dOSSIER LES NANO-MACHINES Les nano-machines mécaniques Constituées d’une molécule unique ou d’un ensemble complexe de molécules parfaitement assemblées à l’échelle du nanomètre, les nano-machines réalisent des fonctions analogues aux machines mécaniques de notre échelle. Comprendre et maîtriser ces nano-machines est la motivation des chercheurs toulousains dans de nombreuses disciplines telles la biologie, la physique ou l’automatique. >>> Christian JOACHIM, directeur de recherche CNRS au Centre d'Elaboration de Matériaux et d'Etudes Structurales (CEMES, unité propre CNRS, associée à l’UPS), Laurence SALOMÉ, directrice de recherche CNRS à l’Institut de Pharmacologie et Biologie Structurale (IPBS, unité mixte UPS/CNRS) et Christophe VIEU, professeur à l’UPS, au Laboratoire d'Analyse et d'Architecture des Systèmes (LAAS, unité propre CNRS, associée à l’UPS). © Cyril Frésillon/CNRS De nos jours, la miniaturisation est omniprésente : voitures, hélicoptères, satellites, calculateurs, mémoires, téléphones…. Aujourd’hui on commence à construire des nano-machines dont les domaines d’application concernent des disciplines telles que la biologie, la physique, l’automatique… En fait, il y a bien longtemps qu’artisans puis ingénieurs s’évertuent à développer le savoirfaire d’une réduction en taille des machines pour nous faire bénéficier de ses avantages. On s’émerveille encore du calculateur astronomique d’Anticythère qui deux siècles avant notre ère faisait entrer un système solaire en miniature dans la maison du philosophe grec Hipparchus. Il était fait d’une trentaine d’engrenages en bronze chacun d’un diamètre de quelques centimètres. Transmis par la science arabe aux horlogers de la fin du moyen âge puis revisités par un Blaise Pascal pour sa machine à calculer mais aussi par les amoureux des automates, ces mécanismes miniatures ont longtemps tenu la technologie des machines sans trop se voir réduire en taille. La technologie monolithique inventée avec la micro électronique a ensuite donné une nouvelle impulsion à la miniaturisation des dispositifs électroniques et mécaniques. Il est devenu possible de fabriquer des engrenages en matériaux solides d’un diamètre inférieur à 100 nm. Du coup, une nouvelle question est apparue au début de ce siècle: à partir de cette échelle peut-on encore fabriquer et faire tourner des roues, assembler des trains d’engrenage ou des machineries mécaniques d’une taille encore plus petite ? De plus en plus petit Cette question intéresse bien sûr la technologie des machines puisqu’il est généralement admis page 4 que la réduction en taille d’une machine permet d’en améliorer le temps de réponse ou l’efficacité énergétique par rapport à une grande sœur non miniaturisée. Cette question interroge aussi les grands principes de la physique comme le principe de superposition de la mécanique quantique et le second principe de la thermodynamique. On sait aussi depuis le milieu des années soixante dix et grâce aux travaux précurseurs de Paul Boyer (Prix Nobel de chimie en 1997), que la Nature a devancé cette question. En effet, certains processus élémentaires de la vie d’une cellule utilisent des machineries macromoléculaires complexes en jouant sur des changements de conformation d’assemblages de protéines pour créer du mouvement. Un mot nouveau est donc apparu dans le vocabulaire scientifique : « nano-machine ». Pour les uns, une nanomachine est une machine dont la taille ne mesure que quelques nanomètres. Pour d’autres, une nano-machine est une machine miniature dont les pièces élémentaires sont fabriquées avec une précision de l’ordre du nanomètre. Les six contributions de ce dossier présentent des nano-machines répondant à ces deux définitions et qui sont explorées dans les laboratoires toulousains. Des systèmes et des approches variées A l’UPS, des équipes de biologistes ont disséqué le fonctionnement de plusieurs nano-machines du vivant à l’aide d’approches expérimentales in vitro novatrices à l’échelle de macromolécule, molécule unique. Ainsi, à l’Institut de pharmacologie et biologie structurale (IPBS, unité mixte UPS/CNRS), deux équipes travaillent à élucider les mécanismes de Paul Sabatier — Le magazine scientifique — numéro 16 Les nano-machines >>> Sur un fond représentant le calculateur d'Anticythère (IIème siècle avant notre ère, musée d'Athènes), quelques nano-machines (vue d'artiste). machineries de l’ADN responsables de sa réplication et de sa recombinaison, deux processus essentiels pour le maintien et l’évolution du génome. Pour l’étude de la réplication de l’ADN, les chercheurs analysent le résultat du travail effectué par cette nanomachine protéique dans la cellule en cartographiant individuellement les molécules d’ADN synthétisé. La méthode utilisée est le peignage moléculaire, mais une approche originale potentiellement plus performante est à l’étude en collaboration avec un chercheur du Laboratoire d’analyse et d’architecture des systèmes (LAAS, unité propre CNRS, associée à l’UPS). Les machineries de la recombinaison sont elles étudiées au sein d’un deuxième groupe en collaboration avec des collègues du Laboratoire de Microbiologie et génétique moléculaires (LMGM, unité mixte UPS/CNRS). L’approche consiste cette fois à observer le travail effectué par la nano-machine impliquée en détectant au cours du temps les modifications induites sur la molécule d’ADN. Ceci est effectué à l’aide d’un « jokari » moléculaire : la technique de « Tethered Particle Motion ». Une variante de cet outil, la pince magnétique, permet d’étudier le comportement sous force des nano-machines biologiques. Elle est utilisée par une équipe du Laboratoire de biologie moléculaire eucaryote (LBME, unité mixte UPS/CNRS) pour élucider le mécanisme de migration d’une jonction de Holliday existant entre deux molécules d’ADN qui échangent leurs brins. Au LAAS, on étudie une machinerie protéique encore plus complexe faite d’une centaine de protéines assemblées en un moteur flagellaire de 45 nm de diamètre. Ce moteur naturel se trouve à la base du flagelle des bactéries et permet leur page 5 propulsion à des vitesses impressionnantes (60 fois leur longueur par seconde). L’objectif de ces chercheurs est double : comprendre le fonctionnement de ce nanomoteur et mettre en place une technologie capable de reconstituer cette nanomachine naturelle au sein d’un dispositif artificiel. Les chercheurs du LAAS étudient les raisons d’une telle efficacité et essayent de découvrir comment cette nanomachine s’auto-assemble. Pour comprendre son fonctionnement et son assemblage, rien de tel que d’essayer de la « remonter » à partir de ses rouages élémentaires : les protéines ! Au CEMES (unité propre CNRS, associée à l’UPS) les chercheurs du groupe Nanosciences (GNS) approchent la question des nano-machines par en bas. Au lieu de poursuivre, avec les outils standard de la miniaturisation, la fabrication de machines de plus en plus petites, ils partent des atomes eux même. Ils remontent en taille pour trouver le nombre d’atomes juste nécessaire à la construction par exemple d’un engrenage, d’une crémaillère ou même d’une voiture. Cette approche moléculaire des nano-machines est née à Toulouse. Pour faire fonctionner une moléculemachines, les chercheurs du GNS utilisent le microscope à effet tunnel. Dernier né des microscopes (inventé en 1981), il permet de cartographier la surface d’un métal ou d’un semi-conducteur avec une précision meilleure que 0.01 nm. Une fois la pointe de ce microscope fabriquée avec soin, l’expérimentateur peut manipuler un seul atome ou une seule molécule à la fois et donc fournir à une molécule machine complexe l’énergie nécessaire à son fonctionnement. Contact : [email protected], [email protected], [email protected] dOSSIER Les nano-machines Les nano-machines de la recombinaison génétique Au cours de la vie d’une cellule, l’ADN, support de notre patrimoine héréditaire, est régulièrement recombiné de manière spontanée ou en réponse à des dommages (agressions chimiques, rayonnements). La recombinaison consiste en une succession de réactions de coupure et de ligature assurées par des complexes protéiques, véritables nano-machines du vivant. En permettant des échanges entre brins d’ADN, ces machines sont les moteurs de la diversité génétique, premier pas de l’évolution. >>> de gauche à droite : Philippe ROUSSEAU Maître de conférences à l’UPS, au LMGM, Mikhail GRIGORIEV, Chargé de recherche Inserm au LBME, Catherine Tardin, Maître de conférences à l‘UPS à l’IPBS, François CORNET Directeur de recherche CNRS au LMGM, Sur le campus de l’université Paul Sabatier, trois Observer les machines de recombinaison équipes de recherche étudient différents types de recombinaisons génétiques à l’échelle de la molécule unique : la transposition, la recombinaison spécifique de au travail La caractérisation de ces machines biologiques a commencé à l’aide de méthodes biochimiques classiques. site et la recombinaison homologue, chacun catalysé par Elles ont montré que les recombinaisons mettent en jeu une machinerie enzymatique propre (suffixe -ase). différentes étapes savamment orchestrées et que l’autoassemblage de leurs machineries est déterminant pour Les transposases catalysent le déplacement de CNRS au LMGM et Laurence SALOMÉ, génome (transposition). Ces séquences colonisant tous leur efficacité et leur régulation. Pour élucider le détail structurel et dynamique des processus, nos équipes se Directeur de recherche CNRS à l’IPBS. les génomes (40% du génome humain), la sont récemment tournées vers des techniques de mesure compréhension du fonctionnement de ces machines, à l’échelle de la molécule individuelle. La technique de Tethered Particle Motion, développée Michael CHANDLER, Directeur de recherche séquences d’ADN d’une position à une autre d’un objectif des travaux d’une équipe du Laboratoire de microbiologie et génétique moléculaires (LMGM), est un enjeu majeur. En outre, la maîtrise in vitro du processus de transposition ouvre actuellement des applications à l’IPBS, consiste à détecter le déplacement d’une nanoparticule fixée à l’extrémité d’une molécule d’ADN ancrée sur une lamelle de verre. Elle permet de suivre génique). la dynamique de l’ADN et donc des changements de longueur, de rigidité ou de courbure. Très sensible, Les recombinases réalisent, quant à elles, des la technique peut détecter la liaison d’une protéine recombinaisons entre chromosomes au niveau de séquences bien identifiées. Par XerD, étudiées dans une autre équipe à l’ADN. Ces expériences ont conduit à des résultats importants comme la démonstration de la formation d’une boucle dans la molécule d’ADN par la transposase comme première étape de la transposition et la mesure du LMGM, séparent les chromosomes de la vitesse de migration d’une jonction de Holliday dans les dimères formés (point d’échange des brins des ADN). Avec une particule micrométrique magnétique, une force (<10 pN ou 10-11Newton) peut être appliquée à l’ADN. importantes dans le domaine de la santé (thérapie exemple, les recombinases XerC et accidentellement lors de la réplication chez E. coli. Cette machine en rétablissant l’intégrité du génome assure la survie des bactéries affectées par cette anomalie génétique. Les propriétés et les performances des Cette méthode dite « pince magnétique » est utilisée par l’équipe du LBME pour mieux comprendre l’hélicase mais aussi d’autres enzymes introduisant une torsion de l’ADN. recombinases sont à la base des Les hélicases étudiées dans une Les chercheurs des équipes du LMGM et de l’IPBS complètent l’étude des recombinases et transposases équipe du Laboratoire de Biologie par une visualisation directe de leur action sur des Moléculaire Eucaryote (LBME) molécules d’ADN au moyen des microscopes à force atomique de la plateforme ITAV (Institut des Technologies Avancées en sciences du Vivant). techniques actuelles de transgénèse. s’assemblent pour former des moteurs de l’échange de brins entre deux >>> Le mouvement d’une bille attachée à l’extrémité libre d’une molécule d’ADN permet de suivre l’action de nano-machines du vivant. Haut : une transposase ou une recombinase en rassemblant molécules d’ADN similaires. Ce processus de recombinaison deux sites spécifiques d’une même molécule y forment une boucle homologue, mis en place en réponse à accompagnée par une amplitude de mouvement plus faible. Bas : des cassures de la double hélice une hélicase catalyse la migration de la jonction entre deux molécu- d’ADN, joue un rôle prépondérant les d’ADN échangeant leurs brins, révélée par une diminution conti- dans la réparation de l’ADN et le nue de l’amplitude du mouvement. page 6 Contact : [email protected] maintien de l’intégrité des génomes. Paul Sabatier — Le magazine scientifique — numéro 16 Les nano-machines Les nano-techniques pour visualiser la duplication de l’ADN L’essor récent de techniques permettant de visualiser la nano-machinerie de la réplication de fibres individuelles d’ADN ouvre de nouvelles perspectives. Objectif : mieux comprendre les liens entre défauts de réplication et instabilité génétique. Aurélien BANCAUD, Chargé de recherche CNRS au LAAS (unité CNRS, associée à l’UPS) >>> >>> Marie-Jeanne PILLAIRE, Chargé de recherche Inserm et Jean-Sébastien HOFFMANN, Directeur de recherche Inserm à l’IPBS (unité mixte UPS/CNRS) La machinerie de réplication de l’ADN est une nanomachine biologique particulièrement efficace et critique qui assure la duplication de l’ensemble du génome humain avant la ségrégation des chromosomes. Elle débute au niveau de régions précises appelées « origines de réplication » et progresse sous la forme de fourches de réplication, composées par de nombreux facteurs essentiels pour la peignage moléculaire (brevetée par le CNRS et l’Institut Pasteur), a été développée en France par le Dr. Aaron Bensimon, et n’est encore utilisée que par un nombre réduit d’équipes dans le monde, dont notre équipe « Instabilité Génétique et Cancer » (IGC) à IPBS. Le peignage moléculaire (ou DNA Combing en anglais) permet d’accrocher et d’étirer les fibres d’ADN sur une lame de verre silanisée. Une fois polymérisation fidèle de l’ADN (les ADN polymérases) et pour la stabilisation de ces fourches en cas de rencontres d’obstacles endogènes (domaines chromosomiques complexes et structurés) ou exogènes (facteurs génotoxiques de l’environnement). La moindre défaillance dans l’expression ou l’activité des facteurs de réplication peut affecter le maintien de peignées, ces fibres individualisées, qui peuvent l’intégrité du génome et avoir des conséquences en pathologie humaine. C’est le cas notamment lors du développement de certains cancers où l’instabilité génétique est un élément moteur dans les processus d’initiation et de progression de la maladie, mais également dans les mécanismes de résistance thérapeutique. Les mécanismes moléculaires à l'origine de ces défauts de réplication dans les cancers programme de réplication (densité d’origines, restent encore mal connus. En effet, les profils de réplication varient considérablement d’une cellule à l’autre et les approches biochimiques existantes ne permettent d’obtenir qu’une image moyenne de la réplication dans une population de cellules. mesurer quelques Megabases (Mb), apparaissent linéaires et parallèles les unes aux autres. Leur visualisation est possible grâce à l’incorporation d’analogues de nucléotides fluorescents. D’une résolution de 0.005Mb environ, le peignage moléculaire de l’ADN permet de décrypter le cinétique des fourches,…). Cette technologie a récemment permis à notre équipe IGC d’expliquer une origine de la perturbation du programme réplicatif des tumeurs(1). Mettre de l’ADN dans des nano-tubes L’équipe Nano-Ingénieurie et Intégration des Systèmes au LAAS développe actuellement des aspects méthodologiques innovants, fondés sur les techniques de nano-fabrication et alternatifs au peignage. Grâce aux outils issus de la microélectronique, qui permettent de structurer la matière jusqu’à l’échelle de quelques nanomètres, il >>> (A) Fibres d’ADN peignées sur lame ayant incorporé des analogues de nucléotides fluorescents ; (B) Cliché de microscopie électronique de nano-canaux gravés Peigner l’ADN L’essor récent de nano-techniques est en effet possible de concevoir des nano-capillaires d’environ 100 nm de diamètre. Compte tenu du permettant de visualiser la réplication au confinement, les molécules d’ADN insérées dans ces niveau de fibres individuelles d’ADN ouvre nano-tubes sont étirées longitudinalement, d’une de nouvelles perspectives pour la manière comparable au peignage d’ADN. Ce peignage compréhension des liens existant entre strictement parallèle est dynamique car il ne nécessite défauts de réplication et instabilité pas de figer les molécules sur des surfaces, ce qui génétique dans les cancers. Ces nouvelles ouvre une voie vers des applications médicales approches permettent non seulement à haut débit. d’identifier l’origine des défauts de dans du silicium. Les structures mesurent ~150 nm de largeur réplication dans les lésions précancéreuses, (1) (Pillaire et al., Cell Cycle 2007, recommended article in et de hauteur, et sont réalisées en parallèle. L'insert représente mais aussi de définir de nouvelles stratégies Faculty of 1000 Biology) un cliché de microscopie à fluorescence d'ADN insérés dans les thérapeutiques anti-tumorales afin de nanocanaux (flèches rouges), et d'autres ADN en forme circulai- potentialiser l'effet des traitements actuels re, non contraints, sont visibles à gauche de la photo, et se trouvent dans des canaux d'arrivée macroscopiques. agissant sur les fourches de réplication. La plus performante de ces approches, appelée page 7 Contact : [email protected] Les nano-machines De la roue nanométrique aux véhicules moléculaires Dans l’histoire des inventions, la roue est à l'origine de développements scientifiques et technologiques considérables. Les chercheurs du CEMES ont été parmi les premiers à concevoir des nano-machines équipées de roues ouvrant ainsi la voie à la conception d'une nano voiture constituée d'une molécule unique. >>> Christian JOACHIM, directeur de recherches au CNRS ; Henri-Pierre JACQUOT, doctorant ; Gwénaël RAPENNE, maître de conférences à l'UPS, chercheurs au Centre d'Elaboration de Matériaux et d'Etudes Structurales (CEMES, unité propre CNRS associé à l’UPS). © Cyril Frésillon/CNRS L’utilisation du mouvement de rotation d’une roue autour d’un axe a conduit à la conception de machineries mécaniques à engrenages multiples puis, plus tard, aux moteurs lançant ainsi la révolution industrielle. L’échelle d’un nanomètre, la plus petite échelle pour créer une roue, représente aux yeux des chimistes et des physiciens un véritable défi. Depuis quelques années, les chimistes du CEMES travaillent à la conception puis à la synthèse de molécule-machines munies de roues. Étape par étape, ils ont été les premiers à défricher ce domaine avec leurs collègues de l'Université Libre de Berlin (équipe du Dr Leonhard Grill). L'originalité de l’approche consiste à travailler dOSSIER sur une seule molécule à la fois, choisie parmi un grand nombre, déposée sur une surface métallique. Avec sa pointe ultra fine stabilisée à moins de 1 nm page 8 de la surface par un courant électrique induit par l'effet tunnel, le microscope à effet tunnel (STM) cartographie ces molécules. Cette pointe permet ensuite de les manipuler une à la fois afin d’étudier les propriétés mécaniques de chacune de ces moléculemachines. La molécule brouette Après la synthèse et l’observation en 2005 d’une molécule-brouette (c'est à dire une molécule constituée d'un plateau rigide, de deux pieds et de deux roues), les chercheurs ont montré en 2007 qu’une des deux roues moléculaires montées sur un essieu pouvait tourner lors de son déplacement induit par la pointe du STM. Ils ont réussi à contrôler son >>> L'essieu terminé par deux roues est poussé par l'apex de la pointe (en gris) du microscope à effet tunnel sur une surface de cuivre. Vers une nano-voiture Ces roues ont néanmoins un défaut intrinsèque de par leur structure à trois pâles sans « pneu ». Aujourd’hui, les chercheurs du CEMES développent une nouvelle famille de roues rigides, circulaires et de forme incurvée ce qui permet à la fois de minimiser les interactions mécaniques avec la surface tout en sens de rotation ce qui ouvre la voie à la synthèse de augmentant la rigidité nécessaire à la rotation de la nano-véhicules fonctionnels. L’expérience consistait à déposer délicatement ces molécules sur une surface de roue autour de son axe lors d’une poussée arrière par l’apex de la pointe. Ces résultats ouvrent la voie à la cuivre très propre et de les repérer par imagerie STM. création de molécule-machines mécaniques avec pour Ensuite, la pointe du STM se comporte comme un doigt et déclenche le mouvement de rotation de la roue interagissant avec l'extrémité atomique de la pointe. Auparavant, cet apex avait été placé intentionnellement à la verticale d’une roue mais un objectif à long terme de pouvoir embarquer dans une peu en retrait pour déclencher le mouvement de rotation (voir la figure). seule molécule toute la machinerie d’une nano-voiture : ses quatre roues, son châssis et son moteur, ceci pour transporter de la matière dans le nanomonde. Contact : [email protected] Paul Sabatier — Le magazine scientifique — numéro 16 Les nano-machines Une famille de moteurs moléculaires Bien que le principe de fonctionnement d’un moteur soit simple –transformer de l’énergie en mouvement– la conception d’un nano-moteur constitué d’une molécule unique est un défi sérieux. Les chercheurs du CEMES ont pourtant réussi à le relever en s’appuyant sur le modèle original du moteur électrostatique. Dans le domaine des nanosciences et de la nanomécanique moléculaire en particulier, un des défis est la conception et la construction d’un moteur moléculaire de taille nanométrique. Il s'agit d'une >>> Gwénaël RAPENNE, maître de conférences à l'UPS et Jean-Pierre LAUNAY, professeur à l'UPS et directeur du laboratoire, chercheurs au Centre d'Elaboration de Matériaux et d'Etudes Structurales (CEMES, unité propre CNRS, associé à l’UPS). machine qui transforme de manière continue l’énergie en produisant un travail via un mouvement de rotation unidirectionnel contrôlé. Ce mouvement doit être réversible et d’une amplitude suffisamment grande pour qu’il soit mesurable et exploitable. © Cyril Frésillon/CNRS. Moteur électrostatique Les moteurs que l’on a synthétisés ont été pensés >>> Une famille de moteurs moléculaires de quelques nano- pour être adressés individuellement. Le principe de mètres de diamètre positionnée entre 2 électrodes métalliques fonctionnement implique de pouvoir connecter la fabriquées avec une résolution atomique molécule par deux nano-électrodes servant de réservoirs d’électrons comme représenté sur la figure. La molécule comporte une partie fixe (stator) greffée Nous avons synthétisé plusieurs molécules de taille et de constitution différentes qui illustrent les différentes à la surface et une partie mobile (rotor) portant contraintes à respecter. Tout d’abord le système doit des sites oxydables. En présence d’une polarisation, l’électrode positive injecte à la partie mobile de la être le plus rigide possible, c’est à dire ne pas molécule des charges de même signe dont la répulsion avec l’électrode provoque un mouvement de rotation. entraîneraient une déperdition d’énergie dans des Il s’agit ainsi d’un moteur électrostatique, rotation soit aisée autour de l’axe vertical, mais sans fonctionnant sur un principe décrit par Benjamin Franklin en 1748 ! Le moteur tourne en consommant qu’il y ait de tendance à la dissociation entre la partie fixe et la partie mobile. Enfin il faut que l'ensemble l’énergie provenant du transport des électrons d’une des potentiels rédox soient compatibles avec le zone de bas potentiel électrique à une zone de haut processus souhaité. présenter de degrés de rotation inutiles, qui mouvements non souhaités. Ensuite, il faut que la potentiel. La dissymétrie du système permettra de contrôler le sens de rotation. Plusieurs collaborations internationales sont mises en œuvre avec des équipes complémentaires de physiciens Ces moteurs ont une structure générale en tabouret de (à l'Institut Max Plank de Stuttgart et à l'Université piano. Ils sont composés d'une partie fixe (en noire sur la figure) liée de manière covalente à la surface. d'Ohio) pour déposer et étudier cette rotation électroinduite. A plus long terme ces moteurs pourraient La seconde est une plateforme (bleue) terminée par intégrer des robots nanométriques capables de remplir cinq groupements électro-actifs. Ces groupements seront le siège de transferts d'électrons successifs qui une grande variété de fonctions allant de la médecine aux applications quotidiennes ou bien motoriser les induiront la rotation de la partie mobile de la nanovéhicules que nous développons par ailleurs. molécule et ceci en privilégiant un sens donné. Entre ces deux parties, un atome de ruthénium joue le rôle de rotule conférant à cette molécule un caractère organométallique. page 9 Contact : [email protected] Les nano-machines Une crémaillère moléculaire avec sa molécule-pignon Pour développer des machineries moléculaires complexes, il est indispensable de maîtriser la mécanique à l’échelle moléculaire. Des expériences dans ce sens ont été effectuées de manière à faire déplacer un pignon sur une crémaillère moléculaire. La conception et la synthèse de molécules capables d'effectuer des actions mécaniques précises sont une >>> Christian JOACHIM, et André GOURDON, directeurs de recherche CNRS, membres du Groupe Nanosciences du CEMES (unité propre du CNRS, associée à l'UPS). © Cyril Frésillon/CNRS. des clés du développement de futures nanomachineries moléculaires complexes dont les pièces élémentaires auront un diamètre de l’ordre du nanomètre. Pour cela, il était d’abord indispensable de démontrer comment un mécanisme aussi simple qu’un pignon se déplaçant le long d’une crémaillère est réalisable à l’échelle moléculaire en utilisant une molécule-pignon d’un nanomètre de diamètre se déplaçant mécaniquement le long d’une crémaillère moléculaire. >>> A- Image STM d'un cristal 2D d'hexa-tert-butyl-pyrimidylpenta- Une molécule-pignon en forme d'étoile à six branches a d’abord été conçue puis synthétisée. Afin de phenylbenzène; une des molécules a été déplacée à pouvoir suivre ses rotations lors d’expériences de le bord de la monocouche, qui fait office de crémaillère mécanique, une des branches est chimiquement différente des cinq autres avec deux atomes d'azote, en bleu sur le modèle moléculaire (voir figure). Ainsi, l'aide de la pointe du microscope de façon à l'enclencher sur B- Concept de la crémaillère; C- La présence des atomes d'azote, qui apparaissent comme des points blancs, permet de suivre la rotation de la roue dentée lors de son déplacement le long du bord de marche. quand une image en microscope à effet tunnel (STM) de cette molécule est réalisée, cette branche est cartographiée avec un large contraste tunnel. On peut ainsi déterminer l'orientation de la molécule dans chaque image STM. Ces molécules sont aussi capables de s'auto-assembler sur une surface métallique ultra propre. Elles forment spontanément des ilots cristallins bidimensionnels composés chacun d'une monocouche parfaitement organisée de molécules, de véritables nano-cristaux de pignons. Les bords d’un de ces ilots cristallins et plats conservent la dentelure de la molécule qui le compose et vont donc servir de crémaillère. Une pointe pour déplacer la molécule L'expérience de mécanique moléculaire est réalisée de la manière suivante. 1) Une molécule-pignon isolée est préalablement manipulée par la pointe STM en direction de la crémaillère pour qu’au moins une de ses branches s’enclenche dans les dents moléculaires de la crémaillère. 2) La pointe du STM est alors placée à la verticale et dans l'axe d'une moléculepignon. 3) La pointe est approchée de la molécule pour devenir son axe de rotation. 4) La pointe est alors déplacée par l’expérimentateur, pas à pas, parallèlement à la crémaillère. La molécule-pignon page 10 se met à tourner autour de son axe au rythme des dents de la crémaillère rencontrées lors de son déplacement par le pignon. Cette rotation est observée soit dans le courant tunnel enregistré au cours du déplacement de la pointe STM soit en réalisant une image STM du pignon à chaque rotation d’un sixième de tour. Nous avons pu ainsi démontrer que le concept d'engrenage s’applique à l'échelle d’une molécule. Les mouvements mécaniques de la molécule-pignon autour de son axe sont en apparence classiques. Le sens de rotation du pignon est contrôlable par la direction du déplacement de la pointe le long de la crémaillère. Reste maintenant à remplacer la pointe du STM par un axe lui-même défini à l’échelle atomique et adsorbé sur la surface afin de construire un train de molécule-engrenages et poursuivre le montage de machineries moléculaires complexes. Contact : [email protected] Paul Sabatier — Le magazine scientifique — numéro 16 Les nano-machines Le nano-moteur des bactéries à flagelles Les bactéries ont développé au cours de l’évolution une nano-machine complexe mais très efficace pour se déplacer : un moteur rotatif couplé à des flagelles servant d’hélice. Aujourd’hui les chercheurs du LAAS décortiquent et réassemblent cette machinerie à l’aide des outils de la nano-bio-technologie. Les micro-organismes, comme les bactéries ont développé des organes, appelés organelles, qui leur permettent de remplir toutes sortes de fonctions liées >>> Jérôme CHALMEAU, doctorant et Christophe VIEU, Professeur à l’UPS, membres du groupe nanobiosystèmes du LAAS (unité propre CNRS, associée à l’UPS) procéder à son assemblage à partir de ses constituants élémentaires, les protéines. En effet, le mécanisme de ce nano-moteur reste encore sujet à à leur survie. Ces organelles représentent de formidables assemblages moléculaires d’une complexité encore inaccessible à l’homme. Le système débat. Dans l’optique de comprendre son assurant la mobilité des bactéries comporte un moteur rotatif à la base du flagelle dont la dimension est 2000 fois plus petite que le diamètre d’un cheveu, et 45 fois plus petit que la bactérie elle-même. Ce flagelle fonctionne comme l’hélice d’un bateau, sa rotation rapide, de l’ordre de 10000 rotations par minute pour certaines espèces, permet à cet organisme de se déplacer à grande vitesse. La nature, au cours d’évolutions successives, par pièce, ce moteur sur des dispositifs artificiels. a donc réussi à faire émerger des architectures moléculaires de nanomoteur rotatif. arrangement des différentes parties du nano-moteur fonctionnement, nous utilisons les outils offerts par les nano-bio-technologies afin de réassembler, pièce Assemblage du moteur biologique Cette approche, où la compréhension passe par la fabrication de l’objet soulève en corolaire une question scientifique cruciale : est-il possible de maîtriser l’assemblage de protéines sur des surfaces et de reconstituer des nano-machines naturelles ? La figure montre une image de synthèse d’un possible (rotor, stator), ainsi qu’une image obtenue en microscopie à force atomique (AFM) en milieu Le projet de l’équipe est double : d’une part liquide de l’un des anneaux de ce nanomoteur comprendre son fonctionnement et d’autre part (l’anneau M) reconstitué sur une surface mimétique mettre en place une technique permettant de obtenue par nanolithographie douce. Ces premiers résultats ouvrent la voie pour la mise au point d’outils et de technologies permettant de reconstruire des nano-machines biologiques naturelles et de les intégrer au sein de nanodispositifs artificiels (biocapteurs, nanotransporteurs …). Le montage artificiel de ce moteur biologique, bloc après bloc est un défi technologique ambitieux qui couple différentes techniques qui se situent au meilleur niveau international : production et purification de protéines, chimie de surface et auto-assemblage, nano-lithographie et imagerie dynamique à l’échelle moléculaire par AFM. Ce travail est fait en collaboration avec le LISBP (INSA Toulouse) et l’IPBS (unité mixte UPS/CNRS). Contact : [email protected] >>> A droite, image de synthèse de l’architecture du nanomoteur flagellaire des bactéries. Base du flagelle et rotor en gris, Stator (en bleu sombre et en orange), anneau C (bleu clair) responsable du changement du sens de rotation du moteur. A gauche, image en microscopie à force atomique en milieu liquide de l’auto-assemblage en anneau de protéines issues du nanomoteur flagellaire des bactéries (protéines FliG) sur une surface mimétique préparée par nanolithographie douce sur une lame de verre. page 11