CHAPITRE 2 Aberrométrie et film lacrymal A. Denoyer, N. Deschamps, C. Baudouin Points forts Le film lacrymal, première interface entre l’air et la cornée, conditionne de façon importante les propriétés optiques oculaires. ■ L’analyse dynamique des aberrations optiques entre chaque clignement quantifie l’impact de la dynamique lacrymale sur la qualité de la vision. ■ La mesure décomposée des aberrations d’origine cornéenne et totales permet de mieux comprendre les phénomènes optiques mis en jeu au cours de la sécheresse oculaire. ■ Limites L’aberrométrie dynamique est une méthode d’évaluation récente et en développement. ■ Certains index pertinents semblent émerger aujourd’hui mais leur rôle en pratique clinique reste à définir. ■ Imagerie en ophtalmologie © 2014, Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés 0002168884.indd 25 9/8/2014 12:13:58 PM 26 Film lacrymal Pourquoi faut-il aujourd'hui repenser les indices d'évaluation de la sécheresse oculaire ? Les troubles chroniques de la surface oculaire, au premier rang desquels figure le syndrome sec, constituent un motif fréquent de consultation en ophtalmologie. La sécheresse oculaire concernerait 5 à 30 % de la population en fonction des critères diagnostiques retenus [1]. C'est une pathologie d'une grande variabilité en termes de signes et symptômes, mais en pratique clinique la majorité des patients souffrent d'un inconfort oculaire associé à des troubles de la fonction visuelle qui affectent leur qualité de vie au quotidien. Tout praticien confronté à des patients souffrant de sécheresse oculaire mesure combien la principale difficulté de prise en charge est liée à la variabilité des symptômes et à la faible corrélation entre l'examen clinique, les examens complémentaires et la dégradation de la qualité de vision et de vie rapportée par les patients. Ainsi, il est aujourd'hui essentiel d'identifier un ou quelques biomarqueurs importants de sécheresse oculaire qui permettraient d'évaluer la sévérité de l'atteinte, d'une part, et l'efficacité des mesures thérapeutiques mises en œuvre d'autre part, que ce soit pour la prise en charge quotidienne de nos patients comme dans le cadre d'études cliniques multicentriques. Un biomarqueur idéal doit être objectif, fiable, reproductible et doit refléter l'intégralité de la pathologie. Brièvement, (i) les données de l'examen clinique sont aujourd'hui insuffisantes, (ii) les index de qualité de vision/vie spécifiquement dédiés à la sécheresse oculaire se heurtent à la variabilité et la subjectivité des mesures obtenues, et (iii) les tests d'inflammation (HLA-DR, MMP-9) et d'osmolarité ne sont pas facilement réalisables en routine. La sensibilité aux contrastes est un examen beaucoup plus informatif, mais il demeure semiquantitatif, subjectif, et nécessite un certain plateau technique avec un temps d'examen assez long. Ainsi, l'idée d'utiliser l'aberrométrie pour l'évaluation de la fonction visuelle dans le cadre de la sécheresse oculaire s'est peu à peu développée. Aberrométrie et sécheresse oculaire : un mariage évident ? Influence du film lacrymal sur la qualité de vision Dans ce chapitre, nous n'envisagerons pas les patients atteints de sécheresse sévère qui présentent des altérations majeures de l'épithélium cornéen central naturellement associées à une baisse directe de l'acuité visuelle. Cette population de cas rares et graves relève de consultations spécialisées et sa problématique dépasse celle des symptômes associés à la qualité de vision. L'épidémiologie nous apprend qu'environ 95 % des cas de sécheresse associent une altération 0002168884.indd 26 9/8/2014 12:13:58 PM Aberrométrie et film lacrymal 27 de la qualité de vision à une altération qualitative voire quantitative du film lacrymal, avec ou sans quelques altérations épithéliales cornéennes en périphérie inférieure [2]. Le film lacrymal précornéen constitue la première interface optique entre le milieu extérieur et le dioptre oculaire. Ainsi, ses caractéristiques conditionnent de façon importante les propriétés optiques de l'œil du fait de la grande variation d'indice optique entre l'air et le milieu aqueux. Un amincissement homogène du film lacrymal a peu d'effets optiques, alors que les défauts d'étalement et les irrégularités du film nuisent significativement à la qualité de vision. Ainsi, quelle que soit l'origine de la sécheresse oculaire, l'instabilité pathologique du film lacrymal introduit des aberrations optiques qui dégradent la qualité de l'image projetée sur la rétine [3–5]. Nécessité de méthodes d'analyse dynamique La principale difficulté rencontrée au cours de l'évaluation du film lacrymal repose sur son aspect dynamique. Le film lacrymal passe par plusieurs phases entre deux clignements des paupières : immédiatement après le clignement palpébral, un ménisque de larme se forme et se repartit sur la totalité de la surface cornéenne de façon uniforme, puis il s'amincit progressivement et se rompt en laissant des zones asséchées sur la cornée qui s'étalent progressivement jusqu'au clignement palpébral suivant. Ces variations temporelles du film lacrymal rendent difficiles les explorations complémentaires statiques et nécessitent ainsi le recours à des méthodes d'enregistrement continu ou discontinu afin d'en étudier la composante variable et son influence sur la qualité de vision en temps réel [6–8]. La dynamique lacrymale peut être étudiée selon différentes approches. L'examen clinique, i.e. le temps de rupture du film lacrymal, fournit peu d'informations sur la sévérité de l'atteinte, et encore moins sur la dégradation de la qualité de vision. La topographie et la vidéokératoscopie renseignent sur l'architecture du film lacrymal – cartographie de l'épaisseur et variations dans le temps – de laquelle il est possible mathématiquement d'extrapoler certaines propriétés optiques, bien que cela demeure une mesure indirecte (cf. infra). L'interférométrie, quant à elle, définit des indices de quantité et de qualité du film lacrymal, mais n'offre pas d'analyse optique directe. Le développement de l'aberrométrie, originellement porté par l'essor de la chirurgie réfractive, trouve ainsi, depuis peu, une nouvelle application dans l'évaluation de la qualité de vision au cours de certaines affections comme la sécheresse oculaire [9]. Les aberromètres permettent de quantifier les perturbations visuelles induites par les aberrations d'ordre élevé telles que celles créées par l'instabilité lacrymale. Ainsi, les modifications temporelles des aberrations d'ordre élevé après un clignement palpébral peuvent apparaître comme des éléments caractéristiques de l'instabilité lacrymale liée à la sécheresse oculaire (figure 2.1). 0002168884.indd 27 9/8/2014 12:13:58 PM 28 Film lacrymal Figure 2.1. Dégradation temporelle de la fonction de dispersion du point (PSF) mesurée par aberrométrie de Schack-Hartmann chez un patient atteint de sécheresse. La mesure est indiquée en secondes après le clignement palpébral. L'étalement avec le temps de la PSF traduit l'augmentation des aberrations optiques liées à l'instabilité lacrymale. (Coll. A. Denoyer, C. Baudoin.) Instruments et méthodes d'examen en pratique clinique ? Différents instruments de mesure pour l'aberrométrie du film lacrymal L'aberrométrie a pour but de mesurer de façon objective et quantitative l'ensemble des propriétés optiques de l'œil. L'aberrométrie consiste à mesurer la résultante d'un front d'onde plan projeté dans l'œil et réfléchi par la rétine, en termes de longueur d'onde, d'intensité et de décalage de phase. Les déformations du front d'onde, ou aberrations optiques, dépendent des différents dioptres oculaires, et particulièrement de la face antérieure de la cornée recouverte par le film lacrymal. On notera en outre que les aberrations optiques sont directement conditionnées par la qualité des milieux traversés (transmission et diffraction), ainsi que par le diamètre pupillaire. Ainsi, si l'on s'affranchit des phénomènes accommodatifs et du jeu pupillaire, les aberrations optiques liées au film lacrymal peuvent être envisagées comme correspondant à la part variable, 0002168884.indd 28 9/8/2014 12:13:59 PM Aberrométrie et film lacrymal 29 avec le temps, du profil aberrométrique oculaire. Les aberromètres les plus récents permettent d'isoler la part antérieure de la part interne des aberrations oculaires totales. De façon synthétique, l'étude des aberrations optiques implique l'obtention d'indices numériques quantitatifs et compréhensibles. Les transformées de Fourier décrivent précisément les aberrations optiques mais demeurent inutilisables au quotidien. Ainsi, la décomposition des aberrations du front d'onde en polynômes de Zernike demeure à ce jour le meilleur moyen d'en appréhender facilement l'impact sur la fonction visuelle. Il est ainsi possible d'en extraire la « moyenne » des aberrations d'ordre élevé par l'indice RMS (Root Mean Square), ainsi que celles d'entités facilement identifiables qui nuisent fortement à la qualité de vision comme le coma et le trefoil de 3e ordre, ou bien l'aberration sphérique de 4e ordre. D'autres index quantitatifs plus spécialisés mais encore plus informatifs peuvent en être extraits, en particulier le ratio d'énergie de la fonction d'étalement du point appelé PSF (Point Spread Function) pour un diamètre donné (EER) ou encore l'aire sous la courbe de la fonction de transfert de modulation (AUC MTF). Aberromètre de Shack-Hartmann Ces analyseurs du front d'onde regroupés sous le terme d'aberrométrie réflective sortante sont les plus couramment utilisés en ophtalmologie. Une grille de rayons monochromatiques parallèles entre eux est projetée puis réfléchie sur la rétine. Un capteur capable d'analyser ces rayons à leur sortie détermine leur disposition par rapport à la grille initiale. Les déviations enregistrées permettent de calculer la déformation du front d'onde. Aberromètre de Tscherning Dans l'aberromètre de Tscherning, un rayon monochromatique balaie l'aire maculaire en reproduisant une grille. Un capteur synchrone analyse directement en temps réel la position du reflet rétinien de ce rayon entrant (aberrométrie entrante). Ce système présente quelques avantages, notamment l'augmentation de la plage dynamique d'analyse et la possibilité d'une analyse en temps réel, permettant de faire varier l'accommodation du sujet au moyen d'un stimulus réfractif ou visuel, plus adaptée à l'examen du presbyte. Aberromètre à double passage L'aberromètre à double passage utilise un capteur particulièrement sensible pour analyser directement l'image du reflet rétinien d'un faisceau monochromatique infrarouge projeté sur la fovéa et calculer la distorsion spatiale du point lumineux projeté puis réfléchi (fonction de dispersion du point [PSF]). Ce principe permet, mieux que les autres aberromètres, de mesurer précisément d'autres paramètres optiques, en particulier les phénomènes diffractifs qui participent aussi à la dégradation de la qualité de vision [10, 11]. 0002168884.indd 29 9/8/2014 12:13:59 PM 30 Film lacrymal Aberromètre couplé au topographe cornéen Plus récemment, certains appareils associant un aberromètre à un topographe de type Placido se sont développés afin d'acquérir un profil aberrométrique total ainsi qu'une topographie en élévation dont les mesures sont recalées sur l'axe optique de l'aberromètre. Ce principe présente l'avantage majeur d'analyser de façon concomitante les aberrations oculaires totales et les aberrations liées à la face antérieure de la cornée calculées via la topographie, décomposant ainsi la part antérieure (film lacrymal et face antérieure de la cornée) et interne (cornée postérieure, cristallin et fovéa) des aberrations oculaires. Ces instruments de mesure trouvent dans l'étude de la sécheresse oculaire un intérêt évident, car ils permettent d'appréhender directement les conséquences des aberrations optiques liées au film lacrymal sur la qualité de vision globale. L'examen en pratique et les différents indices à étudier Comme expliqué précédemment, seule une analyse dans le temps permet de comprendre les variations des propriétés optiques liées à la dynamique du film lacrymal, en considérant le clignement palpébral comme référentiel temporel. Le premier écueil repose sur l'augmentation de la fréquence du clignement spontané liée à la sécheresse, car les premières secondes semblent peu discriminantes dans l'étude de la dynamique lacrymale. Ainsi, la majorité des auteurs s'accordent à utiliser un anesthésique local afin de minorer l'inconfort oculaire et de permettre au patient de ne pas cligner des paupières durant un laps de temps suffisant au moins égal à 10 secondes. Cet artefact ne semble pas biaiser les mesures dans le cadre d'études comparatives, i.e. œil sec versus témoins sains recevant tous un anesthésiant local, en revanche cet artefact peut être incriminé en cas de mesures absolues sans groupe témoin. En second lieu, il convient d'effectuer une analyse sériée des profils aberrométriques, soit de façon discontinue (une mesure par seconde du premier au second clignement palpébral), soit par enregistrement continu des aberrations optiques, en fonction de l'instrumentation utilisée [12, 13]. L'essor récent des techniques aberrométriques appliquées à l'étude de la qualité de vision au cours de la sécheresse oculaire ne permet pas encore de dégager l'index phare faisant office de consensus. Les différentes études à ce sujet, leurs méthodes ainsi que les principaux résultats sont détaillées dans le tableau 2.1. En résumé, si l'on s'attarde sur la description qualitative des altérations optiques liées au film lacrymal, il semble que la population puisse être scindée en trois profils de variation aberrométrique : le profil stable sans variation temporelle sur au moins 10 secondes après clignement, le profil progressif avec augmentation temporelle des aberrations optiques liées aux altérations du film lacrymal et le profil périodique présentant des variations d'aberrations « en dents de scie » au cours du temps [13]. 0002168884.indd 30 9/8/2014 12:13:59 PM