Miroir du ventpx:Maq 1 16/01/08 17:11 Page 1 Miroir du ventpx:Maq 1 16/01/08 17:11 Page 2 Chez le même éditeur Pour l’Éveil, Pierre Feuga La Poignée de riz du Bouddha, Ariane Buisset 22 Cartes d’Asie, Georges Sédir Gheranda Samhitâ, Jean Papin La Couleur des Dieux, Stéphane Guillerme et Mathieu Yoga, corps de vibration, corps de silence, Éric Baret Le Psychiatre et la Voyante, Éliane Gauthier et Jean Sandretto Le Seul Désir, Éric Baret L’Impensable Réalité, Jean Bouchart d’Orval La Voie du bambou, Yen Chan Sakti-sûtra, Jean Papin Dieux et déesses de l’Inde, Stéphane Guillerme Caraka Samhitâ, Jean Papin Le Sacre du dragon vert, Éric Baret Journal d’un chaman – L’Ours des montagnes bleues, Mario Mercier Journal d’un chaman – Les Voix de la mer, Mario Mercier La Centurie de Goraksa, Tara Michaël Les Doigts pointés vers la lune, Wei Wu Wei Amour et connaissance, Alan Watts Mandalas à contempler et à colorier, Christian Pilastre Le Secret le mieux gardé, Jean Bouchart d’Orval Être et ne pas être, Douglas Harding Le Chemin des flammes, Pierre Feuga © Éditions Almora, février 2008 51 rue Orfila, 75020 Paris ISBN : 978-2-35118-021-1 Miroir du ventpx:Maq 1 16/01/08 17:11 Page 3 Le miroir du vent roman Miroir du ventpx:Maq 1 16/01/08 17:11 Page 4 Du même auteur Cent douze méditations tantriques, le « Vijñâna-Bhairava », traduction du sanskrit et commentaire, Accarias/L’Originel, 1988. Cinq visages de la Déesse, Le Mail/Le Rocher, 1989. Liber de Catulle, traduction du latin, Orphée/La Différence, 1989. Les Trophées, José-Maria de Heredia, choix et présentation, Orphée/La Différence, 1990. Le bonheur est de ce monde, Accarias-L’Originel, 1990. Satires de Juvénal, traduction du latin, Orphée/La Différence, 1992. L’Art de la concentration, Albin Michel, coll. « Espaces libres », n° 32, 1992. Tantrisme, Dangles, 1994. Le Yoga (en collaboration avec Tara Michaël), PUF, coll. « Que sais-je ? », n° 643, 1998. Comme un cercle de feu, traduction du sanskrit et commentaire de la Mândûkyaupanishad et des Kârikâ de Gaudapâda, Accarias-L’Originel, 2004. Pour l’Éveil, Almora, 2005. Le Chemin des flammes, Almora, 2008. Miroir du ventpx:Maq 1 16/01/08 17:11 Page 5 pierre feuga Le miroir du vent Alm o r a Miroir du ventpx:Maq 1 16/01/08 17:11 Page 6 Miroir du ventpx:Maq 1 16/01/08 17:11 Page 7 Au Soleil invaincu à l’Océan sous la Lune à l’odeur du santal et à la Belle des quatre vents Miroir du ventpx:Maq 1 16/01/08 17:11 Page 8 Miroir du ventpx:Maq 1 16/01/08 17:11 Page 9 PRÉLUDE C’était à Alexandrie, en 1950. Mon père, ancien médecin de la Compagnie du canal de Suez, cherchait à s’établir dans cette ville. Par une annonce publiée dans un journal francophone, nous avions trouvé l’adresse d’une villa dans un quartier tranquille. Seul des trois enfants, j’accompagnai mes parents pour la visite. Le propriétaire était anglais, peut-être – c’est ce que j’ai imaginé depuis – ancien militaire ou diplomate de l’Empire britannique ; sa femme était grecque ou italienne. Je n’avais pas encore huit ans mais je garde un souvenir intense, quoique fluctuant, de cette maison où pourtant nous n’avons jamais habité. Les pièces m’apparaissaient immenses. L’une surtout me frappa, leur chambre me semble-t-il, pleine de magnifiques meubles chinois laqués, noirs, dorés et rouges. Je revois sur un mur trois peintures mais que représentent-elles : un empereur, des divinités, les Trois Immortels ? Et – mais j’ai dû la remarquer dans une autre pièce, bureau ou bibliothèque – la photographie d’un homme assez âgé, de haute taille, très droit, grave, vêtu d’une longue tunique arabe, coiffé d’une calotte, – un sage musulman dont je devais découvrir plus tard qu’il était né en France, à Blois, s’appelait René Guénon et habitait, comme nous, en Égypte, au Caire, sous le nom de Cheikh Abdel Wahed Yahia (il y mourut au début de l’année suivante). Cet Anglais était-il de ses admirateurs, de ses amis ? Un autre souvenir me trouble : celui du cerf-volant. Nous nous sommes attardés un moment dans le jardin, parmi les pivoines que la maîtresse de maison montrait à ma mère. Et je crois bien que le monsieur anglais m’a placé dans les mains un objet beau, coloré, inconnu, en me disant que c’était a kite. Je revois le cerf-volant qui s’élève dans le ciel bleu d’Égypte et moi, cramponné de toutes mes forces aux deux cordes, qui le ramène péniblement, avec l’aide de l’Anglais. Mais cette scène l’ai-je rêvée, réinventée plus tard ? S’est-elle déroulée ce jour-là et dans ce lieu ? Je suis certain, en revanche, de m’être aventuré dans le fond du jardin, 9 Miroir du ventpx:Maq 1 16/01/08 17:11 Page 10 tandis que les adultes prolongeaient la visite ou bien prenaient le thé. Il y avait, passé un tunnel de bambous qui ne devait mesurer que quelques mètres mais me parut interminable, une petite cabane carrée en bois dont j’ai poussé la porte. L’intérieur était ténébreux. Néanmoins j’ai perçu une présence. Une femme se tenait là, assise les jambes croisées sur un coffre, immobile, silencieuse, son regard à la hauteur du mien. Je revois ces yeux larges, fixes, seuls brillants, je ressens encore cette odeur que je n’ai jamais retrouvée depuis, sauf une fois en rêve. Je ne peux plus bouger mais je n’ai pas peur. Comment puis-je affirmer – puisque je n’en ai jamais parlé à personne – que cette femme – cette servante ? cette jardinière ?– était originaire de l’Inde ? Mon souvenir s’arrête là, comme si le temps s’était arrêté là. Comme si mon voyage, cette longue étreinte avec le vent, avait commencé là. Miroir du ventpx:Maq 1 16/01/08 17:11 Page 11 LIVRE I OUEST . Miroir du ventpx:Maq 1 16/01/08 17:11 Page 12 Miroir du ventpx:Maq 1 16/01/08 17:11 Page 13 1 UNE TORTUE RETOURNÉE Il y a environ trente ans de cela, j’étais marin à bord d’une goélette qui faisait le tour du monde et ne passait pas inaperçue avec ses voiles rouges et sa figure de proue d’un autre âge. Pendant dixhuit mois nous naviguâmes dans la mer des Caraïbes, entre les îles Vierges et la Grenade. À Union Island, l’une des Grenadines, je m’étais lié avec des pêcheurs vénézuéliens, contrebandiers à leurs heures. Lors d’une escale, je leur échangeai sept bouteilles de rhum vieux, de la fameuse marque haïtienne Barbancourt, contre des ailerons de requin salés et séchés que je projetais de revendre, ici ou là, à quelque restaurateur ou épicier chinois. En attendant l’occasion favorable, je conservais mon trésor dans un sac à voile amarré à l’avant du pont, ce qui me valait force sarcasmes et grimaces de la part des autres équipiers, et surtout de Josep Lluís, notre cuistot espagnol (catalan, ne manquait-il jamais de rectifier), – mon meilleur camarade au demeurant. Un jour enfin nous relâchâmes dans l’île vénézuélienne de Margarita, jadis connue pour ses perles et aujourd’hui pour son tourisme et ses boutiques hors taxe. On m’y avait signalé un restaurant chinois, El Dragón de oro, dont le patron Feng pouvait être intéressé par ma marchandise. En vérité, ce n’était pas l’argent que je recherchais. J’espérais, sous prétexte de troc ou de menu trafic, rencontrer des êtres qui me conduiraient vers d’autres êtres, saisir le début d’un fil (menant à quoi, j’aurais été incapable de le préciser). Quand je m’étais embarqué sur l’Iderosa, c’était sans but véritable. Néanmoins, depuis longtemps – depuis même mon enfance en Égypte – tout ce qui évoquait l’Asie, tout ce qui parlait d’elle me fascinait. Au rythme lent et capricieux où nous voyagions, sa découverte risquait de prendre encore bien des années mais je vivais cette attente sans 13 Miroir du ventpx:Maq 1 16/01/08 17:11 Page 14 impatience, comme une préparation nécessaire, et m’estimais assez encouragé lorsque, de loin en loin, l’Orient – qui se situait désormais pour moi à l’ouest – paraissait me faire signe. À peine débarqué sur le quai de Pampatar, mon sac d’ailerons de requin sur l’épaule, je fus contraint de cheminer à petits pas derrière un cercueil que portaient des hommes raides et transpirants. J’étais coincé, par trente degrés à l’ombre, entre des jeunes femmes en minijupe de deuil et des officiers en uniforme qui se contaient leurs bonnes fortunes. Des effluves de crevettes et de calamars grillés s’échappaient des maisons aux couleurs méditerranéennes. Radios et télévisions beuglaient des chansons passionnées et des slogans publicitaires. Enfin je réussis à me dégager du cortège pour chercher un taxi collectif qui acceptât de me déposer près du restaurant chinois, sur la route de Porlamar. J’en trouvai, non sans effort, un conduit par un Galicien blond aux yeux bleus prénommé Santi. La course valait un bolivar mais, en lorgnant puis en reniflant mon sac, le chauffeur exigea un bolo de plus – qu’il me rendit à l’arrivée, après avoir appris que je connaissais La Corogne et avais doublé le cap Finisterre à la voile. Chemin faisant, il m’informa que le patron du Dragón de oro, renversé par une voiture alors qu’il s’était rendu à La Guaira pour affaires, était resté hospitalisé là-bas. Néanmoins, à sa connaissance, le restaurant demeurait ouvert. El Indio, me dit-il comme si personne sur terre ne pouvait ignorer de qui il s’agissait, remplaçait Feng aux fourneaux. Un autre passager du taxi, sec et soigné, qui avait l’air d’exécrer autant les Chinois que les Indiens, me demanda ce qui pouvait bien m’attirer dans un endroit où, de notoriété publique, on ne mangeait que du chien et du rat. Il décriait même son propre pays qu’il qualifiait d’« Eldorado du mauvais goût ». Et, à titre d’exemples, il me désignait un panneau géant qui vantait un whisky japonais ou un kimono écossais, trois dévots blafards de Krishna en oripeaux safran, une méchante touffe de cheveux sur leur crâne rasé, en train de tendre le pouce au bord de la route, ou encore, perdues dans le béton et les cactus, deux affiches de cinéma dont l’une annonçait un film de kung-fu et l’autre le dernier Ingmar Bergman : Cris et chuchotements. C’était presque l’heure de la sieste et lorsque, passant entre deux colonnes rougeâtres autour desquelles s’enroulaient des dragons dédorés, je pénétrai dans le restaurant, il ne se trouvait plus qu’un seul client, somnolant devant plusieurs boîtes de bière Polar 14 Miroir du ventpx:Maq 1 16/01/08 17:11 Page 15 ornées d’un ours blanc. Il régnait d’ailleurs un froid anormal dans la vaste salle, le climatiseur devait être déréglé, à moins que ce ne fût le trop grand contraste avec la température extérieure. La décoration était surchargée et, à première vue, stéréotypée : les Trois Immortels en porcelaine, les paravents peints de grues ou de fleurs de prunier, l’aquarium (qui, au lieu de poissons-voiles, contenait des crabes et des langoustes), un petit autel garni de fruits, de fleurs d’hibiscus et de quelques dollars et bolivars ; et partout, jusqu’à l’obsession, des dragons : sur les vases, les rouleaux de soie, les lampions et même sur la vaisselle, – dragons cornus, moustachus, volant dans des tourbillons d’eau et de nuages, transportant des champignons écarlates, affrontant des tigres irrités, le plus saisissant, dans sa facture maladroite, étant un grand dragon d’or qui tenait une perle dans l’une de ses griffes. À lui seul il occupait tout un mur et comme il se reflétait, entièrement ou partiellement, dans plusieurs miroirs, il était hors de question d’échapper à son empire. Quant au personnel, il se composait d’un jeune Chinois fluet qui gardait la bouche toujours ouverte, comme s’il eût été frappé de stupeur dès la naissance, et d’une jolie métisse aux cheveux très longs, en robe moulante verte brodée de pivoines. À la vue des ailerons de requin, le garçon ouvrit encore plus largement le bec et la fille s’entortilla une mèche autour des doigts, hésitant entre bâillement et rire. À l’évidence ni l’un ni l’autre n’avaient ici pouvoir de décision. Me rappelant certains conseils d’Odysséas, j’essayai de me détendre en laissant errer mon attention dans le fouillis taoïste, examinai un moment le dieu de la Longévité, vieillard hilare tenant une pêche, et c’est alors que je distinguai, tout au fond de la salle, ce bout de tunique noire, ces étroites épaules, ces cheveux cendrés tirés en chignon, ce visage parcheminé, ces yeux durs et fixes qui ne nous quittaient pas. Là est le pouvoir, pensai-je, et d’instinct je m’avançai, déclenchant aussitôt à ma suite le pas léger et inquiet des deux jeunes gens. Mais, au fur et à mesure que je me rapprochais de la vieille femme, elle paraissait se figer davantage et c’était comme si son regard, émanant d’un autre monde, me repoussait hors de l’espace et du temps. Parvenu au bord du petit comptoir en bois de rose derrière lequel elle trônait entre un vase d’orchidées blanches et un boulier, j’eus la sensation contradictoire que mon corps était devenu vide et que mon sac pesait une tonne. Bêtement je saisis deux ailerons de requin, un dans chaque main, et me mis à les agiter comme des marion15 Miroir du ventpx:Maq 1 16/01/08 17:11 Page 16 nettes, en articulant à l’excès des mots anglais et espagnols, tels que shark, tiburón, shark’s fin soup, sopa de aleta de tiburón (je crois que, dans ma confusion mentale, je risquai même des mots arabes : hassae khafakat samak al kirch )… Peine perdue. Pour l’aïeule je ne devais pas être tout à fait réel, bien qu’elle répétât doucement après moi certaines paroles, du bout de ses lèvres sèches, sans que rien permît de discerner si elle en comprenait le sens. On eût dit qu’en l’absence du patron Feng toute volonté et toute rationalité s’étaient retirées de ce lieu. Je suggérai alors de rencontrer El Indio, le cuisinier suppléant dont m’avait parlé le chauffeur de taxi. À ce nom, l’atmosphère se modifia subtilement. Il y eut un instant de silence, celui qui suit l’annonce à la radio d’une dépression tropicale qui pourrait se muer en cyclone, puis un échange claquant de paroles en chinois – tous les trois ensemble sur des tons discordants, à croire que chacun soliloquait dans son propre dialecte – et enfin, d’un geste collectif, spiralé, presque fataliste, on m’autorisa à aller voir El Indio, si j’y tenais absolument, mais à la condition expresse de ressortir du restaurant et d’accéder à la cuisine par l’arrière. Je replongeai donc dans l’atmosphère brûlante et entrepris de contourner le Dragon d’or en me laissant guider par les odeurs. Le début de mon voyage ressembla à une carte postale de vacances sous les Tropiques. Je longeai une haie d’hibiscus rouges, dépassai à gauche un magnolia et un manguier chargé de fruits… Puis d’un coup ce fut le désert : un lézard qui file, une cour poussiéreuse, aveuglante, un cactus cierge, un cactus à raquettes, des agaves et, dans cette ombre maigre, une grosse tortue retournée sur sa carapace, agitant désespérément les pattes. Plus loin, sous un auvent de palmes étayé par des perches de bambou, une vieille moto et, perché sur la selle, un pélican apprivoisé qui me guettait d’un air hautain. Les odeurs s’accentuèrent, mélange écœurant de poisson frit, de fruits trop mûrs, d’épices et d’ordures. Avant d’entrer dans la cuisine je pris encore le temps d’observer quelques poules bariolées en liberté, picorant des détritus de poisson, trois pigeons en cage, une dépouille de serpent, une machette plantée dans un billot que maculaient des taches de sang à peine séché ; enfin – mais je crus d’abord à une hallucination – une chèvre noire aux cornes torsadées peintes en vermillon, attachée à un piquet, là-bas, à quelques mètres. Elle m’épiait d’un œil jaune et peu amène et je ne sais pourquoi me revint en mémoire cette phrase d’Odysséas : « On ne peut qu’accepter ce qui nous arrive parce que tout ce qui nous ar16 Miroir du ventpx:Maq 1 16/01/08 17:11 Page 17 rive, nous l’avons attiré. » Compte tenu de l’endroit du monde où je me trouvais, je m’attendais à rencontrer un Indien, sinon de Margarita – j’avais lu qu’ils avaient tous péri depuis longtemps, exténués par la pêche aux perles à laquelle les astreignaient les Espagnols –, du moins un Indien du continent, un Amérindien. Or Pagal était un Indien de l’Inde, un authentique Hindú, bien qu’il eût roulé sa bosse un peu partout dans le monde et possédât, à l’époque, un passeport de Trinidad. Je le surpris à l’instant où il balançait une giclée d’alcool de riz dans son wok, dont il secouait le contenu multicolore d’une poigne vigoureuse et aussi experte que celle d’un chef de Hong Kong. La vive flambée illumina son torse velu et luisant de sueur, son cou puissant orné d’un collier de cristal, son visage aux traits épais, barré par un unique sourcil d’un noir presque bleu comme les cheveux qui tombaient sur ses épaules. Je me souviens que ses yeux proéminents tournèrent dans ma direction un peu avant sa tête et j’eus la sensation furtive d’être en présence d’un dragon. Trois secondes plus tard, lorsqu’il me fit franchement face, il n’exprima ni étonnement ni méfiance, plutôt une curiosité animale, un besoin de m’identifier, je dirais presque : de me reconnaître. Ses larges narines se dilatèrent plusieurs fois et il parut m’aspirer, par courtes bouffées. En même temps il faisait tourner sa cuiller à long manche à hauteur de mon ventre, comme s’il était tenté de me cueillir et de me balancer dans le wok fumant. J’engageai le dialogue en espagnol, il me répondit en anglais, j’enchaînai en anglais, il repassa à l’espagnol puis soudain, s’avisant que j’étais français, il se gonfla de fierté et se mit à réciter, sans hésitation sinon sans accent, la fable de La Fontaine : le Corbeau et le Renard. Il m’expliqua ensuite, mais en mélangeant de nouveau les trois langues, que, né dans le Bengale oriental alors sous domination britannique, il avait toutefois passé une partie de son enfance dans certains anciens comptoirs français des Indes – Chandernagor, Yanaon, Pondichéry – puis plusieurs années en Indochine, chauffeur-cuisinier d’un contre-amiral breton en retraite. Adossé au réfrigérateur, un jeune Noir bigle, dégingandé, efflanqué nous écoutait avec une expression admirative. Il portait un tee-shirt sur lequel était imprimé God is waiting for you, un bermuda effrangé et une casquette à gros pompon mauve. Il avait fini la plonge et attendait sans impatience perceptible, une fourchette dans une main, une tapette à mouches dans l’autre, que Pagal daignât se rappeler 17 Miroir du ventpx:Maq 1 16/01/08 17:11 Page 18 que le contenu du wok, maintenant passablement refroidi, lui était destiné. Il était le premier Noir que je rencontrais à Margarita. L’Indien me le présenta d’un geste large : — William Francis, the King of calypso… Puis, dans un jargon inintelligible, il fournit au roi du calypso un certain nombre d’informations sur ma personne. William approuvait de ses prunelles divergentes, peu contrariant, tout en engloutissant son riz et sa dorade sautée. J’appris plus tard qu’il était natif de Grenada. Ils auraient donc très bien pu communiquer en anglais, Pagal avec son accent bengali et le Noir avec son accent créole. Mais, comme tous deux avaient travaillé assez longtemps à Curaçao, l’Indien, par jeu ou pour n’être point compris des autres, préférait souvent s’adresser à William en papiamento, un sabir utilisé dans cette île hollandaise, invraisemblable mixture de langues européennes, africaines et asiatiques. Nous demeurâmes encore un moment dans la cuisine enfumée, torride, aux murs éclaboussés de graisse et noircis de suie. Hypnotisé par la vitalité de l’Indien, par sa faconde, j’en oubliais presque la raison pour laquelle j’étais venu : échanger ou vendre des ailerons de requin. La question, lorsque je l’abordai, rendit Pagal évasif. Tout en torchant son wok avec une feuille de journal consacré aux réformes du président Carlos Andrés Pérez, puis en le brossant avec un faisceau de tiges de bambou refendu, enfin en bourrant sa pipe – une curieuse pipe à long tuyau dont la tête en porcelaine représentait un portrait de Gandhi – d’un tabac qui fleurait le miel et la cannelle, il m’étourdit d’explications disparates, proférées sur un ton d’autant plus véhément qu’il n’avait pas l’air d’y croire lui-même. Les Chinois, me dit-il, sont comme les Français : obsédés par la nourriture ; leur seule véritable religion, c’est la cuisine. Ils ne peuvent pas voir un animal sans se demander quel goût il aurait dans leur assiette ou dans leur bol. Et leurs fantasmes culinaires sont sans limites : nids d’hirondelle, ailerons de requin, pattes d’ours, trompes d’éléphant, cervelles de singe, rien ne les rebute. Tout cela intimement relié à deux autres hantises : la longévité et le sexe. Comment augmenter le désir, prolonger le plaisir et vivre très vieux. Les Indiens, ajouta-t-il dans un souci de justice, ont d’autres idées fixes : la pureté corporelle, la réincarnation, les castes, les épices. Et donc la nourriture aussi mais toujours pour se demander s’ils ont bien le droit de manger ceci ou cela. Des gens compliqués, quoi ! Comme les Juifs (il avait été chauffeur 18 Miroir du ventpx:Maq 1 16/01/08 17:11 Page 19 d’un bijoutier juif dans je ne sais plus quel pays d’Afrique). Les Indiens et les Juifs, Abraham et Brahma, adorent se rendre la vie difficile ou passionnante avec des interdictions. À part ça, pas de problème, ce sont de nice people… buena gente. Comme les Chinois. Comme les Français qui lui avaient appris la pétanque, la recette du millefeuille et quelques fables de La Fontaine. Tout ça pour dire que lui, Pagal, ne savait pas préparer la soupe aux ailerons de requin à la façon chinoise. Il me conseillait plutôt de m’intéresser aux mâchoires des requins, notamment des requins-tigres si j’étais capable d’en pêcher. Avec leurs dents on pouvait fabriquer des colliers pour les don Juan de plages ou bien vendre les mâchoires telles quelles, lorsqu’elles étaient assez larges pour y passer les épaules d’un homme, enfin, corrigea-t-il en bombant le torse, peut-être pas d’un homme comme lui Pagal mais comme William Francis, le roi du calypso – lequel écoutait tout ce discours les yeux fermés, dans une sorte de transe musicale. L’Indien connaissait des amateurs pour les mâchoires. Quant à ma cargaison, je pouvais la laisser là si je le souhaitais, jusqu’à ce que Master Feng (et il joignit les paumes à hauteur du front en prononçant ce nom) fût revenu de l’hôpital. Le sac ne déparerait pas le paysage, à côté de cet ancien fût de pétrole, là-bas, où le Chinois conservait – et Pagal, en contradiction avec le signe de respect précédent, se vrilla la tempe pour souligner à quel point cette idée lui paraissait insane – vingtdeux crabes de cocotier que lui avait apportés un navigateur belge. Après les avoir laissés jeûner neuf jours et régulièrement arrosés d’eau fraîche, Feng avait commencé à les gaver de maïs, de mangues, de papayes, de bananes, de pulpe de coco non encore germé et surtout – mais l’Indien manifesta pour cet aspect de leur régime davantage d’indulgence – de ces gros piments rouge foncé et fessus qu’on nomme en Martinique bonda man Jacques, « derrière de madame Jacques » : c’est de ce rapprochement entre crabes et piments callipyges, spécifia-t-il sur un ton doctoral, sans la moindre nuance grivoise, que vient l’expression française « pince-fesses ». Je posai donc mon sac d’ailerons près des vingt-deux crustacés, ainsi que Pagal m’y invitait. D’abord je ne me sentais pas le courage de le rapporter à bord ; ensuite, d’instinct, je faisais confiance à l’Indien qui, de son côté, m’éprouvait peut-être. Et cela me donnerait l’occasion de revenir et de mieux connaître les habitants du Dragon. 19 Miroir du ventpx:Maq 1 16/01/08 17:11 Page 20 Nous sortîmes dans la cour, tandis que le roi du calypso chantonnait en tapant sur le baril de crabes. Sitôt qu’il aperçut Pagal, le pélican descendit de la moto et se rapprocha en radotant tel un vieux professeur qui vient de repérer un collègue. Pendant ce temps la tortue retournée agonisait toujours. Si l’on voulait manger cette bête ou prélever sa carapace, m’informai-je, pourquoi ne pas la tuer tout de suite ? — C’est Master Feng, me rétorqua Pagal, qui a couché la tortue sur le dos en quittant le restaurant, avant son accident. On n’a pas le droit d’y toucher. La vieille dame jaune l’a interdit. Il faut attendre le retour de Master Feng. — Elle risque de mourir avant. — Possible. Mauvais karma, bad karma, conclut-il d’un ton neutre en secouant la cendre de sa pipe. Je ne sais s’il voulait parler du Chinois ou de la tortue. Ou des deux. Je songeai que si Feng avait eu son accident après avoir retourné la tortue, il suffisait peut-être de la remettre à l’endroit pour qu’il guérît. Cette logique ne me semblait pas en désaccord avec le lieu. — Et la chèvre ? demandai-je car cet animal m’intriguait presque autant que la tortue. — Quoi, la cabrita ? grommela Pagal d’un ton qui n’engageait pas à développer le sujet. Et il me salua sèchement en breton : Kenavo. Je revins le surlendemain soir au restaurant, pour dîner. La salle était aux trois quarts pleine : Vénézuéliens en vacances mais aussi Brésiliens, Hollandais, Américains, Canadiens. La climatisation ne fonctionnait plus du tout. Un antique ventilateur à grandes pales que je n’avais pas remarqué la première fois brassait l’air au plafond ; d’autres, plus petits, étaient disposés ici ou là. De je ne sais où émanait en sourdine une musique chinoise classique, du genre : « la pluie frappe les feuilles de bananier » ou « la pie lutte pour la prune ». La vieille dame jaune, ainsi que la dénommait Pagal, trônait toujours au fond, entre son bouquet d’orchidées blanches et son boulier, roide comme une déesse du Commerce ou une impératrice des Enfers. Sa présence me magnétisait et me glaçait. En attendant les additions qu’on lui apportait telles des offrandes, elle agitait faiblement un éventail en bois de santal et donnait l’impression de scruter vingt personnes en même temps. Le jeune serveur, malgré son air ébahi, se révélait efficace. La métisse, que 20 Miroir du ventpx:Maq 1 16/01/08 17:11 Page 21 certains clients appelaient Amaya, était plus indolente mais elle contribuait au succès du restaurant avec sa robe fendue à mi-cuisse et la lourde tresse d’un noir brillant qui battait le creux de ses reins ni trop ni trop peu cambrés. Ce fut elle qui m’apporta sur un plateau, tous ensemble, des mets qui correspondaient de fort loin à ma commande mais elle m’informa, avec un sourire un peu complice et en laissant luire un bout de langue rose relié à sa lèvre supérieure par un fil de salive, que tout ceci était « de la part du chef » : un crabe au gingembre et aux haricots noirs, des chayotes à la citronnelle, une salade de papaye verte cruellement pimentée, quelques bouchées de poulet croustillant saupoudré de zestes d’orange râpée, un riz yin-yang (deux moitiés, l’une riz noir, l’autre riz blanc, partagées par une spirale de feuilles de menthe hachée) mais qui, par les brins de safran, les gousses de cardamome et les pistaches qui en rehaussaient la saveur, évoquait plutôt l’Inde que la Chine ; avec cela une bouteille de mauvais bordeaux glacé, issu d’un « château » chimérique, château-Larnac comme eût dit Josep Lluís, le cuisinier de l’Iderosa ; enfin, beaucoup plus tard, un mirobolant millefeuille fourré de crème de mangue à la vanille et parsemé de feuilles d’or. À la table voisine, un couple du Kansas, tout en louchant parfois avec envie sur mon festin et en s’évertuant à engager la conversation (je contrefaisais le goinfre idiot, égocentrique, dénué de tout don linguistique), s’extasiait devant une langouste qu’on avait extraite vingt minutes plus tôt de l’aquarium et qui baignait à présent dans une sauce rouge où le ketchup n’était pas absent. Plus loin des Caraqueños s’empiffraient d’une étrange paella chinoise. On eût dit que Pagal adaptait sa cuisine aux informations qu’on lui transmettait à propos des différents clients, non sans risques d’erreur puisque tous n’avaient pas l’air également ravi – mais d’abord comment, à lui tout seul, parvenait-il à nourrir tant de personnes de plats aussi divers en un délai somme toute acceptable ? L’Indien était-il l’assistant de Feng depuis longtemps ? Ou bien avait-il simplement observé son art, en occupant la fonction modeste que le roi du calypso assumait maintenant auprès de lui ? Mais c’était difficile à imaginer. La personnalité de Pagal semblait trop forte et puis pourquoi Santi, le chauffeur de taxi galicien, avait-il parlé d’El Indio comme si tout un chacun ici-bas eût été censé connaître son existence ? Je ne comprenais pas non plus l’emprise que le Bengali exerçait sur cette famille chinoise, en l’ab21 Miroir du ventpx:Maq 1 16/01/08 17:11 Page 22 sence de Feng. En général, pour ce que j’en savais, les Chinois sont peu enclins à laisser l’autorité à des étrangers et, dans le commerce, on les voit plutôt rivaux des Indiens qu’associés à eux. Mais la vieille, qui aurait dû commander, paraissait frappée d’atonie, pétrifiée dans une attitude réprobatrice peut-être mais impuissante. Je penchais pour une interprétation magique : en avais-je entendu, depuis seize mois que je bourlinguais dans les Caraïbes, de ces histoires d’envoûtements, de « quimbois », de zombis, de possessions ou de banals empoisonnements camouflés en surnaturel !… À moins que… non… et si c’était moi qui délirais ?… D’abord, le lien de parenté exact, quel était-il – à supposer qu’il y en eût un – entre les trois Chinois ? La vieille pouvait être la mère de Feng ; mais le garçon était-il le demi-frère de la métisse ? et cette dernière la fille de Feng, ou pourquoi pas sa femme ?… En laissant flotter mon regard sur les multiples symboles de la décoration, qui tantôt me réjouissaient, tantôt m’oppressaient, je titillais toutes ces questions avec le pressentiment qu’elles ne recevraient jamais de réponses au niveau réaliste où je les posais. Et je me remémorais ce passage d’une lettre que m’avait écrite Odysséas avant mon départ de France : « La vie que nous croyons vivre n’est pas notre vraie vie. Celle-ci se déroule à notre insu et s’incorpore dans un ensemble dont nous n’aurons jamais la vision complète, parce que, si nous l’avions, nous ne pourrions plus agir. » Incapable de déterminer si le repas plutôt luxueux que l’on m’avait servi était offert ou payant, je demandai l’addition. Je perçus un instant de trouble, un halo indéfinissable, comme lorsque j’avais prononcé pour la première fois l’avant-veille le nom de l’Indien. Puis la jeune femme, d’un mouvement de hanches un peu moins languide, s’en fut consulter la vieille et remit le cap sur moi avec une note plutôt mortifiante, accompagnée d’une serviette chaude. Et là il n’était plus question d’échanges : rhum contre requin ou, ainsi qu’en Grèce quelques années plus tôt (le démon du troc me travaillait déjà), amphore byzantine (probablement fausse) contre cette montre de femme que je portais encore maintenant au poignet. Je refoulai mon désappointement, m’essuyai la bouche et les mains et payai (j’avais tout juste de quoi et personne n’aurait de pourboire). Mais, au moment où j’allais me lever de table, Amaya effectua une nouvelle manœuvre, un retour charmeur avec une bouteille d’alcool de riz à la rose et une petite tasse en porcelaine – me priant de rester, si j’avais le temps, jusqu’à la sor22 Miroir du ventpx:Maq 1 16/01/08 17:11 Page 23 tie du dernier client : le chef voulait me voir. Elle remplit ma tasse au fond de laquelle apparut une créature nue, juvénile, d’un sexe indécis, à la fois provocante et apeurée. Puis, d’une main franche, elle laissa la bouteille de mei kuei lu sur la table. J’acceptai le jeu mais j’étais déterminé à garder ma lucidité. Je mis un quart d’heure à siroter ma tasse, la créature nue s’effaça. Je remplis une seconde tasse, l’androgyne réapparut et je passai un autre quart d’heure à le renvoyer au néant. D’où je le ressuscitai une troisième fois, sans même prendre la peine de chasser le gros cafard qui titubait sur la nappe. Alors, le dernier client parti, Pagal surgit dans la salle. Il portait une longue chemise safran et avait noué ses cheveux en chignon serré traversé d’un petit trident de fer. Sans me jeter un de ses habituels coups d’œil obliques, d’un pas ferme et impérieux (cette façon qu’il avait de pénétrer l’espace comme un bateau fend la mer de son étrave), il se dirigea vers la vieille et, avec une stupéfiante douceur, la souleva dans ses bras. Je compris alors qu’elle était paralysée des jambes. Le couple, uni dans une mystérieuse intimité (pour la première fois je vis le visage de la dame se détendre), disparut par une porte au fond du restaurant. Pendant ce temps le garçon finissait de remettre de l’ordre dans la salle avec une espèce de minutie dévotionnelle, tel un gardien de temple. La métisse avait disparu. Un grand silence régnait sur le Dragon d’or et, en un éclair, j’eus la sensation que je faisais partie de ce lieu depuis toujours ou qu’il faisait partie de moi… Puis ce bruit de moto qu’on tente de démarrer. La cinquième tentative fut la bonne. Pagal rentra par la porte principale de son pas élastique et conquérant, m’adressa un signe presque autoritaire. Je sortis. Il avait déjà enfourché la moto. Je n’avais plus qu’à monter derrière. Je ressentis une bouffée de calme, comme chaque fois que ma vie va basculer dans l’imprévu. Il conduisait aussi vite que le permettait son vieil engin pétaradant et fumant et sans le moindre souci du code de la route. Mais, quoique peinant à maintenir mon équilibre, je n’éprouvais aucune crainte. Nous traversions Porlamar, la ville la plus peuplée de Margarita, où nombre de restaurants et de discothèques étaient encore ouverts. Dans la mesure où je pouvais me repérer, nous paraissions nous diriger vers le nord-ouest de la cité, le vieux quartier que l’on nomme El Poblado, « le Village ». Pagal stoppa devant un petit immeuble en stuc rose saumon sur le fronton duquel grim23