LES IDÉES EN MOUVEMENT LE MENSUEL DE LA LIGUE DE L’ENSEIGNEMENT N° 204 DÉCEMBRE 2012 11.
dOssier
pouvait l’emporter sur sa rivale du point de
vue de son élévation morale.
UNE SOCIÉTÉ TRAVERSÉE PAR LES
QUESTIONS MORALES
La difficulté contemporaine est tout autre :
l’éducation morale doit avant tout affronter
non une conception concurrente, quoique clé-
ricale, mais un individualisme relativiste qui
ne reconnaît que peu de règles morales com-
munes, sinon de réciprocité formelle. De là le
soupçon maintes fois formulé qu’une telle mo-
rale soit une entreprise de moralisation à des-
tination des classes « dangereuses », une façon
de les soumettre à la norme sociale. Chacun
règle sa vie comme il l’entend et l’idée de laï-
cité est progressivement et insensiblement de-
venue synonyme d’abstention envers les ques-
tions morales en général. Notre acceptation de
règles communes se limite à leur utilité prag-
matique (ne pas tous parler à la fois, sous
peine de cacophonie), et nous ne saurions aller
au-delà par crainte d’attenter à la liberté des
consciences. Pourtant, de nombreuses ques-
tions morales ne cessent de se poser et de ta-
rauder notre société, à tel point que nous mul-
tiplions les instances spécifiques ou les
déontologies particulières, dans tous les do-
maines : bioéthique bien sûr, mais aussi
conduite des affaires, ou comportement des
hommes et femmes politiques. Il n’est pas sûr
que l’abstention envers toute réflexion morale
soit le meilleur moyen de s’y préparer. Après
tout la question de la justice fiscale n’est pas
qu’une question d’efficacité économique de
telle ou telle mesure, et il peut paraître mora-
lement inacceptable de parler d’« exil fiscal ».
Et ce n’est pas là moraliser les pauvres.
●Joël Roman
Pour aller plus loin, consulter les ouvrages et les textes
issus des trois colloques sur la morale laïque organisés
par la Ligue de l’enseignement :
Quelle place pour la morale ?, éditions Desclée de
Brouwer, 1994.
École, morale laïque et citoyenneté aujourd’hui,
Laurence Loeffel (dir.), Presses universitaires du
Septentrion, 2009.
Les actes du colloque de 2011 « Pourquoi et
comment faut-il développer une culture éthique à
l’école publique ? », co-organisé avec l’association
Confrontations, sont prévus aux éditions Privat. Un
blog : http://ethique-ecole.hautetfort.com présente
quelques aspects de ce travail en cours.
La morale
laïque contre
l’« ennemi
intérieur »
Le retour de la morale laïque à l’école ne fait
pas l’unanimité. Pour le philosophe Ruwen
Ogien 1, le projet de Vincent Peillon est confus et
conservateur. Il va même plus loin en l’accusant
d’être dirigé contre des « ennemis intérieurs qui ne
partageraient pas les valeurs de la République ».
Peu après mai 1968, l’ensei-
gnement de la morale dis-
parut des écoles, avec les
blouses grises et les bonnets
d’âne. À part quelques fétichistes,
personne, depuis, n’a insisté pour
réclamer le retour de l’uniforme et
des châtiments grotesques. Mais
le projet de faire revenir la morale
à l’école est devenu une obses-
sion, à telle enseigne que François
Béguin pouvait à juste titre évo-
quer récemment « l’éternel retour
de la morale à l’école ». Le dernier
projet en date, celui de Vincent
Peillon, se distingue surtout par
son appellation. Ce n’est pas la
morale qui sera enseignée, mais la
morale « laïque ». Ce projet est
aussi confus que les précédents.
Tout d’abord, derrière l’idée
de morale laïque, telle que la
conçoit le ministre de l’Éducation,
il y a la croyance que si on laisse
les enfants réfléchir rationnelle-
ment, penser librement, en de-
hors de tout dogme religieux
ou politique, ils reconnaîtront né-
cessairement la grandeur des
« valeurs de la République » : so-
lidarité, altruisme, générosité, dé-
vouement au bien commun, etc.
Cette croyance est naïve. La raison
est malheureusement insuffisante
pour justifier les « valeurs de la
République ». Même si c’est re-
grettable, la réflexion rationnelle
peut parfaitement aboutir à rendre
attrayantes des valeurs comme
l’égoïsme, la concurrence achar-
née, la récompense au mérite, et
même l’argent. On peut rejeter ces
valeurs au nom du « vivre en-
semble », mais on ne peut pas dire
qu’elles sont irrationnelles.
CONFUSION DU JUSTE
ET DU BIEN
Ensuite, le projet du ministre
de l’Éducation confond la ques-
tion du juste et celle du bien. La
première concerne nos rapports
aux autres : dans quelle mesure
sommes-nous respectueux, équi-
tables, etc. ? La seconde est diffé-
rente. Elle est celle de savoir ce
qu’on va faire de soi-même : du
style de vie qu’on veut mener, du
genre de personne qu’on doit
être, des ingrédients de la vie
« bonne » ou « heureuse ». Faut-
il être un épargnant raisonnable
ou un flambeur ? Un lève-tôt qui
essaie d’en faire le plus possible,
ou un lève-tard qui essaie d’en
faire le moins possible ? On peut
concevoir un certain accord entre
tous les citoyens sur l’importance
du respect d’autrui, de l’équité
ou de la réciprocité dans les rela-
tions interpersonnelles, c’est-à-
dire du juste. C’est plus difficile
à envisager pour le bien person-
nel, la vie bonne, ou le sens de la
vie. Pour éviter d’imposer des
conceptions controversées du
bien personnel à l’école, seule
l’instruction civique, qui ne s’en-
gage pas de ce point de vue, de-
vrait y être envisagée. L’enseigne-
ment de la morale, au sens de
l’éducation à la vie bonne ou
heureuse, ne devrait pas y avoir
de place.
Bref, le projet est si bancal in-
tellectuellement qu’on est bien
obligé de se poser des questions
sur le but qu’il vise vraiment. Je
me permets une hypothèse.
Autrefois, les cours de morale
étaient censés préparer les enfants
de la République à devenir de
braves petits soldats, courageux et
disciplinés, bouleversés à la vue
du drapeau national, connaissant
La Marseillaise par cœur, et prêt à
verser l’« impôt du sang » pour
défendre la patrie contre ses enne-
mis extérieurs.
UNE PENSÉE CONSERVATRICE
SUR L’ÉCOLE
Aujourd’hui, l’enseignement de
la morale semble plutôt dirigé con-
tre un ennemi intérieur, une classe
dangereuse qui ne partagerait pas
les « valeurs de la République ».
Lorsque le ministre proclame
un peu partout dans la presse qu’il
est nécessaire de restaurer un en-
seignement de morale « laïque » à
l’école, ce n’est évidemment pas
parce qu’il s’inquiète de l’immora-
lité des élèves de Louis-Le-Grand
ou d’Henri-IV !
Le projet est plutôt dirigé con-
tre les « barbares » des quartiers
défavorisés.
Il vise aussi à séduire ceux que
le flot de propos alarmistes sur la
violence scolaire et la « montée de
l’intégrisme » inquiète ou effraie.
Le ministre de l’Éducation na-
tionale consacre ainsi l’hégémonie
de la pensée conservatrice sur le
sujet de l’école, comme d’autres
ministres de gauche l’ont consa-
crée, par leurs déclarations, sur les
questions du travail sexuel, de
l’homoparentalité, de l’immigra-
tion, et de la sécurité.
C’est une tendance qu’il faut, à
mon avis, combattre sans se lasser.
●Ruwen Ogien
1. Ruwen Ogien est philosophe,
directeur de recherche au CNRS,
membre du Centre de recherche Sens,
Éthique, Société. Ses travaux portent
notamment sur la philosophie morale et
la philosophie des sciences sociales. Il
a publié de nombreux ouvrages, dont
L’Éthique aujourd’hui. Maximalistes et
minimalistes (Gallimard, 2007) et plus
récemment L’Influence de l’odeur des
croissants chauds sur la bonté humaine
et autres questions de philosophie
morale expérimentale (Grasset, 2011).
© Flore-Aël Surun/Tendance oue