«L`économie 2.0va bouleverser lanature même de l`entreprise»

40 Focus Trends-Tendances 15 novembre 2007
(Focus) L’interview
C
onnaissez-vous l’économie 2.0 ? Pas encore ? Ce n’est
sans doute qu’une question de mois. L’expression
est une extension du néologisme Web 2.0. Ce terme,
inventé en 2003, désigne grosso modo l’évolution natu-
relle des technologies Internet vers des plateformes
interactives, collaboratives et ouvertes. Les blogs, les wikis
(fichiers ouverts modifiables par n’importe qui, comme les arti-
cles sur l’encyclopédie ouverte Wikipédia) ou les sites commu-
nautaires tels MySpace ou Facebook incarnent cette nouvelle
ascendance du Net. Aujourd’hui, la vague atteint la planète éco-
nomique. Telle est, en tout cas, la thèse de Wikinomics (1).
Sorti aux Etats-Unis au début de l’année, ce livre de l’essayiste
canadien Don Tapscott, co-écrit avec l’économiste Anthony Wil-
liams, prédit une perfect storm.Une tempête parfaite mais posi-
tive, qui changera le paysage de l’économie une fois les vents
apaisés. Don Tapscott est aujourd’hui l’invité de multiples panels
de discussion à travers le monde. Il débat avec Eric Schmidt,
patron de Google, ou Linus Torvalds, icône du mouvement infor-
matique open source. «Wikinomics est en train de bouleverser le
processus traditionnel d’innovation», explique Don Tapscott (2),
invité à Bruxelles par le think tank Lisbon Council. Et de citer
l’exemple des Ideagoras.Ces plateformes en ligne permettent
aux multinationales qui calent à une étape de leur processus de
recherche de recourir à l’intelligence collective de millions de
scientifiques ou de quidams à travers la Toile.
Don Tapscott aime ainsi citer l’exemple de GoldCorp. Voici
quelques années, cette mine d’or canadienne désespérait de voir
ses filons s’épuiser.Comme on lance une bouteille à la mer,son
directeur choisit de placer sa base de données géologique en
ligne en appelant les internautes à l’aide. Des mathématiciens, des
chimistes prêtèrent main forte. Grâce à eux, GoldCorp décou-
vrit de nouveaux gisements. La valeur de la compagnie est pas-
sée de 19 millions à... 10 milliards de dollars. Nous plongeons là
dans la substance wikinomics,selon Don Tapscott.
Trends-Tendances.D’où vient cette tempête parfaite à laquelle
vous faite allusion?
Don Tapscott.C’est comme un phénomène météorologique.
Plusieurs forces convergent au même moment pour créer un
ouragan. Sauf que nous parlons ici de l’économie globale. Qua-
trerévolutions sont en cours simultanément. La premièreest
technologique. Avec la montée en puissance du Web 2.0, nous
assistons à l’assemblage d’un ordinateur global sur lequel tout le
monde peut se greffer. La deuxième est démographique. La jeune
génération est la plus vaste en nombre dans l’Histoire de l’hu-
manité. Les membres de cette génération sont connectés. Ils
pensent et communiquent autrement que leurs parents. Cela
nous amène à la troisième
révolution. Elle est sociale.
Des dizaines de millions de
personnes utilisent aujour-
d’hui des plateformes commu-
nautaires. MySpace ou Face-
book, pour prendre les plus
connues. Ces dernières ont
bien d’autres usages désor-
mais que de se trouver une
petite amie ou d’échanger des vidéos. De là, la quatrième révo-
lution. Elle est économique. Grâce à ces nouveaux outils, à la
nouvelle philosophie d’ouverture, de participation et d’échange
qu’ils soutiennent, les acteurs économiques peuvent désormais
s’organiser spontanément pour produire des choses. En dehors
de toute structure préalable. C’est un nouveau paradigme qui va
changer la nature même de l’entreprise.
Est-ce dû à la fin du traditionnel modèle hiérarchique de
commande et de contrôle ?
L’enjeu réside plutôt dans le mode d’organisation de la hiérar-
chie. Au début du XXe siècle, Henry Ford possédait des usines de
caoutchouc, de verre, d’acier.Pourquoi ? Parce que, pour lui, les
coûts liés à la collaboration dans un marché ouvert étaient plus
importants que les coûts de coopération à l’intérieur du groupe.
Aujourd’hui, c’est l’inverse. Les entreprises se focalisent de plus
en plus vers des réseaux de Web business. Déjà, des fabricants
L’échange,l’ouverture,la transparence ou le partage comptent parmi les facteurs clés
de l’économie 2.0.Pour l’essayiste canadien Don Tapscott,co-auteur du best-seller Wikinomics,
ils vont changer en profondeur les modes de production modernes.
Propos recueillis par Jean-Yves Huwart
«L’économie 2.0 va bouleverser
la nature même de l’entreprise»
Entretien avec Don Tapscott,
auteur de plusieurs best-sellers sur la Netéconomie
DON TAPSCOTT
>1947 : naissance au Canada
>1978 :baccalauréaten
psychologie, statistiques et
master en sciences de l’éducation
(Université d’Alberta)
>1992 : co-auteur du best-seller
Paradigm Shift.The New
Promise of Information
Technology
>1993 : fonde la société New
Paradigm
>Depuis 1993, multiplie la
publication de livresur
l’intelligence de réseau et
l’utilisation des technologies
digitales dans la vie économique
>2001 :fait docteur honoris
causa de l’Université d’Alberta
>2003 : publication de
The Naked Corporation.How
the Age of Transparency will
Revolutionize Business
>Fin 2006 :co-auteur
de Wikinomics. How Mass
Collaboration Changes
Everything
>Maître de conférence
en management à l’Université
de Toronto, expert dans le
domaine des maladies mentales,
conférencier à succès,
contributeur régulier pour
de multiples publications
économiques, etc.
PHOTOS : PHOTO NEWS
«Qui que vous soyez, quelle que soit votre
importance, en vous connectant avec vos pairs, vous
pouvez créer et produire ce que vous voulez.»
Trends-Tendances 15 novembre 2007 Focus 41
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d’ordinateurs ne fabriquent plus d’ordina-
teurs. Cette logique de décentralisation va
s’amplifier. Qui que vous soyez, quelle que
soit votre importance, en vous connectant
avec vos pairs, vous pouvez créer et pro-
duire ce que vous voulez. Ce modèle des
pairs permet désormais à Boeing de déve-
lopper son B787 Dreamliner. L’avionneur
est parti du principe simple que les meil-
leurs esprits et qualifications ne se trou-
vaient pas nécessairement à l’intérieur du
groupe. Mais plus sûrement dans les mil-
liers de cerveaux actifs ailleurs sur la pla-
nète, et chez leurs sous-traitants.
La logique 2.0 est en marche, dites-vous.
Mais qu’est-ce qui vous convainc que nous
ne sommes pas face à une nouvelle bulle ?
Microsoft,par exemple, vient d’injecter 240
millions de dollars pour une acquérir 1,6 %
de Facebook, presque une start-up...
Aujourd’hui, les plus gros investissements
ne vont pas dans les start-up 2.0. C’est une
affaire des grands groupes. Procter & Gam-
ble, par exemple, ouvre de plus en plus ses
processus d’innovation à des tiers. De puis-
sants acteurs économiques ouvrent des Ideagoras.Le groupe minier
Barrick Gold a d’offert 10 millions de dollars a tout qui dans le
monde lui apportera la solution pour accroître les rendements d’un
mine d’argent en Argentine. Les principes de Wikinomics sont en
train de changer la façon d’opérer des services bancaires, par exem-
ple. Regardez les dégâts occasionnés par la récente crise des sub-
primes.Jusqu’à maintenant, chaque banque entretenait jalousement
son propre modèle de gestion de risque. Du coup, les institutions
financières s’échangeaient très peu d’information à ce sujet. Je suis
impliqué à présent dans une initiative visant à promouvoir la philo-
sophie ouverte et participative. Si l’esprit wikinomics était appli-
qué, on pourrait réduire substantiellement les risques cachés dans
l’économie globale.
N’est-il pas paradoxal de parler d’ouverture, de partage,
d’échange d’information sur des matières aussi stratégiques
que l’innovation et les procédures,à l’heure où les entreprises
sont justement sensibilisées aux risque liés à l’espionnage
industriel, d’intelligence économique, à la contrefaçon ?
Le modèle consistant à tout faire soi même n’est plus le meil-
leur.En matièrede protection des droits intellectuels, je ne dis
pas qu’une entreprise doit se dénuder entièrement. Mais elle
doit apprendrgérer son portefeuille de brevets, de droits intel-
lectuels, etc. comme le fait un fonds d’investissement. Un fonds
équilibre ses actifs entre des risques élevés et modérés, l’Eu-
rope et l’Asie... Dans votre portefeuille de droits intellectuels,
vous aurez des licences ou des brevets que vous protégerez avec
détermination. D’autres que vous partagez partiellement dans
votre réseau d’affaires. D’autres encore que vous partagez plus
loin, avec vos clients, ou avec des tiers ailleurs. Et puis, il y a
votre participation à des projets dénués de droits, développés
au profit de la collectivité. Exemple :le système opérationnel
ouvert Linux (Ndlr, gratuit et concurrent direct du Windows payant
de Microsoft). Le groupe informatique IBM a dépensé des centai-
nes de millions de dollars pour aider à développer Linux au sein
d’un réseau comptant des centaines d’autres contributeurs. Ils ont
utilisé la puissance de l’ensem-
ble pour concurrencer directe-
ment Microsoft. Nous ne
parlons pas ici d’un bel idéal.
Nous parlons de croissance.
Nous cherchons à battre la
concurrence. Evoluer dans ce
nouvel environnement exigera
cependant de la part des
cadres et des directeurs un
nouveau degré de sophistica-
tion dans leur manière de gérer
leur entreprise.
Quelle est la place des PME
dans Wikinomics ?
Crucial. Les PME peuvent
aujourd’hui avoir l’avantage des
grandes entreprises sans leur
grands handicaps : la bureau-
cratie interne, les legs de sys-
tème informatique, les legs de
culture, etc. Pour 100.000 dol-
lars, si vous êtes une petite
entreprise chimique, vous pou-
vez placer une demande sur le
site InnoCentive (Ndlr,website d’appel à idées lancé par le groupe
pharmaceutique Eli Lilly)et trouver une nouvelle molécule. Vous
n’avez plus besoin de réunir 100 millions de dollars avant de
démarrer. Le monde devient votre département de ressources
humaines. Vous pouvez construire votre propre réseau d’affaires.
Vous pouvez en être le chef d’orchestre. Mais vous pouvez aussi
choisir, plus simplement, de vous intégrer dans d’autres réseaux.
Et de participer à des projets au sein de ceux-ci.
Lemonde économique que vous décrivez n’est-il cependant pas
à ce stade un monde très nord-américain ?
Je ne crois pas. Je peux citer plusieurs exemples européens
d’entreprises qui embrassent les principes de Wikinomics.La ban-
que Dresdner Kleinwort, par exemple. Aujourd’hui, ceux-ci utili-
sent abondamment les blogs et les wikis.Ces derniers ont appor
des améliorations dans le fonctionnement interne, en termes de
fluidité, de décloisonnement des départements. L’impact finan-
cier est difficile à mesurer. Mais des choses se produisent.
Qu’est-ce qu’une entreprise doit faire en premier pour entrer
dans la logique que vous décrivez ?
Je vais vous surprendre. Je crois que il faut commencer par
utiliser soit même des applications Web 2.0. Un cadrebelge
devrait d’abord aller sur Wikipédia et éditer quelque chose. Com-
mencer un blog. Retrouver ses amis de l’université via Facebook.
Télécharger une photo sur un site de partage comme Flickr, en
yajoutant un commentaire. Et fréquenter des
jeunes. Ils ont déjà tout compris.
(1) DON TAPSCOTT ET ANTHONY WILLIAMS,WIKINOMICS :
HOW MASS COLLABORATION CHANGES EVERYTHING,
ÉDITIONS ATLANTIC BOOKS, 408 PAGES,25 EUROS.
(TRADUCTION FRANÇAISE WIKINOMICS : WIKIPÉDIA,
LINUX,YOUTUBE...COMMENT L’INTELLIGENCE
COLLABORATIVE BOULEVERSE L’ÉCONOMIE,
ÉDITIONS PEARSON EDUCATION)
(2) WWW.NEWPARADIGM.COM
(Focus) L’interview
PG
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