La double tentation du philosophe
sance errante où le « je » épuisé, se perd dans le ravissement extatique.
Pour reprendre l'expression de J.-N. Vuarnet, le « philosophe-artiste »4
l'emporte sur la « taupe » de la pensée ; l'Être, enfin retrouvé, abolit le
sujet qui s'abolit dans l'Être, mettant enfin un terme à la distance dou-
loureuse, c'est-à-dire aux limites angoissées de la subjectivité, de la
conscience, de la connaissance, c'est-à-dire de la dualité sujet-objet. La
fusion dans le Tout est ressentie comme jouissance par dispersion du
moi. L'union à l'ordre absolu supprime toute distance et, par-là même,
tout discours. La route, la méthode, est celle de l'arrachement, de la
conversion, de l'extase ; le logos véritable s'achève dans un pathos
radical qui n'a d'autre issue que le silence et la mort.
En face de cette voie royale dont tout « romantisme » garde la trace,
et contre elle, est-il besoin de le préciser, s'affirme le lent cheminement
du dialecticien dont parlait déjà Platon dans La République, c'est-à-dire
le refus de « l'illuminisme » comme d'un risque inutile et sans garantie
de réussite. Dans la tradition classique, le privilège est accordé à la
maîtrise de soi, à l'entendement entendu à la fois comme faculté morale
hégémonique et comme instrument de clarté et de distinction concep-
tuelle. Le concept remplace l'enthousiasme ; le sentiment doit se faire
idée pour être compris. Le culte romantique de l'élan spontané laisse la
place à l'auscultation méthodique du processus réflexif qui s'interroge
sur ses propres limites et repousse ses fondements à l'infini. La philoso-
phie de l'enthousiasme cède le pas à celle de la représentation.
Cette opposition théorique transparaît dans les modèles pratiques
proposés par les moralistes : modèle de vie intense, engagée, violente
de l'homme qui prend des risques, donnant ainsi vie à la mort pour
parler comme Baudrillard et dont les exemples vont de Calliclès à Ba-
taille, de Sade à Artaud sans oublier les figures symboliques de Kleist et
de Nietzsche ; modèle inverse, plus prudent, qui propose une existence
consacrée à l'étude, la méditation, la réflexion et qui, loin d'occulter la
mort, ne fait qu'en déplacer la représentation, au risque d'en recréer sans
cesse la préoccupation, tout en permettant d'en maîtriser la tentation.
D'Aristote à Kant en passant par Descartes et Goethe, les modèles de
sagesse prudente ne manquent pas.
L'illustration poétique de chacun de ces modèles se trouve chez
Hölderlin d'une part, le plus poète des philosophes, et chez Valéry
d'autre part, dont Monsieur Teste reste peut-être le plus philosophe des
4. Jean-Noël Vuarnet, Le Philosophe-artiste, 10/18, 1977.