Politiques sociales au sein d`une économie en croissance : Le rôle

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Politiques sociales au sein d’une économie en croissance :
Le rôle de l’État en République de Corée
SANTOSH MEHROTRA,
IN-HWA PARK ET HWA-JONG BAEK
Introduction
Pendant la période qui a suivi la guerre de Corée, la République de Corée (ci-après
Corée) a réussi à réduire considérablement la pauvreté absolue grâce à une croissance
économique créatrice d’emplois, rapide et prolongée. En même temps, l’amélioration de
certains indicateurs, tels que l’espérance de vie, la mortalité infantile, l’état nutritionnel,
la couverture de l’approvisionnement en eau canalisée et le taux d’inscriptions dans les
écoles, révèle les multiples bienfaits du développement au cours des trente dernières
années (voir Tableaux 2.1 et 2.2 au Chapitre 2). La performance de la Corée dans le
domaine du développement humain se situe parmi les dix meilleures, et ce en se fondant
sur trois indicateurs : la longévité, la connaissance et le revenu par habitant pendant la
période 1960-92 (PNUD, 1994)1.
L’État coréen poursuit farouchement son but, la croissance économique, depuis le
début des années 1960. Aucun effort particulier n’est entrepris pour améliorer l’état de
santé de la population pendant les 35 années qui suivent l’indépendance et le départ de
l’administration japonaise en 1945. Toutefois, deux des principaux facteurs qui ont jeté
les bases de la croissance économique future – l’investissement dans l’éducation primaire
et secondaire et la réforme foncière – sont intervenus peu après l’indépendance à
l’initiative de l’État. Durant cette période, l’aide des États-Unis est primordiale pour la
survie de l’État coréen. Le rôle joué par les États-Unis dans la réforme foncière et dans
l’investissement dans l’éducation est également considérable, comme nous le verrons
plus tard. Le rôle des États-Unis débute avec le gouvernement militaire américain (1945-
mai 1948); puis il prend la forme d’une présence armée pendant la guerre de Corée
(1950-53) et par la suite d’une aide économique et militaire considérable.
Les politiques coréennes de protection sociale peuvent se diviser en trois étapes
bien distinctes : des années 1950 au milieu des années 1970, de la fin des années 1970 au
milieu des années 1980 et de la fin des années 1980 jusqu’à aujourd’hui. Chaque période
se distingue par l’importance relative des interventions gouvernementales.
Des années 1950 au milieu des années 1970
Débutant avec le Premier plan quinquennal (en 1961) la stratégie de développement
national appliquée par la Corée privilégie la croissance économique au détriment de
l’égalité sociale. Le gouvernement réussit à favoriser une croissance économique fondée
sur les exportations; les salaires réels augmentent et le taux de chômage est
considérablement réduit. La responsabilité du bien-être social durant cette période
incombe principalement à la population. Mais trois programmes entrepris par le
gouvernement au cours de cette période favorisent largement la croissance économique et
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le développement social : l’investissement dans l’éducation, la réforme foncière et la
planification familiale.
De la fin des années 1970 au milieu des années 1980
Si la croissance économique est toujours la principale préoccupation des hommes
politiques à la fin des années 70, ils accordent néanmoins de plus en plus d’importance à
la question de l’aide sociale. Les couches défavorisées manifestent un mécontentement
grandissant face aux disparités pécuniaires croissantes entre les zones rurales et urbaines,
entre les classes et les régions, qui accompagnent le processus d’industrialisation rapide;
les conflits sociaux s’aggravent et entravent profondément le développement au cours des
années 80 (Yeon, 1989). L’inquiétude qui s’instaure pendant la période du Quatrième
plan est à l’origine de l’introduction du projet d’assurance maladie dans les grandes
entreprises, qui couvre progressivement l’ensemble de la population. Par la suite,
l’engagement du gouvernement envers la politique sociale s’inscrit dans ce qu’on appela
plus tard le Cinquième plan quinquennal de développement économique et social (accent
sur social rajouté).
De la fin des années 1980 jusqu’à aujourd’hui
Au début du Sixième plan (1988-92), la politique de protection sociale devient une
priorité de la politique nationale. Suivant une réévaluation des priorités nationales, le
gouvernement adopte une stratégie de mise en œuvre d’une politique d’aide sociale
accompagnée de mesures de stabilisation, de libéralisation et d’ajustement structurel, qui
sont jugées extrêmement importantes à court terme pour la croissance de la nation.
Néanmoins, le gouvernement lance et renforce plusieurs programmes importants d’aide
sociale.Pendant la période du Septième plan quinquennal (1992-96), le gouvernement
met en œuvre plusieurs programmes destinés à renforcer l’aide sociale, à éliminer les
déséquilibres régionaux et sectoriels, ainsi qu’à améliorer la qualité de la vie. Cette
approche privilégie la rentabilité économique et le développement qualitatif plutôt que la
croissance économique en soi, comme par le passé. Ce chapitre porte principalement sur
les deux premières périodes.
Dans la prochaine section, nous parlerons des fondations du développement social
et des relations entre le développement social et économique au cours de la première
période. Ensuite, nous examinerons les moyens utilisés pour juguler la croissance
démographique et effectuer une transition démographique à la fin de la deuxième
période. Puis, nous analyserons les facteurs propres au développement social en général –
représenté par des indicateurs choisis, tels que la santé, la nutrition et l’éducation. Nous
aborderons aussi la question de la mise en place des grands programmes nationaux de
sécurité sociale (qui intervint principalement au cours de la deuxième période) et de
l’allocation des ressources au développement social. En conclusion, nous mettrons en
lumière les principales caractéristiques du développement social en Corée.
Les racines du développement économique et social
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En 1945, la Corée, à l’issue de 35 ans de colonisation, possède une économie largement
traditionnelle, fermée et agraire. Lorsque le Japon capitule à la fin de la deuxième guerre
mondiale, le gouvernement militaire américain prend la tête de l’administration au sud du
38ème parallèle. Le développement qui débute, d’abord sous la tutelle du gouvernement
américain et ensuite, à partir de 1948, sous le premier gouvernement coréen élu, est
interrompu brusquement par la Guerre de Corée. Les quinze premières années
d’indépendance se caractérisent par une relance lente, grâce à des subventions massives
des États-Unis. En fait, cette lenteur pousse le gouvernement américain à se demander si
la Corée n’était pas une « grande invalide », qui ne se libérera jamais de son soutien
(Mason et al., 1980).
Pourtant, les fondations d’une croissance économique rapide, qui débute en 1961,
sont posées très tôt par l’État qui adopte deux mesures : la réforme agraire et
l’investissement dans l’éducation.
Répartition des biens et des revenus
L’une des principales interventions politiques du gouvernement militaire américain, qui a
des conséquences sociales et économiques importantes, est la redistribution des terres
appartenant aux Japonais, puis des terres des grands propriétaires terriens coréens. Cette
redistribution pousse les paysans à convoiter toutes les propriétés en métayage; le
gouvernement impose une limite sur la propriété des terres arables en promulguant en
1949 la Loi sur la réforme agraire2. Ainsi, la proportion de fermiers en métayage passe de
42,1 % de la population agricole en 1947 à 5,2 % en 1964. Si les avantages économiques
du morcellement des terres agricoles en parcelles sous-marginales sont largement remis
en question, la décision de redistribuer le seul bien important de la période préindustrielle
joue un rôle social important en créant un seuil de décollage industriel. En d’autres
termes, comme la majorité de la population est employée dans l’agriculture, cette mesure
contribue largement à l’amélioration des conditions de vie. Mais surtout, elle donne à la
Corée un avantage considérable sur la majorité des autres pays en développement d’Asie
du sud et d’Amérique latine en jetant les bases d’une répartition équitable des biens dès le
début du processus de développement3.
Birdsall et al. ont démontré, en se fondant sur l’économie comparative, qu’un
faible taux d’inégalité stimulait la croissance (indépendamment de ses effets sur
l’éducation, comme nous le verrons plus tard). En ce qui concerne la Corée, ils se basent
sur une analyse économétrique pour affirmer que si, en 1960, la Corée avait eu un niveau
d’inégalités similaire à celui du Brésil, son taux de croissance pendant les 25 ans qui ont
suivi aurait été réduit de 0,66 % par an. Au bout de 25 ans, le PIB par habitant de la
Corée aurait été inférieur de près de 15 %. Voilà qui montre bien l’effet direct des
inégalités sur la croissance économique (qui, en plus entravent indirectement la
croissance en limitant l’investissement dans l’éducation).
La documentation explique bien, en partant du cas de l’Asie de l’Est, pourquoi la
réduction des inégalités stimule la croissance. En se fondant sur l’expérience des pays
combinant des augmentations du revenu des pauvres avec une croissance rapide,
Adelman a plaidé en faveur i) de la mise en œuvre de réformes foncières avant la mise en
application des politiques visant à améliorer le rendement de la production agricole, et ii),
de gros investissements dans l’éducation avant une industrialisation rapide. Une telle
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stratégie de répartition des biens crée un effet d’entraînement : une plus grande équité
engendre et maintient une croissance économique plus rapide. Comment est-ce possible?
Plusieurs éléments interviennent dans ce mécanisme, bien qu’aucun d’entre eux ne
suffise à lui seul. Premièrement, une meilleure équité dans la répartition des biens
améliore le revenu des pauvres, qui ont alors tendance à épargner et à investir.
L’investissement dans l’éducation augmente dans la mesure où les pauvres ont moins de
problèmes pécuniaires. En outre, comme la nutrition et la santé sont en corrélation
positive avec le niveau du revenu, une plus grande équité des revenus stimule la
croissance en améliorant la productivité. Donc, bien que la propension marginale des
riches à épargner soit plus forte que celle des pauvres, la qualité du capital humain
résultant d’une épargne et d’investissements plus vigoureux chez les pauvres pourrait
compenser le fléchissement de l’épargne chez les non-pauvres4.
Deuxièmement, la réduction des inégalités stimule la croissance en garantissant la
stabilité macroéconomique et politique (Birdsall et al., 1995). Elle réduit le risque de
sacrifier la prudence budgétaire pour des raisons populistes. Ainsi, en Corée, les
ressources limitées que l’État affecte à l’éducation ne sont pas consacrées à
l’enseignement supérieur, suivi essentiellement par les enfants de l’élite, comme c’est le
cas dans la plupart des pays d’Amérique latine (Mehrotra et Pizarro, 1996). L’élimination
des inégalités peut aussi contribuer à la stabilité macroéconomique en évitant une
surévaluation des taux de change. La surévaluation fait baisser les prix des importations
(consommées par les familles aisées) au détriment de l’agriculture, qui fournit des
emplois aux pauvres, et des secteurs axés sur les exportations, aggravant ainsi les
déséquilibres externes, comme le prouve l’expérience de la majorité des pays en
développement. D’autre part, la Corée maintient des taux de change réalistes et stables au
cours des trente dernières années. En outre, en cas de crise extérieure, des inégalités
moins marquées permettent de répartir plus équitablement le fardeau de l’ajustement de
l’économie nationale. C’est pourquoi la première crise pétrolière n’a pas provoqué de
baisse des salaires en termes absolus en Corée, mais seulement une réduction brusque du
taux de croissance des salaires. Le gouvernement a pu procéder à des ajustements en
réduisant la consommation tout en protégeant les investissements – alors que la majorité
des pays en développement procédant à un ajustement n’ont pu protéger ni les salaires, ni
les investissements. Même en l’absence de démocratie politique, la réduction des
inégalités en Corée contribua à légitimer le gouvernement et à limiter au maximum la
marginalisation des pauvres.
Troisièmement, la lutte contre les inégalités renforce la productivité de la main-
d’œuvre dans l’industrie et dans l’agriculture. Dans le secteur industriel, la Corée se
caractérisait par des écarts de revenus relativement faibles entre les cadres et les
employés. Amsden (1992) estime que la main-d’œuvre des pays dont l’industrialisation
fut plus tardive a été soumise à une répression politique plus vigoureuse que lors des
première et deuxième révolutions industrielles (en Europe et en Amérique du Nord).
L’effet démoralisant de ce phénomène peut être atténué par une meilleure répartition des
revenus, et la motivation de la main-d’œuvre, la productivité et la qualité s’en trouvent
améliorées. Dans le secteur agricole, il est bien établi que l’intensité (relative) de main-
d’œuvre et le rendement sont inversement proportionnels à la taille des exploitations
agricoles (voir Bharadwaj, 1962; Berry et Cline, 1979), et les réformes foncières
appliquées en Corée ont amélioré le rendement et la demande de main-d’œuvre.
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Enfin, la réduction des inégalités en termes de revenus, grâce à une augmentation
des revenus ruraux, a des effets considérables sur la demande, ainsi que des effets
multiplicateurs sur l’économie, ce qui favorise la croissance industrielle.
L’investissement dans l’éducation
L’investissement dans l’éducation fut une autre grande intervention de l’État coréen qui
eût des conséquences importantes aux niveaux social et économique. Le Confucianisme,
qui est historiquement la philosophie officielle de la Corée, insiste particulièrement sur
les bienfaits de l’éducation et a toujours été la voie qui menait à la fonction publique. La
société coréenne fut donc de tout temps favorable à l’éducation. Après l’indépendance,
les établissements scolaires se multiplient et les inscriptions dans le système scolaire
progressent rapidement à tous les niveaux. Les collectivités locales fournissent
généralement les locaux et le gouvernement militaire américain prend en charge environ
deux tiers des coûts de fonctionnement et nomme des enseignants pour remplacer les
Japonais qui étaient rentrés dans leur pays.
Les États-Unis apportent encore leur soutien à la reconstruction des écoles
détruites pendant la guerre de Corée. Entre 1945 et 1960, les inscriptions dans les écoles
primaires augmentent de 265 %, tandis que les inscriptions dans les écoles secondaires
sont multipliées par douze (passant d’environ 8 000 à 100 000 élèves). Le taux
d’analphabétisme chute, passant de 78 % à 28 % pendant cette période. En fait, les
possibilités de s’instruire progressent si rapidement que le chômage frappe durement les
diplômés de l’université pendant les années 50. Environ 20 % d’entre eux sont au
chômage. Il s’avère donc nécessaire de reconstruire la base industrielle de la nation pour
créer des emplois.
L’éducation a contribué à la croissance économique de la Corée. Birdsall et al.,
(1995) estiment que si la Corée avait affiché un taux d’inscription scolaire aussi faible
que celui du Pakistan en 1960, sa croissance aurait été nettement plus faible et son PIB
par habitant aurait été de 40 % inférieur en 1985. La répartition relativement équitable
des revenus en Corée aurait non seulement favorisé directement sa croissance, mais aurait
aussi eu des conséquences positives indirectes en permettant aux ménages d’investir dans
l’éducation5.
La croissance économique et ses conséquences sociales
Comme la stratégie de développement adoptée par la Corée consistait à privilégier la
croissance économique plutôt que l’assistance sociale, il convient d’étudier brièvement la
nature de la croissance et ses ramifications sociales. Entre 1953 et 1962, le PNB de la
Corée augmente de 4,1 % par année; l’investissement intérieur brut représente à peine 10
% du PNB et 70 % de cet investissement est financé par les épargnes étrangères. À partir
du milieu des années 1960, l’épargne intérieure représente entre 70 % et 80 % de la
formation brute de capital fixe, mais jusque là, l’aide extérieure était indispensable à la
croissance économique. Entre 1953 et 1962, l’aide extérieure, dont 95 % est fournie par
les États-Unis, représente 8 % du PNB coréen, 77 % de la formation de capital fixe et
finance près de 70 % des importations. Le niveau élevé de l’aide extérieure pendant la
décennie qui a suivi la guerre expliquerait la « différence entre une faible croissance (1,5
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