LA DOUBLE TENTATION
DU PHILOSOPHE
Bernard JOLIBERT
IUFM de la Réunion
« I1 est inutile de contester que la philosophie boite...
La claudication du philosophe est sa vertu. »
Maurice Merleau-Ponty
epuis que Maurice Merleau-Ponty en a dresle constat iro-
nique d'impuissance1, que P. Bourdieu en a révéles complai-
sances masturbatoires2 et que G. Gurvitch3 en a décrété la mort
radicale, l'absence d'utilide la réflexion philosophique ne fait plus de
doute pour personne, même pour bien des philosophes de profession.
Stérile à côté du savant, hésitant en politique, soupçonneux vis-à-vis
des techniques, improductif économiquement, moralement suspect, le
philosophe semble ne chercher que des occasions de réfuter, de contre-
dire toute construction positive. Aussi est-il facile de prendre l'esprit
critique qui l'habite pour de l'esprit de critique. Quant à son lent et pa-
tient souci réflexif, comment ne pas le confondre avec la somnolence
oisive d'une rêverie inadaptée au réel ?
À dire vrai, ces remarques diverses sur l'inefficacité de la philoso-
phie ne sont pas nouvelles. Déjà, les servantes de Thrace se moquaient
de Thalès, philosophe-astronome qui tombe dons un puits les yeux fixés
sur le ciel ; et Aristophane, dans Les Nuées, propose, plus radicalement
encore, de mettre le feu à l'école de Socrate dont les doutes minent la
foi commune de la Cité (vers 1508-1509).
Reconnaissons d'emblée que l'état normal de la réflexion philoso-
phique paraît bien être de se complaire dans l'incertitude, le doute, la
contradiction, disons pour simplifier, dans le travail systématique de la
1. Maurice Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie et autres essais, Gallimard,
1953.
2. Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Minuit, 1984.
3. Georges Gurvitch, La Vocation actuelle de la sociologie, Presses universi-
taires de France (PUF), 1950.
D
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négativicritique. Ce goût, de surcroît, ne semble pas accidentel, lié à
telle ou telle époque de crise (quelle époque ne 1'est pas ?) ou au carac-
tère ombrageux de tel ou tel philosophe (lequel ne l'est pas ?). Il est
inhérent à la nature même du choix de philosopher.
Tout se passe comme si, dans son intention, dans sa marche, dans
ses buts, la réflexion critique, qui reste l'ultime marque de la philoso-
phie, était le signe d'une incertitude radicale, vécue de manière hésitante
de surcroît, entre un état de doute constant, questionneur jusqul'ob-
session de principes premiers inaccessibles dans leur vériabsolue, et
un désir non moins puissant de plénitude, de paix morale, de certitude
intellectuelle que pourrait apporter une saisie immédiate et fusionnelle
au Vrai. Cette situation déchirée ne saurait aller de soi et il est compré-
hensible que l'inquiétude et le trouble soient à la racine même de l'inten-
tion de philosopher. Le désir de compréhension intégrale de l'Être dans
son intégralité ne saurait s'accorder, sans réticence ou dommage, au
sentiment d'une insuffisance radicale de toute connaissance humaine.
Tel semble être d'ailleurs le premier scandale où trébuche la philosophie
naissante dès l'époque présocratique. Entre la fusion parménidienne
dans l'Un et l'errance héraclitéenne, est-il possible de choisir ?
De cette origine déchirée, la philosophie garde la trace historique
comme d'une double tentation : d'un té, une sorte de fascination pour
l'arrachement visant à plus ou moins long terme le contact direct et
immédiat au Tout. Auquel cas la flexion philosophique s'achèverait
dans une sorte d'ivresse du ravissement : Empédocle, du haut de l'Etna,
se jette dans le brasier, geste symbolique de fusion en forme d'extase
mystique. De l'autre, l'acceptation résignée d'une perte irréversible de
sens conduisant la pensée à une sorte de méfiance critique et obstinée,
et linvitant à conjurer son désir d infini par la recherche de ses propres
limites. Ici, la recherche des lisières du logos prétend interdire jusquà
l'inquiétude métaphysique pour mieux barrer la route à la fascination du
néant. Les nombres pythagoriciens, principes éternels d'ordre et de
détermination exprimant l'essence de toute chose, transparaissent der-
rière le structuralisme obsessionnel moderne. La peur du vide trouve
son altériet s'apaise dans une rhétorique sécurisante ou une théorie
restrictive de la connaissance.
Au cours de l'histoire de la philosophie, et peut-être au cœur même
des philosophes en apparence les plus entiers, se sont affrontées ces
deux tentations opposées.
Tendance à justifier la dépense, l'aventure de l'esprit comme puis-
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sance errante où le « je » épuisé, se perd dans le ravissement extatique.
Pour reprendre l'expression de J.-N. Vuarnet, le « philosophe-artiste »4
l'emporte sur la « taupe » de la pensée ; l'Être, enfin retrouvé, abolit le
sujet qui s'abolit dans l'Être, mettant enfin un terme à la distance dou-
loureuse, c'est-à-dire aux limites angoissées de la subjectivité, de la
conscience, de la connaissance, c'est-à-dire de la dualité sujet-objet. La
fusion dans le Tout est ressentie comme jouissance par dispersion du
moi. L'union à l'ordre absolu supprime toute distance et, par-là même,
tout discours. La route, la méthode, est celle de l'arrachement, de la
conversion, de l'extase ; le logos véritable s'achève dans un pathos
radical qui n'a d'autre issue que le silence et la mort.
En face de cette voie royale dont tout « romantisme » garde la trace,
et contre elle, est-il besoin de le préciser, s'affirme le lent cheminement
du dialecticien dont parlait déjà Platon dans La République, c'est-à-dire
le refus de « l'illuminisme » comme d'un risque inutile et sans garantie
de réussite. Dans la tradition classique, le privilège est accordé à la
maîtrise de soi, à l'entendement entendu à la fois comme faculté morale
hégémonique et comme instrument de clarté et de distinction concep-
tuelle. Le concept remplace l'enthousiasme ; le sentiment doit se faire
idée pour être compris. Le culte romantique de l'élan spontané laisse la
place à l'auscultation méthodique du processus réflexif qui s'interroge
sur ses propres limites et repousse ses fondements à l'infini. La philoso-
phie de l'enthousiasme cède le pas à celle de la représentation.
Cette opposition théorique transparaît dans les modèles pratiques
proposés par les moralistes : mole de vie intense, engagée, violente
de l'homme qui prend des risques, donnant ainsi vie à la mort pour
parler comme Baudrillard et dont les exemples vont de Calliclès à Ba-
taille, de Sade à Artaud sans oublier les figures symboliques de Kleist et
de Nietzsche ; modèle inverse, plus prudent, qui propose une existence
consacrée à l'étude, la méditation, la flexion et qui, loin d'occulter la
mort, ne fait qu'en déplacer la représentation, au risque d'en recréer sans
cesse la préoccupation, tout en permettant d'en maîtriser la tentation.
D'Aristote à Kant en passant par Descartes et Goethe, les modèles de
sagesse prudente ne manquent pas.
L'illustration poétique de chacun de ces moles se trouve chez
Hölderlin d'une part, le plus poète des philosophes, et chez Valéry
d'autre part, dont Monsieur Teste reste peut-être le plus philosophe des
4. Jean-Noël Vuarnet, Le Philosophe-artiste, 10/18, 1977.
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poètes.
Dans Voix du peuple, Hölderlin célèbre le vertige de la mort enten-
due comme désir de dissolution qui hante toute subjectivité dès que
celle-ci prend conscience de sa radicale finitude :
« Car par oubli de soi, et bien trop prompts à aller de l’avant
du désir des dieux spontanément les êtres mortels
une fois prise leur propre course les yeux ouverts
choisissent vers la dissolution le chemin le plus court.
Ainsi cherche le torrent le repos de la mer
se précipite aspiré
malgré lui fasciné
de roche en roche sans contrôle
par la nostalgie merveilleuse de l'abîme
le dérèglement est fascinant. Des peuples entiers aussi
se laissent prendre par lallégresse de la mort. »
À l'inverse, P. Valéry décrit symboliquement dans « Les pas » la
lente et patiente recherche de l'idée, du mot juste, du concept enfin
perçu comme le résultat d'une ascèse parfaitement réglée et mesurée
jusque dans les émotions « amoureuses » les plus troublantes. Contre la
fascination du saut dans 1illimité, du vertige qui me jette hors de moi-
même, contre l ivresse rimbaldienne, Valéry propose, pour apaiser notre
« nostalgie de l'être » et endormir notre « désir d'éterni», pour parler
comme F. Alqu5, le calme de la méditation veuse, la patience méti-
culeuse du concept, lattente de 1idée qui prend forme lentement et
mûrit avec le temps. me si l'apaisement sensuel qu'elle apporte n'a
rien à voir avec l'appel vertigineux de 1abîme, il faut apprendre à s'en
contenter et met-être à en jouir.
« Tes pas, enfants de mon silence,
Saintement, lentement placés,
Vers le lit de ma vigilance
Procèdent muets et glacés.
Si, de tes lèvres avancées,
Tu prépares pour l’apaiser,
À l'habitant de mes pensées
La nourriture d’un baiser,
Personne pure, ombre divine,
Qu’ils sont doux, tes pas retenus !
Dieux !... Tous les dons que je
devine
Viennent à moi sur ces pieds nus !
Ne hâte pas cet acte tendre,
Douceur d'être et de n'être pas,
Car j’ai vécu de vous attendre,
Et mon cœur n'était que vos pas. »
La double tentation est-elle inévitable ? N'y a-t-il d'autre choix phi-
5. Ferdinand Alquié, Le Désir déternité, PUF, 1943, et La Nostalgie de lÊtre,
PUF, 1973.
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losophique que de trancher plus ou moins adroitement entre deux
abîmes La question mérite qu'on s'y attache car, au-delà des préoccupa-
tions médiatiques touchant les chapelles philosophiques, c est un choix
existentiel radical concernant tout un chacun qui est en jeu.
À la lecture de ces deux poèmes, il apparaît d'emblée un paradoxe.
L'opposition tranchée cache peut-être une secrète complici! À y re-
garder avec plus d'attention, on se rend compte que le désir d'absolu
travaille toujours en silence sous le parcours thodique de la raison
prudente. Il en sous-tend les démarches et en constitue même sans
doute le ritable moteur. En effet, non seulement, la nostalgie de l'ab-
solu se trouve à l'origine du besoin de comprendre, mais c'est encore
elle qui justifie la symbolique sensuelle du poème de P. Valéry : aimer
et connaître ne peuvent se retrouver que dans un contexte proprement
mystique, c'est-à- dire silencieux. Quant à la belle sauvagerie insatis-
faite que déploie lderlin, inversement, elle n'est perceptible de part
en part que parce qu'elle repose sur un besoin de clarté dont la langue
poétique est le vecteur sans cesse retravaillé. L'Être enchevêtré et con-
fus, la fascination du brasier d'Empédocle visent, in fine, à la limpide
transparence du poème.
Valéry ne parvient à supporter l'attente à jamais attentive que par le
biais d'une sensualité subtilement déployée ; Hölderlin ne se sauve de la
confusion des sens que par l'écriture poétique, archétype de la création
intellectuelle ordonnée, rangée, architecturale, inventant un ordre où le
principe de rangement et l'architecture sont en rupture avec la tradition
académique.
Dans le domaine de la politique et de la morale, la complicité entre
ces deux tentations extrêmes devient encore plus explicite. Chacune des
deux attitudes ne peut s'accomplir sans le secours de l'autre.
La fascination du néant produit une philosophie politique sans pro-
gramme et, par suite, tyrannique ; une morale dont le refus de toute
règle devient la règle unique est, à l'usage, étouffante. La spontanéi
absolue ne peut s'achever que dans la mort totalitaire. Ce choix existen-
tiel, qui n'a d'autre issue logique que le silence mystique ou l'extase,
donne, dans les faits, les philosophies les plus bavardes, les plus rhéto-
riques. Ce sont celles qui s'expriment par aphorismes, mythes, méta-
phores, comme si la peur soudaine du silence venait frapper de redon-
dances verbeuses le néant tant désiré. Wagner se veut le héros roman-
tique du dépassement, de « l'abandon à la démesure, sans loi, sans li-
mites, sans clarté ni certitude à limmense nuit du pur sombré dans
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