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COLLECTION ESSAIS LA LETTRE VOLÉE
INTRODUCTION
PROJETS ARTISTIQUES
À LA CROISÉE DE L’URBANISME ET DU POLITIQUE
Gaëtane Lamarche-Vadel
Il faut aimer divaguer dans les villes, découvrir des quartiers nouveaux,
s’aventurer dans des zones d’aménagement, tourner autour des gares et
des aéroports, visiter des technopoles, marcher du centre à la périphérie
si l’on veut rencontrer de l’art public contemporain. Il y a plusieurs raisons
à cela qui tiennent aux politiques urbaines pourvoyeuses d’espaces publics,
aux instances artistiques commanditaires et aux artistes qui ont toujours
investi les lieux de la vie moderne. Que l’art urbain, souvent associé à
l’embellissement des villes, ne se situe pas aujourd’hui dans les endroits
les plus flatteurs, et pour l’artiste et pour le regard amateur, pourrait sembler
paradoxal et pourtant c’est une constante de l’art contemporain d’aller
puiser dans l’inachevé, l’inharmonique les éléments de nouveaux
accords. Si Baudelaire déjà a consacré à « la vie moderne » plusieurs
de ses critiques, c’est que le phénomène d’attraction de la ville en transformation date au moins du XIXe. Seulement, ce siècle contraignait l’art
public soit à scénographier des allégories soit à commémorer les grands
hommes et il en réservait l’exécution à quelques sculpteurs et architectes
adoubés par l’administration des Beaux-Arts. Depuis la deuxième moitié
du XXe siècle, les œuvres dans les villes n’honorent plus les héros à qui
la patrie reconnaissante dressait un monument, elles ne célèbrent pas
non plus la mémoire d’hommes (et de femmes) admirables. Si de tels
hommages existent encore, ils sont rares et la statue est encore plus rarement l’option retenue. C’est plutôt vers le présent que ces œuvres feront
signe, vers une interprétation du passé à l’aune du présent.
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La plupart des œuvres réalisées par les artistes aujourd’hui, et depuis
le dernier quart du siècle précédent, intègrent les programmes architecturaux et urbains, c’est-à-dire qu’elles sont commandées à l’occasion
de la construction de bâtiments publics, de projets de rénovation et d’extension, voire d’innovation urbaines. Elles rompent avec la tradition mémorielle et affichent des préoccupations spatiales et sociales. Elles ignorent
la forêt de symboles qui avait toutes les faveurs de la ville du XIXe, elles
ne balisent pas non plus l’espace comme la statuaire révolutionnaire qui
marquait les nouveaux territoires de la République. Non seulement elles
sortent du champ de la statuaire mais débordent aussi celui de la sculpture, vers des environnements, ou des « installations » qui ouvrent des
lieux. Les œuvres modernes investissent la ville dans toutes ses dimensions et travaillent avec toutes ses composantes à grande ou petite échelle
— sol, sous-sol, route, trottoir, mur, quai, grille, friche —, mais aussi
la nature — flore, faune —, le paysage ; elles jouent aussi avec les énergies du soleil, du vent, de l’eau, etc. Les œuvres sont tout entières tournées vers la ville, pas seulement inscrites en elle, mais aussi participant
de sa ou de ses spatialités, les découvrant, les actualisant par la mise en
œuvre de relations réelles et virtuelles.
En pleine mutation dans les années 1960-1980, la ville fait voler en
éclats ses frontières géographiques et juridiques, produit de nouvelles
formes urbaines, est en quête de nouvelles perspectives où se voir et se
penser. Dans les compositions urbaines qui se cherchent, parmi les efforts
qui sont faits pour mettre un terme à un chaos urbain généré par des
opérations immobilières ne répondant qu’au seul impératif de l’habitat,
des espaces publics apparaissent comme des formes capables d’impulser
un mouvement centripète, d’induire des directions et d’établir des relations entre des blocs hétérogènes et isolés, de telle sorte qu’un tissu urbain
disloqué retrouve un rythme grâce à des polarisations différentielles, des
directions et des activités. À Barcelone, qui devient une référence, la
création d’espaces publics a joué un rôle essentiel dans la restructuration des zones urbaines. En France, qui retient la leçon catalane, le recours
aux espaces publics exprime de façon assez explicite la volonté de renouer
avec des qualités urbaines et des pratiques sociales éliminées par les
mécanismes d’urbanisation. Les projets urbains qui vont voir le jour un
peu partout dans l’Hexagone, en commençant par les villes nouvelles,
seront de véritables pépinières d’espaces publics. Ceux-ci riment avec
qualité des espaces, propreté et retour à des usages plus collectifs et inventifs de l’espace. Au contraire des espaces techniques ménagés entre ou
à côté du bâti, tels les espaces verts, les parkings, les aires de jeu, les
voies d’accès, l’espace public est d’abord conçu à partir de la ville, comme
un maillon actif dans un réseau de relations où les quartiers sont articulés entre eux et le centre avec la périphérie. L’attention portée aux
espaces publics est inversement proportionnelle aux méfaits consécutifs à leur disparition pendant la période d’industrialisation du logement,
d’une part, et à la distance qu’instaure le pouvoir central avec ses administrés sur toutes les questions touchant aux espaces nécessaires à la vie
locale, d’autre part. Les nouvelles politiques d’aménagement qui reconnaissent la collectivité territoriale comme étant une bonne échelle pour
traiter et gérer des espaces urbains ont relayé, en fait, les mouvements
de défense des espaces sociaux de la vie quotidienne, où s’est formée
une nouvelle génération de sociologues et d’anthropologues. Centripètes
et centrifuges, les espaces publics sont aussi essentiels au brassage des
différences qu’à la concertation et au partage des points de vue. S’ils
sont un marqueur des sociétés démocratiques, c’est qu’ils rendent possible le dissensus comme le consensus. C’est dans ce contexte qu’il est
demandé aux artistes d’agir par le biais de diverses instances — municipalités, régions, communautés d’agglomérations, État, Drac, Frac, mais
aussi des associations —, de réaliser des œuvres dans des espaces choisis
par eux-mêmes ou indiqués par le commanditaire.
Les nouvelles qualités des espaces publics de proximité et d’ouverture, de localité et de lointain, d’élévation et de creusement sont aussi
des dimensions qu’explorent les artistes et qu’ils savent parfaitement
faire coexister et mettre en tension en un seul lieu. Si pour les premiers,
les urbanistes, il s’agit d’associer configuration spatiale et dynamique
sociale, pour les seconds, les artistes, il s’agit de déclore l’œuvre des
lieux de l’art, le musée, la galerie et d’aller au devant du réel sans filet,
de se risquer à d’autres mesures sans socle ni cadre, d’affronter d’autres horizons et d’autres temporalités. C’est même une des caractéristiques des précurseurs de l’art contemporain (ou presque) d’avoir
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bouleversé les conditions du faire : beaucoup d’artistes ont quitté l’atelier pour aller travailler dehors, ailleurs, avec les énergies, les échelles,
les matériaux, les technologies exploités par la société contemporaine.
L’articulation aux lieux transforme la conception de l’œuvre où les dispositifs et les procédures prendront le pas sur l’objet fermé sur soi, sur
son façonnage, désormais laissé à d’autres mains sinon à des machines.
À moins que les deux temps n’en soient plus qu’un et que l’élaboration
formelle du projet se poursuive au cours de sa mise en œuvre et quelquefois encore après le départ de l’artiste. Ce continuum de la transformation déjà expérimenté dans les œuvres environnementales,
incorporant l’altération chimique et physique des éléments naturels, est
repris par certains artistes pour des œuvres publiques livrées aux aléas
du temps, de la fabrication et des usages habitants. Ces actions adventices ne sont pas seulement attendues, elles sont parfois aussi suscitées.
La variété des œuvres visibles dans l’espace public n’a cessé de croître
depuis les années 1980, elle révèle un élargissement et un affinement des
lectures de l’espace public par les artistes, une diversification des pratiques liées à une augmentation de médiums disponibles, notamment les
nouvelles technologies, et à la porosité des disciplines artistiques (sculpture, peinture, communication, son, lumière, performance, vidéo, design,
Internet). Elle est bien sûr la conséquence d’un développement quantitatif et qualitatif des commanditaires institutionnels et associatifs, qui eux
aussi inventent des procédures d’accompagnement réflexif et financier des
projets. Cette pluralité voire cette prodigalité des œuvres publiques n’est
toutefois pas le seul fait de l’effervescence artistique et de l’urbanisme
qui, pour des raisons sociales mais aussi économiques, a multiplié les espaces
publics, elle est aussi la conséquence de l’intérêt qu’ont porté les chercheurs en sciences sociales, philosophes, sociologues, anthropologues à
l’espace public, cette fois-ci en tant que concept des Lumières qui, dans
les sociétés de masse, continue d’assurer un rôle essentiel de distanciation et de rassemblement, de réflexion et d’échange. Espace de communication, espace de visibilité, espace critique de discussion, de contestation
et de refondation, l’espace public s’est invité dans les projets artistiques,
ajoutant une dimension sociopolitique aux questions de spatialité. Mais,
plutôt que de considération supplémentaire, il s’est agi de reconception
du projet artistique dans l’espace civil commun, espace de la rencontre
des corps et de « l’agir communicationnel », interface entre le visible et
le politique (nous osons ce barbarisme d’allier Sennett et Habermas). Dessein
ambitieux dont des utopies simples et éphémères appelant une participation discrète mais résolue de la part d’un public acteur, comme Fluxus
s’y est employé, sont les plus percutantes interprétations. Ce seront plus
souvent les liens sociaux et communautaires que des actions plastiques
qui susciteront et fourniront bientôt le prétexte et la justification d’interventions dans l’espace public de la part de collectifs et de professionnels
de plus en plus nombreux. Contribuant à entériner la confusion entre espace
public, comme notion, et espaces publics, comme composantes urbaines,
une quantité d’acteurs urbains : architecte, ingénieur, designers, chorégraphe, graphiste, artistes, historiens, se sentiront habilités à intervenir dans
ces espaces pour réactiver des enjeux de solidarité et de citoyenneté indispensables à la société démocratique. Leurs actions conjuguées ont
contribué à la valorisation esthétique et économique de ces espaces publics
à laquelle pas une ville, pas une opération urbaine ne voudraient se soustraire aujourd’hui. On peut aussi renverser la proposition et dire que l’attractivité des espaces publics est le résultat d’une lente mais sûre symbiose
de l’entertainment et du social, quand aussi la représentation de la démocratie se vend comme une image de bien-être et de réussite sociale.
Cette conclusion à laquelle nous donnerons l’impression d’aboutir
était déjà contenue dans les prémices du renouveau urbain envisagé par
les aménageurs institutionnels à la fin des années 1980. L’espace public
est, dès la création des villes nouvelles, compris comme un opérateur
de transformation sociale et de valorisation économique. Il est générateur de pratiques collectives, favorise l’implication des habitants dans
la gestion de la vie locale et contribue à donner une meilleure image des
quartiers. De ces améliorations sont attendues des retombées économiques
comme une augmentation du foncier, une attractivité du quartier, une
meilleure rentabilité du logement. L’appel à l’art participe de cette revitalisation et « beautification 1 » des zones urbaines. Les slogans comme
1. C’est une expression qu’utilisent les Iraniens aujourd’hui pour nommer les projets d’urbanisme
et artistique dans la ville de Téhéran.
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« l’art renouvelle la ville », « l’art change la ville », « l’art réinvente la
ville » qui courent depuis les années 1990 jusqu’à aujourd’hui participent de cette vision consensuelle, soutenue par les décideurs et les maîtres
d’ouvrage et reprise par certains artistes, que l’art est une bonne fée ;
même si, mais on l’oublie, le mouvement dont ces formules s’inspirent,
qui dans les années 1920 prétendait que l’art pouvait insuffler un « esprit
nouveau » dans la ville, n’était pas consensuel du tout. Les artistes et
les architectes étaient alors les initiateurs, maintenant ce sont les décideurs et maîtres d’ouvrage qui proposent. Quand les uns et les autres
ont eu l’intelligence de s’allier, pour des raisons différentes, ils ont inventé
l’art public. Il est curieux de voir que les pays, hors Europe, qui entreprennent de grands aménagements urbains s’inspirent de ce modèle tout
en l’adaptant à leur propre culture. Mais de ces pays aussi nous revient
parfois comme en boomerang que cet art public, au sens d’aménagement, n’a plus rien de public au sens politique et que l’un se construit
sur la tombe de l’autre.
C’est pour éviter cette fossilisation de l’art public que certains artistes
et collectifs artistes préfèrent travailler hors sol, dans les trous de la planification, aux frontières, sur les déplacements, avec les flux, avec les
êtres aériens, pneumatiques ou sonores qui cousinent dans nos cultures
avec le nomadisme. Les œuvres font appel à des dispositifs ouverts qui
ne coïncident plus avec les espaces urbains architecturalement définis
mais rejoignent le tramage de villes invisibles faites de mémoires,
d’échanges, de désirs, de rêves, de liens immatériels qui n’en sont pas
moins les fils ténus de la vie civile en ses valeurs publiques.
Les articles et les textes ici rassemblés ont été écrits après 2000 à l’occasion de colloques, de conférences ou pour des revues d’art, matérielles
ou immatérielles. Le projet de les réunir en un volume n’est pas fortuit,
il vient clore une réflexion entamée depuis des années sur l’art/ville/espace
public dans les villes européennes. Il fait suite à deux ouvrages : le premier
est consacré à l’analyse d’œuvres d’art dans les villes et aux divers modes
dont les artistes négocient « le public » dans leurs projets ; le second,
centré sur le public, du point de vue de la réception de l’œuvre, examine
comment les artistes en déconstruisent l’évidence, la décompose en une
série de paramètres qu’ils intègrent ensuite dans de nouvelles pièces. Le
présent volume se partage entre des contributions focalisées sur des œuvres
urbaines en particulier, sur des programmes artistiques conçus à l’échelle
d’un territoire, sur des dispositifs qui produisent des espaces/temps, des
espaces de temps plus ou moins fugaces.
L’ouvrage, influencé par le présent mais aussi par un regard rétrospectif, s’oriente sur la transformation des relations entre espaces publics
et espace public, les uns relevant du renouveau urbain et l’autre engageant une problématique plus politique. Il rend hommage à l’extraordinaire variété et finesse des lectures que les artistes font de la ville mais
constate que le meilleur sort qui lui soit réservé quand il n’est pas détruit
est la patrimonialisation. Mais les artistes l’ont bien compris, qui inventent toutes sortes de lignes tangentielles aux représentations coagulées
de l’art et de l’espace public afin de détricoter leur union et de trouver
parmi les bris de leur défaite les interstices par où passera l’ébauche ou
la promesse d’un espace public actualisé par le spectateur.
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