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LAREVUENOUVELLE - FÉVRIER 2014
question en débat
Il est un fait d’humanité et c’est à ce titre seu-
lement qu’on peut en parler, hors le discours
de la foi à tout le moins. Non, le rapport au
droit n’est pas le « grand impensé des socié-
tés “arabo-musulmanes”5 ». D’une part, parce
que la normativité islamique ne détermine pas
l’ensemble des agissements des gens qui com-
posent ces sociétés ; de l’autre, parce qu’il n’y a
pas de connexion directe entre le fait normatif
d’aujourd’hui et la période prophétique d’hier,
pas plus qu’il n’y a d’impossibilité herméneu-
tique permettant aux « gens de l’islam » d’être
en prise avec le monde contemporain. Il est
ainsi faux de présenter la normativité comme
schizophrène, écartelée entre la société tradi-
tionnelle et la société moderne, entre passé
conservateur et présent progressiste. Poser la
question de la compatibilité de l’islam avec la
modernité ne peut conduire qu’à une réponse
de Normand : « P’têt ben qu’oui, p’têt ben
qu’non ! » Le seul exemple du droit constitu-
tionnel devrait suffi re. À la question récurrente
de savoir s’il s’agit d’un phénomène conce-
vable en pays musulman, une double réponse
a été apportée : oui, l’essentiel des concepts
propres à la démocratie trouve leur fondement
dans les temps prophétiques ; non, l’islam est
consubstantiellement politique et donc voué à
accoucher de régimes théocratiques. Une fois
encore — répétons-le ! — ces deux versions
antagonistes sont les deux faces d’une même
pièce de monnaie culturaliste (ou les deux
actes d’une pièce de théâtre absurde) qui veut
que l’islam soit quelque chose en soi, indépen-
damment de ce que les humains en font.
S’agissant de la charia, on observe le recours
à des extrapolations abusives à partir d’un
savoir spécifique, c’est-à-dire une tendance
à considérer qu’une certaine connaissance du
dogme islamique permet de gloser sur tout
ce qui est attribué à l’islam. C’est ainsi, par
exemple, que l’on recourt à une compétence
en théologie musulmane médiévale pour
prétendre expliquer le radicalisme politique
5 Voir Ali Mezghani,
L’État inachevé. La question du
droit dans les pays arabes
, Gallimard, 2011.
islamique contemporain. Ou qu’on affirme la
perpétuation d’un mode de pensée politique,
celui du « pouvoir de l’obéissance », dont les
racines plongent chez les auteurs classiques,
tel Ghazali6. On observe aussi un enferme-
ment dans l’ineffabilité des langues et des
cultures, où le local ne pourrait s’expliquer
que par le spécifique et l’actuel, par l’histo-
rique. C’est ainsi, en quelque sorte, qu’il ne
serait plus possible de parler d’État dans le
contexte des sociétés « arabo-musulmanes »,
mais seulement de
dawla
, seul terme capable
de rendre compte de la nature intrinsèque-
ment instable du fait étatique en islam7. C’est
bien ce nous disent Corre ou Mezghani quand
ils laissent entendre que l’autoritarisme en
contexte arabe s’explique par la reproduc-
tion du même schéma traditionnel au centre
duquel trône la figure du despote.
L’islam et sa Loi ne sont pas que tradition ;
la religion n’est pas que mémoire, à suppo-
ser que la religion soit une chose une, et non
un concept permettant de capturer sous un
même vocable des phénomènes ne parta-
geant qu’un air de famille. L’islam et sa Loi
sont aussi une constellation de pratiques de
tous ordres, où se côtoient et se bousculent
foi, sagesse, piété, morale, idéologie, routine,
politique, éthique, esthétique, vérité, justice,
et bien d’autres choses encore. N’oublions
tout de même pas qu’avant même d’être tra-
dition, l’islam peut être acte de foi, une foi qui
trouve dans sa Loi un cadre normatif condui-
sant au salut. Cette foi connait une déclinai-
son extraordinairement complexe, mais il est
tout simplement faux de penser, au prétexte
d’un désenchantement du monde plus ou
moins abouti, que le fait des croyances n’est
pas primordial ou qu’il n’est que superstruc-
ture dissimulant mal les rapports de force
entre générations, classes sociales, sexes ou
6 On trouve une version socio-psychologisante de
cette thèse chez les tenants du consentement
inconscient des dominés à leur propre domination.
7 Voir à ce sujet les divagations de Bernard Lewis,
Le
langage politique de l’islam,
Gallimard, 1988.