son lit. Les hommes attendent la crue. Ils la guettent car ils la savent proche, mais chaque hiver ressemble au précédent : aucune vague à la surface des eaux, aucune agitation anormale du bétail ne permet de prévoir la montée du fleuve. Celle-ci est soudaine, comme s'il était du destin de l'Égypte que son fleuve ne prévînt pas avant de se déchaîner. Les eaux furieuses se déversent. Elles sont un lait qui a trop cuit et n'en peut mais de la gamelle. Les flots giflent la campagne. Ils se jettent par les chemins creux, ils envahissent pâturages et plantations et livrent le paysage à la noyade. Après quelques heures de furie, le fleuve se calme. Les vagues disparaissent. L'eau s'endort et l'Égypte n'est plus qu'un grand lac. Çà et là, les feuillages de quelques arbres jouent aux nénuphars. Les paysans, dans leurs habitations juchées sur les hauteurs, sont les échassiers du Nil en crue, hérons cendrés, aigrettes au bec courbe. Ils vivent les pieds dans l'eau et attendent que le fleuve se retire et laisse en prenant congé la boue qui leur assurera l'abondance pour une année. L'attente de la crue du Nil est angoissante car l'assaut est redoutable. Il ravit la petite fille attardée entre deux haies de cyprès en bordure d'un champ de blé, le buffle fatigué qui n'aura pu se sauver à temps et périra noyé dans un torrent de boue et de branchages noircis par des semaines de dérive sur le fleuve. Mais l'Égypte ne serait rien sans cette eau qui la traverse lentement du nord au sud. Le Nil est la vie, et la mort vient du Nil. Je suis né d'une de ces crues. Le jour où le fleuve m'a rendu à la terre ferme, il a englouti d'autres enfants, ailleurs. L'ogre m'a recraché. Il m'avait conçu un destin plus cruel que celui de périr noyé dans ses eaux : il m'a échoué aux abords du palais. Je suis apparu entre les ajoncs après dissipation des brumes matinales. En vérité, j'étais hébreu mais on me le taisait. Pharaon lui-même l'ignorait. Les Hébreux étaient esclaves en Égypte depuis deux cent cinquante ans. Le patriarche Jacob fils d'Abraham mon ancêtre avait dû quitter Canaan en proie à la famine et il avait gagné ce pays de cocagne. Israël en Égypte avait connu son âge d'or. Joseph, fils de Jacob, était ministre de Pharaon lorsqu'il accueillit son père et les siens. L'affaire avait été plus complexe que je veux bien le dire, des salades de frères jaloux de l'un d'entre eux, des histoires de famille mal digérées qui s'incrustent au fond des ventres pour des générations. Le temps m'est compté. Je ne peux pas tout décrire depuis le commencement. Il me faudrait mille et une nuits que je n'ai plus, hélas. Joseph mourut. Pharaon mourut à son tour. Son successeur réduisit les Hébreux en esclavage, à moins que ce ne fut un autre, plus tard, on ne sait pas très bien, les mémoires sont hésitantes, c'était il y a longtemps, plus de quatre cents ans. Les Hébreux crûrent et se multiplièrent au pays de Goshen où Pharaon parquait ses esclaves. Ils devinrent trop nombreux, cette prolifération inquiétait les ministres alors le souverain d'Égypte ordonna la mort de tous leurs enfants mâles. En anéantissant les fils, il tuait la semence, la descendance d'un peuple entier sur la terre. Pharaon promulgua son décret l'année de ma naissance. Je vins à la vie cerné de mort. Les milices égyptiennes passaient les nourrissons par le fil de leur lance. Les hurlements que je croyais être ceux de la princesse en train d'accoucher étaient ceux de ma mère, dont j'ai longtemps ignoré le nom. Dans sa douleur, elle suppliait d'enfanter une fille, pour ne pas avoir à étrangler de ses propres mains un petit garçon. Lorsque je sortis d'entre ses jambes, la souffrance fit place au désespoir. Je voulais vivre mais on avait décidé ma mort. Myriam ma sœur se tenait près de ma mère. Les miliciens tapaient à la porte. Ils venaient écraser mon crâne mou entre deux pierres. Myriam rompit le cordon qui me reliait à ma mère entre ses mâchoires, elle vida un panier de haricots et m'y enfonça, moi, le nourrisson trempé des eaux de la naissance. Elle jeta le panier par la fenêtre, elle le livra au fleuve et je ne revis plus ma famille jusqu'à l'âge de quatre-vingts ans. Les miens vivaient au fond d'une maison du pays de Goshen, à un jet de pierre du palais où je grandissais, mais la distance entre nous était irréductible. Pour eux, j'étais mort, englouti par les eaux du Nil le jour de ma naissance. Ils ignoraient que j'étais élevé en prince à la cour, et je ne connaissais pas leur existence. Ce fut cela, ma venue en ce monde, la violence, les cris, la haine qui résonnent encore en moi et l'amour aussi, plus fort que la mort. Ces hurlements de ma première heure, ceux de ma mère et les miens, sont présents sans cesse à mon oreille, et quand j'ai entendu la clameur des Hébreux réduits en esclavage, j'ai reconnu la souffrance qui m'avait jeté aux eaux du fleuve. J'ai l'air de passer rapidement sur ces drames de ma petite enfance. Comment la description est-elle si précise, j'étais un nourrisson d'un jour, j'ouvrais à peine les yeux et ma vue ne dépassait pas quelques centimètres ? Le témoin de la scène, Myriam, me l'a racontée, bien plus tard. Je ne veux pas restituer sa version, mais la trace que ces instants ont laissée en moi, car l'homme ne gomme rien, ni l'odeur de la substance visqueuse qui recouvre son corps ratatiné le jour de sa venue au monde, ni la chaleur des mains de la sage-femme, ni le contact des premiers langes, ni la lumière qui régnait sur la Terre ce jour-là. Il croit qu'il oublie, mais une empreinte persiste derrière des écrans semblables aux cloisons tressées de roseaux des maisons égyptiennes : elles masquent la vie d'un voile fragile, et le souffle d'un alizé, le coup de museau d'un buffle, une chiquenaude suffisent à percer leur secret. Il m'a fallu un peu plus que cette chiquenaude pour accéder à l'énigme de mes origines, à ma mère, à Myriam, à Aaron, mais si peu. Toute une vie, cent vingt années de frémissements de l'âme et du corps pour cheminer jusqu'à moi. Avec mon histoire, ce sont ces souffles tantôt imperceptibles, tantôt d'une incomparable violence que je m'en vais conter. II Mon enfance s'est écoulée dans l'absence et la confusion. J'étais étranger à celui dont je voyais le reflet dans la glace. Je considérais mes habits princiers et ma coiffure impeccable comme ceux des personnages sur les basreliefs du palais et des temples, mais ma vie aurait dû être ailleurs. Pourquoi ne pouvais-je être tout à fait à ma place dans ce palais auprès de cette mère ? Au fond de moi, je devais le savoir. Elle aurait voulu me posséder mais elle savait que c'était impossible : elle n'était pas ma mère. Elle était la rêveuse matinale qui m'avait cueilli entre les roseaux, c'était déjà beaucoup. Jamais elle ne me l'a dit ni je n'ai pu supporter ce mensonge dont j'étais l'enfant. Un malaise me traversait, auquel je ne savais donner un nom. Mon illégitimité était un secret enfoui au fond d'un tombeau sous un entassement de monolithes. On aurait voulu qu'elle fût à jamais engloutie, mais elle était de ces forces irrépressibles, une eau qu'aucune citerne ne savait contenir. Des eczémas me rongeaient, je mangeais trop et trop vite, je bégayais. C'était elle, la vérité des paysages originels. Elle avait pris possession de mon corps à mon insu. Mon premier langage a été celui du royaume d'Isis et Osiris. Mon univers d'écriture était peuplé d'oiseaux au bec pointu, d'hommes à tête de chacal, d'esclaves en pagne, une main devant, l'autre en arrière, et de fleurs de lotus que seuls les scribes les plus habiles savaient tracer. L'Égypte ressemblait à ces figurines agglutinées, des foules en rangs serrés, des dieux démesurément grands, des animaux anthropomorphes, et je n'aurais imaginé que l'on pût représenter la réalité, les paroles des hommes, les batailles contre d'autres empires, autrement qu'en dessins. Non peut-être le pays tout entier, mais ce que j'en connaissais : le palais de Pharaon. L'édifice était immense. Que l'on m'amène celui qui pourra se vanter d'en avoir fait le tour. Il avait fallu des siècles pour le construire, des dynasties d'architectes s'étaient succédé sur le chantier et des milliers d'ouvriers. Celui qui posa la dernière poignée de porte ne connut pas la première pierre. Je ne sortais pas de ce palais interminable. Je ne concevais rien d'autre au monde que les hectares de salles aux colonnes majestueuses et les enfilades de couloirs et de galeries. Comment aurais-je pu ? Je n'avais pas même visité le palais tout entier. Il semblait sans confins et je croyais qu'il l'était. Gilles Rozier • • Moïse fiction Je voyais le ciel s'amenuiser au-dessus de ma tête, l'air sifflait à travers le lacis d'osier du panier où toi. Myriam, tu avais eu le temps de m'enfoncer avant de me jeter aux eaux du fleuve. (...) Est-ce à cause des pleurs de ce jour et cette nuit passés à dériver sur le fleuve que les croGilles Rozier est né codiles savent si bien imiter les vagisseen 1963 à Grenoble. Il est ments du bébé perdu dans les ajoncs ? aujourd'hui responsable du Medem, la plus grande Cueilli un matin par une rêveuse bibliothèque yiddish matinale sur les eaux du Nil, Moïse, d'Europe. nourrisson hébreu en perdition, granEn septembre 1999, il a dit en marge des secrets d'alcôve du publié Par-delà les monts palais de Pharaon. Cent vingt ans plus obscurs aux Éditions Denoël. tard, délaissé par son peuple, il se meurt dans le silence de Moab. Non loin de la Terre promise dont il n'a pu fouler le sol, le grand prophète livre une confession brûlante... Porté par un lyrisme limpide et lumineux, le deuxième roman de Gilles Rozier ouvre une brèche dans l'édifice sacré de la Bible. Magnifiquement fantasmée par l'auteur, éludant Dieu à travers une fiction scandaleuse, l'humanité de Moïse éclaire les doutes politiques, les vertiges métaphysiques, l'intimité taboue d'un personnage mythique, ressuscitant dans une envoûtante magie narrative Hébreux et Égyptiens surgis de la nuit des temps... DENOËL