CAESmagazine n° 76automne 2005 19
Découverte
Àdéfaut d’être véritablement connue, l’Égypte est
présente, depuis Hérodote, dans la conscience
et dans l’imaginaire européens. Mais c’est au
XIXe siècle, à la suite de l’expédition de Bonaparte
(1798-1801), qu’elle devient l’objet d’une véritable
fascination qui se traduit par d’innombrables voyages, bien avant
l’époque du tourisme de masse. On en évoquera ici seulement
quelques-uns, à travers des extraits publiés dans notre anthologie
Le Voyage en Égypte (Laffont, coll. « Bouquins », 2004).
Denon et le mythe de Napoléon
Le 19 mai 1798, Bonaparte s’embarque à Toulon avec un corps
expéditionnaire de 38 000 hommes, auxquels se joignent 167 sa-
vants recrutés par la Commission des sciences et des arts. Parmi
eux, Dominique Vivant Denon, auteur d’un conte libertin (Point de
lendemain) publié de manière anonyme, mais surtout graveur et
dessinateur de talent. Il est l’une des rares personnes à connaître
par avance la destination de l’escadre française, qui a pour ob-
jectif de barrer la route des Indes aux Anglais en s’emparant de
l’Égypte. Il deviendra l’un des chroniqueurs de cette expédition,
laquelle fut à la fois un échec militaire et un succès culturel.
Bien avant la fameuse Description de l’Égypte (qui commence
à paraître, sous la direction de Jomard, dès 1809), Denon publie
son propre Voyage dans la Basse et la Haute Égypte (1802), com-
posé d’un volume de texte et d’un volume de planches. Il n’assiste
vraisemblablement pas à la bataille dite des Pyramides (21 juillet
1798), mais il rapporte la célèbre phrase que le général en chef
aurait prononcée à cette occasion : « Allez, et pensez que du haut
de ces monuments quarante siècles nous observent ». Il fait plu-
sieurs dessins est mis en valeur l’héroïsme des soldats français
face aux redoutables Mamelouks, cette milice d’anciens esclaves
blancs qui avaient fini par exercer le pouvoir réel en Égypte, bien
que celle-ci restât nominalement une province ottomane soumise
au sultan. Bonaparte est présenté comme un libérateur : au nom
de l’universalisme issu de la Révolution française, il doit apporter
au pays des Pharaons les lumières que celui-ci aurait perdues
depuis longtemps. Voici d’ailleurs ce qu’écrit Denon, dans sa dé-
dicace « À Bonaparte » : « Joindre l’éclat de votre nom à la splen-
deur des monuments d’Égypte, c’est rattacher les fastes glorieux
de notre siècle aux temps fabuleux de l’histoire. »
Nouveau Pharaon, Bonaparte gagne un prestige symbolique
qui fait oublier sa défaite réelle. En retour, l’Égypte acquiert sou-
dain un nouvel « éclat », qui ne se démentira pas tout au long du
XIXe siècle. Denon contribue à fabriquer et à répandre la légende
du « héros » français en Orient, y compris lorsqu’il se trouve, sous
l’Empire, à la tête du musée Napoléon (le futur Louvre). Il sait
pourtant, dans son récit de voyage, dénoncer les conséquences
terribles de la guerre sur la population civile, et même interroger la
légitimité de cette occupation militaire : « Nous avions à la vérité
chassé les Mamelouks ; mais […] en les chassant, ne les avions-
nous pas remplacés ? »
Ce que retiendront les lecteurs de ce Voyage, c’est l’image d’une
chevauchée étourdissante le long du Nil, que Denon a remonté
jusqu’à Assouan en accompagnant le général Desaix. L’itinéraire
de la Haute-Égypte, qui sera ensuite reproduit par l’immense ma-
jorité des voyageurs, constituera du même coup un voyage sur
les traces des soldats français. Ainsi l’égyptologue Jean-Jacques
Ampère, qui se retrouve sur l’île de Philae, en 1845, recopie-t-il
une inscription, sur un temple ptolémaïque, célébrant les hauts
faits de l’armée de Bonaparte. C’est autant la figure du héros mili-
taire que celle de Champollion (lequel avait d’ailleurs utilisé la pier-
re de Rosette, ramenée à la suite de l’expédition d’Égypte, pour
déchiffrer les hiéroglyphes, en 1822), qu’Ampère célèbre ici.
La figure de Méhémet-Ali
Cette présence tutélaire de Bonaparte, on va la retrouver, indirec-
tement, à travers le pacha Méhémet-Ali, qui règne sur l’Égypte
pendant toute la première moitié du XIXe siècle. Cet Albanais de
L’Égypte fascine.
Particulièrement les Français.
Dès le début du XIXe siècle,
après l’expédition de Bonaparte.
Du Caire à la Haute-Égypte,
nombre de récits de voyageurs
en témoignent. Analyse.
L’Égypte
des voyageurs français
au XIXe siècle
DR
20 CAESmagazine n° 76automne 2005
Macédoine, qui s’était d’abord mis au service du sultan pour com-
battre l’armée française, avant de prendre le pouvoir en 1805, fit
souvent appel à des Français (ingénieurs, médecins, professeurs,
officiers…) pour réformer son pays. Celui qui passe pour le fon-
dateur de l’Égypte moderne exerça une véritable fascination sur
les voyageurs contemporains. Ainsi Émile Barrault, qui travailla au
service du vice-roi, comme le « Père » Enfantin et nombre de ses
compagnons saint-simoniens, dans les années 1830, voit-il en
Méhémet-Ali « l’exécuteur testamentaire de Napoléon en Égyp-
te ». Dans Occident et Orient (1835), il raconte le climat d’euphorie
régnant au bord du Nil, où les saint-simoniens avaient été chargés
de construire un barrage. Égyptiens et Français portent un toast
commun, le 15 août 1834 (jour de la fête de Napoléon), et con-
çoivent cette entreprise comme une continuation, sur le plan éco-
nomique et par des voies pacifiques, de l’idée de rapprochement
entre l’Orient et l’Occident sur laquelle Bonaparte s’appuyait déjà
pour justifier son expédition :
« C’est lui qui porta un coup fatal à la puissance des beys et hâta
la chute du despotisme militaire des Mamelucks ; c’est lui qui réveilla
la race arabe et la releva de la poussière pour le rôle brillant que déjà
elle a joué ; c’est lui qui, au bout de ses baïonnettes, apporta ici,
en présent, la science européenne dont aujourd’hui les lumières se
propagent ; c’est lui qui songea à remuer, à rajeunir cette vieille terre
par un large mouvement de travail ; c’est encore lui qui rappela à
l’Europe qu’elle avait pour Soueys [Suez] une route plus abrégée
vers l’Inde. En un mot, par Napoléon, commencèrent pour l’Égypte
de nouvelles destinées, et Méhémet-Ali, d’une main vigoureuse, en
a saisi la chaîne pour la dérouler vers l’avenir. »
Pourtant, tous les voyageurs sont loin de partager le même en-
thousiasme. Certains, comme l’historien Michaud, soulignent au
contraire le caractère « despotique » du maître de l’Égypte, qui
considère le pays comme sa propriété personnelle. En effet, pour
réaliser un certain nombre de grands travaux, notamment le creu-
sement du canal Mahmoudieh, entre Alexandrie et Le Caire, le
vice-roi oblige de très nombreux paysans à travailler pour lui ; des
milliers d’entre eux y laisseront la vie. Outre l’instauration de la
« corvée », Méhémet-Ali introduit la conscription, de façon à ren-
forcer une armée dont les objectifs se révèlent de plus en plus
clairement expansionnistes (conquête du Soudan, de la Syrie,
et menace très directe contre le sultan, dans les années 1830).
Conséquence : les campagnes se vident et la modernisation de
l’Égypte se traduit, pour l’immense majorité de la population pay-
sanne, par un appauvrissement généralisé.
C’est au fond seulement à la fin du règne de Méhémet-Ali que
les voyageurs peuvent tenter d’établir un bilan équilibré de l’œuvre
accomplie par ce dernier. Ainsi Xavier Marmier, grand voyageur et
traducteur, fait-il l’éloge des réformes introduites par le vice-roi et
du rôle des Français dans la réorganisation de la marine, de l’ar-
mée, des hôpitaux, des écoles, etc. Mais il ne peut s’empêcher
d’évoquer, avec une pointe d’ironie, l’activisme du souverain (« il
semble qu’il ne soit content que lorsqu’il entend du salon de son
palais le bruit des charrettes qui enlèvent des décombres… »), et
il ne cache pas le coût élevé, sur le plan humain (par exemple, la
pratique courante de la bastonnade, à laquelle sont condamnés les
ouvriers récalcitrants), de cette modernisation à marche forcée.
Méhémet-Ali reste finalement une énigme (est-il « barbare » ou
« civilisé » ?), mais ce mystère contribue lui-même à la fascination
que le vice-roi exerce sur ses visiteurs. Le dernier Pharaon, com-
me dit Gilbert Sinoué dans la biographie qu’il lui a consacrée, est
tourné à la fois vers le passé et vers l’avenir. En tous les cas, les
questions qu’il pose sont d’une grande actualité pour les nom-
breux voyageurs français qui ne peuvent qu’être conduits à réflé-
chir, en retour, sur les transformations économiques et sociales
que connaît leur propre pays au même moment.
Images du Caire
« C’est au Caire que l’Orient commence. Alexandrie est trop mé-
langée d’Européens pour que la couleur locale y soit bien pure »,
écrit Flaubert à sa mère, depuis la capitale égyptienne, le 2 dé-
cembre 1849. Alexandrie est pourtant la ville les voyageurs
abordent, après avoir traversé la Méditerranée : dans un premier
temps, c’est la foule cosmopolite (Turcs, Arabes, Grecs, Italiens,
Juifs, Arméniens…) de cette échelle du Levant qui produit un choc
culturel, que celui-ci soit recherché ou non. Mais c’est bien au Cai-
re, la ville des mosquées, qu’a lieu la véritable confrontation avec
Paule Baumann
Mauricette Lompré
Paule Baumann
Goût de l’exotisme et tourisme archéologique : une passion sans cesse renouvelée pour les amoureux d’éternité.
Ces temples, ces fresques qui ont traversé tant de siècles
ne constituent-ils pas un défi à la mort ?
l’altérité orientale. Malgré la volonté de modernisation manifestée
par le pacha, ce qui frappe le voyageur français du XIXe siècle,
c’est d’abord le sentiment de la différence.
Très marqué par la vision négative de l’Égypte ottomane don-
née par Volney à la fin du XVIIIe siècle, Renoüard de Bussierre, parti
de Vienne en 1827 comme secrétaire d’ambassade, fait du Caire
une sorte d’antithèse européenne : « Les rues sont trop étroites
pour qu’une voiture y puisse avancer ; le passage continuel des
chameaux chargés d’outres et des porteurs d’eau les rend sales
et humides ; jamais le soleil n’y pénètre… »
Le goût de l’exotisme, si caractéristique de l’époque, l’emporte
rapidement. Et, dans les années 1880, le journaliste Gabriel Char-
mes, sensible, comme Gautier, au pittoresque de la vie orientale,
décrit le panorama de la capitale,
depuis la citadelle, comme un vé-
ritable tableau orientaliste :
« Ce qui saisit l’œil par-dessus
tout, c’est la ville même du Caire
étagée avec grâce sur le premier
plan : la sombre et colossale
mosquée du sultan Hassan se
détache d’abord sur le fond mul-
ticolore des maisons, des palais
et des mosquées ; au-delà, c’est
une forêt, un fouillis indescriptible
de constructions dont les colora-
tions ardentes éblouissent le re-
gard. Le soir, au soleil couchant,
les couleurs sont plus vives en-
core. »
Cette vue surplombante n’em-
pêche pas un contact rapproché
avec la métropole égyptienne,
notamment à travers le plaisir de
la déambulation dans le labyrinthe
des ruelles du bazar : on regarde,
on touche, on marchande des
objets dont certains paraissent de
petites œuvres d’art, comme cet-
te « magnifique paire de guêtres
amarante et or, dites touslouck »,
qui fait dire au dessinateur Goupil-
Fesquet, en 1839, que « l’art complet […] des contrastes savam-
ment combinés se trouve résumé ici dans un simple vêtement ».
Le même auteur décrit aussi l’expérience du bain turc, le corps
est à la fois mis à rude épreuve (le décapage de la crasse !) et re-
laxé en profondeur grâce aux mains expertes du masseur : c’est
un topos des récits de voyage en Orient, mais c’est aussi, de
manière implicite, une manière de donner droit de cité à la chair.
Pourtant, le voyage réserve aussi des déceptions. En effet, le
sentiment de dépaysement s’atténue à la fin du XIXe siècle, dans la
mesure l’Égypte se transforme au contact même de ceux qui
la visitent. Ainsi Blanche Lee Childe, une amie de Loti, mariée à un
Américain, dénonce-t-elle, dans Un hiver au Caire (1883), les tou-
ristes comme une « vermine moderne » : ils dénaturent, par leur
simple présence, les sites qu’ils prétendent admirer.
Loccidentalisation de la capitale va beaucoup plus loin. Elle
se traduit notamment par des transformations urbaines qui sont
dans le prolongement des réformes mises en route par Méhémet-
Ali dès les années 1820. Dès lors, le malentendu est complet,
puisque Le Caire ne cesse de renvoyer au voyageur français une
image dont il cherche précisément à se déprendre : « La place
de l’Ezbekyeh – qui était autrefois, me dit-on, plantée de palmiers,
pittoresque, orientale – est absolument haussmannisée », déplore
Childe, qui ajoute, cruellement : « De grands boulevards à moi-
tié construits, créés par le khédive, abandonnés faute d’argent,
s’écroulant faute de soin, attristent encore davantage. » Mais c’est
Loti qui, au début du XXe siècle, dénoncera le plus fortement l’oc-
cidentalisation du Caire, « foire cosmopolite » dont les Anglais (qui
occupent l’Égypte à partir de 1882) sont loin d’être les seuls res-
ponsables, à ses yeux :
« Partout de l’électricité aveuglante : des hôtels monstres, éta-
lant le faux luxe de leurs façades raccrocheuses ; le long des rues,
triomphe du toc, badigeon sur plâtre en torchis, sarabande de
tous les styles, le rocaille, le roman, le gothique, l’art nouveau, le
pharaonique et surtout le prétentieux et le saugrenu. D’innom-
brables cabarets, qui regorgent de bouteilles : tous nos alcools,
tous nos poisons d’Occident, déversés sur l’Égypte à bouche-
que-veux-tu. »
La Mort de Philae (1908) n’est
pas seulement un récit renvoyant
à la « décadence » fin-de-siè-
cle. Il y a aussi un « réalisme »
de Loti, qui n’hésite pas à stig-
matiser tous les phénomènes
d’acculturation et qui rêve d’une
Égypte ottomane encore intou-
chée par le rouleau compresseur
européen.
Temples et rives du Nil
Heureusement, pour les amou-
reux d’éternité, le voyage en
Égypte contient son propre an-
tidote. Si l’arrivée de Bonaparte
a pu être interprétée comme
une sorte de « réveil » d’un pays
maintenu dans la « léthargie » de
la domination ottomane turco-
mamelouke (comme s’il n’y avait
d’histoire qu’européenne !), la
traditionnelle remontée du Nil se
charge de replonger les voya-
geurs dans un autre temps – celui
des Pharaons, dont les momies
et les temples qui ont traversé
les siècles constituent un défi à la
mort.
Déjà pour Denon, en 1799, le site de Thèbes est un éblouis-
sement : la « ville aux cent portes », selon l’expression employée
par Homère dans l’Iliade, produit sur lui un étourdissement qu’il
compare à un rêve. Sans doute l’artiste est-il encore marqué par
l’esthétique de l’Antiquité gréco-romaine, et, face au gigantisme
du temple d’Amon à Karnak, il ne peut s’empêcher de faire remar-
quer qu’« un camée peut être préférable à une statue colossale ».
Mais les voyageurs s’habitueront rapidement aux constructions
pharaoniques. Du reste, les Lettres écrites d’Égypte et de Nubie
en 1828 et 1829, de Champollion, contribueront à faire du voyage
en Égypte une forme de tourisme archéologique.
De fait, rares sont ceux qui n’accompliront pas la visite rituelle
des grands sites de la vallée du Nil : les pyramides et le sphinx
de Guizeh, Louxor, Karnak et la Vallée des Rois ; plus au sud, les
temples ptolémaïques d’Edfou et de Kom Ombo. Si le voyage se
poursuit en Nubie, après Assouan, on admire le temple de Philae,
déjà menacé par les eaux, au début du XXe siècle, à la suite de la
construction du premier barrage, et dont l’égyptologue Jean-Jac-
ques Ampère, qui s’y trouve en 1845, donne une belle descrip-
tion : « Nous suivons un petit sentier et nous nous trouvons tout
à coup comme par enchantement dans un temple parfaitement
conservé que soutiennent des colonnes aux chapiteaux verts et
DR
« Têtes d’Arabes » dessinées par Dominique Vivant Denon
lors de l’expédition de Bonaparte (1798-1801).
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22 CAESmagazine n° 76automne 2005
bleus qui ont conserles teintes des singulières feuilles dont ils
se composent. ». Enfi n, le célèbre temple d’Abou-Simbel, enco-
re ensablé en 1813, lorsque l’explorateur suisse Johann Ludwig
Burckhardt le repéra, et dont Maxime Du Camp photographia, en
1850, les statues colossales de Ramsès : il constitue, pour l’im-
mense majorité des voyageurs, jusqu’aujourd’hui, le terme de la
remontée du Nil.
Le voyage de la Haute-Égypte est incontestablement un retour
dans le temps. Mais quitter les villes du Delta ne signifi e pas forcé-
ment fermer les yeux sur la vie quotidienne dans les campagnes.
En 1848, la comtesse de Gasparin, une protestante genevoise
ayant épousé un ancien ministre de Louis-Philippe, se montre
extrêmement sensible à la pauvreté des fellahs, à la façon dont
les paysans égyptiens sont exploités (la récolte du miri, l’impôt en
nature exigé par les fonctionnaires locaux), et elle raconte, dans
son Journal d’un voyage au Levant, avoir vu des enfants dont les
parents avaient mutilé les doigts ou crevé les yeux pour leur per-
mettre d’échapper à la conscription.
Paysage d’éternité
La description des paysages du Nil par Fromentin, en 1869, ré-
concilie d’une certaine manière l’Égypte du passé et celle du pré-
sent. Manifestement peu intéressé par les fêtes organisées pour
célébrer l’ouverture du canal de Suez (des milliers d’invités de
toutes les parties du monde furent conviés à cette manifestation
pour laquelle Verdi composa Aïda – mais l’opéra ne fut représenté
au Caire qu’en 1871), le peintre du désert se délecte des tons
changeants de la lumière lors de la remontée du euve. Loin des
discours offi ciels et quelque peu naïfs sur le « mariage de l’Orient
et de l’Occident » qu’était censé symboliser l’œuvre de Ferdinand
de Lesseps, Fromentin s’enchante d’une nature apparemment in-
changée depuis la nuit des temps :
« Les collines se nuancent de gris, de jaune clair, de violet, de
Spécialiste du récit du voyage en Orient,
Sarga Moussa est chercheur au CNRS (UMR
LIRE). Il est notamment l’auteur de La Rela-
tion orientale. Enquête sur la communication
dans les récits de voyage en Orient. 1811-
1861 (Klincksieck, 1995) et de Le Voyage
en Égypte. Anthologie de voyageurs de
Bonaparte à l’occupation anglaise (Robert
Laffont, coll. « Bouquins », 2004).
gris bleuâtre, arêtes vives. Au-dessous du soleil, bande ferme de
dessin, de couleur neutre. Le large miroitement du Nil, sous le
soleil, est éblouissant. Villages de fellahs, isolés sur les îlots, avec
quelques palmiers, des sycomores.
À droite, un rideau de palmiers très voisins de nous. Troncs tout
gris, sommets inclinés vers le sud, vert fade.
Grande force de tous les tons. Une voile de cange enlevée sur
les fonds. Dans un espace libre entre le rideau de palmiers, petites
pyramides d’Abou-Sir posées sur les mamelons du désert. Très
loin dans la brume grise et rose, je les vois de ma cabine. Le rideau
vert recommence. Neuf heures. Charmant village de fellah inondé.
Palmiers dans l’eau, nous les longeons à les toucher. »
Ce paysage d’éternité vaut condamnation implicite de la mo-
dernisation dans laquelle s’engage l’Égypte. C’est pourtant grâce
au bateau à vapeur sur lequel il remonte le Nil que Fromentin peut
voir, une dernière fois, l’Orient. Mais son rêve est celui de la lente
contemplation : non pas fusion romantique avec son objet, mais
connaissance et respect du monde. Une leçon à retenir…
C’est sans doute, en partie, à cause de la richesse de ses
couches culturelles (pharaonique, mais aussi chrétienne, puis
musulmane), que l’Égypte continue de nous fasciner. Au début
du XXe siècle, une ville comme Alexandrie, composée elle-même
d’une multitude de communautés ethnico-religieuses, représentait
à elle seule une extraordinaire diversité, à l’image de celle de l’em-
pire ottoman dans laquelle l’Égypte s’insérait. Mais l’Égypte, « don
du Nil », selon la célèbre formule d’Hérodote, fut aussi perçue, très
tôt, dans son unité géographique : c’est elle qui conditionne l’iti-
néraire des voyageurs, aujourd’hui encore. Enfi n, elle laisse des
monuments devenus de véritables symboles, parmi lesquels les
pyramides, dont Chateaubriand, qui ne goûtait pourtant guère
l’Égypte, reconnaissait dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem
que c’était par « l’instinct de son immortalité » que l’homme les
avait élevées.
Sarga Moussa
Mauricette Lompré
DR
Mauricette Lompré
Un village sur une rive du Nil. Louxor, portique de la première cour. Le voyage de la Haute-Égype est un retour dans le temps.
Au XIXe siècle déjà, la navigation sur le Nil faisait rêver les voyageurs.
DR
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