l’altérité orientale. Malgré la volonté de modernisation manifestée
par le pacha, ce qui frappe le voyageur français du XIXe siècle,
c’est d’abord le sentiment de la différence.
Très marqué par la vision négative de l’Égypte ottomane don-
née par Volney à la fin du XVIIIe siècle, Renoüard de Bussierre, parti
de Vienne en 1827 comme secrétaire d’ambassade, fait du Caire
une sorte d’antithèse européenne : « Les rues sont trop étroites
pour qu’une voiture y puisse avancer ; le passage continuel des
chameaux chargés d’outres et des porteurs d’eau les rend sales
et humides ; jamais le soleil n’y pénètre… »
Le goût de l’exotisme, si caractéristique de l’époque, l’emporte
rapidement. Et, dans les années 1880, le journaliste Gabriel Char-
mes, sensible, comme Gautier, au pittoresque de la vie orientale,
décrit le panorama de la capitale,
depuis la citadelle, comme un vé-
ritable tableau orientaliste :
« Ce qui saisit l’œil par-dessus
tout, c’est la ville même du Caire
étagée avec grâce sur le premier
plan : la sombre et colossale
mosquée du sultan Hassan se
détache d’abord sur le fond mul-
ticolore des maisons, des palais
et des mosquées ; au-delà, c’est
une forêt, un fouillis indescriptible
de constructions dont les colora-
tions ardentes éblouissent le re-
gard. Le soir, au soleil couchant,
les couleurs sont plus vives en-
core. »
Cette vue surplombante n’em-
pêche pas un contact rapproché
avec la métropole égyptienne,
notamment à travers le plaisir de
la déambulation dans le labyrinthe
des ruelles du bazar : on regarde,
on touche, on marchande des
objets dont certains paraissent de
petites œuvres d’art, comme cet-
te « magnifique paire de guêtres
amarante et or, dites touslouck »,
qui fait dire au dessinateur Goupil-
Fesquet, en 1839, que « l’art complet […] des contrastes savam-
ment combinés se trouve résumé ici dans un simple vêtement ».
Le même auteur décrit aussi l’expérience du bain turc, où le corps
est à la fois mis à rude épreuve (le décapage de la crasse !) et re-
laxé en profondeur grâce aux mains expertes du masseur : c’est
là un topos des récits de voyage en Orient, mais c’est aussi, de
manière implicite, une manière de donner droit de cité à la chair.
Pourtant, le voyage réserve aussi des déceptions. En effet, le
sentiment de dépaysement s’atténue à la fin du XIXe siècle, dans la
mesure où l’Égypte se transforme au contact même de ceux qui
la visitent. Ainsi Blanche Lee Childe, une amie de Loti, mariée à un
Américain, dénonce-t-elle, dans Un hiver au Caire (1883), les tou-
ristes comme une « vermine moderne » : ils dénaturent, par leur
simple présence, les sites qu’ils prétendent admirer.
L’occidentalisation de la capitale va beaucoup plus loin. Elle
se traduit notamment par des transformations urbaines qui sont
dans le prolongement des réformes mises en route par Méhémet-
Ali dès les années 1820. Dès lors, le malentendu est complet,
puisque Le Caire ne cesse de renvoyer au voyageur français une
image dont il cherche précisément à se déprendre : « La place
de l’Ezbekyeh – qui était autrefois, me dit-on, plantée de palmiers,
pittoresque, orientale – est absolument haussmannisée », déplore
Childe, qui ajoute, cruellement : « De grands boulevards à moi-
tié construits, créés par le khédive, abandonnés faute d’argent,
s’écroulant faute de soin, attristent encore davantage. » Mais c’est
Loti qui, au début du XXe siècle, dénoncera le plus fortement l’oc-
cidentalisation du Caire, « foire cosmopolite » dont les Anglais (qui
occupent l’Égypte à partir de 1882) sont loin d’être les seuls res-
ponsables, à ses yeux :
« Partout de l’électricité aveuglante : des hôtels monstres, éta-
lant le faux luxe de leurs façades raccrocheuses ; le long des rues,
triomphe du toc, badigeon sur plâtre en torchis, sarabande de
tous les styles, le rocaille, le roman, le gothique, l’art nouveau, le
pharaonique et surtout le prétentieux et le saugrenu. D’innom-
brables cabarets, qui regorgent de bouteilles : tous nos alcools,
tous nos poisons d’Occident, déversés sur l’Égypte à bouche-
que-veux-tu. »
La Mort de Philae (1908) n’est
pas seulement un récit renvoyant
à la « décadence » fin-de-siè-
cle. Il y a aussi un « réalisme »
de Loti, qui n’hésite pas à stig-
matiser tous les phénomènes
d’acculturation et qui rêve d’une
Égypte ottomane encore intou-
chée par le rouleau compresseur
européen.
Temples et rives du Nil
Heureusement, pour les amou-
reux d’éternité, le voyage en
Égypte contient son propre an-
tidote. Si l’arrivée de Bonaparte
a pu être interprétée comme
une sorte de « réveil » d’un pays
maintenu dans la « léthargie » de
la domination ottomane turco-
mamelouke (comme s’il n’y avait
d’histoire qu’européenne !), la
traditionnelle remontée du Nil se
charge de replonger les voya-
geurs dans un autre temps – celui
des Pharaons, dont les momies
et les temples qui ont traversé
les siècles constituent un défi à la
mort.
Déjà pour Denon, en 1799, le site de Thèbes est un éblouis-
sement : la « ville aux cent portes », selon l’expression employée
par Homère dans l’Iliade, produit sur lui un étourdissement qu’il
compare à un rêve. Sans doute l’artiste est-il encore marqué par
l’esthétique de l’Antiquité gréco-romaine, et, face au gigantisme
du temple d’Amon à Karnak, il ne peut s’empêcher de faire remar-
quer qu’« un camée peut être préférable à une statue colossale ».
Mais les voyageurs s’habitueront rapidement aux constructions
pharaoniques. Du reste, les Lettres écrites d’Égypte et de Nubie
en 1828 et 1829, de Champollion, contribueront à faire du voyage
en Égypte une forme de tourisme archéologique.
De fait, rares sont ceux qui n’accompliront pas la visite rituelle
des grands sites de la vallée du Nil : les pyramides et le sphinx
de Guizeh, Louxor, Karnak et la Vallée des Rois ; plus au sud, les
temples ptolémaïques d’Edfou et de Kom Ombo. Si le voyage se
poursuit en Nubie, après Assouan, on admire le temple de Philae,
déjà menacé par les eaux, au début du XXe siècle, à la suite de la
construction du premier barrage, et dont l’égyptologue Jean-Jac-
ques Ampère, qui s’y trouve en 1845, donne une belle descrip-
tion : « Nous suivons un petit sentier et nous nous trouvons tout
à coup comme par enchantement dans un temple parfaitement
conservé que soutiennent des colonnes aux chapiteaux verts et
DR
« Têtes d’Arabes » dessinées par Dominique Vivant Denon
lors de l’expédition de Bonaparte (1798-1801).
CAESmagazine n° 76 • automne 2005 21