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Il y a maintenant quelques années que David Tacey, psychanalyste australien, a écrit
“Remaking men: Jung, spirituality and social change”. Il y abordait les difficultés des
hommes modernes à construire une identité masculine qui ne soit ni un triste retour à un
patriarcat rigide qui négligerait à nouveau l’anima, ni une construction identitaire qui fait la
place au féminin mais qui mutile dangereusement le masculin au passage. C’est cet enjeu que
David Tacey avait développé dans son livre et que je vous propose de découvrir à travers cet
article qu’il a publié sur le site jungien américain www.cgjungpage.org.
http://www.cgjungpage.org/index.php?option=com_content&task=view&id=812&Itemid=40
Il s’agit en fait de très larges extraits du premier chapitre du livre cité plus haut qui sont
publiés sous la forme d’un article traduit ici pour les lecteurs francophones. Ceci n’étant pas
un résumé du livre, certains paragraphes pourront sembler manquer de développement. Mais
remis dans le contexte du livre entier, on appréciera la force de la thèse développée par David
Tacey.
David Tacey est professeur à l’Université de La Trobe en Australie. Ses recherches portent
sur la psychanalyse, la psychologie, la religion, la spiritualité, les arts et la littérature associée,
abordant ces thèmes avec une perspective post-moderne. On notera aussi le travail que peu de
gens ont entrepris à ma connaissance de séparer le bon grain de l’ivraie dans l’héritage
jungien de la pensée New Age, très populaire chez les anglo-saxons. L’œuvre de Jung et de
ces successeurs souffre là-bas de ce lien de filiation dont ce mouvement se revendique un peu
trop facilement.
Christian Poelmans
[email protected]
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Refaçonner les hommes : La pensée jungienne et la psyché post-patriarcale.
(D. Tacey)
(trad. Ch. Poelmans)
Le père dévorant et le conservatisme jungien
Il me semble qu’une sorte de mécanisme compensatoire désespéré s’est enclenché dans la psyché
occidentale, et qu’il y a un élément de réelle urgence à s’intéresser au retour du féminin. L’esprit
progressiste en mouvement dans la société nous pousse vers une condition psychologique
« androgyne », sans doute parce que le masculin a régné si longtemps sans contrôle et
que ses excès et désacralisations sont si douloureusement évidents à quiconque est un peu vigilant. En
effet, nous faisons le mieux progresser l’esprit du temps en accueillant le féminin dans notre vie et
notre cœur, dans nos structures sociales et nos institutions politiques. Mais le patriarcat est connu pour
être résistant au changement et, dans la mythologie grecque, il se trouve bien représenté par la figure
de Chronos-Saturne, cet ogre récalcitrant et rigide dévorant sa progéniture de peur qu’elle ne menace
sa loi hégémonique. L’affrontement direct peut ne pas être la réponse. Nous devons plutôt, comme
Zeus agissant sous l’instigation de Rhéa, être plus rusés et lui jouer un tour afin qu’il libère toutes les
formes de vies diverses et plurielles – les féminités perdues et les « autres » masculinités – qu’il avait
systématiquement dévorées. A moins de briser le cycle du pouvoir, de la conquête et de la
domination, Chronos-Saturne poursuivra sa course enflammée, avalant le féminin et convertissant
toutes les masculinités en une copie de la sienne.
Depuis la publication du livre de Robert Bly ( « Jean de Fer : L’Homme Sauvage et l’Enfant » ) sur la
scène internationale, nous avons été les témoins d’une véritable avalanche de textes jungiens ou
pseudo-jungiens qui cherchent à « résoudre » la crise de la masculinité. Mais bien que cette nouvelle
tradition d’écriture « mythopoïétique » au sujet des hommes soit souvent très intuitivement pertinente
et toujours vigilante à la situation critique de la masculinité contemporaine, je trouve ces textes
largement insatisfaisants. A mon sens, cette nouvelle tradition est fondamentalement réactionnaire,
conservatrice, et tournée vers le passé. Elle se demande comment les hommes vont pouvoir récupérer
leur équilibre d’antan, et non pas comment ils vont pouvoir découvrir un nouvel équilibre postpatriarcal. Cette nouvelle tradition défend l’idée que les hommes doivent se reconnecter avec les
archétypes masculins, et elle invente de nouveaux termes tels que « le mâle profond » ou le « guerrier
intérieur » afin de re-mythologiser ce nouveau pacte avec le masculin. Mais cette attitude
« thérapeutique » qui consiste à réparer, court le danger de perdre de vue la plus grande préoccupation
culturelle de notre époque : la masculinité patriarcale doit être affrontée et déplacée au profit de
l’avènement du féminin.
Si les hommes sont « guéris » de cette crise, et si Saturne est remis sur son trône, nous nous
retrouverons alors collectivement en plus mauvaise situation que nous ne l’avons jamais été. Le
patriarcat n’est pas simplement une entité abstraite « là-bas quelque part » ; il a fourni les plus
profonds fondements émotionnels dans la construction de la masculinité traditionnelle. Il faut
permettre aux hommes de sentir la douleur de la désintégration de ce qui fit précédemment leur
étayage et leur support, et l’effondrement du patriarcat doit être sincèrement gravé dans la mémoire de
chaque cœur. Nous sommes envahis par trop de thérapies qui veulent anesthésier la douleur, soigner
les blessures, « initier » les hommes à des constructions patriarcales démodées, réduire l’éloignement
(nécessaire) entre les fils et les pères. A cause de toutes ces thérapies « sauveuses » et de ces
adoucissants mythopoïétiques – Connell les appelle « les thérapies de la masculinité » où la
masculinité cassée est déposée au garage pour une réparation – nous courons le danger d’utiliser la
psychologie des profondeurs pour tromper la psyché et étouffer ses transformations cruciales.
La question que je me dois de poser est la suivante : doit-on utiliser la théorie jungienne pour
encourager le changement ou pour fuir le changement ? Pendant longtemps, il m’a semblé que Jung,
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tout comme Freud, pouvait servir tout autant à avancer avec son temps, qu’à trahir le « zeitgeist » dans
une tentative de récupération nostalgique du passé. A cause de l’illusoire « stabilité » et prétendue
« éternité » des archétypes, Jung a séduit les conservateurs opposés au changement, et les possibilités
révolutionnaires de la théorie jungienne ont été niées. La théorie des archétypes est souvent détournée
par des thérapeutes et humanistes inquiets qui ont vu trop de changements sociaux et avec eux les
dégâts cliniques de ces changements – et qui souhaiteraient remonter le temps de la culture cinquante
ou même cent ans en arrière afin de protéger les hommes du chaos et de la souffrance des temps
modernes. Les archétypes jungiens sont considérés, de manière tout à fait erronée, comme des
éléments immuables et stables lovés dans un esprit éternel et immuable. C’est au moment où les
fondations du patriarcat commencent à trembler, au moment où les potentialités de changement réel
sont les plus grandes que certains jungiens ( analystes qualifiés ainsi que d’autres ) pondent en série
des best-sellers qui font la promesse « d’archétypes » stables (parlons plutôt dans ce cas-ci de
« stéréotypes ») pour servir d’identité de genre. Dans le monde jungien populaire, il y a une vue
désespérément irréaliste de l’expérience psychologique.
L’approche jungienne populaire a dégénéré en un système de fantaisies New-Age, où il est dit que tout
ce qui fait défaut dans notre expérience personnelle ou sociale nous est fourni par l’indéfectible ( et
jamais corrompu ) « réseau dur » de l’inconscient. Robert Bly, constatant que les hommes se
transformaient en hommes « mous » au contact du féminin, encouragea les hommes à se durcir en
« descendant » dans l’inconscient pour réveiller le soi-disant « Sauvage-Poilu ». Robert Moore et
Douglas Gillette, constatant à leur tour que les modèles masculins stéréotypés se désintégraient et
perdaient toute crédibilité, allaient utiliser la théorie des archétypes pour convaincre les hommes que
les anciens modèles fiables, le Roi, le Guerrier, le Magicien, l’Amoureux, pouvaient être à nouveau
découverts dans l’inconscient profond. Des livres et manuels ( de nouveau conçus pour attirer le
lecteur mâle « pragmatique ») sont écrits pour guider les hommes vers une récupération « pas-à-pas »
de leurs modèles patriarcaux brisés (3). Guy Corneau et Alfred Collins, conscients du douloureux
gouffre existant entre les pères et les fils, entre le vieux patriarche et le jeune rebelle, inventent de
nouveaux archétypes tels celui du père-fils et réalisent d’autres tours de passe-passe jungiens afin
d’éliminer toutes les brèches et ruptures (4). Gregory Vogt insiste sur le fait que le Fils Perdu peut,
s’il le veut, revenir dans le giron du Grand Père (5). Avec l’aide du pouvoir des archétypes, la réalité
peut être remodelée, re-façonnée, pour convenir aux désirs de n’importe quelle fantaisie mise au
programme !
Mouvements contraires : Embrasser le père et tuer le Patriarche
Selon Robert Bly et le cercle mythopoïétique, « ce que veulent les hommes » c’est faire un avec le
père et être « initiés » au monde du père. Ils parlent de cette « initiation » comme étant
l’accomplissement du désir, comme une sensation presque intoxicante d’appartenance et de profonde
réparation. Mais je considère cette psychologie facile comme étant en fait antipsychologique. Elle
n’apporte pas du tout aux hommes ce qu’ils souhaitent, mais satisfait simplement leur aspiration
régressive à un paradis patriarcal infantile et inconscient, rassasiés d’idéalisations infantiles du père,
que tout freudien reconnaîtrait immédiatement. En ces temps de changement d’époque et de
transformation, les fils ne doivent pas simplement répéter les modèles traditionnels et devenir
membres de la tribu du père. Les fils doivent attaquer à nouveau, reconstruire le monde et refaçonner
sa politique, et les plus créatifs des fils doivent se « paterner » et non pas simplement prendre la route
conventionnelle du « Retour au Père », qui ne réussit qu’à soutenir un patriarcat malade. C’est une
route solitaire, une route courageuse qui exige par-dessus tout que les hommes s’engagent envers
l’esprit créatif du présent et le rêve du futur, pas juste envers l’esprit du passé.
A l’autre extrémité du spectre, les hommes défendant le discours opposé, auteurs d’études sur les
hommes que l’on appelle pro-féministes, fomentent des complots pour renverser le patriarcat, vaincre
l’autorité du père, et rendre impuissant le Père-Dévorant de notre culture. Ce discours principalement
académique, fondé sur les mouvements féministe, marxistes et se nourrissant de la ferveur
révolutionnaire cherche à libérer les hommes en tuant le père. Pour les partisans de cette tradition
intellectuelle, pas de père égale liberté ; là où pour les partisans de la tribu mythopoïétique, pas de père
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équivaut à souffrir une isolation insupportable et un enfer psychologique. On donne trop d’importance
à la confrontation directe, à la « violence révolutionnaire », et au meurtre du père, là où on pourrait lui
jouer un tour et déplacer son autorité. Dans la trame mythique qui m’intéresse, Saturne n’est pas
assassiné, mais simplement « déshabillé » de son autorité par la force et la ruse malhonnête de Zeus.
Il y a trop de membres radicaux dans le milieu académique qui veulent tuer le père – et après ?
Lorsque le père est mort, nous découvrons que nous retournons inconsciemment à la mère, à
l’infantilisme, à la satiété et l’autodestruction dans le faux paradis de la source maternelle. La
« défense du féminin » dans ces études sur ces hommes que l’on dit pro-féministes, est en fait une
idéalisation inconsciente de la mère et une identification avec son monde archétypal. Dans certains
textes de ces pro-féministes, le pénis est associé au viol, la virilité est synonyme de violence, l’état de
mâle est violation de la nature féminine innée, et en fait la masculinité elle-même n’est rien de plus
qu’une abominable fiction ou construction mentale que les politiques « progressistes » doivent
absolument détruire. Le complexe d’Œdipe n’est pas une réelle solution à la crise de la masculinité
car la masculinité ne peut jamais fusionner avec la mère. Si une telle fusion se produit, la masculinité
tombe dans l’inconscient, et il faut alors s’attendre à des éruptions compensatoires et des explosions
d’une masculinité primale et probablement aux relents de fascisme. Ironiquement, le meurtre radical
du père pourrait amener une régression sociopolitique bien plus terrifiante que n’importe quel
« retour » violent à une idéalisation du masculin.
La tradition du « Jean de Fer » est virtuellement un discours Tout-Phallus, alors que le discours opposé
anti-masculin est le Pas-de-Phallus. Pourquoi ne pourrions-nous pas avoir le phallus sans ces
épouvantables idéalisations ou diabolisations génératrices de culpabilité ? Nous devons déballer et
démonter le patriarcat, et en même temps développer de nouveaux sens et métaphores pour le
masculin qui ne devront jamais se construire sur l’idée d’un « ennemi » des hommes ou des femmes.
Je crois sincèrement que nous devons trouver une « troisième voie », ou une « voie du milieu » entre
les extrémités que sont d’un côté la nostalgie patriarcale (Jean de Fer) et de l’autre l’identification à la
mère (Œdipe). Le Zeitgeist nous conseille vivement de prendre la défense du féminin, mais d’autre
part le développement du masculin nous force à nous différencier de la mère de telle sorte que les
archétypes féminins puissent être correctement servis et vécus par une conscience sensible et
revigorée. Paradoxalement, l’esprit du féminin dans notre époque exige du masculin qu’il aille plus
loin dans son développement afin qu’une conscience plus élevée puisse réaliser l’énormité de l’enjeu
que représente une conscience intégrée (masculin et féminin). C’est à travers le paradoxe et l’attention
constante portée aux points de vue opposés, que nous découvrirons la voie du milieu qui nous libèrera
des dilemmes que nous pose notre culture.
Spiritualité et politique : l’éternité et le temps
La spiritualité a une tendance innée à vouloir fuir ses liens au réel. Mais si la spiritualité se veut
authentique et veut jouer un rôle transformateur dans la société, elle doit arrêter cette tendance innée et
se politiser et renouer avec le processus social et historique. D’un point de vue intellectuel, toute
expérience humaine est le produit de sa culture, de telle sorte qu’un discours spirituel universaliste
manque de crédibilité s’il rate son engagement dans le champ de la réalité sociale. Si les discours
spirituels populaires influencés par la pensée de Jung ne sont pas fermement enracinés dans le sol, ils
peuvent facilement, et peut-être à juste titre, être rejetés par les critiques hostiles qui diraient que toute
cette effervescence n’a que très peu sinon aucune conséquence au niveau politique.
Le travail du très populaire vulgarisateur jungien Robert Johnson est un bon exemple. Celui-ci est
tellement amoureux de la dimension éternelle des archétypes qu’il écrit comme si la politique, les
structures sociales, et les processus historiques n’existaient pas. Sa « gravité » et sa profondeur
l’éloignent de la réalité au profit d’un territoire mythique où le temps est mesuré en périodes de huit
cents ans et plus. Donc Johnson peut nous dire que la version du mythe du Graal datant du 12ème
siècle détient la formule pour la spiritualité de notre époque. Avec une naïveté alarmante, Johnson
écrit sur Lui, Elle, Nous comme si les expériences liées aux genres n’avaient pas changé depuis le
temps du Roi Arthur et des Chevaliers de la Table Ronde (6). La vision de Johnson repose
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essentiellement sur l’idée que l’Homme est le fournisseur, le porteur de quêtes, le héros, et le
« partenaire actif » ; alors que la Femme est essentiellement nourricière, attachée au foyer, domestique
et statique.
Il m’est arrivé d’être assis dans une salle de conférence bondée et de voir nombre d’explorateurs
spirituels transportés par le babillage mythopoïétique de Johnson, alors qu’un certain nombre
d’auditeurs plus politiquement vigilants furent visiblement de plus en plus dérangés et franchement en
colère devant son aveuglement social et son absence de conscience politique. Etre témoin de ces
réponses opposées dans l’auditoire, c’est un peu comme être le témoin de mes propres contradictions à
l’égard de la mythopoïétique : une part de moi est épatée alors que l’autre est révoltée.
Des problèmes opposés occupent une grande part du discours académique radical. Ici, la vie est vécue
dans la superficialité de la vitesse. Les intellectuels progressistes anticipent parfois d’énormes
changements sociaux suite à une convention nationale, ou s’attendent à ce qu’une conférence de trois
jours sur des thèmes de pointe change le monde. Ils écrivent des livres sur le rythme effréné du
changement en leur donnant pour titre : « au ralenti » ou « retour en arrière » (7).
Le problème de ce discours intellectuel superficiel est qu’il ne peut concevoir l’ampleur avec laquelle
l’archétype influence notre expérience vécue. La plupart des thèses sociologiques sur la masculinité et
les genres me frappent par leur manque désespérant de pertinence. Ce constat en appelle au
changement et exige que l’on se libère immédiatement des stéréotypes sans même commencer à
considérer les puissants archétypes qui influencent nos vies, d’autant plus puissants qu’ils restent
cachés aux intellectuels. Ce n’est pas pour rien si cette sociologie « facile » se sent frustrée par les
sujets qu’elle aborde, car elle est conçue sur des méthodes qui lui font apparaître combien ces
dernières sont totalement inutiles pour accéder aux véritables éléments qui fondent les problèmes. Il
est frappant d’entendre si souvent que la masculinité n’est qu’une construction sociale, qu’elle pourrait
être détruite tout simplement en arrêtant d’y croire. Il s’agit là d’un positivisme social et d’une
conscience extravertie qui aurait perdu la tête, complètement ignorants de leurs propres limites et
croyant avec arrogance en les prémisses de leur propre théorie sociale. Comment les théories sur le
monde humain peuvent-elles faire l’économie ou même ignorer les contributions énormes de Freud et
Jung ? Tant que l’on ne prendra pas en considération la dimension des profondeurs, les sciences
politiques et sociales resteront frustrées et frustrantes, réduites à être l’expression des machinations
d’un intellect mégalomaniaque.
De leur côté, les jungiens – et tout spécialement les jungiens « à succès » – ont beaucoup à apprendre
également. Je suis tout à fait d’accord avec James Hillman et Andrew Samuels lorsqu’ils disent que la
compréhension jungienne du ‘monde intérieur’ doit être radicalement revue. Selon Hillman, la
préoccupation constante pour ‘l’intérieur’ a transformé des générations d’adeptes de la thérapie en
ratés de la politique (8). Samuels argumente très justement que la vie intérieure n’est pas enfermée
hermétiquement, coupée de la culture et de la société, mais que notre psyché est une « psyché
politique », participant intimement comme acteur majeur dans le monde des événements politiques.
Culture de la thérapie et culture académique : la douleur des hommes et le pouvoir des hommes
L’humidité de l’expérience des hommes contemporains répugne à beaucoup d’intellectuels secs qui
n’aiment pas les larmes, les émotions humides, les cœurs qui saignent, les confessionnaux ou les
quêtes de l’âme. Mais les études des hommes du milieu académique et le discours du populaire
« Mouvement des Hommes 1 » ont plus de choses en commun qu’ils ne veulent bien le reconnaître. Ces
1
Appellation sous laquelle on retrouve un rassemblement disparate de groupes et d’associations - surtout dans la
culture américaine - qui cherchent à soutenir et accompagner le changement de l'identité masculine et améliorer
les droits des hommes en ce qui concerne le mariage, la garde des enfants dans les divorces, les violences
6
deux groupes habitent un même monde post-patriarcal où, d’un côté, on trouve la culture de la thérapie
qui ressent l’usure du patriarcat quand parlent les cœurs vides et les âmes en souffrance, et de l’autre,
la culture académique qui cherche les moyens de renverser les structures restantes du patriarcat au
niveau politique. Chacune de ces cultures devra trouver à se réconcilier dans un futur discours
radicalisant.
Bien que chacun observe l’autre avec une certaine préoccupation et un certain dédain, les cultures des
thérapeutes et des académiques ont, en fait, saisi les bouts opposés d’une même situation historique.
La culture de la thérapie suppose que le patriarcat, comme structure de support de l’identité, est mort.
Cette culture entreprend d’inculquer une « mentalité de survie » qui devrait aider les hommes dans
leur tâche de reconstruction de leur vie. Cependant, les tenants de la culture de la thérapie n’arrivent
pas à voir que le patriarcat politique est encore bien vivant, et bien qu’il arrive que les hommes se
sentent déconnectés, émotionnellement à la dérive, ils sont encore bien en charge de la société. Il y a
ici un clivage dangereux entre la réalité psychique interne (dans laquelle nous nous sentons
« inférieurs » et impuissants ) et la réalité externe ( celle où Chronos-Saturne continue de régner ).
La culture académique saisit très bien le pouvoir hégémonique ininterrompu des hommes, mais elle ne
voit par contre pas que les hommes sont déjà en train de souffrir, pour ainsi dire en avance (et en
avance sur le programme des féministes), des conséquences émotionnelles de la désintégration du
patriarcat dans sa réalité psychologique comme support d’étayage de l’identité. La culture
académique ne saisit pas ce que les hommes qui pleurent cherchent à atteindre. On n’y voit que des
larmes de crocodiles, des larmes d’hommes du genre New Age sensibles et complaisants, larmes non
fondées et cachant à peine la réalité à savoir que les hommes détiennent toujours le pouvoir.
Nous vivons dans une époque complexe où nous devons affronter le paradoxe du pouvoir et de la
douleur des hommes. Dans ma vie, en tant que membre du monde académique, je parle
quotidiennement dans le langage du pouvoir masculin. Dans ma seconde vie, comme orateur public et
participant à la culture de la thérapie, je vois la douleur des hommes partout et la ressens moi-même
beaucoup. Ces deux côtés de l’expérience des hommes contemporains sont réels, et il faut prendre en
compte l’un comme l’autre. Nous ne sommes pas ici confrontés à une contradiction, mais à un
paradoxe, et c’est seulement si le paradoxe n’est pas compris que se perd alors le lien entre douleur et
pouvoir. Je dirais que la capacité à soutenir ce paradoxe et la tension entre pouvoir et douleur, est ce
qui constitue la santé psychologique dans ce monde post-patriarcal.
Le problème avec cette accentuation populaire de « la guérison des hommes » est qu’elle oublie
pourquoi les hommes furent blessés dans un premier temps. Avant de refaçonner la masculinité nous
devons la défaire, et comprendre pourquoi il fallait qu’elle s’effondre. Dans les efforts que nous
faisons pour nous reconstruire, il nous faut devenir autocritiques et être vigilants à distinguer les
anciennes et nouvelles masculinités. Il nous faut apprendre à différencier la nouvelle estime de soi de
la vieille arrogance machiste, séparer les nouvelles joies des anciennes complaisances, faire la
différence entre les droits de l’homme et les privilèges patriarcaux. Et plutôt que d’utiliser le livre
« Jean de Fer » de Robert Bly comme un manuel ou encore le livre « Fire in the Belly » de Sam Keen,
les meneurs des groupes d’hommes devraient plutôt regarder du côté des livres de Lynne Segal
« Slow Motion » ou encore de Kenneth Clatterbaugh « Contemporary Perspectives on Masculinity ».
(9)
Je pense que si les hommes comprenaient mieux pourquoi ils souffrent et les raisons culturelles,
politiques et historiques de leur désorientation, les effets de cet accroissement de connaissance ne
pourraient être que positifs. Le désordre personnel n’est alors plus si personnel et un insight créatif
plutôt que des sentiments liés à la culpabilité pourraient être mobilisés plus facilement. Jung le dit
bien : « Si la connexion entre le problème personnel et les événements contemporains plus vastes est
domestiques subies etc. dans le sens d'une reconnexion avec un soi-disant masculin universel. C'est un
mouvement dont les perspectives spirituelles se revendiquent du travail de Jung, Campbell et du poète Robert
Bly.
7
vue et comprise, elle libère de la solitude du purement personnel et le problème, de subjectif est
amplifié à une question générale de notre société. De cette manière, le problème personnel acquiert
une dignité qu’il n’avait pas jusque là ». (10) Ironiquement, pour que les hommes contemporains
acquièrent cette vue plus large qui embrasse le contexte comme le recommande Jung, ils ont besoin de
lire des livres féministes ou inspirés du féminisme et non pas les productions jungiennes populaires
qui écartent le monde sociopolitique.
Nous devons, je crois, nous sortir de cette confusion en tentant de faire exister les deux perspectives en
même temps dans notre esprit. La douleur et le pouvoir des hommes, la spiritualité et la politique,
l’émotion et la raison: les revendications de chacun des côtés doivent toujours être analysées,
relativisées et confrontées.
* * *
8
NOTES AND REFERENCES
1. Robert Bly, L’homme sauvage et l’enfant, Seuil, 1992
2. R W Connell, Masculinities, University of California Press, 1995
3. De tels manuels incluent The King Within, The Warrior Within etc par Robert Moore et Douglas Gillette
publiés par Avon Books, New York
4. Guy Corneau, Père manquant, fils manqué, Editions de l’homme, 1989; Alfred Collins, Fatherson, Chiron,
1994.
5. Gregory Max Vogt, Return to Father, Spring Publications, 1991.
6. Robert Johnson, He: Understanding Masculine Psychology, Harper and Row, 1974; She: Understanding
Feminine Psychology, Harper and Row, 1984.
7. Lynne Segal, Slow Motion: Changing Masculinities, Changing Men, Virago, 1990; Susan Faludi,
Backlash:The Undeclard War Against Women, Crown 1991.
8. Hillman, James & Ventura, Michael. Malgré un siècle de psychothérapie le monde va de plus en plus mal,
Ulmus Company Ltd, 1992. 1998 pour l'adaptation et la traduction française.
9. Kenneth Clatterbaugh, Contemporary Perspectives in Masculinity: West View Press 1990.
10. Carl Jung, Psychological Types,
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