LA LIGUE ISLAMIQUE MONDIALE EN EUROPE : UN INSTRUMENT
DE DÉFENSE DES INTÉRÊTS STRATÉGIQUES SAOUDIENS
Samir Amghar
Presses de Sciences Po | Critique internationale
2011/2 - n° 51
pages 113 à 127
ISSN 1290-7839
Article disponible en ligne à l'adresse:
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
http://www.cairn.info/revue-critique-internationale-2011-2-page-113.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Pour citer cet article :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Amghar Samir , « La Ligue islamique mondiale en Europe : un instrument de défense des intérêts stratégiques
saoudiens » ,
Critique internationale, 2011/2 n° 51, p. 113-127. DOI : 10.3917/crii.051.0113
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po.
© Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que
ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
1 / 1
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_montreal - - 132.204.191.23 - 09/05/2011 22h54. © Presses de Sciences Po
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_montreal - - 132.204.191.23 - 09/05/2011 22h54. © Presses de Sciences Po
La Ligue islamique
mondiale en Europe :
un instrument
de défense
des intérêts
stratégiques
saoudiens
par Samir Amghar
depuis les attentats du 11 septembre 2001, les pou-
voirs publics européens s’alarment de l’influence grandissante du salafisme,
considéré comme la matrice de l’islam radical, sur les pratiques religieuses
des musulmans vivant en Occident. En effet, le salafisme s’est imposé pro-
gressivement comme l’orthodoxie à partir de laquelle le musulman européen
doit aujourd’hui juger sa pratique religieuse 1. Cette influence est
principalement le fruit du prosélytisme islamique en provenance de la pénin-
sule Arabique et plus particulièrement de l’Arabie Saoudite. Depuis les
librairies islamiques implantées en Europe et où sont diffusés les écrits des
théologiens salafistes saoudiens jusqu’aux tenues vestimentaires « ultra-
orthodoxes », importées directement de la péninsule Arabique (jilbâb, niqâb,
qamîs), en passant par les chaînes satellitaires islamiques d’obédience salafiste
(Iqra, par exemple), force est de constater qu’en une vingtaine d’années
1. Jocelyne Cesari, L’islam à l’épreuve de l’Occident, Paris, La Découverte, 2004, p. 144. Hamadi Redissi, Le pacte de
Nadjd. Ou comment l’islam sectaire est devenu l’islam, Paris, Le Seuil, 2007, p. 253-264.
CritiqueN51.book Page 113 Mardi, 5. avril 2011 5:24 17
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_montreal - - 132.204.191.23 - 09/05/2011 22h54. © Presses de Sciences Po
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_montreal - - 132.204.191.23 - 09/05/2011 22h54. © Presses de Sciences Po
114Critique internationale no 51 - avril-juin 2011
l’Arabie Saoudite est devenue le principal centre de diffusion du salafisme.
Plus généralement, le royaume est aujourd’hui un promoteur actif de l’islam
au niveau mondial 2, supplantant ainsi les pôles islamiques traditionnels que
sont l’Université d’al-Azhar en Égypte ou la Zeytouna en Tunisie 3. Au début
du XXe siècle, l’islam salafiste s’est répandu par le biais de réseaux interper-
sonnels, via quelques lettrés venus accomplir le pèlerinage à La Mecque 4.
À partir des années 1960, sa diffusion hors de la péninsule Arabique s’est
opérée via des réseaux institutionnels créés par l’État saoudien. S’inscrivant
dans une filiation du hanbalisme sans en être exclusivement le décalque, le
salafisme est composé d’un agrégat de plusieurs influences dont les enseigne-
ments de Muhammad Ibn Abdel-Wahhab constituent le cœur doctrinal. Le
salafisme est avant tout marqué par la volonté de purger la pratique religieuse
de ses particularités locales et des « innovations » qui auraient altéré l’islam
originel au fil des siècles 5. Ce retour à l’islam des origines s’opère sur la base
d’une lecture littéraliste des versets coraniques et de la tradition prophétique.
La quête de l’islam primitif est fréquemment considérée par les salafistes eux-
mêmes comme la spécificité de leur courant. Selon Ahmad Farid, prédicateur
salafiste égyptien, « le salafisme n’incarne pas la conception religieuse d’une
personne particulière, il ne renvoie pas à l’islam tel que l’ont appréhendé Ibn
Taymiyya ou Ibn Bâz. (…) Son objectif est de défendre la croyance des pieux
ancêtres (Salaf salih) [les trois premières générations de l’islam, dont les com-
pagnons du Prophète] et leur compréhension du Livre et de la Sunna. (…) Le
salafisme est au service de la Tradition, conformément à ce que le Prophète
nous a commandé » 6. Fondé sur une volonté de purification, ce courant
appelle à rompre avec les superstitions et les croyances de l’islam populaire,
qui pratique le culte des saints, mais aussi avec le courant mystique et ésoté-
rique du soufisme. Les salafistes refusent donc toute légitimité à l’ensemble
des doctrines, écoles ou mouvements qui cherchent à affirmer une identité ou
une méthodologie propre. « Il n’est pas permis à un musulman d’adhérer à
une école juridique. Ces doctrines ont divisé les musulmans. Elles ont semé
parmi eux la haine et la rancune. Je ne permets pas l’adhésion [à une doctrine]
2. Sur la globalisation de l’islam saoudien, voir Pascal Ménoret, « Pouvoirs et oppositions en Arabie Saoudite : de la
contestation armée à l’institutionnalisation de l’islamisme ? », Maghreb-Machrek, 177, 2003, p. 22.
3. Bernard Botiveau, Jocelyne Cesari, Géopolitique des islams, Paris, Économica, 1997, p. 34.
4. P. Ménoret, L’énigme saoudienne. Les Saoudiens et le monde, Paris, La Découverte, 2003, p. 80. Felice Dassetto, La
construction de l’islam européen : approche socio-anthropologique, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 245-249.
5. Laurent Bonnefoy, « Les relations religieuses transnationales contemporaines entre le Yémen et l’Arabie
Saoudite : un salafisme importé ? », thèse de doctorat en science politique, IEP de Paris, 2007, p. 39.
6. Ahmad Farid, Al-salafiyya : qawâ’id wa usûl (Le salafisme : règles et fondements), Le Caire, Dâr al- ‘aqida, 2003,
p. 11 (nous traduisons).
CritiqueN51.book Page 114 Mardi, 5. avril 2011 5:24 17
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_montreal - - 132.204.191.23 - 09/05/2011 22h54. © Presses de Sciences Po
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_montreal - - 132.204.191.23 - 09/05/2011 22h54. © Presses de Sciences Po
La Ligue islamique mondiale en Europe — 115
puisqu’il n’existe pas de preuve [dans le Coran ou la Sunna] qu’il faut y
adhérer» 7, explique le théologien salafiste d’origine yéménite Muqbil.
Au cœur du dispositif de globalisation du salafisme saoudien se trouve la
Ligue islamique mondiale (ci-après la Ligue), créée le 15 décembre 1962, en
pleine « guerre froide arabe », sous l’impulsion du prince héritier de
l’époque. Alors que l’Égypte et l’Arabie Saoudite s’affrontaient pour imposer
leur magistère moral et politique respectif sur l’ensemble du monde musul-
man, la Ligue nouvellement créée a reçu pour mission de contrer l’influence
du régime nassérien dont la propagande était en partie dirigée contre l’Arabie
Saoudite 8. Bien que son personnel provienne en majorité de différents pays
musulmans, sa direction est en grande partie sous contrôle saoudien. Dirigée
aujourd’hui par l’ancien ministre des Affaires religieuses Abdallah Muhsen
al-Turki 9, elle a un statut d’ONG mais peut être objectivement considérée
comme une structure infra-étatique saoudienne.
Le secrétaire général de la Ligue s’appuie sur un Conseil exécutif de
53 membres qui proviennent de l’ensemble des pays musulmans et se
réunissent une fois par an à Jeddah. Le centre où sont coordonnées les activités
des associations européennes de la Ligue se situe à Londres. Outre le Conseil
supérieur mondial des mosquées, chargé de coordonner, gérer et financer la
construction des lieux de culte, et dont la branche européenne se situe à Bruxel-
les, la Ligue dispose de plusieurs autres structures : le Conseil islamique du fiqh,
l’organisation humanitaire Islamic Relief, l’Organisation internationale islami-
que pour l’éducation et l’Organisation internationale islamique pour la mémo-
risation du Saint Coran 10. Engagée dans une stratégie d’encadrement associatif
7. Muqbil Hâdî al-Wadi’î, Al-Makhraj min al-fitna? (Comment sortir de la division ?), Sanaa, Maktaba al-athariyya,
3e édition, 2002, p. 75 (nous traduisons).
8. La radio (Sawt al-‘Arab) et les journaux du régime égyptien faisaient par exemple du monarque saoudien un agent
de l’impérialisme américain. Voir Stéphane Lacroix, Les islamistes saoudiens : une insurrection manquée, Paris, PUF,
2010, p. 52.
9. Abdallah Muhsen al-Turki naît en 1940 à Kharma en Arabie Saoudite. Contrairement à ce qui est souvent affirmé, il
n’est pas membre de la famille royale. Après des études de sharî’a à l’université de Riyad en 1962, il poursuit son cursus
en Égypte où il obtient un doctorat en sciences islamiques en 1972. Pendant son séjour égyptien, il noue des liens avec
de nombreux Frères musulmans. À son retour en Arabie Saoudite, il devient doyen de la faculté d’enseignement de la
langue arabe, puis de l’Université islamique de Ryad. Membre de nombreux conseils d’administration d’universités isla-
miques du monde musulman, il est l’auteur de plus de trente ouvrages. De 1993 à 2000, il est ministre des Affaires reli-
gieuses. À partir de novembre 2000, il est placé à la tête de la Ligue, où il remplace cheikh ’Ubaîd al-Jabirî. Réputé
proche de la famille royale, il est un des conseillers du roi Fahd et un proche du ministre de la Défense, Sultan Ben bin
Abdel al-Aziz, second prince héritier du trône. Bien qu’étant un partisan du salafisme, il est connu pour sa sympathie
idéologique envers les Frères musulmans. Dans le cadre de ses fonctions, il a été invité à plusieurs reprises par l’Union
des organisations islamiques de France (UOIF) et a notamment participé à l’inauguration en 1990 de son institut de for-
mation d’imams, l’Institut européen des sciences humaines dans la Nièvre (IESH).
10. Jonathan Laurence, Justin Vaïsse, Intégrer l’islam. La France et ses musulmans : enjeux et réussites, Paris, Odile
Jacob, 2007, p. 147.
CritiqueN51.book Page 115 Mardi, 5. avril 2011 5:24 17
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_montreal - - 132.204.191.23 - 09/05/2011 22h54. © Presses de Sciences Po
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_montreal - - 132.204.191.23 - 09/05/2011 22h54. © Presses de Sciences Po
116Critique internationale no 51 - avril-juin 2011
à l’échelle mondiale, elle est présente aujourd’hui dans près de 120 pays et
contrôle environ 50 lieux de culte, dont de très grandes mosquées. Dans
chaque pays européen est installé un bureau de l’Organisation de la Ligue isla-
mique mondiale, le BOLIM. La Ligue possède d’ailleurs un certain nombre de
mosquées en Europe (Mantes-la-Jolie, Madrid, Grenade, Kensington,
Copenhague, Bruxelles, Genève, Zurich, Rome, Sarajevo…). De fait, le Vieux
Continent est l’un de ses principaux pôles de rayonnement.
L’une des raisons fréquemment avancées par les médias pour expliquer cette
influence est que la politique de la Ligue répond à une volonté des autorités
saoudiennes de contrôler « l’espace de sens » 11 islamique européen. Ainsi les
responsables de la Ligue seraient-ils porteurs d’un projet d’hégémonie
politique et religieuse en vue d’imposer en Europe une version de l’islam
politiquement révolutionnaire et socialement ultra-conservatrice. Que les
responsables de la Ligue défendent un islam prosélyte et missionnaire, cela
ne fait aucun doute, puisqu’ils se considèrent comme les dépositaires ultimes
d’une religion salvatrice. La plupart des « études » consacrées à cette organi-
sation la présentent comme le bras religieux du wahhabisme en Europe 12. La
fidélité de ses cadres à l’orthodoxie salafiste s’y manifeste prioritairement par
le respect de la non-mixité et des règles vestimentaires 13 : longue barbe et
qamîs (longue tunique) pour les hommes, jilbâb (voile recouvrant le corps et la
tête) ou niqâb (voile intégral couvrant le corps et le visage) pour les femmes 14.
Pourtant, au-delà de ces vœux pieux et de ces manifestations extérieures
d’engagement, les objectifs de la Ligue sont plus complexes qu’il n’y paraît.
Certes, il existe bien chez ses cadres une volonté d’influence doctrinale, sinon
de conquête religieuse, mais leur projet est avant tout soumis à des logiques
relevant d’intérêts stratégiques d’ordre national. Si la Ligue est bien l’instru-
ment de diffusion de l’islam saoudien en Europe, les responsables politiques
du royaume cherchent avant tout, via l’organisation, à mettre en place des
relais de leurs intérêts politiques et stratégiques. Pour eux, l’exportation du
salafisme en tant que tel n’est pas une priorité.
11. L’expression est de Gilles Kepel. Voir Gilles Kepel, « Genèse et structure de l’espace de sens islamique
contemporain », dans Zaki Laïdi, Géopolitique du sens, Paris, Descléee de Brouwer, 1998, p. 201-226.
12. Voir Antoine Sfeir, Les réseaux d’Allah. Les filières islamistes en France et en Europe, Paris, Plon, 2001. Alexandre del
Valle, Le totalitarisme islamiste à l’assaut des démocraties, Paris, Les Syrtes, 2002.
13. Voir Samir Amghar, « Le salafisme en Europe : la mouvance polymorphe d’une radicalisation », Politique étran-
gère, 1, printemps 2006, p. 67-78, et « Le salafisme en France : de la révolution islamique à la révolution
conservatrice », Critique internationale, 40, juillet-septembre 2008, p. 95-113 ; Bernard Godard, Sylvie Taussig, Les
musulmans en France. Courants, institutions, communautés : un état des lieux, Paris, Robert Laffont, 2007, p. 68-67 ;
Mohamed-Ali Adraoui, « Le salafisme en France », mémoire de master de recherche en science politique, IEP de
Paris, 2004, et Olivier Roy, L’islam mondialisé, Paris, Le Seuil, 2004, p. 145-178.
14. Sur le port du niqâb en France, voir Maryam Borghée, « Voile intégral en France. Sociologie d’une figure
trouble », mémoire de master de recherche en sociologie, EHESS, Paris, 2010.
CritiqueN51.book Page 116 Mardi, 5. avril 2011 5:24 17
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_montreal - - 132.204.191.23 - 09/05/2011 22h54. © Presses de Sciences Po
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_montreal - - 132.204.191.23 - 09/05/2011 22h54. © Presses de Sciences Po
1 / 16 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !