■ Découverte DR L’Égypte fascine. Particulièrement les Français. Dès le début du XIXe siècle, après l’expédition de Bonaparte. Du Caire à la Haute-Égypte, nombre de récits de voyageurs en témoignent. Analyse. L’Égypte des voyageurs français e au XIX siècle À défaut d’être véritablement connue, l’Égypte est présente, depuis Hérodote, dans la conscience et dans l’imaginaire européens. Mais c’est au XIXe siècle, à la suite de l’expédition de Bonaparte (1798-1801), qu’elle devient l’objet d’une véritable fascination qui se traduit par d’innombrables voyages, bien avant l’époque du tourisme de masse. On en évoquera ici seulement quelques-uns, à travers des extraits publiés dans notre anthologie Le Voyage en Égypte (Laffont, coll. « Bouquins », 2004). Denon et le mythe de Napoléon Le 19 mai 1798, Bonaparte s’embarque à Toulon avec un corps expéditionnaire de 38 000 hommes, auxquels se joignent 167 savants recrutés par la Commission des sciences et des arts. Parmi eux, Dominique Vivant Denon, auteur d’un conte libertin (Point de lendemain) publié de manière anonyme, mais surtout graveur et dessinateur de talent. Il est l’une des rares personnes à connaître par avance la destination de l’escadre française, qui a pour objectif de barrer la route des Indes aux Anglais en s’emparant de l’Égypte. Il deviendra l’un des chroniqueurs de cette expédition, laquelle fut à la fois un échec militaire et un succès culturel. Bien avant la fameuse Description de l’Égypte (qui commence à paraître, sous la direction de Jomard, dès 1809), Denon publie son propre Voyage dans la Basse et la Haute Égypte (1802), composé d’un volume de texte et d’un volume de planches. Il n’assiste vraisemblablement pas à la bataille dite des Pyramides (21 juillet 1798), mais il rapporte la célèbre phrase que le général en chef aurait prononcée à cette occasion : « Allez, et pensez que du haut de ces monuments quarante siècles nous observent ». Il fait plusieurs dessins où est mis en valeur l’héroïsme des soldats français face aux redoutables Mamelouks, cette milice d’anciens esclaves blancs qui avaient fini par exercer le pouvoir réel en Égypte, bien que celle-ci restât nominalement une province ottomane soumise au sultan. Bonaparte est présenté comme un libérateur : au nom de l’universalisme issu de la Révolution française, il doit apporter au pays des Pharaons les lumières que celui-ci aurait perdues depuis longtemps. Voici d’ailleurs ce qu’écrit Denon, dans sa dédicace « À Bonaparte » : « Joindre l’éclat de votre nom à la splendeur des monuments d’Égypte, c’est rattacher les fastes glorieux de notre siècle aux temps fabuleux de l’histoire. » Nouveau Pharaon, Bonaparte gagne un prestige symbolique qui fait oublier sa défaite réelle. En retour, l’Égypte acquiert soudain un nouvel « éclat », qui ne se démentira pas tout au long du XIXe siècle. Denon contribue à fabriquer et à répandre la légende du « héros » français en Orient, y compris lorsqu’il se trouve, sous l’Empire, à la tête du musée Napoléon (le futur Louvre). Il sait pourtant, dans son récit de voyage, dénoncer les conséquences terribles de la guerre sur la population civile, et même interroger la légitimité de cette occupation militaire : « Nous avions à la vérité chassé les Mamelouks ; mais […] en les chassant, ne les avionsnous pas remplacés ? » Ce que retiendront les lecteurs de ce Voyage, c’est l’image d’une chevauchée étourdissante le long du Nil, que Denon a remonté jusqu’à Assouan en accompagnant le général Desaix. L’itinéraire de la Haute-Égypte, qui sera ensuite reproduit par l’immense majorité des voyageurs, constituera du même coup un voyage sur les traces des soldats français. Ainsi l’égyptologue Jean-Jacques Ampère, qui se retrouve sur l’île de Philae, en 1845, recopie-t-il une inscription, sur un temple ptolémaïque, célébrant les hauts faits de l’armée de Bonaparte. C’est autant la figure du héros militaire que celle de Champollion (lequel avait d’ailleurs utilisé la pierre de Rosette, ramenée à la suite de l’expédition d’Égypte, pour déchiffrer les hiéroglyphes, en 1822), qu’Ampère célèbre ici. La figure de Méhémet-Ali Cette présence tutélaire de Bonaparte, on va la retrouver, indirectement, à travers le pacha Méhémet-Ali, qui règne sur l’Égypte pendant toute la première moitié du XIXe siècle. Cet Albanais de CAESmagazine n° 76 • automne 2005 19 Paule Baumann Mauricette Lompré Goût de l’exotisme et tourisme archéologique : une passion sans cesse renouvelée pour les amoureux d’éternité. Macédoine, qui s’était d’abord mis au service du sultan pour combattre l’armée française, avant de prendre le pouvoir en 1805, fit souvent appel à des Français (ingénieurs, médecins, professeurs, officiers…) pour réformer son pays. Celui qui passe pour le fondateur de l’Égypte moderne exerça une véritable fascination sur les voyageurs contemporains. Ainsi Émile Barrault, qui travailla au service du vice-roi, comme le « Père » Enfantin et nombre de ses compagnons saint-simoniens, dans les années 1830, voit-il en Méhémet-Ali « l’exécuteur testamentaire de Napoléon en Égypte ». Dans Occident et Orient (1835), il raconte le climat d’euphorie régnant au bord du Nil, où les saint-simoniens avaient été chargés de construire un barrage. Égyptiens et Français portent un toast commun, le 15 août 1834 (jour de la fête de Napoléon), et conçoivent cette entreprise comme une continuation, sur le plan économique et par des voies pacifiques, de l’idée de rapprochement entre l’Orient et l’Occident sur laquelle Bonaparte s’appuyait déjà pour justifier son expédition : « C’est lui qui porta un coup fatal à la puissance des beys et hâta la chute du despotisme militaire des Mamelucks ; c’est lui qui réveilla la race arabe et la releva de la poussière pour le rôle brillant que déjà elle a joué ; c’est lui qui, au bout de ses baïonnettes, apporta ici, en présent, la science européenne dont aujourd’hui les lumières se propagent ; c’est lui qui songea à remuer, à rajeunir cette vieille terre par un large mouvement de travail ; c’est encore lui qui rappela à l’Europe qu’elle avait pour Soueys [Suez] une route plus abrégée vers l’Inde. En un mot, par Napoléon, commencèrent pour l’Égypte de nouvelles destinées, et Méhémet-Ali, d’une main vigoureuse, en a saisi la chaîne pour la dérouler vers l’avenir. » Pourtant, tous les voyageurs sont loin de partager le même enthousiasme. Certains, comme l’historien Michaud, soulignent au contraire le caractère « despotique » du maître de l’Égypte, qui considère le pays comme sa propriété personnelle. En effet, pour réaliser un certain nombre de grands travaux, notamment le creusement du canal Mahmoudieh, entre Alexandrie et Le Caire, le vice-roi oblige de très nombreux paysans à travailler pour lui ; des milliers d’entre eux y laisseront la vie. Outre l’instauration de la « corvée », Méhémet-Ali introduit la conscription, de façon à renforcer une armée dont les objectifs se révèlent de plus en plus clairement expansionnistes (conquête du Soudan, de la Syrie, et menace très directe contre le sultan, dans les années 1830). Conséquence : les campagnes se vident et la modernisation de l’Égypte se traduit, pour l’immense majorité de la population paysanne, par un appauvrissement généralisé. C’est au fond seulement à la fin du règne de Méhémet-Ali que les voyageurs peuvent tenter d’établir un bilan équilibré de l’œuvre accomplie par ce dernier. Ainsi Xavier Marmier, grand voyageur et traducteur, fait-il l’éloge des réformes introduites par le vice-roi et du rôle des Français dans la réorganisation de la marine, de l’armée, des hôpitaux, des écoles, etc. Mais il ne peut s’empêcher d’évoquer, avec une pointe d’ironie, l’activisme du souverain (« il semble qu’il ne soit content que lorsqu’il entend du salon de son palais le bruit des charrettes qui enlèvent des décombres… »), et il ne cache pas le coût élevé, sur le plan humain (par exemple, la pratique courante de la bastonnade, à laquelle sont condamnés les ouvriers récalcitrants), de cette modernisation à marche forcée. Méhémet-Ali reste finalement une énigme (est-il « barbare » ou « civilisé » ?), mais ce mystère contribue lui-même à la fascination que le vice-roi exerce sur ses visiteurs. Le dernier Pharaon, comme dit Gilbert Sinoué dans la biographie qu’il lui a consacrée, est tourné à la fois vers le passé et vers l’avenir. En tous les cas, les questions qu’il pose sont d’une grande actualité pour les nombreux voyageurs français qui ne peuvent qu’être conduits à réfléchir, en retour, sur les transformations économiques et sociales que connaît leur propre pays au même moment. Paule Baumann Images du Caire Ces temples, ces fresques qui ont traversé tant de siècles ne constituent-ils pas un défi à la mort ? 20 CAESmagazine n° 76 • automne 2005 « C’est au Caire que l’Orient commence. Alexandrie est trop mélangée d’Européens pour que la couleur locale y soit bien pure », écrit Flaubert à sa mère, depuis la capitale égyptienne, le 2 décembre 1849. Alexandrie est pourtant la ville où les voyageurs abordent, après avoir traversé la Méditerranée : dans un premier temps, c’est la foule cosmopolite (Turcs, Arabes, Grecs, Italiens, Juifs, Arméniens…) de cette échelle du Levant qui produit un choc culturel, que celui-ci soit recherché ou non. Mais c’est bien au Caire, la ville des mosquées, qu’a lieu la véritable confrontation avec DR l’altérité orientale. Malgré la volonté de modernisation manifestée tié construits, créés par le khédive, abandonnés faute d’argent, par le pacha, ce qui frappe le voyageur français du XIXe siècle, s’écroulant faute de soin, attristent encore davantage. » Mais c’est c’est d’abord le sentiment de la différence. Loti qui, au début du XXe siècle, dénoncera le plus fortement l’ocTrès marqué par la vision négative de l’Égypte ottomane doncidentalisation du Caire, « foire cosmopolite » dont les Anglais (qui née par Volney à la fin du XVIIIe siècle, Renoüard de Bussierre, parti occupent l’Égypte à partir de 1882) sont loin d’être les seuls resde Vienne en 1827 comme secrétaire d’ambassade, fait du Caire ponsables, à ses yeux : une sorte d’antithèse européenne : « Les rues sont trop étroites « Partout de l’électricité aveuglante : des hôtels monstres, étapour qu’une voiture y puisse avancer ; le passage continuel des lant le faux luxe de leurs façades raccrocheuses ; le long des rues, chameaux chargés d’outres et des porteurs d’eau les rend sales triomphe du toc, badigeon sur plâtre en torchis, sarabande de et humides ; jamais le soleil n’y pénètre… » tous les styles, le rocaille, le roman, le gothique, l’art nouveau, le Le goût de l’exotisme, si caractéristique de l’époque, l’emporte pharaonique et surtout le prétentieux et le saugrenu. D’innomrapidement. Et, dans les années 1880, le journaliste Gabriel Charbrables cabarets, qui regorgent de bouteilles : tous nos alcools, mes, sensible, comme Gautier, au pittoresque de la vie orientale, tous nos poisons d’Occident, déversés sur l’Égypte à bouchedécrit le panorama de la capitale, que-veux-tu. » depuis la citadelle, comme un véLa Mort de Philae (1908) n’est ritable tableau orientaliste : pas seulement un récit renvoyant « Ce qui saisit l’œil par-dessus à la « décadence » fin-de-siètout, c’est la ville même du Caire cle. Il y a aussi un « réalisme » étagée avec grâce sur le premier de Loti, qui n’hésite pas à stigplan : la sombre et colossale matiser tous les phénomènes mosquée du sultan Hassan se d’acculturation et qui rêve d’une détache d’abord sur le fond mulÉgypte ottomane encore intouticolore des maisons, des palais chée par le rouleau compresseur et des mosquées ; au-delà, c’est européen. une forêt, un fouillis indescriptible Temples et rives du Nil de constructions dont les coloraHeureusement, pour les amoutions ardentes éblouissent le rereux d’éternité, le voyage en gard. Le soir, au soleil couchant, Égypte contient son propre anles couleurs sont plus vives entidote. Si l’arrivée de Bonaparte core. » a pu être interprétée comme Cette vue surplombante n’emune sorte de « réveil » d’un pays pêche pas un contact rapproché maintenu dans la « léthargie » de avec la métropole égyptienne, la domination ottomane turconotamment à travers le plaisir de mamelouke (comme s’il n’y avait la déambulation dans le labyrinthe d’histoire qu’européenne !), la des ruelles du bazar : on regarde, traditionnelle remontée du Nil se on touche, on marchande des charge de replonger les voyaobjets dont certains paraissent de geurs dans un autre temps – celui petites œuvres d’art, comme cetdes Pharaons, dont les momies te « magnifique paire de guêtres « Têtes d’Arabes » dessinées par Dominique Vivant Denon et les temples qui ont traversé amarante et or, dites touslouck », lors de l’expédition de Bonaparte (1798-1801). les siècles constituent un défi à la qui fait dire au dessinateur Goupilmort. Fesquet, en 1839, que « l’art complet […] des contrastes savamDéjà pour Denon, en 1799, le site de Thèbes est un éblouisment combinés se trouve résumé ici dans un simple vêtement ». sement : la « ville aux cent portes », selon l’expression employée Le même auteur décrit aussi l’expérience du bain turc, où le corps par Homère dans l’Iliade, produit sur lui un étourdissement qu’il est à la fois mis à rude épreuve (le décapage de la crasse !) et recompare à un rêve. Sans doute l’artiste est-il encore marqué par laxé en profondeur grâce aux mains expertes du masseur : c’est l’esthétique de l’Antiquité gréco-romaine, et, face au gigantisme là un topos des récits de voyage en Orient, mais c’est aussi, de du temple d’Amon à Karnak, il ne peut s’empêcher de faire remarmanière implicite, une manière de donner droit de cité à la chair. quer qu’« un camée peut être préférable à une statue colossale ». Pourtant, le voyage réserve aussi des déceptions. En effet, le Mais les voyageurs s’habitueront rapidement aux constructions sentiment de dépaysement s’atténue à la fin du XIXe siècle, dans la pharaoniques. Du reste, les Lettres écrites d’Égypte et de Nubie mesure où l’Égypte se transforme au contact même de ceux qui en 1828 et 1829, de Champollion, contribueront à faire du voyage la visitent. Ainsi Blanche Lee Childe, une amie de Loti, mariée à un en Égypte une forme de tourisme archéologique. Américain, dénonce-t-elle, dans Un hiver au Caire (1883), les touDe fait, rares sont ceux qui n’accompliront pas la visite rituelle ristes comme une « vermine moderne » : ils dénaturent, par leur des grands sites de la vallée du Nil : les pyramides et le sphinx simple présence, les sites qu’ils prétendent admirer. de Guizeh, Louxor, Karnak et la Vallée des Rois ; plus au sud, les L’occidentalisation de la capitale va beaucoup plus loin. Elle temples ptolémaïques d’Edfou et de Kom Ombo. Si le voyage se se traduit notamment par des transformations urbaines qui sont poursuit en Nubie, après Assouan, on admire le temple de Philae, dans le prolongement des réformes mises en route par Méhémetdéjà menacé par les eaux, au début du XXe siècle, à la suite de la Ali dès les années 1820. Dès lors, le malentendu est complet, construction du premier barrage, et dont l’égyptologue Jean-Jacpuisque Le Caire ne cesse de renvoyer au voyageur français une ques Ampère, qui s’y trouve en 1845, donne une belle descripimage dont il cherche précisément à se déprendre : « La place tion : « Nous suivons un petit sentier et nous nous trouvons tout de l’Ezbekyeh – qui était autrefois, me dit-on, plantée de palmiers, à coup comme par enchantement dans un temple parfaitement pittoresque, orientale – est absolument haussmannisée », déplore conservé que soutiennent des colonnes aux chapiteaux verts et Childe, qui ajoute, cruellement : « De grands boulevards à moi- CAESmagazine n° 76 • automne 2005 21 DR gris bleuâtre, arêtes vives. Au-dessous du soleil, bande ferme de dessin, de couleur neutre. Le large miroitement du Nil, sous le soleil, est éblouissant. Villages de fellahs, isolés sur les îlots, avec quelques palmiers, des sycomores. À droite, un rideau de palmiers très voisins de nous. Troncs tout gris, sommets inclinés vers le sud, vert fade. Grande force de tous les tons. Une voile de cange enlevée sur les fonds. Dans un espace libre entre le rideau de palmiers, petites pyramides d’Abou-Sir posées sur les mamelons du désert. Très loin dans la brume grise et rose, je les vois de ma cabine. Le rideau vert recommence. Neuf heures. Charmant village de fellah inondé. Palmiers dans l’eau, nous les longeons à les toucher. » Ce paysage d’éternité vaut condamnation implicite de la modernisation dans laquelle s’engage l’Égypte. C’est pourtant grâce au bateau à vapeur sur lequel il remonte le Nil que Fromentin peut voir, une dernière fois, l’Orient. Mais son rêve est celui de la lente contemplation : non pas fusion romantique avec son objet, mais connaissance et respect du monde. Une leçon à retenir… C’est sans doute, en partie, à cause de la richesse de ses couches culturelles (pharaonique, mais aussi chrétienne, puis musulmane), que l’Égypte continue de nous fasciner. Au début du XXe siècle, une ville comme Alexandrie, composée elle-même d’une multitude de communautés ethnico-religieuses, représentait à elle seule une extraordinaire diversité, à l’image de celle de l’empire ottoman dans laquelle l’Égypte s’insérait. Mais l’Égypte, « don du Nil », selon la célèbre formule d’Hérodote, fut aussi perçue, très tôt, dans son unité géographique : c’est elle qui conditionne l’itinéraire des voyageurs, aujourd’hui encore. Enfin, elle laisse des monuments devenus de véritables symboles, parmi lesquels les pyramides, dont Chateaubriand, qui ne goûtait pourtant guère l’Égypte, reconnaissait dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem que c’était par « l’instinct de son immortalité » que l’homme les avait élevées. ■ Au XIXe siècle déjà, la navigation sur le Nil faisait rêver les voyageurs. bleus qui ont conservé les teintes des singulières feuilles dont ils se composent. ». Enfin, le célèbre temple d’Abou-Simbel, encore ensablé en 1813, lorsque l’explorateur suisse Johann Ludwig Burckhardt le repéra, et dont Maxime Du Camp photographia, en 1850, les statues colossales de Ramsès : il constitue, pour l’immense majorité des voyageurs, jusqu’aujourd’hui, le terme de la remontée du Nil. Le voyage de la Haute-Égypte est incontestablement un retour dans le temps. Mais quitter les villes du Delta ne signifie pas forcément fermer les yeux sur la vie quotidienne dans les campagnes. En 1848, la comtesse de Gasparin, une protestante genevoise ayant épousé un ancien ministre de Louis-Philippe, se montre extrêmement sensible à la pauvreté des fellahs, à la façon dont les paysans égyptiens sont exploités (la récolte du miri, l’impôt en nature exigé par les fonctionnaires locaux), et elle raconte, dans son Journal d’un voyage au Levant, avoir vu des enfants dont les parents avaient mutilé les doigts ou crevé les yeux pour leur permettre d’échapper à la conscription. Sarga Moussa Paysage d’éternité 22 DR Spécialiste du récit du voyage en Orient, Sarga Moussa est chercheur au CNRS (UMR LIRE). Il est notamment l’auteur de La Relation orientale. Enquête sur la communication dans les récits de voyage en Orient. 18111861 (Klincksieck, 1995) et de Le Voyage en Égypte. Anthologie de voyageurs de Bonaparte à l’occupation anglaise (Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2004). Mauricette Lompré Mauricette Lompré La description des paysages du Nil par Fromentin, en 1869, réconcilie d’une certaine manière l’Égypte du passé et celle du présent. Manifestement peu intéressé par les fêtes organisées pour célébrer l’ouverture du canal de Suez (des milliers d’invités de toutes les parties du monde furent conviés à cette manifestation pour laquelle Verdi composa Aïda – mais l’opéra ne fut représenté au Caire qu’en 1871), le peintre du désert se délecte des tons changeants de la lumière lors de la remontée du fleuve. Loin des discours officiels et quelque peu naïfs sur le « mariage de l’Orient et de l’Occident » qu’était censé symboliser l’œuvre de Ferdinand de Lesseps, Fromentin s’enchante d’une nature apparemment inchangée depuis la nuit des temps : « Les collines se nuancent de gris, de jaune clair, de violet, de Un village sur une rive du Nil. Louxor, portique de la première cour. Le voyage de la Haute-Égype est un retour dans le temps. CAESmagazine n° 76 • automne 2005