l`impact d`une finance dominante sur l`économie réelle

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L’impact
d’une finance
dominante sur
l’économie réelle
et la démocratie
André Giroux
En 2005,
la richesse mondiale produite
par les biens et
services s’élevait
à 44,8 téradollars
François Morin (mille milliards),
alors que les
transactions sur les marchés interbancaires défonçaient les 2 000 téradollars.
Le monde de la finance a pris une importance démesurée face à l’économie réelle,
croit l’économiste François Morin.
« Nous avons changé de pattern
économique au milieu des années 1990,
opine le professeur de sciences économiques à l’Université de Toulouse et
membre du Conseil général de la
Banque de France de 1985 à 1994.
La transformation a été brutale, radicale, dans des formes que l’on ne
connaissait pas auparavant. »
Brève rétrospective. Au cours des
années 1970, les pays ont libéré les taux
de change; la libéralisation des taux
d’intérêt a suivi dans les années 1980,
puis celle de la circulation des capitaux
à la fin des années 1980 et au début des
années 1990. Ces phénomènes ont leurs
conséquences sur l’économie réelle.
« La stabilité disparaît, constate François
Morin. Une entreprise qui travaille avec
cœur risque de se retrouver avec des
pertes plutôt que des profits du seul fait
de l’évolution des taux de change ou
des taux d’intérêt. »
Ces entreprises chercheront à se
protéger contre de telles fluctuations.
www.conseiller.ca
« C’est l’origine des produits dérivés,
précise François Morin. Ils prennent
rapidement une expansion considérable, incroyable. »
Des chiffres révélateurs
L’économiste fournit quelques chiffres
pour étayer son propos. Ils concernent
l’année 2005 :
économie réelle :
44,8 téradollars
(téra = mille milliards);
transactions financières
excluant le marché des
changes : 51 téradollars;
transactions sur le marché des
changes : 566,6 téradollars;
transactions sur les produits
dérivés, à l’exception du marché
des taux de change :
premières. Ils pesaient peu dans l’économie mondiale. »
Comment expliquer une telle spirale
en une dizaine d’années à peine ? « Les
exportateurs achètent une couverture
sur les marchés financiers pour se protéger contre une hausse du taux de
change, répond l’économiste. Les banques qui vendent ces produits souhaitent
aussi se prémunir contre le risque. Et
ainsi de suite. Le risque ne disparaît pas,
il se déplace. En bout de piste, c’est le
spéculateur qui l’assumera. À mesure
que les produits dérivés se développent
se crée un immense marché de la
spéculation. »
Ce marché est mondial. « Au milieu
des années 1990, rappelle François
Morin, la mondialisation des marchés
financiers est acquise à l’échelle
internationale. »
1 406,9 téradollars;
total des transactions sur les
marchés interbancaires :
2 069,3 téradollars (ce chiffre
totalise les quatre premiers).
En 2005, les produits dérivés représentaient les deux tiers des échanges
mondiaux. « Et 70 % des produits dérivés visent la protection contre la
variation des taux d’intérêt et des taux
de change », souligne François Morin.
C’est là un phénomène nouveau. « Les
produits dérivés existaient dans les
années 1970 et 1980, précise l’économiste, mais ils visaient surtout les
changements de cours des matières
conseiller
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Impacts sur l’économie
réelle
L’économie réelle représente à peine
5 % de l’ensemble des transactions financières mondiales. Par son pouvoir
économique, le marché financier a
atteint son autonomie; il peut provoquer
un fort impact sur l’économie réelle.
La crise immobilière américaine en
constitue un exemple. En 2007, 1,5 million de maisons sont tombées sous le
coup d’une procédure de saisie, soit 53 %
de plus qu’en 2006. Dans les quatre
premiers mois de 2008, le nombre de
saisies a plus que doublé par rapport à
la même période l’année précédente.
En mars 2008, neuf millions de ménages
américains se retrouvaient encore avec
une dette supérieure au prix de leur
maison. Cela provoque une baisse générale des prix de l’immobilier chez nos
voisins du Sud.
Le phénomène des subprimes est mis
en cause, à savoir l’octroi de prêts à des
personnes au crédit douteux, devenant
par la suite en défaut de paiement. Ces
créances se retrouvent éventuellement
diluées dans le marché bancaire.
« Chaque jour, souligne François Morin,
les banques d’une même zone économique mondiale se rencontrent et
échangent entre elles. Certaines ont des
excédents de liquidités, d’autres en ont
besoin. Plus la crise évolue, plus la
méfiance s’installe entre les banques
elles-mêmes. Si bien que, en avril dernier, les ministres des Finances et les
gouverneurs des banques centrales du
G7 ont officiellement admis avoir minimisé l’ampleur de la crise et donné
100 jours aux banques pour publier leurs
pertes potentielles. »
La crise du crédit immobilier a
notamment entraîné la vente de deux
banques américaines et la baisse du prix
de l’immobilier, ce qui pourrait affecter
plus tard d’autres secteurs de l’économie
américaine, et d’autres pays.
Qui dit emprunt dit taux d’intérêt. Ce
sont de moins en moins les banques
centrales qui les fixent, estime
François Morin. « La courbe des taux
swaps, soit la gamme des taux fixes que
proposent dorénavant les banques, est
devenue, depuis quelques années seulement, la référence quasi exclusive des
marchés monétaires et financiers
internationaux. »
Or, la puissance des plus grandes
banques constitue un oligopole. La libéralisation des taux d’intérêt souhaitée
dans les années 1980 est devenue un
leurre. Selon François Morin, « la libéralisation financière a permis aux taux
d’intérêt de s’émanciper de la tutelle des
États; la mondialisation financière per-
met aujourd’hui à des pouvoirs privés
de fixer en grande partie l’évolution de
ces taux. »
Pour qui veut s’acheter une maison,
une automobile ou acquérir de nouvelles
technologies pour son entreprise, l’impact des taux d’intérêt sur l’économie
réelle est tangible.
Le monde financier influe sur la
gérance d’entreprises et parfois même la
dicte, particulièrement par le biais des
investisseurs institutionnels, dont plusieurs sont détenus par les grandes
banques. « Depuis la fin des années 1980,
note l’économiste, les investisseurs institutionnels exigent des entreprises un
rendement de 15 % à 20 %. Ce qui amplifie le phénomène, c’est que depuis 1995,
les régimes à cotisations déterminées ont
surpassé ceux à prestations déterminées.
Les promoteurs attirent leur clientèle en
leur promettant des rendements extraordinaires, qu’ils exigent ensuite des
entreprises. Celles-ci doivent revoir leur
gouvernance et imposer une plus grande
productivité à leurs employés, avec les
risques de burn-out et de hausse des
coûts de santé qui en découlent. »
Vers un meilleur contrôle
Cet oligopole financier est-il réglementé ?
Oui, pour sanctionner certains abus,
estime l’économiste, mais rien pour
remettre fondamentalement en cause le
système. « Cet oligopole n’est soumis à
aucun contrôle politique ni, a fortiori, à
un contrôle démocratique. Tout juste
est-il contraint par des règlements prudentiels de portée limitée et élaborés a
posteriori ou par des normes issues d’une
autorégulation professionnelle, une fois
constatées les difficultés ou les
catastrophes. »
François Morin y perçoit un impact
important sur la vie en société. « Il est
légitime de se demander si la mondialisation financière n’est pas une des causes
directes de la crise de la politique que
traversent nos sociétés démocratiques.
Ne se nourrit-elle pas de l’absence de
juillet-août 2008
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projets en raison précisément de l’absence de moyens ou de marges pour les
mettre en œuvre ? N’alimente-t-elle pas
la dissolution du lien social en raison
du repli général sur des valeurs
individuelles ? »
L’économiste propose une nouvelle
architecture de régulation : « la création,
au sommet de ce système, d’un régulateur global, qui pourrait faire contrepoids
à cette finance internationale. »
Depuis une quinzaine d’années,
conclut l’économiste, « nous avons
changé de planète économique, et les
effets de ce changement ne sont pas que
d’ordre économique ou financier, mais
aussi, et peut-être surtout, d’ordre
social. »
Pour en savoir plus : François Morin,
Le nouveau mur de l’argent : essai sur la
finance globalisée, Éditions du Seuil,
2006, 288 pages.
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