CHRONIQUE ENTREVUE
Georges-Auguste Legault
Julie Bélanger
Université de Sherbrooke
Georges-Auguste Legault (Ph. D., LL.L.) est professeur d’éthique appliquée à
la Faculté des lettres et sciences humaines, à celle de droit et à celle de
théologie, éthique et philosophie de l’Université de Sherbrooke. Son expertise
à titre de consultant dans une démarche de délibération éthique est reconnue
auprès d’une diversité d’organismes. Les nombreux ouvrages auxquels il a
participé témoignent de l’importance de sa contribution en éthique profes-
sionnelle et en éthique appliquée, domaine dont il est l’un des pionniers au
Québec. Il est également Docteur honoris causa de l’Université de Sudbury en
éthique des affaires et il occupe présentement le poste de directeur du
Centre interuniversitaire de recherche en éthique appliquée de l’Université de
Sherbrooke.
Ce praticien passionné aura bientôt accumulé trente ans de carrière. Il a débuté
sa formation universitaire en philosophie et a complété une maîtrise sur le
philosophe Bertrand Russel, mathématicien et essayiste. Il a fait ses études
doctorales en philosophie du droit dans le courant de la philosophie du
langage et portant sur l’utilisation du langage dans la régulation des compor-
tements sociaux. Suite au doctorat, il s’est interrogé davantage à la question
de l’éthique. Après cinq ans d’enseignement de la philosophie au Cégep
Bois-de-Boulogne de Montréal, il est engagé comme professeur à l’Université
de Sherbrooke et on lui confie l’enseignement de la philosophie du langage, de
la philosophie du droit et de la philosophie morale au département de philo-
sophie. À partir de la singularité de sa formation universitaire, il s’est intéressé
particulièrement à l’éducation morale, ce qui l’a amené à développer un modèle
de prise de décisions et de délibération éthique.
Il a été l’instigateur d’un premier certificat en éthique appliquée à la faculté des
Lettres et sciences humaines qui, du même coup, s’est avéré être le premier au
Québec et qui a été malheureusement aboli par la suite. Avec des collègues de
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la même université, il a également participé à la création d’un Diplôme en
éthique appliquée qui se donne présentement à la Faculté de théologie, d’éthique
et de philosophie de l’Université de Sherbrooke. Grâce à son concours,
l’Université de Sherbrooke est devenue la première et la seule institution québé-
coise à s’illustrer dans le domaine de l’éthique appliquée et à offrir une formation
pratique en philosophie, dans un contexte réputé pour être théorique.
J.B. Monsieur Legault, quels ont été les points marquants de votre chemi-
nement professionnel?
G-A. L. Au départ, il y a le philosophe qui devient un professeur en philoso-
phie. Ensuite, après ma sixième année d’enseignement à l’Université
de Sherbrooke, un autre tournant marque ma carrière : je passe de
l’enseignement de la philosophie à la formation professionnelle. Avec
ce changement, je m’engage sur le terrain pour développer la compé-
tence éthique chez les professionnels et les accompagner dans leur
réflexion à partir des cas concrets qu’ils rencontrent dans leur travail.
J’ai donc consacré une partie de ma carrière en éthique professionnelle
et une autre partie en recherche. Enfin, j’ai commencé à agir à titre de
consultant en éthique auprès d’organismes privés et publics. C’est à
partir de ce moment que j’ai porté le nom d’éthicien, un praticien qui
pose des diagnostics, qui propose des pistes de solution, qui invite les
gens à se parler et à faire converger leurs idées. En ce sens, dans ce
rôle, on peut considérer que je fais de la psychologie organisation-
nelle, comme un psychologue peut le faire. D’ailleurs, il arrive que le
psychologue organisationnel et l’éthicien appliqué travaillent ensemble
sur des mandats communs.
J.B. Aujourd’hui, quelle est votre vision de l’éthique?
G-A. L. C’est l’éthique appliquée. Celle-ci se démarque des morales, c’est-à-
dire des obligations telles qu’on les retrouve dans les grandes morales
religieuses ou dans les morales classiques en philosophie. La morale
exige de réguler les comportements humains en fonction des obliga-
tions et des devoirs qui sont en dehors des personnes elles-mêmes,
elle nous dit quoi faire et elle est conçue sous l’ordre des commande-
ments. Cette approche morale axée sur l’obligation traverse aussi le
droit et la gestion dans nos organisations (par exemple : les normes
d’une organisation). Ce mode contraignant fonctionne bien dans une
société qui prône l’autorité. Cependant, nous n’en sommes plus là. De
nos jours, rares sont les personnes qui se soumettent à l’autorité du
commandement, ils veulent en comprendre la raison. C’est pourquoi
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nous privilégions la légitimité du commandement plutôt que son auto-
rité. C’est dans cette nouvelle conjoncture que l’éthique appliquée est
apparue. Elle cherche à réguler notre conduite en fonction des valeurs
partagées. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il existe une distinction
entre les valeurs et les normes et qu’on voit apparaître de plus en plus
des codes de valeurs dans les organisations actuelles.
L’éthique ne fait pas appel à l’exécution d’un commandement, mais
plutôt à une décision responsable. On tente de concilier les différentes
valeurs qui sont en conflit et l’on doit être capable de mettre de l’avant
pour expliciter la légitimité de sa décision et du verdict final. Tout le
développement de la compétence éthique réside dans l’apprentissage
à exercer sa liberté et à décider de façon responsable. Ce processus
amène à regarder les décisions en fonction des valeurs que l’on veut
mettre de l’avant. En fait, c’est le caractère situationnel de nos décisions
qui se dégage de ce processus. Par exemple, évidemment, les décisions
d’un praticien doivent respecter le code de déontologie de son Ordre
professionnel, mais ils doivent avant tout être orientées de manière à
tenir compte des intérêts du client et du praticien. En ce sens, les
quatre ingrédients de base de l’éthique, sur lesquelles le praticien
s’appuie pour prendre la meilleure décision sont la décision, les
valeurs, les choix difficiles et le dialogue qui sous-tend la décision.
Ceux-ci renvoient à la personne et à son engagement dans une société,
ainsi qu’aux conséquences de son action.
Depuis 40 ans, l’éthique émerge et prend une place de plus en plus impor-
tante dans les organisations. Cette discipline évolue en fonction de la
mentalité des gens et de l’émergence des nouveaux besoins sociaux.
J.B. À votre avis, quelle est la principale différence entre l’éthique
d’aujourd’hui et celle d’il y a vingt ans?
G-A. L. Il y a vingt ans, on mettait l’emphase sur la morale, les obligations, le
respect de l’autorité, les commandements, la hiérarchie. De nos jours,
on assiste à une forme de révolution. L’autorité n’a plus force et supré-
matie, la personne du XXIe siècle n’aime plus être commandée.
Actuellement, l’individu ne règle pas sa conduite par rapport aux
commandements, il la règle en fonction de la décision qu’il prend. De
plus, on s’intéresse beaucoup plus à l’individu et à ses valeurs per-
sonnelles plutôt qu’aux normes culturelles et sociales. Voilà un grand
changement dans notre société d’aujourd’hui en comparaison à celle
d’il y a 60 ans.
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J.B. Pourquoi s’intéresse-t-on plus à l’éthique au travail et à ses applica-
tions de nos jours?
G-A. L. L’instauration des syndicats dans l’organisation a marqué un grand
coup pour l’éthique au travail. Auparavant, le patronat avait un pou-
voir quasi absolu sur ses employés. Le syndicat est un grand gain
dans l’institution de l’équilibre des forces entre la partie patronale et la
main-d’œuvre. Le mouvement syndical a eu sa raison d’être et celui-ci
est encore très utile face à la domination d’un groupe par rapport à un
autre. Le problème qui surgit dans les relations patrons-employés, de
même que dans la gestion bureaucratique, c’est lorsqu’on suit un
modèle commandé et contrôlé. Dans ces circonstances, la crise organi-
sationnelle est inévitable, parce que les gens ne peuvent pas travailler
ensemble en se méfiant continuellement les uns par rapport aux autres.
La relation de travail est alors interprétée en fonction du rapport de
force, de la convention collective et des droits de chacun. La mentalité
juridique des rapports de force rend alors le milieu de travail sociale-
ment insalubre et, à ce moment, la crise émerge. Lorsqu’on n’est pas
capable de vivre ensemble huit heures par jour à l’intérieur d’une orga-
nisation, on peut voir arriver l’épuisement professionnel, une baisse
de motivation et de sens au travail. Et, c’est ce type de problème qui a
été à l’origine de ce qu’on a appelé « l’éthique des affaires ». Face à
cette réalité, l’organisation peut être paralysée et l’intervention éthique
et la médiation deviennent nécessaires. On suggère alors de travailler
à partir d’un dialogue et la coopération entre les groupes, sur les
valeurs organisationnelles et personnelles à l’intérieur de l’organisation.
J.B. En conséquence, doit-il y avoir des règlements dans l’organisation?
G-A. L. Les règlements sont indispensables parce qu’ils viennent fixer une
limite à l’intolérable. Je n’oppose pas éthique et règlements. On aura
toujours besoin de règlements pour ceux qui ont des comportements
intolérables. À la différence, l’éthique vise l’excellence. Lorsque les
relations de travail sont orientées en fonction de l’intolérable, tout le
système de gestion a une nature quasi-policière et on va même jusqu’à
exiger dans certains milieux que les employés signalent les autres s’ils
sont témoins d’un manquement. Un tel mode de gestion conduit à
l’irresponsabilité. Pour se protéger de toute poursuite, on veut s’assu-
rer qu’on agit conformément à la norme. Les règlements ne peuvent
toucher qu’une partie des comportements humains impliqués dans les
relations de travail. Si nous voulons améliorer la qualité des relations
dans l’organisation, la qualité du climat de travail, la motivation au
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travail, nous ne pouvons pas le faire par des règlements. On ne peut
pas forcer la vertu avec des règlements. Par ailleurs, l’instauration de
règlements peut être contre-productive. Un beau règlement sera
vertueux, mais pratiquement pas applicable.
J.B. À votre avis, existe-t-il une différence significative entre les différents
secteurs de l’économie québécoise, par exemple, entre la fonction
publique et la fonction privée, en matière d’éthique professionnelle?
G-A. L. Avant tout, distinguons l’éthique professionnelle des organisations
de celle qui, prise au sens fort du terme, concerne la personne qui est
membre d’un Ordre professionnel. L’Ordre professionnel, en tant que
« créature » juridique depuis plus de 20-30 ans, a rendu la pensée des
professionnels conforme, ce qui fait que les gens pensent de la même
manière. L’éthique professionnelle est alors vue uniquement comme
un droit, des normes et des contraintes déontologiques. Cette façon
de concevoir l’éthique a eu comme conséquence, la réduction de
l’aspect valoriel de la profession et elle a créé une approche de la
déontologie du commandement où les gens ont peur de leur syndic.
En ce qui concerne l’éthique dans la fonction publique ou l’entreprise
privée, il y a un écart considérable. Pourquoi? D’une part, parce que,
dans la première, il se vit une crise d’identité importante. Jadis, le
fonctionnaire avait une identité forte, car c’était un idéal d’être au
service de la population. Cette identité reposait sur des valeurs. De
nos jours, le fonctionnaire n’a plus d’identité, il ne possède plus les
valeurs structurantes requises par une identité collective. Donc, on vit
un problème du « vivre ensemble » collectif des fonctionnaires qui
sont en perte d’identité, de références communes et de valeurs
partagées. Par conséquent, les valeurs organisationnelles doivent se
redéfinir au niveau de la fonction publique.
D’autre part, la mission de l’entreprise privée change. Auparavant, elle
ne produisait que des biens matériels. De nos jours, elle se dirige de
plus en plus vers les services à la clientèle. Avec cette transformation,
le discours de l’éthique dans l’entreprise doit être revu et orienté vers
des préoccupations de responsabilité sociale. On reconstruit une
identité de l’entreprise privée, tandis que la fonction publique est en
perte d’identité. De ce fait, la conception de l’éthique dans la fonction
publique et privée est assez partagée, même si, dans chacun des cas, le
thème de la responsabilité sociale est de plus en plus à l’avant-scène.
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