Je ne pense pas que la désoccidentalisation de nos sociétés soit l’effet de l’immigration, et notamment
de l’immigration musulmane. Car, ne nous abusons pas, c’est bien de l’islam qu’il s’agit dans ce
nouveau « nous » négatif. Je pense au contraire que l’Occident - ce qui comprend le Québec - a plus à
craindre de la désaffiliation et de la marchandisation du monde (phénomènes qu’elle auto-engendre)
que du retour fantasmé du religieux à travers l’islam.
Comme le disait récemment Jean Daniel dans Le Nouvel Observateur (31-07-2013), « l’islam pose un
problème ? Sans doute. Mais c’est aux musulmans qu’il le pose en premier lieu ». Et je dirais : aux
pays musulmans, où l’islam politique est une réelle force politique. Quant à nos musulmans, ils sont
habituellement peu pratiquants, prônent une certaine laïcité et ont été éduqués en français aux valeurs
républicaines. Dans le déploiement d’un « nous », ils seraient plutôt des alliés que des ennemis.
La « trudeauisation des esprits »
Le ministre Bernard Drainville semble avoir compris la pente dangereuse que ce « nous » négatif induit
en modifiant le projet d’une charte de la laïcité québécoise en Charte des valeurs québécoises. Une
charte de la laïcité, en plus de braquer le « nous » contre l’« autre » (l’immigrant, le musulman…),
aurait, tel un boomerang, l’effet de frapper avant tout les restes du catholicisme de la majorité (dans
les CPE, dans les résidences pour personnes âgées).
Une charte des valeurs québécoises peut-elle pour autant répondre aux exigences d’un « nous »
positif ? En fait, la question est : une charte peut-elle être positive ? Les chartes ne sont pas des lieux
où l’on inscrit des valeurs concrètes - de la manière de pratiquer la solidarité jusqu’à notre amour du
Canadien de Montréal -, mais un énoncé de principes abstraits qui guident le législateur et la vie
politique. Les seuls énoncés de « valeurs » sur lesquelles on se rabat présentement - démocratie,
séparation entre l’Église et l’État, égalité homme-femme, langue commune - sont en fait les grands
principes de la modernité libérale. Ils sont déjà présents dans les chartes canadienne et québécoise et
dans nombre de nos lois.
Loin de nourrir un « nous » québécois, la réitération de ceux-ci n’aura-t-elle pas comme simple effet
d’accentuer notre soumission au juridique et de dilater notre rapport à la mémoire. Éric Bédard
nommait « trudeauisation des esprits », l’idéologie chartiste qui consiste à dépolitiser les enjeux en les
enchâssant, ce qu’avait voulu faire la politique du multiculturalisme. Je ne vois pas en quoi une charte «
abstraite » des valeurs québécoises serait exemptée d’un tel biais.
Une politique du « nous » positif
Les valeurs ne sont pas quelque chose que l’on enchâsse, mais bien les ingrédients vivants de la vie
nationale. Un « nous » positif se retrouverait plus facilement dans une politique affirmative de la culture
- donner une nouvelle vie à Télé-Québec, la SODEQ, l’enseignement de l’histoire nationale, la
valorisation du français, la francisation des immigrants, sans oublier la solidarité sociale et l’intégration
des immigrants par le travail. C’est Maka Kotto (Culture) et Agnès Maltais (Travail et Solidarité) qui
devraient être chargés du dossier du « nous » positif.
Il ne faudrait pas que le grand geste identitaire d’un gouvernement péquiste soit l’affirmation d’un «
nous » pessimiste. Lionel Groulx en serait chagriné.
Joseph Yvon Thériault - Titulaire, Chaire de recherche du Canada en mondialisation, citoyenneté et
démocratie, professeur de sociologie à l’UQAM