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Ch a p i t r e y
Activité et expérience des acteurs
en situation : les apports
de l’anthropologie cognitive
Nathalie Gal-Petitfaux, Carole Sève,
Marc Cizeron, David Adé
INTRODUCTION
Ancrage disciplinaire
L’anthropologie cognitive constitue l’ancrage disciplinaire délimitant le
point de vue adopté dans ce chapitre pour analyser l’intervention en sport
et en éducation physique et sportive (EPS). Les recherches conduites dans
cette orientation appréhendent l’intervention en se fondant sur un certain
nombre de présupposés relatifs à l’étude de l’activité humaine et des situa-
tions sportives.
En premier lieu, ces recherches privilégient une démarche compréhensive. La
fondation du projet anthropologique contient une spécificité, celle de l’auto-
détermination par l’homme de sa propre nature, et une analyse compréhensive
est nécessaire lorsqu’on admet que les activités humaines ont comme caracté-
ristique majeure le fait d’avoir un sens pour ceux qui les vivent. Comprendre,
c’est d’abord accéder à ce sens, c’est-à-dire à la façon dont des acteurs font
l’expérience et interprètent les situations qu’ils vivent. D’autres sciences hu-
maines comme la psychologie, la sociologie, l’ergonomie partagent ce point
de vue, à tel point parfois que les frontières susceptibles de démarquer leurs
ancrages disciplinaires sont difficiles à repérer.
En deuxième lieu, ces recherches recourent à une description des situations
d’intervention pour les comprendre. Les relations entre recherche et forma-
tion ne sont pas conçues de façon prescriptive : les résultats des études sont
susceptibles d’enrichir les problématiques professionnelles, en apportant un
gain à la compréhension des phénomènes qui s’y développent. Les liens en-
tre culture scientifique et culture professionnelle de l’intervention ne peuvent
se rapporter à un simple schéma d’application : la culture scientifique et la
culture professionnelle s’influencent mutuellement.
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SC i e n C e S d e li n t e r v e n t i o n e n epS e t e n S p o r t
En troisième lieu, l’adjectif « cognitive » précise l’orientation thématique du
projet anthropologique. L’anthropologie cognitive s’intéresse aux processus
cognitifs parce qu’ils sont centraux pour étudier une question anthropologique
majeure : celle de l’acquisition et de la transmission des pratiques et représen-
tations culturelles. De ce point de vue, les situations d’intervention en sport
et en EPS constituent un terrain de choix car les pratiques d’acquisition et de
transmission y sont extrêmement présentes et sous des formes diversifiées.
Le projet de l’anthropologie cognitive est d’atteindre, à partir de la diver-
sité des situations humaines étudiées, l’unité des principes qui gouvernent le
fonctionnement cognitif humain. Il constitue un ancrage disciplinaire fécond
pour des programmes de recherche se développant dans différents secteurs
d’intervention (le sport, le travail, l’éducation, les pratiques artistiques, etc.).
Inscrites dans cet ancrage, les études conduites dans le domaine de l’inter-
vention en sport et en EPS visent à formaliser des principes qui organisent
l’activité des différents intervenants dans ce domaine particulier.
Cadre théorique
Le cadre théorique s’articule avec l’orientation disciplinaire sans s’y confon-
dre. Si l’anthropologie cognitive délimite un point de vue adopté pour l’ana-
lyse de l’activité humaine, le cadre théorique en précise l’orientation scienti-
fique. Les études de ce chapitre ont adopté un certain nombre de présupposés
théoriques rassemblés sous la notion d’« action située ».
Le cadre théorique de l’action située (Suchman, 1987) a opéré une rupture
avec le modèle classique de planification de l’action. La prise en compte de
l’environnement dans l’analyse de l’activité a conduit les chercheurs à mettre
en évidence la complexité et les propriétés dynamiques des situations ainsi
que le caractère auto-organisé et émergeant de l’activité. En soulignant l’im-
portance de la perception comme processus actif lié à l’intentionnalité du
sujet et à son engagement corporel dans la situation, c’est en fin de compte
l’analyse et la modélisation de la cognition par analogie avec les ordinateurs
qui a été peu à peu mise en défaut. Le concept d’« action située » n’était pas
à l’origine relié au problème de la cognition. L’expression « action située »
a transité vers celle de « cognition située » pour souligner l’idée que c’est en
réalité l’acteur, en tant qu’agent cognitif, qui est situé.
Le cadre de l’action (ou de la cognition) située s’organise autour de trois idées
clefs, en rupture fondamentale avec les présupposés cognitivistes classiques
(Gal-Petitfaux et Durand, 2001 ; Saury, Ria, Sève et Gal-Petitfaux, 2006) :
le caractère incarné de la cognition. La cognition prend racine dans le corps,
dans ses composantes neurobiologiques les plus profondes ;
le caractère indéterminé de l’action. Elle se déploie en relation avec des
ressources acquises au cours des expériences passées et aussi en exploitant
celles présentes dans la situation actuelle. Toute action est toujours, dans une
certaine mesure, une improvisation en situation ;
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aC t i v i t é e t e x p é r i e n C e d e S a C t e u r S e n S i t u a t i o n : l e S a p p o r t S d e la n t h r o p o l o g i e C o g n i t i v e
la cognition (ou l’action) est une construction de significations, partagées
par une communauté. La cognition est socialement et culturellement située :
agir c’est construire des significations dans un contexte culturel et en relation
avec d’autres individus.
Selon ce cadrage théorique, agir consiste avant tout à attribuer du sens aux
situations vécues de façon à se les rendre familières et intelligibles. La for-
mulation condensée d’ « anthropologie cognitive située » (Theureau, 2004)
permet de rassembler à la fois l’orientation anthropologique et son inscription
dans le cadre théorique de l’« action située » (ou « cognition située »). Dans sa
vision de l’« anthropologie cognitive située », Theureau insiste sur le présup-
posé d’autonomie de l’acteur au sens de Varela (1989), autrement dit sur l’idée
d’un couplage asymétrique entre l’acteur et l’environnement. Cette asymétrie
marque le fait que l’individu possède une phénoménologie propre : c’est lui
qui détermine, par son activité, les éléments de l’environnement avec lesquels
il interagit et qui construit à chaque instant sa propre situation. Du point de vue
du sujet agissant, la situation n’occupe pas une position d’extériorité objective
à laquelle il se confronte : la situation correspond en fait à l’interprétation per-
manente qu’il fait de ce qu’il vit, à chaque instant de son activité.
Options méthodologiques
Étudier le sens de leur activité pour les acteurs s’accompagne de contraintes
méthodologiques. L’une des plus fortes consiste à intégrer le point de vue de
l’acteur pour décrire correctement son activité. L’idée n’est pas pour autant
de retourner à une introspection naïve, mais d’armer au plan méthodologique
l’accès à ce point de vue.
À cette fin, des chercheurs en grande partie regroupés autour de Marc Durand
(2001), se sont tournés vers l’appareillage théorique et méthodologique du
programme de recherche du cours d’action développé par Theureau (2004).
Pour appréhender l’activité comme construction de significations, Theureau a
proposé plusieurs objets théoriques et options méthodologiques, notamment
le « cours d’action ». Il permet de rendre compte de la manière dont évoluent
les préoccupations, perceptions, connaissances, émotions, interprétations,
d’un acteur au cours d’une séquence d’activité. Il est reconstruit sur la base de
l’articulation de données comportementales et de verbalisations. Les données
de verbalisation sont recueillies grâce à des entretiens dits d’autoconfronta-
tion. Lors de ces entretiens, l’acteur est confronté à des traces de son activité
passée (bien souvent des enregistrements audiovisuels) et est invité à racon-
ter, décrire, commenter ce qu’il a perçu, pensé, ressenti, fait. Ces données
d’observation des comportements de l’acteur en situation, et de verbalisation,
permettent au chercheur, moyennant des précautions méthodologiques, de re-
construire l’activité vécue en s’appuyant sur le point de vue de l’acteur et en
respectant la dynamique temporelle propre à son activité.
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SC i e n C e S d e li n t e r v e n t i o n e n epS e t e n S p o r t
Toutes les études rapportées dans ce chapitre ne s’inscrivent pas dans le pro-
gramme de recherche du « cours d’action » ; toutefois, elles partagent le re-
cours à des entretiens d’autoconfrontation (Theureau, 2004) : elles font appel
à la narration, par l’acteur, de son expérience vécue afin d’accéder à son point
de vue et rendre compte du sens de son activité. Le point de vue subjectif de
l’acteur est doublement contextualisé au cours de l’entretien :
d’une part avec les traces de son activité (rétroaction vidéo ou rappel en
mémoire des événements vécus) ;
d’autre part avec la façon dont le chercheur met en intrigue cette expérience
vécue (par le choix des séquences qu’il retient pour l’entretien, par les ques-
tions qu’il pose, les relances qu’il effectue).
La suite de ce chapitre présente trois lignes de résultats d’études conduites
dans l’orientation de l’anthropologie cognitive située :
– la dynamique et l’inscription contextuelle de l’activité ;
les phénomènes de typicalisation, de catégorisation perceptive et de construc-
tion des connaissances pendant l’activité ;
les phénomènes de coordination interpersonnelle et d’articulation des acti-
vités individuelles.
Chaque ligne de résultat s’appuie sur des études récentes, les plus illustrati-
ves de l’approche, dans le domaine de l’entraînement, de l’enseignement de
l’EPS et de la formation.
RÉSULTATS
La dynamique et l’inscription contextuelle de l’activité
des intervenants
L’intervention, un cours d’action structuré par des séquences typiques d’action
Un aspect remarquable de l’activité des intervenants est la récurrence de for-
mes d’organisation de leur action, repérable par des séquences d’actions typi-
ques : elles reflètent des classes de comportements et d’intentions relativement
stables, traduisant la façon dont l’acteur répond et s’adapte aux contingences
et perturbations environnementales. Cette récurrence a notamment été ob-
servée chez des sportifs experts (Sève et Leblanc, 2003) et des enseignants
d’EPS expérimentés en natation sportive (Saury et Gal-Petitfaux, 2003).
L’activité hic et nunc des intervenants en sport a un caractère contextuel.
Elle est incompréhensible si on ne l’étudie pas en relation avec les empans
temporels et l’environnement dans lesquels elle s’inscrit. Elle se structure
à la fois temporellement, l’activité passée configurant l’activité future ; et
spatialement, par les offres de l’environnement et des objets in situ.
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aC t i v i t é e t e x p é r i e n C e d e S a C t e u r S e n S i t u a t i o n : l e S a p p o r t S d e la n t h r o p o l o g i e C o g n i t i v e
Il a été mis en évidence que l’activité des pongistes experts s’organise selon
trois structures d’action typiques qui alternent au cours du match : des sé-
quences dites exploratoires (les joueurs cherchent à interpréter et comprendre
le jeu de l’adversaire), exécutoires (ils recherchent une efficacité maximale)
et dissimulatoires (ils tentent de masquer leurs doutes à l’adversaire). L’alter-
nance de ces séquences révèle une adaptation aux contraintes de la situation,
notamment celles liées au mode de comptage des points : lorsque les pon-
gistes estiment qu’ils ne peuvent plus se permettre de perdre des points sans
hypothéquer leurs chances de gain de match, ils ne mettent plus en œuvre de
séquences exploratoires.
Dans les leçons de natation scolaire, les élèves nagent en file indienne
dans un couloir, deux structures typiques d’action sont identifiables chez les
enseignants. Dans la première, nommée « présentation de l’exercice et lance-
ment de la file indienne », l’enseignant réunit les élèves en bout de couloir : il
transmet les consignes de travail, organise les départs échelonnés des élèves,
puis se décale sur le bord latéral de la piscine pour superviser. Dans la se-
conde, nommée « supervision et correction individuelle des apprentissages »,
l’enseignant corrige les élèves pendant qu’ils nagent. Elle est composée de
trois séquences typiques : « flash » (corrections brèves, sur le vif, par in-
jonctions), « suivi » (injonctions répétées, en suivant l’élève sur le bord pour
l’encourager et validation du résultat immédiat), « arrêt » (arrêt de l’élève et
explications techniques riches). Ces trois modes dépendent :
– du placement que l’enseignant adopte ;
– de la nature des difficultés de nage qu’il perçoit in situ chez les élèves ;
– de celles qu’il juge prioritaires à traiter.
Pistes pour l’intervention
De la singularité des actions émergent des structures d’action repérables, récurrentes
et qui se stabilisent au fil de la pratique. Ces séquences typiques traduisent une compé-
tence de l’intervenant à exploiter les ressources de l’environnement. L’identification de
ces séquences et la compréhension de leur organisation ouvrent vers la conception de
nouveaux contenus de formation visant à faciliter le développement de l’expérience des
intervenants.
L’intervention, un cours d’action structuré par des formats pédagogiques
et des objets
Pour organiser l’activité des élèves ou des athlètes, les enseignants et entraî-
neurs organisent l’espace de travail selon des formats pédagogiques variés
(Gal-Petitfaux et Durand, 2001) dont les plus caractéristiques sont les colon-
nes, files indiennes, vagues, ateliers, cercles.
Par exemple, une étude sur l’enseignement scolaire de la gymnastique (Ci-
zeron et Gal-Petitfaux, 2006) a mis en évidence trois formats caractéris-
tiques : le « regroupement » lorsque l’enseignant réunit les élèves pour
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