La justification de la constitution des colonies chez Forbonnais

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La justification de la constitution des colonies chez Forbonnais
Les colonies au service de la puissance de l’Etat
Jean-Daniel Boyer
Université de Strasbourg
La distinction établie par Forbonnais entre le « commerce intérieur » et le « commerce
extérieur », présentée dès 1751 dans son article « Commerce » de l'Encyclopédie et reprise
dans les différentes éditions des Elemens du commerce, est bien connue. Si le commerce
intérieur est le fondement de la « richesse réelle des nations », si son objectif est « le
développement des activités industrieuses et laborieuses d’une population soumise à une
même loi » (Larrère, 1992 ; 102), la logique du commerce extérieur est partiellement
dissemblable puisqu’elle vise en outre l’obtention de richesses relatives et cherche par ce biais
à affirmer la puissance de l’Etat dans une perspective essentiellement machiavélienne et
belliqueuse (Larrère, 1992 ; 101 et sqq). Cette distinction est à l’origine d’une certaine
perception du développement économique fondé sur l’interaction binaire entre l’« intérieur »
et l’« extérieur » du territoire. D’un côté la production de richesses intérieures serait catalysée
par le développement des échanges internes et par les exportations. De l’autre, les excédents
de la balance commerciale stimuleraient à la fois la croissance intérieure et participeraient à
l’affirmation de la puissance de l’Etat face aux nations rivales.
L’accent mis sur cette distinction oublie pourtant la question du commerce colonial
qui pourrait relever à la fois du commerce intérieur et du commerce extérieur. En le prenant
en considération une autre logique de développement économique partiellement différente
pourrait se dessiner et ferait émerger une triple interaction à l’œuvre (commerce colonial
commerce intérieur commerce extérieur) permettant à la fois de catalyser la production de
richesses et d’asseoir la domination de la France.
Nous souhaiterions montrer que pour Forbonnais le commerce colonial a sa logique
propre. Il est à la fois subordonné aux impératifs du commerce intérieur et à ceux du
commerce extérieur et fait finalement la jonction entre les deux. C’est la raison pour laquelle
il est présenté comme un commerce nécessaire. De lui découlera à la fois l'accroissement des
richesses réelles et relatives (I). Mais ce commerce doit par nature être un commerce
subordonné aux intérêts de la métropole. La puissance publique métropolitaine a ainsi pour
vocation d'établir une relation paternaliste avec ses colonies et d’instaurer le système de
l’Exclusif (II). Le commerce colonial est donc au service de la puissance de l'Etat. Sa
structuration est dès lors guidée par des intérêts étatiques stratégiques laissant entrevoir
l’influence jouée par la rivalité franco-anglaise. Ainsi, la position de Forbonnais quant au
commerce colonial témoigne d’une stratégie commerciale cherchant à renverser la puissance
anglaise. Elle aurait pour fondement l’exploitation des colonies sucrières, laquelle
participerait à la fois à l’accroissement du commerce intérieur mais aussi du commerce
extérieur notamment avec l’Europe du Nord. Le commerce colonial serait ainsi le véritable
catalyseur de la puissance française, l’arme qui permettrait de renverser la domination de
l’Angleterre (III).
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I. La nécessité coloniale dans un cadre marqué par l’opposition entre les nations
européennes
Dès son article intitulé Colonie, paru dans l’Encyclopédie en 1751, Forbonnais la présente
comme une nécessité historique découlant du « besoin », de « l’ambition » et de l’esprit de
conquête mais aussi de l’extension du commerce. Ces différentes causes aboutissent toutes au
« transport d’un peuple, ou d’une partie d’un peuple, d’un pays à un autre », caractère qui
constitue le trait essentiel d’une colonie pour Forbonnais (Forbonnais, 1751 ; 648). Nécessité
historique et nécessité du commerce, les colonies sont également une nécessité pour la
métropole et plus précisément pour la France dans un contexte marqué par l'opposition entre
les nations européennes. Elles se présentent comme une nécessité pour catalyser la production
des richesses nationales et pour assurer la puissance économique de la métropole (1) mais
aussi pour affirmer la puissance politique et militaire de cette dernière (2). Pour ne pas
affaiblir la puissance nationale en dépeuplant partiellement la métropole, les colonies doivent
avoir recours à l’esclavage (3). Au final, les colonies apparaissent véritablement comme un
enjeu nouveau autour duquel se jouera la rivalité entre les nations européennes et plus
précisément entre la France et l’Angleterre (4).
1. La nécessité coloniale pour catalyser la production de richesses nationales
Aux yeux de Forbonnais, les colonies ont été établies dans les nations développées pour
répondre aux besoins des consommateurs de la métropole. Telle est la justification coloniale
que nous retrouvons dans l’article « Commerce » de l’Encyclopédie de 1751, reprise dans les
Elémens du commerce en 1754.
« Les peuples intelligens qui n’ont pas trouvé dans leurs terres dequoi suppléer aux
trois especes de besoins, ont acquis des terres dans les climats propres aux denrées qui
leur manquoient ; ils y ont envoune partie de leurs hommes pour les cultiver, en
leur imposant la loi de consommer les productions du pays de la domination. Ces
établissemens sont appellés colonies. » (Forbonnais, 1751 ; 691)
Les colonies apparaissent ainsi comme une nécessité visant à répondre aux besoins réels,
de commodités ou de luxe des consommateurs nationaux. Elles permettent de faire face à la
rareté ou à l’inexistence de certaines productions locales. Par nature, les colonies sont donc
dans un rapport de complémentarité avec la métropole.
Les colonies contribuent en outre à catalyser les productions nationales. Selon Forbonnais,
les besoins apparaissent en effet comme le principe dynamique de l’économie. Pensés comme
des désirs de consommation, ils sont la « cause immédiate du travail et de la production »
(Forbonnais, 1767, I, 6). Pour assouvir des besoins nouveaux et obtenir les biens convoités,
tout individu doit proposer une contrepartie qui ne pourra naître que d’une production, que
d’un surplus généré. Tout besoin anime de ce fait la production c’est la raison pour laquelle
plus les besoins seront nombreux, plus les productions nationales et l’emploi seront stimulés,
plus aussi la population augmentera. Finalement, les colonies, en créant des besoins nouveaux,
engendreront la production de richesses nationales.
L’avantage que présentent les colonies est que cette apparition de besoins nouveaux
stimulant la production nationale ne se fait aucunement au détriment de la nation. Les
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consommations nationales de produits étrangers, si elles stimulent indirectement la production
nationale ont en effet le désavantage de grader le solde de la balance commerciale et
d'encourager en outre le développement économique des nations étrangères. L’échange
colonial permet au contraire de stimuler les besoins et de catalyser la production nationale
sans renforcer la puissance économique de l’étranger. Il se fait donc totalement au profit de la
métropole. Le fait de posséder des colonies permet en outre de limiter les importations
étrangères en leur substituant des importations émanant des colonies ce qui évite une nouvelle
fois la dégradation du solde de la balance commerciale. Finalement, l'établissement de
colonies rend possible la continuation de l'autarcie nationale et favorise l'indépendance
nationale car il permet de ne pas dépendre d'autres Etats concurrents mais de privilégier les
relations commerciales avec des nations sans Etat. Les colonies permettent donc de répondre
à la maxime selon laquelle « un peuple doit tendre principalement à se passer du travail
industrieux des autres (…) sans forcer ces autres peuples à se passer du sien. (Forbonnais,
1796, I ; 242). En définitive, le commerce colonial permet l’extension du commerce intérieur.
Il renforce en outre le commerce extérieur de la nation en favorisant les excédents de sa
balance commerciale suite à l’augmentation de ses exportations. L'établissement d'une colonie
permet à la métropole « de convertir les denrées que la métropole ne peut vendre aux
étrangers en denrées de la colonie dont manquent ces étrangers » (Forbonnais, 1796, I ; 361-
362). Emerge ici une relation triangulaire entre le commerce intérieur, le commerce colonial
et le commerce extérieur. Une colonie permet d’étendre les besoins et les débouchés
nationaux, de limiter les importations de la métropole et de favoriser ses exportations. Elle est
le moyen de faire face aux inconvénients du commerce international et se présente comme
une stratégie de laquelle l’Etat ne retirera que des avantages économiques tant au niveau de
son commerce intérieur que de son commerce extérieur.
2. Les colonies : une nécessité pour affirmer la puissance de l’Etat face aux nations
étrangères
Dans cette perspective les colonies sont un moyen de résoudre la tension existant entre la
nécessité de l'extension du commerce de laquelle naîtra la croissance économique et la
nécessité d’asseoir la puissance de l'Etat. Le commerce international libre ne peut y parvenir
car il stimule aussi l'enrichissement des nations adverses. Seule la cation de colonies permet
tout à la fois d'assurer la puissance de l'Etat, d'étendre son commerce sans favoriser
indirectement l'affirmation de la puissance d’Etats concurrents. Par extension, le commerce
colonial concourt donc à l'affirmation de la puissance de l’Etat puisqu’« il est évident qu’entre
divers peuples, celui dont la balance générale est constamment la plus avantageuse deviendra
le plus puissant » (Forbonnais, 1796; I, 68-69)
Si les colonies participent à la puissance économique de l'Etat, elles concourent
également à affirmer sa puissance militaire notamment en temps de guerre « soit pour
l’attaque, soit pour la défense » (Forbonnais, 1796, I ; 360). Mais Forbonnais met également
l'accent sur leur participation indirecte à la puissance militaire d'un Etat. Les colonies, en
stimulant le commerce avec la métropole, lui permettent également de disposer d'une marine
utile en temps de guerre et essentielle à la puissance militaire. Comme Forbonnais l’affirme,
« il est évident qu'entre deux peuples qui se font la guerre, celui dont la marine est supérieure,
c'est-à-dire celui qui fait un meilleur usage de la proportion de forces navales que sa position
exige, augmente son commerce, tandis que l'autre perd du sien. La paix confirme toujours l'un
et l'autre dans ses progrès et dans ses pertes ». (Forbonnais, 1796, I ; 346). C’est la raison pour
laquelle la navigation entre la métropole et les colonies doit être monopolisée par la métropole.
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C’est aussi la raison pour laquelle il s’agit d’exclure les navires étrangers ou neutres à moins
que des situations particulières ne s’y opposent. La seule navigation que la métropole peut
laisser aux mains de la colonie est celle qui la concerne directement à savoir le « cabotage le
long des côtes de chacune » (Forbonnais, 1796, I ; 358), la navigation entre les colonies
nationales et celle existant entre la colonie et les colonies étrangères (Forbonnais, 1796, I ;
359). Mais, dans ces différents cas, la marine coloniale reste essentiellement pensée comme
dépendante et soumise aux volontés de la métropole.
Pour assurer la prédominance de la marine nationale, il s’agit en outre de veiller à sa
compétitivité. L’objectif est ainsi de limiter les coûts de transport en trouvant tout d’abord des
moyens pour limiter les coûts du travail dans cette branche. Est ainsi justifié l’emploi d’une
main-d’œuvre servile voire même la promulgation d’une loi obligeant « d'employer dans leurs
vaisseaux un certain nombre d'esclaves par nombre de tonneaux, afin que la métropole ne
perde pas trop long-temps de vue une si grande multitude de matelots, et que les salaires ne
renchérissent pas à l'excès. » (Forbonnais, 1796; I, 360). Les coûts de l’assurance maritime
doivent eux aussi être réduits pour participer à l’abaissement du coût du fret de la marine
nationale. Ceci explique la position pragmatique de Forbonnais dans l'Essai sur l'admission
des navires neutres dans nos colonies qui paraît en 1756. Alors qu’il était favorable au
monopole de la métropole vis-à-vis de la navigation coloniale, il déroge à ses positions se
faisant favorable au commerce effectué par des navires neutres. Cet écrit de circonstance,
répondant à une commande (voir Alimento, 2011 ; 62, Forbonnais, 1756 ; 75), cherche à
« concilier la loi qu'impose une nécessité passagere, avec la facilité d'un prompt retour vers
des principes ordinaires. » (Forbonnais, 1756 ; 5). L’essai fait en effet suite aux attaques
anglaises perpétrées traîtreusement en 1755 contre la marine française qui perdit en quelques
semaines dans l’Atlantique 300 navires et 8 000 marins expérimentés (Chaline, 2004, 25). Ces
évènements générèrent une augmentation des coûts d'assurance (Alimento, 2011 ; 62) et par
extension des coûts de transport de nature à limiter les échanges entre les colonies la
métropole. Dans cette perspective, les colonies françaises risquaient d'être coupées de la
métropole provoquant à la fois l'appauvrissement des planteurs coloniaux, mais aussi des
acteurs économiques métropolitains. L'admission de navires neutres était donc de nature à
pallier les conséquences économiques désastreuses du renchérissement du coût des assurances
et du fret. Ceci contribuait également à favoriser la marine des Provinces-Unies au détriment
de la Grande-Bretagne tout en les incitant à obtenir leur indépendance militaire par rapport à
l'Angleterre et à rejoindre la ligue des nations neutres établie en 1756 par le Danemark et la
Suède sous l'influence de la France (Alimento, 2011 ; 64-65). L’idée de Forbonnais était donc
de trouver un moyen pragmatique pour que les colonies continuent à stimuler la croissance
économique nationale et pour que la France ne soit pas distancée par l'Angleterre. Il s’agissait
en outre de maintenir l'équilibre politique de l'Europe. Une telle position n'était en outre que
provisoire et ne devait durer que le temps nécessaire à la France pour reconstituer sa marine
(Forbonnais, 1756 ; 13).
Nous percevons que les écrits de Forbonnais s’inscrivent dans la lignée des analyses du
XVIIIe siècle faisant reposer « la consolidation des colonies (…) sur l’idée que ces dernières,
tant sur le plan économique que politique, peuvent profiter avant tout à la métropole, en raison
notamment de la complémentarité des relations commerciales et de l’impact du rayonnement
politique » (Clément, 2009 ; 101-102). C’est la raison pour laquelle, selon Forbonnais, il
incombe à l'Etat de fonder des colonies et d’encadrer l’émigration coloniale (Forbonnais,
1796; I, 361).
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3. Limiter la dépopulation de la métropole : la nécessité de l’esclavage
Les colonies posent néanmoins un problème. Leur établissement pourrait conduire au
dépeuplement et à l'affaiblissement de la métropole (Forbonnais, 1796, I ; 363, Clément,
2009 ; 105). Cette question de la dépopulation causée par la colonisation traverse
l'Encyclopédie. Dans l'article Population, Damilaville condamne ainsi la formation de
colonies car elle génère la dépopulation de la métropole et des pertes humaines dans les
colonies (Damilaville, 1765). Les seules concessions qu’il expose ont trait à l’établissement
de colonies pour faire face à la surpopulation de la métropole. De là naît une première tension
qu'il s'agit de résoudre pour Forbonnais : comment établir des colonies sans dépeupler la
métropole ? La réponse tient dans la mise en place de l'esclavage. Evoquant « ces malheureux
Africains, dont les moeurs féroces et les loix barbares ont donné droit au Commerce
d'apprécier la liberté », Forbonnais affirme que « la métropole retire un double profit de leur
importation dans les colonies ; l'avantage d’une plus grande consommation de ses denrées,
soit pour leur achat, soit pour leur entretien, et l'avantage d'accroître son superflu en denrées
des colonies ». (Forbonnais, 1796, I ; 367). Stimulant à la fois les débouchés de la métropole
et les productions agricoles des colonies, l'esclavage est présenté comme une institution
nécessaire économiquement. « Le Commerce des nègres doit donc être regardé, favorisé et
soutenu, comme la base de la culture des colonies » (Forbonnais, 1796, I ; 367). L’esclavage,
que Forbonnais défendra encore pendant la Révolution (Benot, 2005, 165) permet donc de
faire diminuer les coûts de production et de favoriser la compétitivité nationale tout en
limitant la dépopulation de la métropole. Ce recours est également justifié, comme nous
l’avons vu, dans la navigation pour diminuer le coût du fret et stimuler les relations
commerciales entre la métropole et les colonies. Il permettrait en outre de développer le
commerce avec l'Afrique et de disposer d'une population plus nombreuse en cas de guerre
(Forbonnais, 1796, I ; 360)
4. L’enjeu colonial
Vecteur de puissance économique et militaire, les colonies deviennent donc un enjeu
géostratégique et un objet de lutte entre les nations européennes. Et Forbonnais de souligner la
nécessité de défendre les conquêtes coloniales de la métropole. « La conservation des
frontières de ces colonies est très-importante aux métropoles, puisque la richesse et la
population même de ces métropoles en dépendent en grande partie » (Forbonnais, 1796; 351-
352)
Les colonies apparaissent comme un nouveau terrain de l'expression de l'hostilité entre
les nations européennes. Elles seraient même de nature à devenir le terrain privilégié des
conflits militaires entre les nations européennes comme le laissaient entrevoir les tensions
s’exprimant à la fin des années 1740 et au cours de la guerre de Sept ans. La paix en Europe
contrastait alors avec les situations belliqueuses outre-mer (Chaline, 2004 ; 24 et sqq).
Forbonnais perçoit cette mutation de l’expression des tensions belliqueuses. Ainsi, à ses yeux,
« si divers peuples d'Europe ont des colonies voisines dans le même continent, les cultures
réciproques s’avanceront principalement du côté des frontières pour les étendre. Il en naîtra
des jalousies, des querelles, même des guerres fréquentes entre ces colonies » (Forbonnais,
1796; I, 350-351). Les colonies deviennent donc un nouveau terrain de conflit entre les
nations européennes non sans engendrer des risques de dépenses publiques importantes. Ainsi
pour Forbonnais, « les pays de la domination viendront à épuiser leurs trésors et leurs
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