79
lislamisme, une persistance minoritaire
dansles balkans
Mohammed Fadhel TROUDI
Docteur en droit, chercheur en relations internationales et
stratégiques, spécialiste en géopolitique du monde arabe et
musulman, Paris
L’  B est dominée par sa position géographique, historique-
ment c’est un secteur connu comme le carrefour de diverses cultures, un point de
rencontre entre l’islam et le christianisme.
Quand il s’agit de parler de l’islam en Occident, généralement ce sont les stéréo-
types et les idées reçues qui l’emportent, mais quand on parle de l’islam balkanique,
la compréhension et la connaissance ne sont guère meilleures. Cet article se propose
d’éclairer autant que faire se peut la réalité de l’islam balkanique d’hier et de com-
prendre ses dynamiques d’aujourd’hui.
L’histoire de l’installation de l’islam dans la région des Balkans est considérée à
partir de l’occupation ottomane du 
e
siècle. C’est de là que vient essentiellement
la présence des communautés musulmanes aujourd’hui dans les Balkans. Les mu-
sulmans des Balkans sont par conséquent le fruit de deux étapes, la première est
liée à l’installation dans cette région des personnes déjà musulmanes en provenance
de Turquie et notamment d’Anatolie. La deuxième étape est à mettre en rapport
avec une vague de conversions des populations autochtones, acquises à la religion
musulmane suite au mélange avec des populations turques issues de la présence ot-
tomane dès les premiers temps de la conquête à partir du 
e
siècle. Le phénomène
de conversion se passe principalement dans l’Ouest, c’est-à-dire principalement en
Bosnie-Herzégovine, en Albanie, au Kosovo et en Macédoine.
Il faut également noter que l’islamisation des Balkans s’est déroulée sur un
laps de temps plutôt long et que par conséquent elle n’est pas directement ou
29
Oliver SCHULZ
Chercheur en Histoire contemporaine à l’Université de
Heinrich Heine- Düsseldorf- Allemagne.
Roger TEBIB
Professeur des Universités- Sociologie - Reims.
Yacin Hichem TEKFA
Chercheur en Science Politique - Espace Européen Contem-
porain - Université de la Sorbonne.
Mohammed Fadhel TROUDI
Chercheur en Relations Internationales- Université de Paris
XII.
Recteur Charles ZORGBIBE
Professeur à l’université Paris I-Panthéon-Sorbonne, il dirige
le troisième cycle de relations internationales-diplomatie. Il a
été doyen de la faculté de droit de Paris-Sud, puis recteur de
l’académie d’Aix-Marseille. Il a dirigé la Fondation pour les
études de défense.
L’islamisme, une persistance minoritaire dans les Balkans
GéostratéGiques n° 31 • 2
e
trimestre 2011
80
automatiquement liée à la conquête ottomane. On peut cependant parler d’une
exception pour le cas de la Bosnie-Herzégovine, dont la présence ottomane a été
un facteur déterminant dans l’islamisation massive de la population bosniaque.
Aussi et par déduction, l’islam ne s’est imposé dans le reste des Balkans et d’une
manière massive que vers la fin du 
e
siècle avec un prolongement jusqu’à la fin
de l’Empire ottoman.
L’empreinte ottomane de l’islam balkanique
L’islam a une longue histoire dans les Balkans. C’est un islam enraciné en terre
d’Europe depuis plus de cinq siècles, offrant à ses adeptes un certain nombre d’avan-
tages sociaux, juridiques ou fiscaux qui ne sont jamais imposés. L’islam balkanique
porte donc en lui la marque ottomane et c’est en cela qu’il se différencie d’autres
pratiques islamiques. Il est la conséquence d’une longue domination ottomane sur
ces régions, entre le 
e
et le début du 
e
siècle.
Pour diverses raisons, la situation de ces musulmans dans les sociétés ils
vivent n’est pas du tout la même que celle des musulmans d’ Europe occidentale
et d’autres régions du monde. Les communautés musulmanes des Balkans sont
beaucoup plus anciennes et ont entretenu de longue date des relations très étroites,
rythmées d’échanges et de dialogues avec les autres populations non musulmanes.
La période de la présence ottomane qui s’étendait sur plus de cinq siècles a
profondément marqué les rapports politiques et sociaux selon des lignes confes-
sionnelles. Au sein de l’Empire, les musulmans possédaient un statut supérieur à
celui des non-musulmans, avant d’être intégrés, plus tard, à des États-nations dans
lesquels ils sont généralement devenus des citoyens de second rang. Ils sont en
partie composés de populations parlant les mêmes langues que les non-musulmans
ayant vécu, exception faite de la Grèce, dans des pays dominés par l’idéologie com-
muniste sur plus de cinquante ans. La situation s’est compliquée avec le repli de
l’Empire, marquant ainsi le début d’une situation difficile pour les musulmans et
notamment pour les chrétiens orthodoxes (1). La population pomaks musulmane
d’origine slavophone, dont la grande majorité est installée dans le Sud et déborde
la race grecque, a longtemps souffert de la discrimination, surtout à l’indépen-
dance de la Bulgarie. On lui reprochait notamment sa participation aux atrocités
perpétrées par l’armée ottomane aidée par des troupes irrégulières, sorte de milice à
la solde des troupes turques, recrutée au sein de cette communauté.
GéostratéGiques n° 31 • 2
e
trimestre 2011
Complexités balkaniques
81
Il en ressort que la purification ethnique n’est pas une nouveauté liée aux actes
d’une partie des Serbes pendant la guerre de 1991 à 1999, si l’on considère à juste
titre que la première purification ethnique de masse est l’une des conséquences
du traité de Lausanne de 1923, avec le déplacement, parfois sous la contrainte,
de populations turcophones et/ou musulmanes, en dehors des territoires qu’elles
occupaient, comme en Crète.
Mais si l’effondrement de l’Empire ottoman et la création des États-nations ont
entraîné la remise en cause des statuts politiques et sociaux des musulmans et des
chrétiens, ces identités collectives à base confessionnelle sont restées néanmoins très
fortes, et elles le sont encore aujourd’hui. Cependant la Turquie n’a pas abandonné
son « glacis » européen, c’est en cela qu’elle a, certes avec l’accord des États-Unis,
apporté un appui discret mais non négligeable aux musulmans bosniaques et aux
Albanais, pendant la dernière guerre des Balkans.
L’islam des Balkans suit traditionnellement l’école juridique hanéfite (2), qui
était dominante dans tout l’Empire ottoman. Il se caractérise aussi par l’importance
des confréries soufies, expression mystique de l’islam et forme particulière de socia-
bilité. Il faut rappeler que le soufisme (en arabe : tasawwuf) est la voie mystique au
cœur de l’islam. Au-delà des mots et des pensées, les soufis recherchent l’expérience
de la réalité divine. Le soufisme est un voyage intérieur pour se rapprocher de Dieu,
ressentir sa présence et se fondre dans son amour. D’ailleurs, beaucoup de versets
coraniques font allusion à des connaissances profondes et mystiques. Un certain
nombre de commentaires et d’écrits de grands maîtres soufis traitent de ces trésors
cachés. En particulier, il y a beaucoup de versets coraniques qui font référence au
dhikr (remémoration/rappel de Dieu), qui est la technique principale du soufisme.
En voici quelques exemples :
« Et invoque ton Seigneur en toi-même, en humilité et crainte, à voix audible,
le matin et le soir, et ne sois pas du nombre des insouciants » (sourate 7, verset 205).
« En Vérité, la prière préserve de la turpitude et du blâmable. Le rappel de
Dieu est certes ce qu’il y a de plus grand » (sourate 29, verset 45).
Les confréries soufies sont très implantées en Turquie, malgré une interdiction
les ayant frappées notamment dans les années 1920, et sont divisées en plusieurs
groupes. Certaines formes de soufisme s’apparentent même au fondamentalisme,
c’est le cas notamment de la confrérie « Naqshbandiya » turque, qui appelle à l’ap-
plication stricte de la charia. L’influence de cette confrérie est répandue également
L’islamisme, une persistance minoritaire dans les Balkans
GéostratéGiques n° 31 • 2
e
trimestre 2011
82
en Inde et aussi dans la région du Caucase et en Asie centrale. Elle est aujourd’hui
l’une des principales confréries soufies du sous-continent indien.
Dans les Balkans, on observe la présence d’un réseau confrérique véhiculant des
pratiques religieuses inspirées de l’islam sunnite traditionnel (3), c’est le cas notam-
ment des « bektachis », confrérie très hétérodoxe, qui s’est répandue pratiquement
dès le début de la présence ottomane dans les Balkans. D’autres réseaux sont appa-
rus plus tard, comme la confrérie plutôt orthodoxe des « halvétis », très proche du
pouvoir ottoman et jouissant d’une considération certaine en ce sens que les chefs
spirituels issus de cette confrérie étaient nommés à des postes de responsabilité
élevés. Ils étaient par exemple des muftis, des imams écoutés, ou encore des juges
très appréciés.
Ces confréries suivent une discipline d’intériorisation de la révélation coranique
et considèrent la musique comme une aide nécessaire à la rencontre avec Dieu.
Le but
est l’union mystique avec Dieu et l’anéantissement de sa personne (fana en arabe).
Les rapports qu’un souentretient avec Dieu sont ceux de « aimé-aimant ». Les
soufis tiennent donc moins compte de l’observance des règles religieuses et vivent
une relation très personnelle et parfois même très libre avec l’islam. Ces confréries
issues du sunnisme, certaines du chiisme, implantées dans les Balkans à la faveur de
la conquête ottomane, sont restées toujours très actives dans le monde albanais du
Kosovo, elles renaissent en Albanie après la longue interdiction de toute pratique re-
ligieuse (1967-1990), et connaissent aussi un fort renouveau en Bosnie-Herzégovine.
Comme dans l’ensemble des territoires sous domination ottomane, les confré-
ries mystiques musulmanes étaient bien présentes et ont joué par conséquent un
rôle important dans la vie religieuse, économique et sociale, notamment par le biais
de l’utilisation des waqfs, « biens de main morte ». Cette influence, on la retrouve
également dans la vie culturelle, artistique et politique des Balkans. Comme, en ex-
Yougoslavie, la nouvelle situation de l’islam est le résultat des guerres, notamment
de celle de Bosnie-Herzégovine, qu’en est-il aujourd’hui ?
L’islam balkanique aujourd’hui
La pratique religieuse est assurément plus élevée qu’il y a vingt ans dans les
Balkans. Sous leur forme extrême, les courants radicaux d’inspiration wahhabite
demeurent très marginaux et sont rejetés par de larges fractions de la société bos-
niaque. Néanmoins, ils sont toujours et peuvent sans doute se développer sur
la base des immenses frustrations sociales et politiques qui s’accumulent ou à la
GéostratéGiques n° 31 • 2
e
trimestre 2011
Complexités balkaniques
83
faveur d’une étincelle qui peut de nouveau raviver la haine encore présente entre
Bosniaques et Serbes. Aux portes de l’Europe riche s’est jouée voilà maintenant plus
de quinze ans une guerre que l’Europe a semble-il déjà oubliée et dont il ne reste
aujourd’hui que des douloureux souvenirs d’un génocide qu’on a longtemps cru
appartenir désormais au passé.
Pourtant cette région continue de soulever beaucoup de questions et de dé-
fis, notamment pour la construction et l’élargissement de l’Union européenne
à son flanc sud, mais également en termes de cohabitation entre les différentes
communautés, sans oublier bien évidemment les discours sur les identités locales.
Comment les musulmans, qu’ils soient albanais, bosniaques ou macédoniens abor-
dent-ils cette nouvelle étape du postcommunisme ? Existe-t-il dans la manière de
pratiquer et de vivre cet islam sunnite, plutôt hanafite et par conséquent tolérant et
ouvert sur son environnement, des signes qui peuvent laisser penser à un durcisse-
ment voire un basculement vers une forme d’islam plus rigoriste et extrémiste, en
somme, vers un islam mondialisé.
Plus de 8 millions de musulmans vivent dans les Balkans aujourd’hui, une
population autochtone qui s’était autrefois convertie à l’islam, par opportunisme
ou sous contrainte de la terreur. Le conflit bosniaque puis la crise du Kosovo ont
fait connaître les musulmans balkaniques, qui étaient jusqu’à ces événements
plus ou moins inconnus, en tout cas moins connus que les musulmans de l’Asie
centrale, à titre d’exemple. Ils étaient soit diabolisés soit idéalisés alors qu’une
partie non négligeable d’entre eux sont des populations européennes qui ont
précédé la conquête ottomane, notamment des Slaves convertis à la religion
musulmane, que ce soit en Bosnie, en Macédoine, en Bulgarie, et bien entendu
des Albanais, c’est-à-dire les actuels habitants de l’Albanie et du Kosovo.
Dans un ouvrage paru en 1986, Alexandre Popovic rappelait déjà la difficulté
d’aborder la question des musulmans balkaniques à la fin du règne communiste.
Ce sont des populations pratiquant en majorité un islam sunnite très tolérant et
ouvert, d’autres, notamment en Albanie, suivent les pratiques des confréries mys-
tiques, c’est le cas notamment des bektachis, considérés comme une communauté
particulière. On estime le pourcentage de ces musulmans à près de 45 % en Bosnie-
Herzégovine, à près de 32 % en Macédoine, à quelque 10,5 % en Bulgarie, alors
que ce pourcentage ne dépasse guère 1,2 % en Grèce.
1 / 8 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !