– et moins fatigant – de fantasmer le retour de la bête immonde que de se
prendre la tête avec l’islam radical.
Alors que les familles endeuillées, et avec elles tout le pays, pleurent
leurs morts, ces rodomontades résistantes, ces postures pseudo-héroïques
semblent rescapées d’un autre temps. Le samedi 14 novembre, Paris était
désert, sauf quelques endroits où on se pressait pour être triste et avoir
peur ensemble, et dans cette atmosphère de « jour d’après », on se disait
que, cette fois, on avait vraiment changé de monde. Quelques jours plus tard,
on est moins sûr. D’après le Monde du 22 novembre, nous sommes entrés dans
« La France d’après ». Mais après tout, pourquoi cette fois ? Pourquoi pas
après Merah ? Pourquoi pas après Charlie et l’Hyper Casher ? Avons-nous
changé de monde après Tati, après le RER Saint-Michel, après le Drakkar de
Beyrouth ?
D’abord, pourquoi le nier, on s’habitue. On n’est pas moins horrifié, on est
moins surpris. Du reste, le retour aux affaires courantes est de plus en plus
rapide. Après le 13 novembre, il ne nous a fallu que quelques jours pour
recommencer à parler d’autre chose – et à acheter des chaussures. On a fait
de la poésie après Auschwitz, on fera les soldes après le Bataclan.
Et pourtant, peut-être que, cette fois, tout ne redeviendra pas comme avant.
En tout cas pas aussi vite que d’habitude. D’abord, on l’a abondamment
répété, « maintenant, tout le monde se sent visé » – même les « Français
innocents », comme l’a remarqué l’ami Guillaume Erner, non sans acidité, en
référence à la bourde de Raymond Barre après l’attentat de la rue Copernic1.
Désormais, nous disent nos ennemis, nous tuerons des dessinateurs, des juifs
et des bobos. Pourquoi des bobos ? C’est ainsi, plus besoin de dessiner
Mahomet ou d’être juif pour susciter la haine du djihadiste – ce qui signifie
a contrario qu’il ne sert à rien d’être accommodant, à moins que ces
accommodements aillent jusqu’au renoncement à fréquenter les bistrots.
Ensuite, il est devenu impossible d’ignorer que le terrorisme islamiste, chez
nous, n’est pas un phénomène importé mais une production locale. Quel que
soit le rôle de Daech comme camp d’entraînement, comme sponsor et comme Terre
promise rêvée, c’est dans nos villes et, de plus en plus, dans nos campagnes,
que se recrutent les assassins. On se rappelle la stupeur d’Israël, après
l’assassinat d’Yitzhak Rabin, il y a vingt ans, parce qu’« un Juif avait tué
un Juif ». Nous devons nous y faire : ce sont, pour l’essentiel, des Français
qui tuent des Français. Nous avons des ennemis lointains et d’autres de
l’intérieur.
Si quelque chose a changé pour de bon, c’est que, grâce notamment à la
conjonction de ces deux éléments, la France d’après est un peu plus la France
que celle d’avant. Si beaucoup de gens, y compris à gauche, ont retrouvé le
goût du tricolore et de la Marseillaise, suscitant d’homériques affrontements
sur Facebook, ce n’est pas parce qu’ils sont au garde-à-vous, prêts à défiler
au son du canon, mais parce que, en nous sommant de défendre ce que nous
avons en commun, les tueurs refont de nous un peuple. Certains trouveront
qu’il manque parfois de panache, ce peuple. « Nous sommes les enfants de
Descartes et de Voltaire », écrit Brice Couturier dans la magnifique adresse
aux djihadistes que nous publions dans les pages qui suivent. Certes. Mais