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Quelle morale, et pour qui ?
L’éternel retour de la morale à l’école
Ruwen OGIEN
Que vise le retour de la morale à l’école, prôné par le gouvernement ?
Selon Ruwen Ogien, ce n’est qu’un nouvel épisode de la guerre intellectuelle
menée contre les pauvres, qui vise à les faire passer pour responsables de leur
situation de plus en plus précaire.
Alors que1 les congés scolaires de l’été 2011 n’étaient pas encore achevés, le
Ministre de l’éducation, Luc Chatel, s’était déjà remis au travail pour annoncer en
grande pompe le retour de l’instruction morale à l’école élémentaire.2 La mesure,
présentée comme une innovation pédagogique importante, qui restaurait enfin un
programme abusivement supprimé il y a près de quarante ans à cause d’une supposée
dérive post soixante-huitarde3, n’avait pourtant rien d’original. Trois ans auparavant
déjà, en 2008, Xavier Darcos, alors en charge de l’Éducation dans le premier
gouvernement Fillon, avait remplacé l’éducation civique par l’instruction civique et
morale.4
L’utilité d’ajouter une mesure à peu près identique à celle qui existait déjà (et
qui ne sera probablement pas plus appliquée que cette dernière) n’étant pas évidente,
il était légitime de se demander ce qu’elle visait vraiment. Les syndicats dénoncèrent
une manœuvre « destinée à masquer les véritables problèmes de l’école, que ce soit
les suppressions de postes ou bien le manque de moyens mis en œuvre dans les
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1 Merci à Florent Guénard, Ariel Suhamy, Pascal Severac, Valérie Gateau et Albert Ogien pour leurs
excellentes remarques sur des versions précédentes de ce texte.
2 Circulaire n° 2011-131 du 25 août 2011 relative à l'instruction morale à l'école primaire.
3 « Dans la France post-68, la morale est devenue un gros mot à l'école », Entretien avec Claude
Lelièvre, par Marie Piquemal, Libération, http://www.liberation.fr/societe/01012357319-dans-la-
france-post-68-la-morale-est-devenue-un-gros-mot-a-l-ecole .
4 Ibid.
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établissements pour aider les élèves en difficulté » et une opération de
communication destinée à flatter un électorat conservateur toujours demandeur
d’ordre moral.5
Il est difficile de nier que ce fût l’une des motivations politiques du ministère,
qui devait faire face à la montée de l’ « indignation » des écoles publiques et privées,
en raison de la paupérisation organisée de ces institutions. Mais, au delà, le retour de
la morale à l’école est, à mon avis, un nouvel épisode de la guerre intellectuelle
menée contre les pauvres, qui vise à les faire passer pour responsables de leur
situation de plus en plus précaire.
La morale à l’école est-elle compatible avec la neutralité éthique de l’État ?
La question de savoir pourquoi les cours de morale reviennent à l’école se
pose avec d’autant plus d’acuité qu’il existe, à mon avis, de bonnes raisons
philosophiques de les laisser en dehors des salles de classe. Quelles sont-elles ?
Dans une démocratie laïque et pluraliste, comme la France prétend l’être,
l’école peut dispenser un enseignement civique, un apprentissage des règles de la
coexistence pacifique entre citoyens aux croyances différentes. Mais elle doit rester
neutre, en principe, par rapport au contenu de ces croyances, qu’elles soient relatives
aux idées de ce qu’est une vie bonne, ou qu’elles soient religieuses.
En effet, dans une démocratie de ce genre, on est censé prendre acte du « fait
du pluralisme » moral.6 On est supposé reconnaître qu’il n’y a pas d’unanimité sur la
question de savoir comment chacun doit conduire sa propre vie du moment qu’il ne
nuit pas aux autres. Faut-il être un épargnant raisonnable ou un flambeur ? Un
aventurier des mers ou un chercheur qui passe sa vie en laboratoire ? Un
hétérosexuel engagé dans un projet familial ou un échangiste bisexuel qui n’a aucune
intention de se fixer ? Un lève-tôt qui essaie d’en faire le plus possible, ou un lève-
tard qui essaie d’en faire le moins possible ? Toute tentative, par l’État, d’imposer
l’une ou l’autre de ces conceptions de la vie bonne pourrait être perçue comme une
forme de tyrannie.
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5 « Polémique autour du retour de la morale à l’école », France 24, 2 septembre 2011.
6 Cf. Charles Larmore, Modernité et morale, Paris, PUF, 1993.
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Par conséquent, dans l’école démocratique, il est légitime d’instaurer une
instruction civique, dont l’objectif est de nous apprendre le fonctionnement des
institutions politiques et les règles du vivre ensemble. Mais il n’est pas légitime
d’imposer une instruction morale, dont l’ambition serait de nous engager dans l’une
ou l’autre de ces façons de vivre.
Il est vrai que cette position de neutralité éthique de l’État ne fait pas elle-
même l’unanimité, même parmi les défenseurs du libéralisme politique. Pour certains
philosophes, l’État doit se garder de toute tentation perfectionniste7 c’est-à-dire qu’il
doit éviter de chercher à promouvoir un certain idéal de la vie bonne, fût-il celui de
l’autonomie personnelle.8 Leur raisonnement part de l’idée qu’il peut y avoir un
accord sur la vie juste (c’est-à-dire sur ce que doivent être des rapports équitables
entre les citoyens) mais, au mieux, un désaccord raisonnable sur la vie bonne (c’est-
à-dire sur le style de vie personnel, plus ou moins individualiste ou traditionaliste,
plus ou moins orienté vers la carrière, le plaisir, le loisir, le confort matériel, la vie de
famille ou de communauté, etc.)9
En faveur de cette idée, ils avancent trois ensembles de raisons : 1)
sociologiques ou historiques : ces idéaux sont, de fait, trop divergents dans les
sociétés modernes pluralistes ; 2) physiques et psychologiques : ce qu’est une vie
bonne dépend de la constitution naturelle de chacun, et cette dernière est variable ;
3) conceptuelles : il existe des difficultés intellectuelles propres au débat sur ce sujet
particulier qu’est l'éthique et c’est pourquoi nos idéaux de la vie bonne sont pluriels
et appelés à le demeurer10.
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7 Chez John Rawls, cette position est plus clairement affirmée dans son Libéralisme politique (1993),
trad. Catherine Audard, Paris, PUF, 1995 que dans Théorie de la justice, (1971), trad. Catherine
Audard, Paris, Seuil, 1987, p. 362-369. Sur le débat autour du perfectionnisme et de la neutralité
éthique de l’État, voir Perfectionism and Neutrality, Steven Wall et George Klosko, (dir.), Oxford,
Rowman & Littlefield Publishers, 2003.
8 Cf. Charles Larmore, The Autonomy of Morality, chap. 5, Cambridge, Cambridge University, 2008.
9 Cf. John Rawls, Libéralisme politique, op. cit.
10 Ibid., p. 83-87.
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En donnant l’avantage à l’un de ces nombreux idéaux de la vie bonne, l’État
mettrait en danger ce consensus à défaut duquel la stabilité politique de nos
sociétés ne pourrait pas être garantie.11
D’autres philosophes estiment que le libéralisme politique est non seulement
compatible avec une certaine forme de perfectionnisme, mais qu’il perdrait sa raison
d’être s’il ne visait pas à promouvoir l’idéal de l’autonomie personnelle, ce qui est
évidemment un programme perfectionniste.12 Entrer dans ce débat complexe, dont
l’enjeu est de savoir si le libéralisme politique et le perfectionnisme sont
compatibles, m’entrainerait beaucoup trop loin. Mais je peux, au moins, exposer en
quelques phrases ma propre position. Dans ses versions philosophiques les mieux
construites, le perfectionnisme reste lié à une conception de type aristotélicien : il
faut promouvoir les facultés qui expriment le mieux l’essence ou la nature de
l’homme.13 N’étant pas essentialiste, c’est un point de vue que je ne peux pas
accepter. Et c’est donc d’un point de vue anti-perfectionniste, engagé envers la
neutralité éthique de l’État, que je vais évaluer le retour de la morale à l’école.
Les incohérences de Jules Ferry
La neutralité éthique de l’État n’était pas considérée comme un principe qu’il
fallait absolument respecter au moment l’instruction civique et morale prit la
place de l’enseignement religieux dans les écoles publiques. Mais elle préoccupait
déjà les concepteurs du programme.
Dans la fameuse circulaire du 17 novembre 1883, qui présentait les
conditions d’application de la loi du 28 mars de la même année introduisant la
morale à l’école républicaine, Jules Ferry posait que la raison et les valeurs
communes pouvaient, aussi bien que la religion, fonder la morale.14 Il était bien
conscient du fait que cette loi pouvait sembler incohérente. D’un côté, elle mettait
« en dehors du programme obligatoire l’enseignement de tout dogme particulier ».
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11 Ibid, p. 179-183,
12 Cf. Joseph Raz, The Morality of Freedom, Oxford, Clarendon Press, 1986.
13 Thomas Hurka, Perfectionism, Oxford, Oxford University Press, 1996.
14 Circulaire adressée le 17 novembre 1883 par Jules Ferry, Président du Conseil, Ministre de
l'Instruction publique et des Beaux-Arts aux instituteurs, concernant l'enseignement moral et civique,
dans L’instruction morale à l’école. Ressources et références, La circulaire de 1883 et le programme
d’enseignement moral et civique, Eduscol, Ministère de l’Éducation, septembre 2011.
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D’un autre côté, elle plaçait au premier rang un enseignement moral et civique qui
pouvait apparaître comme un dogme, puisqu’il affirmait un certain nombre de vérités
morales premières « que nul ne peut ignorer ».
Pour Jules Ferry, l’instituteur, « en même temps qu’il apprend aux enfants à
lire et à écrire, leur enseigne aussi ces règles élémentaires de la vie morale qui ne
sont pas moins universellement acceptées que celles du langage et du calcul ». Et il
ajoutait, pour préciser ce qu’il entendait par morale : « cette bonne et antique morale
que nous avons reçue de nos pères et que nous nous honorons tous de suivre dans les
relations de la vie sans nous mettre en peine d'en discuter les bases
philosophiques ».15
Quand il parlait de la « bonne et antique morale », Jules Ferry n’avait
évidemment pas à l’esprit les théories sophistiquées des philosophes grecs qui
permettaient aussi de justifier l’esclavage et l’assujettissement des femmes. Il pensait
probablement plutôt à une supposée « morale commune » au contenu assez vague.
Cependant, de ce point de vue aussi, il y avait une difficulté. La circulaire de 1883
visait essentiellement à montrer qu’une instruction morale systématique fondée sur
des valeurs communes d’une part, et le refus de tout dogme d’autre part n’étaient pas
du tout incompatibles. L’idée que, dans ces valeurs supposées « communes », il
pouvait y avoir accord sur celles qui permettaient de promouvoir la coexistence
pacifique, et désaccord raisonnable sur les façons de vivre, n’était pas du tout
envisagée.
En fait, la suppression de la morale à l’école dans les années 1970, ou, plus
exactement, son remplacement par un apprentissage citoyen, n’était pas un effet de la
« corruption des esprits par la pensée 68 », comme l’affirment aujourd’hui les plus
réactionnaires, mais une tentative un peu plus élaborée de surmonter une difficulté
contenue dans la circulaire de Jules Ferry. Séparer ce qui relève des règles de
coexistence dans une société démocratique et les conceptions morales particulières,
se contenter d’enseigner les premières à l’école publique, et renvoyer les secondes à
la sphère privée, permettait de résoudre un conflit latent depuis la loi de 1883.
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15 Ibid.
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