Université européenne d’été 2015
du 30 juin au 3 juillet 2015
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du 30 juin au 3 juillet 2015
Les sociétés à l’épreuve du changement climatique :
éduquer - agir - gouverner
Changement climatique : quel concept ?
Un objet scientifique, social et économique complexe
La justice climatique a-t-elle un sens ?
Gouvieux, le 30 juin 2015
Jean-Cassien BILLIER, philosophe, maître de conférences, université Paris Sorbonne
Marie-Françoise Chevallier-Le Guyader : Jean-Cassien BILLIER est maître de conférences d’éthique et
de philosophie politique à l’université Paris Sorbonne ainsi qu’à l’IEP. Il travaille sur les questions
d’éthique de façon générale, et en particulier sur le climat.
Jean-Cassien Billier : Mes propos seront très simples, car je voudrais vous donner un aperçu de
quelques-uns des problèmes les plus difficiles à éclairer, qui se posent en matière de justice ou
d’éthique, à partir du changement climatique. Je ne prétends pas être exhaustif puisque l’ensemble
des problématiques est extrêmement complexe. Depuis une dizaine d’années, l’éthique du
changement climatique est devenue un rayon à part dans l’éthique appliquée, et ce nouveau
domaine est considérable, au point de quasiment absorber l’éthique environnementale. La question
de savoir si nous devons trier nos déchets, ou préserver telle ou telle espèce de poisson rouge, est
certes une question intéressante et pertinente, mais si un changement climatique considérable, voire
catastrophique, a lieu, elle n’a plus vraiment d’urgence ou même de raison d’être. Je partirais d’une
formule citée dans le texte majeur du droit international en la matière, à savoir la Convention-Cadre
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des Nations-Unies sur les Changements Climatiques, qui doit être rediscutée à Paris en décembre
prochain. L’objectif de la convention est de « stabiliser les concentrations de gaz à effet de serre dans
l’atmosphère à un niveau qui empêche toute perturbation anthropique dangereuse du changement
climatique » (article 2), et pour y parvenir, les États signataires se sont engagés à respecter le
principe suivant (article 3) : « Il incombe aux Parties de préserver le système climatique dans l’intérêt
des générations présentes et futures, sur la base de l’équité et en fonction de leurs responsabilités
communes, mais différenciées et de leurs capacités respectives. » Cette notion de responsabilité
commune, mais différenciée est au cœur des travaux des théories de la justice et de l’éthique
appliquée au changement climatique, et je vais essayer de vous en donner la raison.
Deux types de problèmes considérables sont ici posés. Le premier concerne la responsabilité à
l’égard des générations présentes, mais aussi futures, qui constitue clairement l’une des grandes
dimensions des interrogations éthiques sur le changement climatique. Ce problème est connu depuis
assez longtemps en philosophie morale, mais n’en est pas pour autant facile et non controversé. La
question est de savoir si nous avons, de façon acceptable, des devoirs envers les générations futures,
et si nous pouvons penser une éthique intergénérationnelle. Sans entrer dans les détails, la notion de
devoir envers les générations futures se heurte à quelques difficultés embarrassantes.
Habituellement, les devoirs moraux sont pensés entre des êtres qui coexistent. L’idée d’éthique
intergénérationnelle amène à penser d’hypothétiques devoirs envers des êtres qui n’existent tout
simplement pas, pour la bonne raison qu’ils sont non seulement futurs, ce qui est déjà assez
optimiste, mais aussi possibles. Nous pouvons pronostiquer, avec quelques chances de succès, la
présence d’êtres humains sur cette planète dans une cinquantaine d’années, mais qu’en savons-nous
pour un futur de trois, cinquante, deux cents ou mille siècles ? Quel peut être le sens et la validité
d’une obligation éthique à l’égard d’êtres hypothétiques ? Dans certains cas, pourrait-elle prévaloir
sur des obligations que nous aurions vis-à-vis d’êtres qui existent ? Nous devons réfléchir à la
manière d’aborder l’éthique intergénérationnelle. Elle peut, en effet, être pensée de deux façons.
Une de ces façons est de la considérer comme une extension de l’éthique intranérationnelle, c’est-
à-dire à partir d’idées de générations enchevêtrées. Suivant ce modèle, nous pouvons nous projeter
dans les préférences hypothétiques qu’auront nos enfants et nos petits-enfants. En revanche, si nous
pensons une éthique intergénérationnelle radicale, à partir de l’idée de générations séparées, nous
abordons un domaine extraordinairement bizarre et non exploré. La question de savoir comment
penser nos obligations envers une génération humaine hypothétique dans 500 ans suppose de faire
des paris sur leurs préférences, de penser ce que pourrait être la base commune d’humanité entre
eux et nous, et contrairement à ce que l’on peut penser de prime abord, cela est loin d’être évident.
Très rapidement, les philosophes vont entrer en controverse sur le diagnostic de ce qui est
proprement humain, et la base d’accord risque d’être tellement fondamentale, mais aussi minimale
ou générale, qu’elle ne permettra pas facilement d’en déduire un certain nombre de préférences et
donc de choix que nous pourrions faire à leur égard. L’éthique intergénérationnelle ne se pose pas
seulement en termes d’éthique du changement climatique. La seule différence est dans la notion
d’urgence nouvelle engendrée par ce problème, en raison de ce que nous prédisent les scénarios les
plus pessimistes, et peut-être les plus réalistes. Nos devoirs envers les générations futures se posent
aussi en termes de justice intergénérationnelle, sociale et politique. Est-il moral de léguer aux
générations futures le poids de nos dettes, ou un système social en voie d’implosion ou de
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transformation radicale ? Est-il moralement acceptable de léguer un monde qui contiendrait des
germes de nouvelle guerre, ou dans lequel nos choix seraient utiles pour notre paix au présent, mais
lourds de conséquences possibles sur des guerres dans le futur ? Nous pouvons aussi considérer le
domaine de l’éthique intergénérationnelle patrimoniale. Doit-on considérer comme un devoir le fait
de léguer des œuvres d’art, des cultures, des religions ou bien des langues ? Des arbitrages doivent
être faits dans le réel, dans l’ensemble de ces biens que nous estimons devoir léguer aux générations
futures.
Le second type de difficultés est lié au problème de l’éthique intergénérationnelle uniquement
climatique. La Convention pose l’idée de responsabilité commune, mais différenciée. Comment
penser une différenciation qui soit juste ? Le problème du philosophe, ou de l’éthicien, est de tenter
de trouver des critères, éventuellement des principes, qui lui permettent d’affirmer la justesse du
mode de distribution entre les maux et les bienfaits de tel ou tel phénomène, en l’occurrence le
changement climatique. Cette question de la responsabilité est extrêmement épineuse. La première
approche consiste à dire qu’il existe une asymétrie évidente. Les pays les plus riches sont ceux qui
ont émis le plus de gaz à effet de serre, et les pays les plus pauvres sont ceux qui, dans le passé, en
ont émis le moins. En revanche, ces derniers vont souffrir d’une autre asymétrie dans la mesure
les conséquences seront beaucoup plus lourdes pour eux. Du fait de leur pauvreté, ils ont moins de
ressources pour faire face à l’adaptation au changement climatique. Ils ont aussi une capacité
d’influence beaucoup plus limitée sur les institutions internationales pour obtenir des aides. Cette
double asymétrie semble spécifier comme injustes les effets entraînés par le changement climatique.
Si nous visons une juste distribution des responsabilités, la première réaction consiste à dire que les
vieux pays riches et industrialisés sont, de toute évidence, responsables et coupables. Effectivement,
des pays comme la Chine ou les États-Unis émettent actuellement des quantités phénoménales de
gaz à effet de serre. Cette approche est beaucoup trop simple. Les spécialistes en éthique appliquée
ou en théorie de la justice se posent la question des méthodes dont nous disposons pour penser
l’établissement de ces responsabilités. Elles sont au nombre de quatre. La première, appelée
« méthode par la valeur absolue », adoptée par le protocole de Kyoto, consiste à se pencher sur
l’évolution des gaz à effet de serre émis par les pays entre 1990 et aujourd’hui. Les pays dont le taux
d’émission a augmenté durant cette période sont apparemment les plus responsables. Selon cette
méthode, le pays le plus responsable au monde serait le Bénin qui a vu son taux augmenter de plus
de 1 500 % entre 1990 et 2011. Les États-Unis, par contre, arriveraient à la 93e place seulement,
puisque leur taux n’a augmenté que de 6,7 % durant la même période. À moins d’être
extraordinairement cynique, il est très difficile de retenir cette méthode qui aboutit à un résultat
vrai, mais terriblement contre-intuitif du point de vue de l’intuition que nous pouvons avoir de ce qui
devrait être juste. La seconde méthode est celle de l’intensité carbone, qui correspond aux émissions
de CO2 par unité de consommation énergétique. Pour la période entre 1990 et 2010, la première
place revient à l’Irak, et les États-Unis se retrouvent en 45e place. La troisième méthode est
l’approche par tête, qui atténue les résultats précédents par la taille et la population du pays, ce qui
semble raisonnable. La première place est cette fois occupée par le Qatar, et les États-Unis sont en
11e position. Ces trois premières méthodes indiquent déjà une divergence absolue quant à la
désignation du coupable, ou du moins le plus responsable.
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Beaucoup se sont tournés vers une quatrième méthode, intuitivement et habituellement corroborée
dans nos raisonnements éthiques quotidiens, à savoir la méthode par la responsabilité historique. Le
fardeau de la responsabilité pèse sur ceux qui ont le plus émis par le passé. À notre grand désespoir,
cette méthode peut faire l’objet de quatre façons de penser la responsabilité historique, qui
aboutissent toutes à des résultats très différents. La première façon consiste à calculer la
responsabilité des pays par la somme totale de leurs émissions entre 1850 et 2007. En première
position viennent les États-Unis, avec presque 340 milliards de tonnes de CO2 émis, puis la Chine et
la Russie. La seconde méthode, dénonçant l’aspect trop général de la première, dit qu’il est plus
pertinent de comparer les émissions historiques par tête, en tenant compte de la population du pays.
Cette fois, le pays dont les émissions par personne ont été les plus importantes, et de très loin, est le
Luxembourg, avec une émission moyenne par personne de 1 429 tonnes de CO2. Le Royaume-Uni
vient en seconde position, et les États-Unis n’arrivent qu’en troisième position. En fin de liste, on
trouve des pays comme le Tchad. La quatrième méthode tient compte de l’empreinte carbone de la
consommation des pays, dans la mesure elle va permettre de relocaliser les biens et les services
de consommation dans les pays où ils sont consommés et non pas simplement produits. Les États-
Unis reviennent ici à la première place, puis viennent la Chine et l’Inde. Il est évident que nous ne
pouvons pas sérieusement nous appuyer sur les analyses de responsabilité historique, puisque nous
ne disposons pas d’une méthode non controversée pour établir la responsabilité. Nos résultats sont à
la fois pertinents et contre-intuitifs. En effet, il est absolument pertinent et justifiable de placer le
Luxembourg en première position selon la méthode que j’ai indiquée plus haut, mais cela implique-t-
il de taxer lourdement ce pays et le désigner comme le coupable essentiel ? Cela n’aurait pas grand
sens. Cette méthode de la responsabilité historique a été fortement remise en cause par un certain
nombre des grands noms de l’éthique appliquée au changement climatique, et au moins quatre
objections lui ont été faites. En premier lieu, il est extrêmement difficile de remonter avec exactitude
la chaîne causale des décisions prises, dans un passé plus ou moins lointain, par des institutions très
complexes à la fois économiques, politiques et même sociales au sens une fraction de la
population a été partie prenante, à des titres divers, des actions réalisées. Il est tentant d’identifier
les seuls États comme étant les titulaires de la responsabilité, mais en réalité, beaucoup vont dire
qu’il est plus convaincant d’envisager une large gamme de responsabilités englobant plus d’acteurs,
non seulement les États, mais aussi les individus, les entreprises, les institutions de la société civile et
autres. En réalité, plus nous affinons, plus la chaîne causale nous échappe totalement. En second
lieu, l’objection est liée à la question controversée de l’ignorance des générations précédentes.
Certains avancent l’idée que les générations passées ignoraient complètement le risque climatique
ou les effets généraux de leurs actions, ce qui est une vision extrêmement idéaliste. Il est très
vraisemblable qu’une part de compréhension, dans les pays industrialisés, était déjà absolument
réelle. Pour autant, il est beaucoup plus compliqué d’affirmer que ces générations passées savaient
très exactement les effets de leurs actes. Il est très difficile d’envisager d’attribuer la responsabilité à
un titulaire, État ou entreprise, de l’émission de certains polluants avant même que la chimie
moderne n’ait pu déterminer l’existence même de ces polluants. De la même façon, un certain
nombre d’éléments-clés sur les effets du changement climatique n’étaient pas connus des
générations précédentes. D’un point de vue moral, il est très difficile de rendre responsable
quelqu’un qui est ignorant de ce qu’il fait. La troisième objection dit que ce mode de raisonnement
par la responsabilité historique renvoie à un premier principe, qui est très connu, à savoir celui du
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pollueur-payeur. Ce principe suppose d’identifier précisément le responsable, et qu’il existe encore.
Or un certain nombre d’États, responsables par leurs décisions dans le passé, n’existent tout
simplement plus. Bien sûr, il existe une sorte de pérennité de l’État, même si le régime ou la forme
du pays peut changer. Mais pourrait-on faire porter aux Russes d’aujourd’hui la charge de
responsabilité de décisions prises par la Russie tsariste ?
Ce principe du pollueur-payeur est par conséquent considéré comme faible, et certains estiment qu’il
devrait être soit abandonné, soit fortement relativisé. À mon avis, il ne peut pas être totalement
abandonné, en dépit de ses faiblesses redoutables. Nous disposons en effet de trois principes qui
sont tous les trois d’une faiblesse extrême, mais nous ne pouvons pas faire mieux. Nous devons
réfléchir à partir de l’instabilité prise dans ces trois principes. Certains pensent qu’il faudrait
compléter le principe du pollueur-payeur par un second principe, à savoir celui du bénéficiaire. Il
faudrait en effet penser le bénéficiaire dans le présent, soit le principe du bénéficiaire-payeur.
Intuitivement, cette idée est extrêmement juste, mais elle a aussi ses faiblesses. Par exemple, peut-
on considérer que les Indiens Navajos, aux États-Unis, qui sont bénéficiaires de l’industrie et du
niveau de vie américains, sont responsables de décisions prises par un État dans lequel leurs ancêtres
n’ont pas voulu entrer au XIXe siècle ? C’est une question très controversée. Le troisième principe
consiste à renverser la question de la responsabilité, en oubliant le passé et la responsabilité
historique, en oubliant le présent et la responsabilité par le bénéficiaire, pour ne penser qu’à l’avenir
avec une responsabilité prospective. Cela implique la capacité à payer ou à avoir les moyens d’agir.
Un pays ayant les moyens économiques, scientifiques et industriels, ainsi que l’organisation, ce qui
est vrai également pour une entreprise, une ONG ou un individu, est engagé à agir sur le mode de la
responsabilité sans fautes.
Ces trois principes sont tous, en partie, justes intuitivement, et tous ont des faiblesses extrêmes. Il ne
me semble pas possible d’en abandonner un ou deux. Certains proposent une théorie hybride avec
les deux derniers. Je suis plutôt favorable à une théorie hybride rassemblant les trois. Aucun principe
ne peut être définitif et substantiel. Il faut simplement savoir qu’ils sont faillibles et que les
délibérations qui doivent avoir lieu sur le plan international, ou même à l’intérieur d’une entreprise,
peuvent simplement s’appuyer sur ces trois principes, en étant conscientes qu’ils sont tous les trois
dans un équilibre instable. Il serait par exemple, injuste d’abandonner le principe de la responsabilité
malgré ses faiblesses, car un certain nombre de pays très pauvres vivraient extrêmement mal cette
forme de déni de justice. Il serait aussi totalement injuste de ne pas tenir compte de la responsabilité
prospective. Le problème de l’éthique du changement climatique n’est pas un problème classique,
avec d’un côté des principes idéaux sur lesquels les philosophes seraient miraculeusement d’accord,
ce qui est rarement le cas, et de l’autre, la realpolitik. Les principes idéaux eux-mêmes sont
extraordinairement instables.
Discussion avec les participants
Un intervenant : Si nous voulons réduire les émissions de CO2 à un certain niveau dans le futur, et si
nous voulons que cette répartition à l’infini soit à peu près juste, comment s’en sortir autrement
qu’en disant que chaque habitant de la planète aura droit à une certaine quantité de CO2 ? Nous
pouvons effectivement tempérer en disant que certains pays n’ont pas eu leur contingent de CO2,
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