Gare au «nous» pessimiste
Les valeurs ne sont pas quelque chose que l’on enchâsse, mais bien les
ingrédients vivants de la vie nationale
24 août 2013 | Joseph Yvon Thériault - Titulaire, Chaire de recherche du Canada en mondialisation, citoyenne et
démocratie, professeur de sociologie à l’UQAM | Québec
Photo : Jacques Nadeau - Le Devoir
L’enjeu de l’immigration, et plus exactement de l’islam, est au cœur du « nous » pessimiste qui émerge aujourd’hui.
Lionel Groulx, notre mal-aimé historien, se plaignait au tournant des années 1960 que ses jeunes
disciples (Séguin, Frégault, Brunet) pratiquaient un nationalisme pessimiste. Ils boudaient en quelque
sorte lenseignement du maître qui, lui, cherchait dans lextraordinaire courage des colons français, la
grandeur de Dollard, ou linvraisemblable aventure de lAmérique française les sources motivationnelles
du devenir de la nation.
L’histoire que pratiquaient ses anciens étudiants était « méconnaissable, démoralisante, caricaturale ».
Marqués qu’ils étaient par le tiers-mondisme, la Conquête les obsédait, ils cherchaient dans lhistoire du
Québec tous les signes de la défaite, de la domination, de l’humiliation.
Le Devoir.com - Libre de penser
Dans les discussions qui entourent aujourdhui le retour de la question identitaire et le débat
quengendrera assurément la proposition dune Charte des valeurs québécoises, je crains un tel
nationalisme négatif ou pessimiste. Il ne serait plus lié au traumatisme de la Conquête, à la peur de
lAnglais, mais aux enjeux de limmigration et à l’érosion de nos valeurs provoquée par larrie massive
d’étrangers à la culture québécoise (occidentale).
L’histoire récente du «nous» québécois
Revenons, pour mieux comprendre cette crainte, sur lhistoire récente de la question identitaire au
Québec. Le nationalisme pessimiste que Groulx appréhendait ne sest pas concrétisé. Les années 1970
ont été plutôt laffirmation dun nouveau « nous » optimiste. L’exaltation des temps nouveaux par les
poètes et chansonniers, celle de la Révolution tranquille par les intellectuels et les politiciens, la
croyance que nous étions « quelque chose comme un grand peuple » avaient revivifié la motivation
positive dans la nation.
Le premier référendum a commencé à sonner le glas de cet optimisme. Il faudrait plutôt dire que cet
optimisme sest alors expulsé de la nation. Les années 1980 ont été celles du Québec inc. ; les années
1990, celles de la nation civique. Dans lun comme lautre récit, les Québécois étaient perçus comme
des avant-postes de la modernité. Ils avaient abandonné leurs vieilles jérémiades positives ou
négatives sur la nation pour glorifier le succès international de leurs entrepreneurs, de leurs artistes et
de leurs clowns.
Il faut dire que le nationalisme surcut à cette période, grâce à lhistorique querelle avec les
fédéralistes. Ce qui nous valut le référendum de 1995 (où Parizeau réinventa un « nous » négatif) et la
présence du Bloc à Ottawa qui défendait « nos » intérêts.
L’appel au « nous » positif
Nous fûmes quelques-uns, à partir des années 2000, à déplorer la perte de la référence et à réclamer le
retour d’un « nous ». On peut retracer un tel parcours dans mon travail (Critique de laméricanité,
2002), chez Jacques Beauchemin (L’Histoire en trop, 2002), Mathieu Bock-Coté (La dénationalisation
tranquille, 2007), Éric Bédard (Le recours aux sources, 2011) et dans la synthèse politicienne, le Nous
(2007) de Jean-François Lisée.
Ces travaux pratiquaient, pour revenir à Groulx, un « nous » positif. Cest par un recours aux sources,
un retour à lhistoire, un rappel de l’intention de la nation française d’Amérique qu’il était possible,
pensait-on, de ressourcer le monde commun, ce qui au Québec passait par la question nationale.
Certes, persistait dans ces travaux un certain pathos, un certain « nous » négatif. Mais c’était le vieux
pathos canadien-français, celui de la petite société, de la peur de disparaître, un « nous » négatif qui
pointe l’ennemi séculaire : la civilisation anglo-américaine.
Le retour du « nous » pessimiste
Je vois aujourdhui sourdre un autre « nous » que celui que j’espérais. Il a été amené dans le débat
public par Mario Dumont - la défunte ADQ - et a provoqué la cation de la commission Bouchard-
Taylor. C’est lenjeu de limmigration et la défense des valeurs occidentales qui en définiraient
maintenant les axes. D’où l’omniprésence de la question de limmigration dans le débat sur lidentité,
d’où la nécessité pour les tenants du « nous » dune charte de la lcité.
Je ne pense pas que la désoccidentalisation de nos sociétés soit leffet de limmigration, et notamment
de limmigration musulmane. Car, ne nous abusons pas, c’est bien de lislam qu’il sagit dans ce
nouveau « nous » négatif. Je pense au contraire que lOccident - ce qui comprend le Québec - a plus à
craindre de la désaffiliation et de la marchandisation du monde (phénomènes qu’elle auto-engendre)
que du retour fantasmé du religieux à travers lislam.
Comme le disait récemment Jean Daniel dans Le Nouvel Observateur (31-07-2013), « lislam pose un
problème ? Sans doute. Mais c’est aux musulmans qu’il le pose en premier lieu ». Et je dirais : aux
pays musulmans, où lislam politique est une réelle force politique. Quant à nos musulmans, ils sont
habituellement peu pratiquants, pnent une certaine lcité et ont été éduqués en français aux valeurs
publicaines. Dans le déploiement dun « nous », ils seraient plutôt des alliés que des ennemis.
La « trudeauisation des esprits »
Le ministre Bernard Drainville semble avoir compris la pente dangereuse que ce « nous » négatif induit
en modifiant le projet d’une charte de la lcité québécoise en Charte des valeurs québécoises. Une
charte de la laïcité, en plus de braquer le « nous » contre l« autre » (limmigrant, le musulman…),
aurait, tel un boomerang, leffet de frapper avant tout les restes du catholicisme de la majorité (dans
les CPE, dans les résidences pour personnes âgées).
Une charte des valeurs québécoises peut-elle pour autant répondre aux exigences d’un « nous »
positif ? En fait, la question est : une charte peut-elle être positive ? Les chartes ne sont pas des lieux
où l’on inscrit des valeurs concrètes - de la manière de pratiquer la solidarité jusqu’à notre amour du
Canadien de Montréal -, mais un énoncé de principes abstraits qui guident le législateur et la vie
politique. Les seuls énons de « valeurs » sur lesquelles on se rabat présentement - démocratie,
séparation entre lÉglise et lÉtat, égalité homme-femme, langue commune - sont en fait les grands
principes de la modernité libérale. Ils sont déjà présents dans les chartes canadienne et québécoise et
dans nombre de nos lois.
Loin de nourrir un « nous » québécois, la réitération de ceux-ci n’aura-t-elle pas comme simple effet
d’accentuer notre soumission au juridique et de dilater notre rapport à la mémoire. Éric Bédard
nommait « trudeauisation des esprits », lidéologie chartiste qui consiste à dépolitiser les enjeux en les
enchâssant, ce qu’avait voulu faire la politique du multiculturalisme. Je ne vois pas en quoi une charte «
abstraite » des valeurs québécoises serait exemptée d’un tel biais.
Une politique du « nous » positif
Les valeurs ne sont pas quelque chose que lon enchâsse, mais bien les ingrédients vivants de la vie
nationale. Un « nous » positif se retrouverait plus facilement dans une politique affirmative de la culture
- donner une nouvelle vie à Télé-Québec, la SODEQ, lenseignement de lhistoire nationale, la
valorisation du français, la francisation des immigrants, sans oublier la solidarité sociale et lintégration
des immigrants par le travail. Cest Maka Kotto (Culture) et Agnès Maltais (Travail et Solidarité) qui
devraient être chargés du dossier du « nous » positif.
Il ne faudrait pas que le grand geste identitaire d’un gouvernement péquiste soit laffirmation dun «
nous » pessimiste. Lionel Groulx en serait chagriné.
Joseph Yvon Thériault - Titulaire, Chaire de recherche du Canada en mondialisation, citoyenneté et
démocratie, professeur de sociologie à l’UQAM
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