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leur oeuvre durant, par ces deux orientations possibles du questionnement. Peu
de pensées auront été littéralement marquées, voire déchirées dans leur dévelop-
pement même, par cette tension, conictuelle mais possiblement féconde, entre
deux diérents types d’exigence. Patočka aura su conjuguer cette «double allé-
geance: à la métaphysique, comme ressource ancienne et comme source actuelle
de questionnement ; à la phénoménologie, comme méthode de rupture avec le
sens commun, de radicalisation des questions et de clarication des contextes»2.
C’est dire que jusqu’au sein de la pensée de l’auteur, de son développement réel,
l’on puisse voir à l’oeuvre, en creux, ce fragment héraclitéen cher aux Essais héré-
tiques selon lequel «Polemos est le père de toutes choses». On pourrait préciser
avec Patočka qu’il en est ainsi de la philosophie en tant que «quête expressément
questionnante»3 ; puis ajouter, de manière réexive et en se situant au niveau
plus particulier de l’interprétation de la philosophie patockienne elle-même, que
polemos, le conit, celui qui oeuvre aussi au sein d’une pensée singulière, est ce qui
engendre l’unité supérieure de cette pensée, son originalité.
C’est en tout cas ce dont témoignent les Essais hérétiques sur la philosophie
de l’histoire. Il y est question de penser philosophiquement le monde historique ;
autrement dit, si l’on tente une compréhension immanente du projet patockien
plus général, reposer la question du «monde naturel»4 non plus tant comme
Lebenswelt que comme «monde pré-historique». L’on pourrait juger à première
vue surprenant et pour le moins risqué cet investissement du champ de l’histoire
et de l’historicité par le phénoménologue de formation. Mais à bien y regarder,
d’une part, il s’agit d’un thème auquel l’auteur a toujours consacré son énergie –
l’on sait que dès les années 1930, le concept d’histoire et d’historicité de l’existence
humaine occupe une partie de ses rédactions – ; d’autre part, on peut même gager
que cela traduit une certaine cohérence si l’on relève5 l’annonce du programme à
venir dans la conclusion du premier grand ouvrage du philosophe tchèque: Le
monde naturel comme problème philosophique, dont la publication date de 1936.
À cette époque, Patočka est encore loin de s’être aranchi du legs husserlien de
2 Ricœur P., article «Jan Patočka», in Encyclopædia Universalis.
3 Patočka Jan, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, trad. fr. par Abrams Erika, Éditions
Verdier (édition révisée), 1999, 2007, p. 109.
4 Rappelons d’emblée pour éviter tout malentendu que le «monde naturel» n’est pas chez Patočka le
monde des sciences naturelles, mais correspond mutatis mutandis à la Lebenswelt husserlienne, en
tant que sol de toute expérience, ou dit avec Patočka lui-même: «totalité des modes fondamentaux
du comportement humain, de leurs présupposés et de leurs sédiments». Cf. Ibid., p. 34.
5 C’est Robert Brissart qui relève cette connexion et qui nous a ici porté à reconstruire a posteriori
l’intérêt majeur de Patočka pour le thème de l’histoire. Cf. Brisart Robert, «Phénoménologie et
historicité selon Jan Patočka», in Revue philosophique de Louvain, 4e Série, Tome 80, N° 48, 1982,
pp. 669–681.