En 1981, IesprofesseursDanielA. Wagner, de I’Université de Pennsylvanie aux EtatsUnis et Abdelhamid Lotfi, de l’université Mohamed V au Maroc entreprirent une étude comparative de l’éducation traditionnelle islamique dans cinq pays de /‘Afrique, de l’Asie et du Proche-Orient. Sobventionnée par la Fondation Ford, ,le Social Science Research Council des Etats-Unis et ie CR”I. cette étude avait DO”~ obiet de décrire & d’analyser les kthodés en wgueur dans les écoles coraniques. L’article quisuif est tiré de deux documents préparés par M. Wagner sur le sujet. iourbel, Sénégal. Peu après I’aube, le Serigne (le maître principal) Abdoulaye arrive au iangu (école traditionnnelle islamique). Gar~ons et filles, quelques-uns âgés de trois ans à peine, prennent alors place dans de longues salles, recouvertes d’un toit léger, ou dans la cour à l’extérieur. Presque imperceptible, un bourdonnement s’élève lorsque les cinquante élèves se mettent à psalmodier la leçon du jour, de 25 à 30 lignes de caractères arabes inscrits sur leurs ardoises de bois. La leçon a commencé : ces enfants sont en train d’apprendredes passages du Coran, le livre sacré de tous les Musulmans du monde. Tandis que les plus jeunes se contentent de reproduire les attitudes du maître et de répéter des phrases qu’ils ne sont pas encore en mesure de comprendre, les élèves les plus avancés se concentrent, seuls ou en groupe, sur des passages plus difficiles (les suas). Cette scène qu’on peut observer dans un iangu de Diourbel se déroule également dans bien des endroits du Tiers-Monde. Le Sénégal partage avec la moitié environ des pays en développement et de leurs habitants cet élément culturel fondamental : la foi en I’lslam. A travers le monde, une personne sur cinq est musulmane, et la tradition islamique s’est maintenue et transmise de génération en génération pendant plus de quatorze siècles, par l’entremise des écoles religieuses islamiques, reconnues comme le moyen le plus répandu de reproduction du milieu socio-culturel. La création de ces écoles a évolué de pair avec la fondation de l’Islam au 7e siècle. La foi islamique s’est propagée vers l’Ouest et I’Est avec les conquêtes en EspagneetenAsiemineure,et plus tard, s’est infiltrée dans le centre de l’Afrique et I’extrémité est de I’lndonésie. DANIEL L’école PAR A. WAGNER coranique traditionnelle enseigne aux enfants les éléments de la foi et des coutumes islamiques, la lecture, I’écriture et le calcul élémentaires en langue arabe. Elle comprend également une section d’études islamiques supérieures. En arabe, le mot Coran implique l’idée de récitatien, et la récitation du Coran est l’occupation essentielle des musulmans pratiquants. Lesenfantsmusulmanss’initientàla récitation du livre sacré en apprenant par coeur autant de passages du Coran que possible. Cet exercice met leur mémoire à rude épreuve pendant six à huit années d’étude à temps complet. Toutefois, sans minimiser I’importance attribuée à l’étude des textes du Coran, les écoles se sont adaptées aux nécessités de leurs propres sociétés. Et malgré le peu de changement apparent, ces écoles ont en fait subi d’énormes modifications au cours des ans. TRADITION ET PROGRÈS DANS TROIS PAYS L’Indonésie est le plus grand pays musulman en SUperfiCie et en concentration de la population islamique. Environ 95 p. 100 des 140 millions d’indonésiens sont de religion musulmane, et près de 20 millions d’enfants fréquentent les écoles coraniques du pays. L’Islam est enseigné aussi bien dans les écoles gouvernementales qua dans les écoles religieuses privées. appelées pesantrens. Ces dernières sont en partie des vestiges de Au Yémen du Nord, en haut à gauche, les filles vont maintenant à ~école coranique. Des ardoises de bois sur lesguelles sont inscrits des suas, à Diourbel. au Sénégal; en haut à droite. ~ho,os:oaniei A wagner l’ancienne tradition des monastères hindou-bouddhistes, et les maîtres (kyais) sont souvent des personnes très cultivées, aux dons charismatique? qui assument de nombreuses responsabilités dans leur milieu. Les pesantrens sont des institutions financièrement indépendantes, dont les étudiants travaillent dans les champs et pratiquent occasionnelle ment des activités commerciales de peu d’importance pour les besoins de la communauté. De cette façon les étudiants, presque tous des garçons dans ce cas-ci, sont autonomes financièrement pendant les cinq à dix années que durent leurs études, tout en entretenant des liens étroits avec la communauté musulmane dans laquelle ils vivent. Toute étude du Coran nécessite la connaissance de l’alphabet arabe ; c’est ainsi que les cours de religion, formant environ la moitié du programme d’étude des pesantrens, sont enseignés en arabe. Pour les jeunes Indonésiens, I’apprentissage de I’arabe est une tâche difficile mais primordiale, En conséquence, de petites classes supplémentaires sont organisées par des travailleurs bénévoles. Que les progrès soient mineurs ou majeurs, tout enfant en sait suffisamment pour se sentir partie intégrante d’une dualité culturelle: l’Islam de l’Indonésie et 5 l’Islam des pays de langue arabe. Les méthodes modernes d’enseignement font quand même des ravages dans les écoles coraniques, particulièrement dans celles des villes. Dans une des mosquées de Djakarta, par exemple, chaque étudiant avait l’habitude de psalmodier à haute voix, un passagedifférent,cequi produisait une terrible cacophonie. Le maître décida alors d’appliquer la technique moderned’apprentissage d’une langue étrangère à l’étude du Coran : chaque étudiant, muni d’écouteurs et d’un magnétophone à cassettes, pouvait enregistrer toutes les suras du Coran. Cette année, de dire le maître, un de ses élèves aura même des chances de remporter le championnat de vitesse de récitation du Coran. L’islam fut introduit au Sénégal au 1 le siècle par l’arrivée lente mais progressive des commerçants, et par des incursions militaires occasionnelles des peuples de l’Afrique du Nord. L’lslamisation prit des siècles, mais fut sans contredit accélérée par des marchands d’esclaves venus d’Europe au ter et de mobiliser une telle force. En conséque&e, les confréries obtinrent non seulement de l’aide des Français, mais profitèrent largement du commerce des arachides. Les écoles coraniques devinrent plus ou moins les instruments decette nouvelle entrepriseagricole.On recrulait la main-d’oeuvre facilement mobilisée et obtenue à bon marché dans les écoles, qui réunissaient pour I’étude de jeunes garçons robustes. Ces confréries, représentées par les Serignes dans les villages, se servaient des écoles non seulement pour convertir les profanes, mais aussi pour étendre leurterritoireetdevenirunepuissance socle-économique. Toutefois, la participation des confréries et du gouvernement d’avant I’indépendance.dans ledomaineagricale, a décru ces dernières années, pour des raisons très diverses : décès de plusieurs chefs spirituels, diversification des récoltes et aussi migration croissante vers les villes. Des transformations se sont également fait sentir au niveau des écoles coraniaues. AUX GOUVERNEMENTS L’apprentissage de la lecture, de l’écriture et du calcul élémentaire est probablement I’objectif commun à tous les systèmes éducationnels contemporains. Fait intéressant, pour un grand nombre d’enfants du Tiers-Monde cet apprentissage se fait au sein d’une école traditionnelle, une réalité dont se sont peu préoccupés les planificateurs des pays concernés. Les écoles islamiques contemporain& constituent un bon exemple d’éducation traditionnelle, qui continuedecompterungrand nombre d’enfants. Récemment cependant, ces structures se sont trouvées en concurrence avec les écoles k=iques modernes. Les deux systèmes scolaires ont donc été conduits à des ajustements nécessaires. 16e siècle. Pendant les quelque 200 ans que dura le commerce des esclaves, la structure socio-économique du pays fut bouleversée. Les principales conséquences de ce bouleversement furent la montée de l’Islam en tant que groupe indigène anticblonialiste ainsi que ladomination de confréries islamiques importantes, qui s’étaient développées autour d’un personnage sacré et de ses descendants. Au lge siècle, un grand nombre d’ententes furent conclues entre les confréries et I’administration coloniale française, concernant la production massive d’arachides, destinées à I’exportation. La culture de l’arachide nécessitait une main-d’œuvre nombreuse, facilement mobilisable et relativement peu qualifiée. Seules les confréries étaient en mesure de recru6 D’AGIR Nombre de chercheurs admettent que les programmas nationaux en la matière n’ont obtenu qu’un succès mitigé ces dernières années dans nombre de pays et qu’il serait bénéfique que s’établisse un rapprochement plus étroit entre les pro grammes modernes et les projets éducatifs au sein des cultures indigènes. II faut cependant évaluer davantage l’efficacité des écoles traditionnelles. Si administrateurs et planificateurs des pays en dévelop pement s’intéressaient davantage aux politiques et programmes éducationnels, ils pourraientvaincre l’analphabétisme, là où déjà l’enseignement traditionnel fait partie de la vie de si nombreux enfants. Les Serignes n’ont plus la toute puissance d’antan. L’école du Serigne Abdoulaye, par exemple, a sombré dans la misi?re, car de moins en moins d’enfants acceptent encore la méthode d’étude traditionnelle. De nouvelles écoles et de nouveaux enseignants remplacent les anciens. Le Serigne Abdoulaye lui-même envoie ses enfants dans une école islamique moderne. Pour les parents et les professeurs, ce geste-là donne à réflé chir; il n’afallu qu’unegénération pour que beaucoup de Musulmans remettent en question les méthodes pédagogiques et l’ordre social du passé afin de pouvoir renforcer, à l’avenir, leurs principes fondamentaux. Le rôle joué par le Yemen a été, après celui de l’Arabie-Saoudite, le plus important pour rétablissement de l’Islam. Plus qu’aucun autre pays mu- sulman, le Yemen est resté attaché à ses traditions, ayant été coupé du monde occidental pendant près d’un millier d’années. Jusqu’à la révolution de 1972, le seul système scolaire existant était le système traditionnel des écoles coraniques. Elles étaient fréquentées par des garçons de l’âge de quatre ans jusqu’à celui de dix à douze ans, ou dès que ceux-ci devaient retourner chez eux pourse livrer aux travaux de la terre. L’apprentissage machinal, la récitation ainsi que les rudiments de la lecture, de l’écriture et du calcul étaient la règle. Seuls quelques adolescents particulièrement doués poursuivaient leurs études dans les madrasahs des grandes villes, pour devenir des spécialistes du Coran ou des enseignants. Dans un pays où le taux d’analphabétismeestélevé, on s’adressait la plupart du temps aux religieux pour le règlement de questions juridiques. Néanmoins, depuis la révolution, un effort énorme a été fourni pour inciter un plus grand nombre d’enfants à s’inscrire dans les écoles publiques. Cette mesure a eu deux conséquences connexes sur le système des écoles traditionnelles islamiques : d’une part de plus en plus de jeunes, optant pour la fréquentation des écoles publiques, ont abandonné les études préparatoires à l’enseignement du Coran ; et d’autre part, devant la diminution du nombre des enseignants coraniques et l’augmentation de la population d’âge scolaire, les autorités religieuses ont dû faire appel à des enseignants égyptiens, et ceux-ci ont été formés dans des écoles Ia’iques modernes. De nos jours, la plupart des écoles traditionnelles ont un corps enseignant plus jeune et plus qualifié et comptent de plus en plus d’élèves du niveau secondaire. Ainsi, le système scolaire s’est adapté aux besoins actuels,etoffreunealternativevalable, au point de vue culturel et religieux, aux familles désirant ne point rompra complètement avec les traditions. Quelles seront les conséquences de la montée des mouvements d’lslamisatien. on ne sait trop, mais il n’en demeure pas moins que des millions d’enfants fréquentent ces écoles et y reçoivent toute ou une partie de leur éducation officielle. L’école islamique est une des institutions les plus culturellement enracinées - et les moins comprises-qui influentsurlaviedes populations rurales pauvres du TiersMonde.Oncommenceseulementàse rendre compte du rôle qu’elle joue dans le processus de développement n du Tiers-Monde.* *Wagner, D.A., Indigenous education and literacy in the Third World, in D.A. Wagner (éd.) Child Development and International Development San Francisco: Jossey-Bass; et Islamic education: Tradilional pedagogy and contemporary change, in T Husen and TN. Postlethwaite (éd.) International Encyclopedia of Education: Research and Studies. New York: Pergamon Press, 1983.