Mathis Neden Bergson ou la générosité de la pensée 2 2 « L’opposé absolu du mal n’est pas le bien : c’est toujours un mal, mais d’une autre sorte. » (…) « Rien n’est plus opposé à une vérité que ce qui ressemble à la vérité. L’ennemi de la vérité n’est pas le mensonge, mais l’apparence de la vérité. » Lucian RAICU Si tous les philosophes ont tenté de réécrire l’histoire de la philosophie en y ajoutant leur propre vision du monde, il y en a un particulier, qui est parti d’Aristote, en passant par Lucrèce, Leibniz et Spinoza, pour arriver à Einstein et à la signification ultime de l’univers dans lequel nous vivons. Ce philosophe particulier est Bergson et c’est de la signification et de la place de son œuvre que nous allons tenter de rendre compte au lecteur. Le maître de Bergson était Ravaisson, l’auteur du livre « De l’habitude ». Et c’est justement l’habitude ; l’automatisme de l’intelligence ; la routine ; la répétition 2 3 qui nous ramènent à la nécessité et à la matière que Bergson critique et transgresse. Nous allons essayer ici de tirer toutes les conséquences et les enseignements que ce philosophe a légués à la postérité car son œuvre est loin d’être acceptée et comprise comme elle se doit. Bergson a structuré sa pensée dans plusieurs ouvrages dont le plus important est « L’évolution créatrice ». Mais il ne faut pas croire que les autres livres sont une préparation à « L’évolution créatrice ». Chacun de ses écrits prépare ou complète une pensée globale et renforce la structure générale de cette pensée. Bergson a été professeur de philosophie. Son écriture limpide et son intuition profonde ont créé un style. Camus disait que ce qui l’intéresse le plus chez un écrivain c’est le style. Bergson a reçu le Prix Nobel de littérature. C’est donc pour son style que ce grand philosophe a été reconnu et aimé (« le Bergsonisme » de Gilles Deleuze et le « Bergson » de sont meilleur élève, Jankélévitch, sont justement des styles particuliers). Le thème central de Bergson a toujours été, comme pour Marcel Proust, le temps. D’où cette phrase mystérieuse : « un être qui se suffit à lui-même n’est pas nécessairement étranger à la durée ». Dieu n’est donc pas hors du temps mais la cause même du temps. Ensuite, nous lisons, ébahis, cette définition du temps : « Le temps c’est ce qui fait que tout ne soit pas 42 donné tout d’un coup. Il retarde ou il est, plutôt, retardement ». Plus le temps de Kant est obscur, plus celui de Bergson est clair. Pour Bergson le temps se traduit par la durée et la durée est conditionnée par la nécessité d’un côté (attendre que le sucre fonde dans la tasse de thé) et, de l’autre côté, par la liberté de l’être intelligent (l’action humaine). Dans le contexte de cette philosophie de la durée, tous les « paradoxes » de la Grèce antique s’évanouissent spontanément pour laisser place à cette « machine à faire des dieux » qu’est l’univers dans lequel nous vivons. Ce n’est pas la peine de contredire la Bible car les auteurs ont bel et bien existé, pensé, écrit, raconté. Maintenant qu’on ne vient pas remplacer Dieu par le Christ car ce dernier n’est que le lien entre l’absolu et l’intelligence qui doit se manifester, justement, parce que Dieu existe (« Je suis celui qui est »). Avec Bergson on découvre la critique de Kant ou la critique de « La critique de la faculté de juger » ou la critique de « La critique de la raison pure ». Pour Bergson, il n’y a rien de plus sacré que la faculté de juger. Kant disait « la vérité dépend de la structure générale de l’esprit humain ». Bergson va plus loin, en affirmant que « la structure générale de l’esprit humain dépend d’un certain nombre d’esprits individuels ». Kant parle des limites infranchissables de l’esprit humain et de « la chose en soi », 2 5 inatteignable par l’esprit humain. Bergson parle de « L’évolution créatrice » et non pas des chimères telles que les ombres de la caverne de Platon. Avec Bergson, l’humanité devient ce qu’elle a toujours été : la création de la création. Bergson est le premier penseur à situer l’intelligence et l’instinct dans la durée alors que de Platon à Kant et de Zénon à Heidegger on nous parle uniquement des obstacles infranchissables ou bien des « paradoxes » comme l’espace interminable parcouru par la flèche de Zénon ou des interrogations du type « Pourquoi y’a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » La démarche de Bergson est toute autre : comment décrire une création du point de vue de son créateur ? La flèche de Zénon traverse la distance du point A au point B du fait que « la trajectoire et le trajet ne sont pas de la même nature ». L’espace n’est pas de la même nature que le temps : voilà que tout d’un coup « le paradoxe » s’évanouit. L’idée de l’inexistence d’un objet contient plus et non pas moins que l’idée de l’existence d’un objet car l’idée de l’inexistence d’un objet suppose d’abord l’idée de l’existence de l’objet et, par une construction mentale supplémentaire, l’idée d’un espace vide laissé par l’objet lorsqu’il a changé de place. L’idée de la non existence d’un objet est donc une vérité de deuxième degré, voire une contre-vérité. L’objet a changé de place ; l’objet a bougé ; l’objet n’a pas disparu. Si l’objet s’est transformé (comme le morceau de sucre qui fond) cela ne signifie pas que l’objet n’a pas existé. 62