Untitled - American Treibball Association

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Chez le même éditeur
Pour l’Éveil, Pierre Feuga
La Poignée de riz du Bouddha, Ariane Buisset
22 Cartes d’Asie, Georges Sédir
Gheranda Samhitâ, Jean Papin
La Couleur des Dieux, Stéphane Guillerme et Mathieu
Yoga, corps de vibration, corps de silence, Éric Baret
Le Psychiatre et la Voyante, Éliane Gauthier et Jean Sandretto
Le Seul Désir, Éric Baret
L’Impensable Réalité, Jean Bouchart d’Orval
La Voie du bambou, Yen Chan
Sakti-sûtra, Jean Papin
Dieux et déesses de l’Inde, Stéphane Guillerme
Caraka Samhitâ, Jean Papin
Le Sacre du dragon vert, Éric Baret
Journal d’un chaman – L’Ours des montagnes bleues, Mario Mercier
Journal d’un chaman – Les Voix de la mer, Mario Mercier
La Centurie de Goraksa, Tara Michaël
Les Doigts pointés vers la lune, Wei Wu Wei
Amour et connaissance, Alan Watts
Mandalas à contempler et à colorier, Christian Pilastre
Le Secret le mieux gardé, Jean Bouchart d’Orval
Être et ne pas être, Douglas Harding
Le Chemin des flammes, Pierre Feuga
© Éditions Almora, février 2008
51 rue Orfila, 75020 Paris
ISBN : 978-2-35118-021-1
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Le miroir
du vent
roman
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Du même auteur
Cent douze méditations tantriques, le « Vijñâna-Bhairava », traduction du sanskrit
et commentaire, Accarias/L’Originel, 1988.
Cinq visages de la Déesse, Le Mail/Le Rocher, 1989.
Liber de Catulle, traduction du latin, Orphée/La Différence, 1989.
Les Trophées, José-Maria de Heredia, choix et présentation, Orphée/La Différence, 1990.
Le bonheur est de ce monde, Accarias-L’Originel, 1990.
Satires de Juvénal, traduction du latin, Orphée/La Différence, 1992.
L’Art de la concentration, Albin Michel, coll. « Espaces libres », n° 32, 1992.
Tantrisme, Dangles, 1994.
Le Yoga (en collaboration avec Tara Michaël), PUF, coll. « Que sais-je ? »,
n° 643, 1998.
Comme un cercle de feu, traduction du sanskrit et commentaire de la Mândûkyaupanishad et des Kârikâ de Gaudapâda, Accarias-L’Originel, 2004.
Pour l’Éveil, Almora, 2005.
Le Chemin des flammes, Almora, 2008.
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pierre feuga
Le miroir
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Au Soleil invaincu
à l’Océan sous la Lune
à l’odeur du santal
et à la Belle des quatre vents
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PRÉLUDE
C’était à Alexandrie, en 1950. Mon père, ancien médecin de la Compagnie du canal de Suez, cherchait à s’établir dans cette ville. Par une annonce publiée dans un journal francophone, nous avions trouvé l’adresse
d’une villa dans un quartier tranquille. Seul des trois enfants, j’accompagnai mes parents pour la visite.
Le propriétaire était anglais, peut-être – c’est ce que j’ai imaginé depuis – ancien militaire ou diplomate de l’Empire britannique ; sa femme
était grecque ou italienne. Je n’avais pas encore huit ans mais je garde un
souvenir intense, quoique fluctuant, de cette maison où pourtant nous
n’avons jamais habité. Les pièces m’apparaissaient immenses. L’une surtout me frappa, leur chambre me semble-t-il, pleine de magnifiques meubles chinois laqués, noirs, dorés et rouges. Je revois sur un mur trois
peintures mais que représentent-elles : un empereur, des divinités, les Trois
Immortels ? Et – mais j’ai dû la remarquer dans une autre pièce, bureau
ou bibliothèque – la photographie d’un homme assez âgé, de haute taille,
très droit, grave, vêtu d’une longue tunique arabe, coiffé d’une calotte, – un
sage musulman dont je devais découvrir plus tard qu’il était né en France,
à Blois, s’appelait René Guénon et habitait, comme nous, en Égypte, au
Caire, sous le nom de Cheikh Abdel Wahed Yahia (il y mourut au début
de l’année suivante). Cet Anglais était-il de ses admirateurs, de ses amis ?
Un autre souvenir me trouble : celui du cerf-volant. Nous nous sommes
attardés un moment dans le jardin, parmi les pivoines que la maîtresse de
maison montrait à ma mère. Et je crois bien que le monsieur anglais m’a
placé dans les mains un objet beau, coloré, inconnu, en me disant que c’était
a kite. Je revois le cerf-volant qui s’élève dans le ciel bleu d’Égypte et moi,
cramponné de toutes mes forces aux deux cordes, qui le ramène péniblement, avec l’aide de l’Anglais. Mais cette scène l’ai-je rêvée, réinventée plus
tard ? S’est-elle déroulée ce jour-là et dans ce lieu ?
Je suis certain, en revanche, de m’être aventuré dans le fond du jardin,
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tandis que les adultes prolongeaient la visite ou bien prenaient le thé. Il y
avait, passé un tunnel de bambous qui ne devait mesurer que quelques
mètres mais me parut interminable, une petite cabane carrée en bois dont
j’ai poussé la porte. L’intérieur était ténébreux. Néanmoins j’ai perçu une
présence. Une femme se tenait là, assise les jambes croisées sur un coffre, immobile, silencieuse, son regard à la hauteur du mien. Je revois ces yeux
larges, fixes, seuls brillants, je ressens encore cette odeur que je n’ai jamais
retrouvée depuis, sauf une fois en rêve. Je ne peux plus bouger mais je n’ai
pas peur. Comment puis-je affirmer – puisque je n’en ai jamais parlé à
personne – que cette femme – cette servante ? cette jardinière ?– était originaire de l’Inde ? Mon souvenir s’arrête là, comme si le temps s’était arrêté
là. Comme si mon voyage, cette longue étreinte avec le vent, avait commencé
là.
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LIVRE I
OUEST
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UNE TORTUE RETOURNÉE
Il y a environ trente ans de cela, j’étais marin à bord d’une goélette qui faisait le tour du monde et ne passait pas inaperçue avec
ses voiles rouges et sa figure de proue d’un autre âge. Pendant dixhuit mois nous naviguâmes dans la mer des Caraïbes, entre les îles
Vierges et la Grenade. À Union Island, l’une des Grenadines, je
m’étais lié avec des pêcheurs vénézuéliens, contrebandiers à leurs
heures. Lors d’une escale, je leur échangeai sept bouteilles de rhum
vieux, de la fameuse marque haïtienne Barbancourt, contre des
ailerons de requin salés et séchés que je projetais de revendre, ici
ou là, à quelque restaurateur ou épicier chinois. En attendant l’occasion favorable, je conservais mon trésor dans un sac à voile
amarré à l’avant du pont, ce qui me valait force sarcasmes et grimaces de la part des autres équipiers, et surtout de Josep Lluís,
notre cuistot espagnol (catalan, ne manquait-il jamais de rectifier),
– mon meilleur camarade au demeurant. Un jour enfin nous relâchâmes dans l’île vénézuélienne de Margarita, jadis connue pour
ses perles et aujourd’hui pour son tourisme et ses boutiques hors
taxe. On m’y avait signalé un restaurant chinois, El Dragón de oro,
dont le patron Feng pouvait être intéressé par ma marchandise.
En vérité, ce n’était pas l’argent que je recherchais. J’espérais, sous
prétexte de troc ou de menu trafic, rencontrer des êtres qui me
conduiraient vers d’autres êtres, saisir le début d’un fil (menant à
quoi, j’aurais été incapable de le préciser). Quand je m’étais embarqué sur l’Iderosa, c’était sans but véritable. Néanmoins, depuis
longtemps – depuis même mon enfance en Égypte – tout ce qui
évoquait l’Asie, tout ce qui parlait d’elle me fascinait. Au rythme
lent et capricieux où nous voyagions, sa découverte risquait de
prendre encore bien des années mais je vivais cette attente sans
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impatience, comme une préparation nécessaire, et m’estimais assez
encouragé lorsque, de loin en loin, l’Orient – qui se situait désormais pour moi à l’ouest – paraissait me faire signe.
À peine débarqué sur le quai de Pampatar, mon sac d’ailerons
de requin sur l’épaule, je fus contraint de cheminer à petits pas
derrière un cercueil que portaient des hommes raides et transpirants. J’étais coincé, par trente degrés à l’ombre, entre des jeunes
femmes en minijupe de deuil et des officiers en uniforme qui se
contaient leurs bonnes fortunes. Des effluves de crevettes et de calamars grillés s’échappaient des maisons aux couleurs méditerranéennes. Radios et télévisions beuglaient des chansons passionnées
et des slogans publicitaires. Enfin je réussis à me dégager du cortège pour chercher un taxi collectif qui acceptât de me déposer
près du restaurant chinois, sur la route de Porlamar. J’en trouvai,
non sans effort, un conduit par un Galicien blond aux yeux bleus
prénommé Santi. La course valait un bolivar mais, en lorgnant puis
en reniflant mon sac, le chauffeur exigea un bolo de plus – qu’il me
rendit à l’arrivée, après avoir appris que je connaissais La Corogne
et avais doublé le cap Finisterre à la voile. Chemin faisant, il m’informa que le patron du Dragón de oro, renversé par une voiture
alors qu’il s’était rendu à La Guaira pour affaires, était resté hospitalisé là-bas. Néanmoins, à sa connaissance, le restaurant demeurait ouvert. El Indio, me dit-il comme si personne sur terre ne
pouvait ignorer de qui il s’agissait, remplaçait Feng aux fourneaux.
Un autre passager du taxi, sec et soigné, qui avait l’air d’exécrer
autant les Chinois que les Indiens, me demanda ce qui pouvait
bien m’attirer dans un endroit où, de notoriété publique, on ne
mangeait que du chien et du rat. Il décriait même son propre pays
qu’il qualifiait d’« Eldorado du mauvais goût ». Et, à titre d’exemples, il me désignait un panneau géant qui vantait un whisky japonais ou un kimono écossais, trois dévots blafards de Krishna en
oripeaux safran, une méchante touffe de cheveux sur leur crâne
rasé, en train de tendre le pouce au bord de la route, ou encore,
perdues dans le béton et les cactus, deux affiches de cinéma dont
l’une annonçait un film de kung-fu et l’autre le dernier Ingmar
Bergman : Cris et chuchotements.
C’était presque l’heure de la sieste et lorsque, passant entre
deux colonnes rougeâtres autour desquelles s’enroulaient des dragons dédorés, je pénétrai dans le restaurant, il ne se trouvait plus
qu’un seul client, somnolant devant plusieurs boîtes de bière Polar
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ornées d’un ours blanc. Il régnait d’ailleurs un froid anormal dans
la vaste salle, le climatiseur devait être déréglé, à moins que ce ne
fût le trop grand contraste avec la température extérieure. La décoration était surchargée et, à première vue, stéréotypée : les Trois
Immortels en porcelaine, les paravents peints de grues ou de fleurs
de prunier, l’aquarium (qui, au lieu de poissons-voiles, contenait
des crabes et des langoustes), un petit autel garni de fruits, de fleurs
d’hibiscus et de quelques dollars et bolivars ; et partout, jusqu’à
l’obsession, des dragons : sur les vases, les rouleaux de soie, les
lampions et même sur la vaisselle, – dragons cornus, moustachus,
volant dans des tourbillons d’eau et de nuages, transportant des
champignons écarlates, affrontant des tigres irrités, le plus saisissant, dans sa facture maladroite, étant un grand dragon d’or qui tenait une perle dans l’une de ses griffes. À lui seul il occupait tout
un mur et comme il se reflétait, entièrement ou partiellement,
dans plusieurs miroirs, il était hors de question d’échapper à son
empire. Quant au personnel, il se composait d’un jeune Chinois
fluet qui gardait la bouche toujours ouverte, comme s’il eût été
frappé de stupeur dès la naissance, et d’une jolie métisse aux cheveux très longs, en robe moulante verte brodée de pivoines. À la
vue des ailerons de requin, le garçon ouvrit encore plus largement
le bec et la fille s’entortilla une mèche autour des doigts, hésitant
entre bâillement et rire. À l’évidence ni l’un ni l’autre n’avaient ici
pouvoir de décision. Me rappelant certains conseils d’Odysséas,
j’essayai de me détendre en laissant errer mon attention dans le
fouillis taoïste, examinai un moment le dieu de la Longévité, vieillard hilare tenant une pêche, et c’est alors que je distinguai, tout
au fond de la salle, ce bout de tunique noire, ces étroites épaules,
ces cheveux cendrés tirés en chignon, ce visage parcheminé, ces
yeux durs et fixes qui ne nous quittaient pas. Là est le pouvoir,
pensai-je, et d’instinct je m’avançai, déclenchant aussitôt à ma
suite le pas léger et inquiet des deux jeunes gens. Mais, au fur et à
mesure que je me rapprochais de la vieille femme, elle paraissait se
figer davantage et c’était comme si son regard, émanant d’un autre
monde, me repoussait hors de l’espace et du temps. Parvenu au
bord du petit comptoir en bois de rose derrière lequel elle trônait
entre un vase d’orchidées blanches et un boulier, j’eus la sensation contradictoire que mon corps était devenu vide et que mon
sac pesait une tonne. Bêtement je saisis deux ailerons de requin,
un dans chaque main, et me mis à les agiter comme des marion15
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nettes, en articulant à l’excès des mots anglais et espagnols, tels
que shark, tiburón, shark’s fin soup, sopa de aleta de tiburón (je crois
que, dans ma confusion mentale, je risquai même des mots arabes :
hassae khafakat samak al kirch )… Peine perdue. Pour l’aïeule je ne
devais pas être tout à fait réel, bien qu’elle répétât doucement après
moi certaines paroles, du bout de ses lèvres sèches, sans que rien
permît de discerner si elle en comprenait le sens. On eût dit qu’en
l’absence du patron Feng toute volonté et toute rationalité s’étaient
retirées de ce lieu. Je suggérai alors de rencontrer El Indio, le cuisinier suppléant dont m’avait parlé le chauffeur de taxi. À ce nom,
l’atmosphère se modifia subtilement. Il y eut un instant de silence,
celui qui suit l’annonce à la radio d’une dépression tropicale qui
pourrait se muer en cyclone, puis un échange claquant de paroles
en chinois – tous les trois ensemble sur des tons discordants, à
croire que chacun soliloquait dans son propre dialecte – et enfin,
d’un geste collectif, spiralé, presque fataliste, on m’autorisa à aller
voir El Indio, si j’y tenais absolument, mais à la condition expresse
de ressortir du restaurant et d’accéder à la cuisine par l’arrière.
Je replongeai donc dans l’atmosphère brûlante et entrepris de
contourner le Dragon d’or en me laissant guider par les odeurs. Le
début de mon voyage ressembla à une carte postale de vacances
sous les Tropiques. Je longeai une haie d’hibiscus rouges, dépassai
à gauche un magnolia et un manguier chargé de fruits… Puis d’un
coup ce fut le désert : un lézard qui file, une cour poussiéreuse,
aveuglante, un cactus cierge, un cactus à raquettes, des agaves et,
dans cette ombre maigre, une grosse tortue retournée sur sa carapace, agitant désespérément les pattes. Plus loin, sous un auvent de
palmes étayé par des perches de bambou, une vieille moto et, perché sur la selle, un pélican apprivoisé qui me guettait d’un air hautain. Les odeurs s’accentuèrent, mélange écœurant de poisson frit,
de fruits trop mûrs, d’épices et d’ordures. Avant d’entrer dans la
cuisine je pris encore le temps d’observer quelques poules bariolées
en liberté, picorant des détritus de poisson, trois pigeons en cage,
une dépouille de serpent, une machette plantée dans un billot que
maculaient des taches de sang à peine séché ; enfin – mais je crus
d’abord à une hallucination – une chèvre noire aux cornes torsadées peintes en vermillon, attachée à un piquet, là-bas, à quelques
mètres. Elle m’épiait d’un œil jaune et peu amène et je ne sais
pourquoi me revint en mémoire cette phrase d’Odysséas : « On ne
peut qu’accepter ce qui nous arrive parce que tout ce qui nous ar16
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rive, nous l’avons attiré. »
Compte tenu de l’endroit du monde où je me trouvais, je m’attendais à rencontrer un Indien, sinon de Margarita – j’avais lu
qu’ils avaient tous péri depuis longtemps, exténués par la pêche
aux perles à laquelle les astreignaient les Espagnols –, du moins un
Indien du continent, un Amérindien. Or Pagal était un Indien de
l’Inde, un authentique Hindú, bien qu’il eût roulé sa bosse un peu
partout dans le monde et possédât, à l’époque, un passeport de Trinidad. Je le surpris à l’instant où il balançait une giclée d’alcool de
riz dans son wok, dont il secouait le contenu multicolore d’une
poigne vigoureuse et aussi experte que celle d’un chef de Hong
Kong. La vive flambée illumina son torse velu et luisant de sueur,
son cou puissant orné d’un collier de cristal, son visage aux traits
épais, barré par un unique sourcil d’un noir presque bleu comme
les cheveux qui tombaient sur ses épaules. Je me souviens que ses
yeux proéminents tournèrent dans ma direction un peu avant sa
tête et j’eus la sensation furtive d’être en présence d’un dragon.
Trois secondes plus tard, lorsqu’il me fit franchement face, il n’exprima ni étonnement ni méfiance, plutôt une curiosité animale,
un besoin de m’identifier, je dirais presque : de me reconnaître.
Ses larges narines se dilatèrent plusieurs fois et il parut m’aspirer,
par courtes bouffées. En même temps il faisait tourner sa cuiller à
long manche à hauteur de mon ventre, comme s’il était tenté de
me cueillir et de me balancer dans le wok fumant.
J’engageai le dialogue en espagnol, il me répondit en anglais,
j’enchaînai en anglais, il repassa à l’espagnol puis soudain, s’avisant
que j’étais français, il se gonfla de fierté et se mit à réciter, sans hésitation sinon sans accent, la fable de La Fontaine : le Corbeau et le
Renard. Il m’expliqua ensuite, mais en mélangeant de nouveau les
trois langues, que, né dans le Bengale oriental alors sous domination britannique, il avait toutefois passé une partie de son enfance
dans certains anciens comptoirs français des Indes – Chandernagor,
Yanaon, Pondichéry – puis plusieurs années en Indochine, chauffeur-cuisinier d’un contre-amiral breton en retraite. Adossé au réfrigérateur, un jeune Noir bigle, dégingandé, efflanqué nous
écoutait avec une expression admirative. Il portait un tee-shirt sur
lequel était imprimé God is waiting for you, un bermuda effrangé et
une casquette à gros pompon mauve. Il avait fini la plonge et attendait sans impatience perceptible, une fourchette dans une main,
une tapette à mouches dans l’autre, que Pagal daignât se rappeler
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que le contenu du wok, maintenant passablement refroidi, lui était
destiné. Il était le premier Noir que je rencontrais à Margarita. L’Indien me le présenta d’un geste large :
— William Francis, the King of calypso…
Puis, dans un jargon inintelligible, il fournit au roi du calypso
un certain nombre d’informations sur ma personne. William approuvait de ses prunelles divergentes, peu contrariant, tout en engloutissant son riz et sa dorade sautée. J’appris plus tard qu’il était
natif de Grenada. Ils auraient donc très bien pu communiquer en
anglais, Pagal avec son accent bengali et le Noir avec son accent
créole. Mais, comme tous deux avaient travaillé assez longtemps à
Curaçao, l’Indien, par jeu ou pour n’être point compris des autres,
préférait souvent s’adresser à William en papiamento, un sabir utilisé dans cette île hollandaise, invraisemblable mixture de langues
européennes, africaines et asiatiques.
Nous demeurâmes encore un moment dans la cuisine enfumée, torride, aux murs éclaboussés de graisse et noircis de suie.
Hypnotisé par la vitalité de l’Indien, par sa faconde, j’en oubliais
presque la raison pour laquelle j’étais venu : échanger ou vendre
des ailerons de requin. La question, lorsque je l’abordai, rendit
Pagal évasif. Tout en torchant son wok avec une feuille de journal
consacré aux réformes du président Carlos Andrés Pérez, puis en
le brossant avec un faisceau de tiges de bambou refendu, enfin en
bourrant sa pipe – une curieuse pipe à long tuyau dont la tête en
porcelaine représentait un portrait de Gandhi – d’un tabac qui fleurait le miel et la cannelle, il m’étourdit d’explications disparates,
proférées sur un ton d’autant plus véhément qu’il n’avait pas l’air
d’y croire lui-même. Les Chinois, me dit-il, sont comme les Français : obsédés par la nourriture ; leur seule véritable religion, c’est
la cuisine. Ils ne peuvent pas voir un animal sans se demander quel
goût il aurait dans leur assiette ou dans leur bol. Et leurs fantasmes
culinaires sont sans limites : nids d’hirondelle, ailerons de requin,
pattes d’ours, trompes d’éléphant, cervelles de singe, rien ne les
rebute. Tout cela intimement relié à deux autres hantises : la longévité et le sexe. Comment augmenter le désir, prolonger le plaisir et vivre très vieux. Les Indiens, ajouta-t-il dans un souci de
justice, ont d’autres idées fixes : la pureté corporelle, la réincarnation, les castes, les épices. Et donc la nourriture aussi mais toujours
pour se demander s’ils ont bien le droit de manger ceci ou cela. Des
gens compliqués, quoi ! Comme les Juifs (il avait été chauffeur
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d’un bijoutier juif dans je ne sais plus quel pays d’Afrique). Les Indiens et les Juifs, Abraham et Brahma, adorent se rendre la vie difficile ou passionnante avec des interdictions. À part ça, pas de
problème, ce sont de nice people… buena gente. Comme les Chinois.
Comme les Français qui lui avaient appris la pétanque, la recette
du millefeuille et quelques fables de La Fontaine. Tout ça pour dire
que lui, Pagal, ne savait pas préparer la soupe aux ailerons de requin à la façon chinoise. Il me conseillait plutôt de m’intéresser
aux mâchoires des requins, notamment des requins-tigres si j’étais
capable d’en pêcher. Avec leurs dents on pouvait fabriquer des colliers pour les don Juan de plages ou bien vendre les mâchoires
telles quelles, lorsqu’elles étaient assez larges pour y passer les
épaules d’un homme, enfin, corrigea-t-il en bombant le torse,
peut-être pas d’un homme comme lui Pagal mais comme William
Francis, le roi du calypso – lequel écoutait tout ce discours les yeux
fermés, dans une sorte de transe musicale. L’Indien connaissait des
amateurs pour les mâchoires. Quant à ma cargaison, je pouvais la
laisser là si je le souhaitais, jusqu’à ce que Master Feng (et il joignit
les paumes à hauteur du front en prononçant ce nom) fût revenu
de l’hôpital. Le sac ne déparerait pas le paysage, à côté de cet ancien fût de pétrole, là-bas, où le Chinois conservait – et Pagal, en
contradiction avec le signe de respect précédent, se vrilla la tempe
pour souligner à quel point cette idée lui paraissait insane – vingtdeux crabes de cocotier que lui avait apportés un navigateur belge.
Après les avoir laissés jeûner neuf jours et régulièrement arrosés
d’eau fraîche, Feng avait commencé à les gaver de maïs, de
mangues, de papayes, de bananes, de pulpe de coco non encore
germé et surtout – mais l’Indien manifesta pour cet aspect de leur
régime davantage d’indulgence – de ces gros piments rouge foncé
et fessus qu’on nomme en Martinique bonda man Jacques, « derrière de madame Jacques » : c’est de ce rapprochement entre
crabes et piments callipyges, spécifia-t-il sur un ton doctoral, sans
la moindre nuance grivoise, que vient l’expression française
« pince-fesses ».
Je posai donc mon sac d’ailerons près des vingt-deux crustacés,
ainsi que Pagal m’y invitait. D’abord je ne me sentais pas le courage de le rapporter à bord ; ensuite, d’instinct, je faisais confiance
à l’Indien qui, de son côté, m’éprouvait peut-être. Et cela me donnerait l’occasion de revenir et de mieux connaître les habitants du
Dragon.
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Nous sortîmes dans la cour, tandis que le roi du calypso chantonnait en tapant sur le baril de crabes. Sitôt qu’il aperçut Pagal, le
pélican descendit de la moto et se rapprocha en radotant tel un
vieux professeur qui vient de repérer un collègue. Pendant ce
temps la tortue retournée agonisait toujours. Si l’on voulait manger cette bête ou prélever sa carapace, m’informai-je, pourquoi ne
pas la tuer tout de suite ?
— C’est Master Feng, me rétorqua Pagal, qui a couché la tortue sur le dos en quittant le restaurant, avant son accident. On n’a
pas le droit d’y toucher. La vieille dame jaune l’a interdit. Il faut attendre le retour de Master Feng.
— Elle risque de mourir avant.
— Possible. Mauvais karma, bad karma, conclut-il d’un ton neutre en secouant la cendre de sa pipe.
Je ne sais s’il voulait parler du Chinois ou de la tortue. Ou des
deux. Je songeai que si Feng avait eu son accident après avoir retourné la tortue, il suffisait peut-être de la remettre à l’endroit pour
qu’il guérît. Cette logique ne me semblait pas en désaccord avec le
lieu.
— Et la chèvre ? demandai-je car cet animal m’intriguait
presque autant que la tortue.
— Quoi, la cabrita ? grommela Pagal d’un ton qui n’engageait
pas à développer le sujet. Et il me salua sèchement en breton : Kenavo.
Je revins le surlendemain soir au restaurant, pour dîner. La salle
était aux trois quarts pleine : Vénézuéliens en vacances mais aussi
Brésiliens, Hollandais, Américains, Canadiens. La climatisation ne
fonctionnait plus du tout. Un antique ventilateur à grandes pales
que je n’avais pas remarqué la première fois brassait l’air au plafond ; d’autres, plus petits, étaient disposés ici ou là. De je ne sais
où émanait en sourdine une musique chinoise classique, du genre :
« la pluie frappe les feuilles de bananier » ou « la pie lutte pour la
prune ». La vieille dame jaune, ainsi que la dénommait Pagal, trônait toujours au fond, entre son bouquet d’orchidées blanches et
son boulier, roide comme une déesse du Commerce ou une impératrice des Enfers. Sa présence me magnétisait et me glaçait. En attendant les additions qu’on lui apportait telles des offrandes, elle
agitait faiblement un éventail en bois de santal et donnait l’impression de scruter vingt personnes en même temps. Le jeune serveur, malgré son air ébahi, se révélait efficace. La métisse, que
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certains clients appelaient Amaya, était plus indolente mais elle
contribuait au succès du restaurant avec sa robe fendue à mi-cuisse
et la lourde tresse d’un noir brillant qui battait le creux de ses reins
ni trop ni trop peu cambrés. Ce fut elle qui m’apporta sur un plateau, tous ensemble, des mets qui correspondaient de fort loin à
ma commande mais elle m’informa, avec un sourire un peu complice et en laissant luire un bout de langue rose relié à sa lèvre supérieure par un fil de salive, que tout ceci était « de la part du
chef » : un crabe au gingembre et aux haricots noirs, des chayotes
à la citronnelle, une salade de papaye verte cruellement pimentée, quelques bouchées de poulet croustillant saupoudré de zestes
d’orange râpée, un riz yin-yang (deux moitiés, l’une riz noir, l’autre riz blanc, partagées par une spirale de feuilles de menthe hachée) mais qui, par les brins de safran, les gousses de cardamome
et les pistaches qui en rehaussaient la saveur, évoquait plutôt l’Inde
que la Chine ; avec cela une bouteille de mauvais bordeaux glacé,
issu d’un « château » chimérique, château-Larnac comme eût dit
Josep Lluís, le cuisinier de l’Iderosa ; enfin, beaucoup plus tard, un
mirobolant millefeuille fourré de crème de mangue à la vanille et
parsemé de feuilles d’or.
À la table voisine, un couple du Kansas, tout en louchant parfois avec envie sur mon festin et en s’évertuant à engager la
conversation (je contrefaisais le goinfre idiot, égocentrique, dénué
de tout don linguistique), s’extasiait devant une langouste qu’on
avait extraite vingt minutes plus tôt de l’aquarium et qui baignait
à présent dans une sauce rouge où le ketchup n’était pas absent.
Plus loin des Caraqueños s’empiffraient d’une étrange paella chinoise. On eût dit que Pagal adaptait sa cuisine aux informations
qu’on lui transmettait à propos des différents clients, non sans
risques d’erreur puisque tous n’avaient pas l’air également ravi –
mais d’abord comment, à lui tout seul, parvenait-il à nourrir tant
de personnes de plats aussi divers en un délai somme toute acceptable ? L’Indien était-il l’assistant de Feng depuis longtemps ? Ou
bien avait-il simplement observé son art, en occupant la fonction
modeste que le roi du calypso assumait maintenant auprès de lui ?
Mais c’était difficile à imaginer. La personnalité de Pagal semblait
trop forte et puis pourquoi Santi, le chauffeur de taxi galicien,
avait-il parlé d’El Indio comme si tout un chacun ici-bas eût été
censé connaître son existence ? Je ne comprenais pas non plus
l’emprise que le Bengali exerçait sur cette famille chinoise, en l’ab21
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sence de Feng. En général, pour ce que j’en savais, les Chinois sont
peu enclins à laisser l’autorité à des étrangers et, dans le commerce,
on les voit plutôt rivaux des Indiens qu’associés à eux. Mais la
vieille, qui aurait dû commander, paraissait frappée d’atonie, pétrifiée dans une attitude réprobatrice peut-être mais impuissante.
Je penchais pour une interprétation magique : en avais-je entendu,
depuis seize mois que je bourlinguais dans les Caraïbes, de ces histoires d’envoûtements, de « quimbois », de zombis, de possessions
ou de banals empoisonnements camouflés en surnaturel !… À
moins que… non… et si c’était moi qui délirais ?… D’abord, le lien
de parenté exact, quel était-il – à supposer qu’il y en eût un – entre
les trois Chinois ? La vieille pouvait être la mère de Feng ; mais le
garçon était-il le demi-frère de la métisse ? et cette dernière la fille
de Feng, ou pourquoi pas sa femme ?… En laissant flotter mon regard sur les multiples symboles de la décoration, qui tantôt me réjouissaient, tantôt m’oppressaient, je titillais toutes ces questions
avec le pressentiment qu’elles ne recevraient jamais de réponses au
niveau réaliste où je les posais. Et je me remémorais ce passage
d’une lettre que m’avait écrite Odysséas avant mon départ de
France : « La vie que nous croyons vivre n’est pas notre vraie vie.
Celle-ci se déroule à notre insu et s’incorpore dans un ensemble
dont nous n’aurons jamais la vision complète, parce que, si nous
l’avions, nous ne pourrions plus agir. »
Incapable de déterminer si le repas plutôt luxueux que l’on
m’avait servi était offert ou payant, je demandai l’addition. Je perçus un instant de trouble, un halo indéfinissable, comme lorsque
j’avais prononcé pour la première fois l’avant-veille le nom de l’Indien. Puis la jeune femme, d’un mouvement de hanches un peu
moins languide, s’en fut consulter la vieille et remit le cap sur moi
avec une note plutôt mortifiante, accompagnée d’une serviette
chaude. Et là il n’était plus question d’échanges : rhum contre requin ou, ainsi qu’en Grèce quelques années plus tôt (le démon du
troc me travaillait déjà), amphore byzantine (probablement fausse)
contre cette montre de femme que je portais encore maintenant au
poignet. Je refoulai mon désappointement, m’essuyai la bouche et
les mains et payai (j’avais tout juste de quoi et personne n’aurait
de pourboire). Mais, au moment où j’allais me lever de table,
Amaya effectua une nouvelle manœuvre, un retour charmeur
avec une bouteille d’alcool de riz à la rose et une petite tasse en
porcelaine – me priant de rester, si j’avais le temps, jusqu’à la sor22
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tie du dernier client : le chef voulait me voir. Elle remplit ma tasse
au fond de laquelle apparut une créature nue, juvénile, d’un sexe
indécis, à la fois provocante et apeurée. Puis, d’une main franche,
elle laissa la bouteille de mei kuei lu sur la table. J’acceptai le jeu
mais j’étais déterminé à garder ma lucidité. Je mis un quart d’heure
à siroter ma tasse, la créature nue s’effaça. Je remplis une seconde
tasse, l’androgyne réapparut et je passai un autre quart d’heure à
le renvoyer au néant. D’où je le ressuscitai une troisième fois, sans
même prendre la peine de chasser le gros cafard qui titubait sur la
nappe.
Alors, le dernier client parti, Pagal surgit dans la salle. Il portait
une longue chemise safran et avait noué ses cheveux en chignon
serré traversé d’un petit trident de fer. Sans me jeter un de ses habituels coups d’œil obliques, d’un pas ferme et impérieux (cette
façon qu’il avait de pénétrer l’espace comme un bateau fend la mer
de son étrave), il se dirigea vers la vieille et, avec une stupéfiante
douceur, la souleva dans ses bras. Je compris alors qu’elle était paralysée des jambes. Le couple, uni dans une mystérieuse intimité
(pour la première fois je vis le visage de la dame se détendre), disparut par une porte au fond du restaurant. Pendant ce temps le
garçon finissait de remettre de l’ordre dans la salle avec une espèce de minutie dévotionnelle, tel un gardien de temple. La métisse avait disparu. Un grand silence régnait sur le Dragon d’or et,
en un éclair, j’eus la sensation que je faisais partie de ce lieu depuis
toujours ou qu’il faisait partie de moi… Puis ce bruit de moto qu’on
tente de démarrer. La cinquième tentative fut la bonne. Pagal rentra par la porte principale de son pas élastique et conquérant,
m’adressa un signe presque autoritaire. Je sortis. Il avait déjà enfourché la moto. Je n’avais plus qu’à monter derrière. Je ressentis
une bouffée de calme, comme chaque fois que ma vie va basculer
dans l’imprévu.
Il conduisait aussi vite que le permettait son vieil engin pétaradant et fumant et sans le moindre souci du code de la route. Mais,
quoique peinant à maintenir mon équilibre, je n’éprouvais aucune
crainte. Nous traversions Porlamar, la ville la plus peuplée de Margarita, où nombre de restaurants et de discothèques étaient encore
ouverts. Dans la mesure où je pouvais me repérer, nous paraissions nous diriger vers le nord-ouest de la cité, le vieux quartier
que l’on nomme El Poblado, « le Village ». Pagal stoppa devant un
petit immeuble en stuc rose saumon sur le fronton duquel grim23
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