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stratégie de répartition des biens crée un effet d’entraînement : une plus grande équité
engendre et maintient une croissance économique plus rapide. Comment est-ce possible?
Plusieurs éléments interviennent dans ce mécanisme, bien qu’aucun d’entre eux ne
suffise à lui seul. Premièrement, une meilleure équité dans la répartition des biens
améliore le revenu des pauvres, qui ont alors tendance à épargner et à investir.
L’investissement dans l’éducation augmente dans la mesure où les pauvres ont moins de
problèmes pécuniaires. En outre, comme la nutrition et la santé sont en corrélation
positive avec le niveau du revenu, une plus grande équité des revenus stimule la
croissance en améliorant la productivité. Donc, bien que la propension marginale des
riches à épargner soit plus forte que celle des pauvres, la qualité du capital humain
résultant d’une épargne et d’investissements plus vigoureux chez les pauvres pourrait
compenser le fléchissement de l’épargne chez les non-pauvres4.
Deuxièmement, la réduction des inégalités stimule la croissance en garantissant la
stabilité macroéconomique et politique (Birdsall et al., 1995). Elle réduit le risque de
sacrifier la prudence budgétaire pour des raisons populistes. Ainsi, en Corée, les
ressources limitées que l’État affecte à l’éducation ne sont pas consacrées à
l’enseignement supérieur, suivi essentiellement par les enfants de l’élite, comme c’est le
cas dans la plupart des pays d’Amérique latine (Mehrotra et Pizarro, 1996). L’élimination
des inégalités peut aussi contribuer à la stabilité macroéconomique en évitant une
surévaluation des taux de change. La surévaluation fait baisser les prix des importations
(consommées par les familles aisées) au détriment de l’agriculture, qui fournit des
emplois aux pauvres, et des secteurs axés sur les exportations, aggravant ainsi les
déséquilibres externes, comme le prouve l’expérience de la majorité des pays en
développement. D’autre part, la Corée maintient des taux de change réalistes et stables au
cours des trente dernières années. En outre, en cas de crise extérieure, des inégalités
moins marquées permettent de répartir plus équitablement le fardeau de l’ajustement de
l’économie nationale. C’est pourquoi la première crise pétrolière n’a pas provoqué de
baisse des salaires en termes absolus en Corée, mais seulement une réduction brusque du
taux de croissance des salaires. Le gouvernement a pu procéder à des ajustements en
réduisant la consommation tout en protégeant les investissements – alors que la majorité
des pays en développement procédant à un ajustement n’ont pu protéger ni les salaires, ni
les investissements. Même en l’absence de démocratie politique, la réduction des
inégalités en Corée contribua à légitimer le gouvernement et à limiter au maximum la
marginalisation des pauvres.
Troisièmement, la lutte contre les inégalités renforce la productivité de la main-
d’œuvre dans l’industrie et dans l’agriculture. Dans le secteur industriel, la Corée se
caractérisait par des écarts de revenus relativement faibles entre les cadres et les
employés. Amsden (1992) estime que la main-d’œuvre des pays dont l’industrialisation
fut plus tardive a été soumise à une répression politique plus vigoureuse que lors des
première et deuxième révolutions industrielles (en Europe et en Amérique du Nord).
L’effet démoralisant de ce phénomène peut être atténué par une meilleure répartition des
revenus, et la motivation de la main-d’œuvre, la productivité et la qualité s’en trouvent
améliorées. Dans le secteur agricole, il est bien établi que l’intensité (relative) de main-
d’œuvre et le rendement sont inversement proportionnels à la taille des exploitations
agricoles (voir Bharadwaj, 1962; Berry et Cline, 1979), et les réformes foncières
appliquées en Corée ont amélioré le rendement et la demande de main-d’œuvre.