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qualités attribuées aux « enfants »10 dans Ainsi parlait Zarathoustra , à savoir la solitude, l’obstination et la
prudence, qualités qui se muent dans Par-delà le bien et le mal en passion solitaire, courage et lucidité.
Le second précepte vise l’accroissement du respect de soi par l’ascèse. Seule cette dernière permet de
s’élever vers une nature « aristocratique » : « un certain ascétisme,… un renoncement volontaire… est l’une
des conditions favorables à une haute spiritualité » Et «les philosophes n’ont jamais traité l’idéal ascétique
sans quelque préjugé favorable ».11 Cependant Nietzsche n’entend pas l’ascèse comme celle octroyée dans la
formation des séminaristes mais plutôt comme gymnastique de la volonté, comme apprentissage du vouloir
et du promettre, tâches fondamentalement naturelles : « notre absurde monde de l’éducation croit pouvoir se
suffire de l’instruction, du dressage de cerveaux ; il n’a pas la moindre notion de quelque chose d’autre,
nécessaire en tout premier lieu —l’éducation de la force du vouloir— ; l’on est capable de vouloir si l’on
est capable de promettre ».12 Mais cette ascèse de l’esprit ne suffit pas pour l’auteur, il faut lui adjoindre
l’ascèse physique.
Grâce à ces deux ascèses, advient d’abord la notion de « montée vers l’homme naturel » : « un peuple n’étant
que le détour que prend la nature pour produire six ou sept grands hommes ».13 Puis, Nietzsche rappelle la
nécessaire synthèse des forces organiques et inorganiques dans le surhumain. Cette synthèse s’opère comme
une conquête, comme un défi permettant d’ouvrir le champ de la haute éducation. Elle se cristallise dans les
images de relief, de hauteur, des cimes d’une haute civilisation.
Cette propédeutique affirmée, Nietzsche se déclare dans sa maturité en faveur d’une éducation de
l’exception : « avenir de l’éducation : culture de l’exception ».14 L’éducation ne saurait être uniforme et
devrait être adaptée en fonction de la nature des éduqués. L’auteur rejette l’instruction et son caractère
« niveleur » :
« Le système éducatif supérieur allemand a perdu dans son ensemble ce qui est essentiel : une fin, et
également le moyen de parvenir à cette fin. Que l’éducation, la culture soit une fin en soi et qu’un éducateur
soit nécessaire —et non le professeur de lycée et l’érudit universitaire— voilà ce qu’on a oublié… ce qui
manque, ce sont des éducateurs eux-mêmes éduqués, des esprits supérieurs et distingués qui fassent leurs
preuves en toutes circonstances, par leurs paroles et leur silence, qui soient de vraies cultures vivantes,
mûries et délectables —et non pas les rustres savants que le lycée et l’Université offrent à la jeunesse comme
« nourrices supérieures ».15 C’est donc la première condition de l’éducation qui fait défaut, à savoir les
éducateurs ; de là selon ses écrits, le déclin de la culture allemande.
Nietzsche prône aussi la nécessité d’une lente maturation s’opposant par là même à la rapidité des cursus
universitaires ne visant qu’à la professionnalisation.16 Afin qu’advienne ce qu’il entend par Haute Education,
un programme en trois points semble apparaître : apprendre à voir, apprendre la lenteur, renforcer la
volonté —point déjà évoqué lors de la réflexion sur l’ascèse—. Ce programme vise un but essentiel : savoir se
retenir, ne pas agir, ne pas réagir.
10 Les trois figures de l’homme : assujetti aux valeurs de la société (le chameau) devenu esprit libre (le lion) puis
l’advenue du surhomme (l’enfant) in Ainsi parlait Zarathoustra, 1883, III,3
11 Nietzsche, F. [1887], (1968-1997). Généalogie de la morale, §3, §7 & §9. Paris : Gallimard
12 ibidem, §10
13 Nietzsche, F. [1886], (1968-1997). Par delà le Bien et le mal §126. Paris : Gallimard
14 Nietzsche, F. [1850-1889], (1968-1997). Fragments posthumes, §12 & §1. Paris : Gallimard. p. 374
15 Nietzsche, F. [1889], (1968-1997). Crépuscule des Idoles, ce qui manque aux Allemands §5. Paris : Gallimard
16 Toute la distinction des sciences de l’éducation entre procédures (applications rapides) et processus (comprendre,
se projeter vers l’avenir…) se retrouve ici.