L'ANTHROPOLOGIE DU DÉSASTRE
Valérie Céré, Inf. M.A.
Anthropologue du désastre
Responsable du comité des
mesures d’urgence de l’ATPA
et Directrice du Réseau
canadien d’étude des risques
et des dangers (CRHNet)
AUTOMNE 2012
Comment l’anthropologie
peut-elle aider à atténuer les impacts
des catastrophes sur les populations?
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Mon premier contact avec la gestion des mesures d’urgence et la sécurité civile
fut en 1998 lors de la fameuse Tempête de Verglas au Québec. Lors de cet
événement d’envergure, la Croix-Rouge canadienne m’a demandé d’assurer le
bien-être et la sécurité de la population de la région d’Acton Vale pendant
plusieurs semaines.
J’ai tant apprécié cette expérience
humanitaire qu’au cours de l’été suivant j’ai
fait des démarches pour acquérir plus
d’expérience dans le domaine. Ce qui
m’amena à travailler au Guatemala avec
des anthropologues judiciaires lors de fouilles dans
des charniers, résultat d’une longue guerre civile de 37
ans qui fut la scène de grands massacres. De retour au
Québec, j’ai obtenu ensuite mon diplôme d’infirmière
et le goût de voyage et de culture m’a transportée en
Suisse où j’ai travaillé en médecine interne. C’est alors
que j’ai réalisé que même si mes patients étaient
blancs et parlaient français, ils ne me comprenaient
pas nécessairement, et ce, en raison de différences
culturelles. De retour au pays, j’ai travaillé ensuite à
Montréal, ville cosmopolite, en soins à domicile et aux
urgences où j’ai dû apprendre à adapter ma façon de
donner des soins et de faire de l’enseignement selon la
culture et les croyances de mes patients et de leurs
familles. Remplie de ces belles expériences, un goût
prononcé pour les urgences et l’aventure, je
m’engageais en 2003 comme infirmière de dispensaire
dans le Grand Nord de l’Ontario et du Québec pour y
travailler dans les communautés autochtones et
minières. Au cours des années qui ont suivi, j’ai eu la
chance de vivre dans ces communautés éloignées et
isolées. Un des apprentissages importants que j’ai
retiré de ces expériences hors de l’ordinaire est que
tous ne conçoivent pas le monde de la même façon
que nous. J’y ai surtout appris qu’en tant qu’infirmière
j’avais à comprendre leur point de vue et à adapter
mon enseignement selon leur vision du monde. Et non
pas le contraire. Quand je suis retournée plus tard aux
études, j’ai choisi tout naturellement les études en
anthropologie sociale et culturelle où j’ai peaufiné
mes apprentissages sur la culture et comment l’Autre
pouvait concevoir le monde, comment y donner un
sens et surtout comment cela pouvait influencer leurs
comportements
CE QU’EST L’ANTHROPOLOGIE
DU DÉSASTRE
Parce que la gestion en sécurité civile est
multidimensionnelle, l’expertise de tous aide à mieux
comprendre la mécanique d’une catastrophe et à
savoir comment atténuer les impacts sur la
population. L’anthropologie du désastre amène un
point de vue holiste, un sens général, de tout ce qui
peut se produire avant, pendant et après une
catastrophe. Il s’agit donc d’une manière d’étudier le
point de rencontre entre la nature et la culture et
comment ceux-ci s’influencent mutuellement.
Il est important de savoir que les catastrophes sont
socialement construites et donc vécues différemment
selon les groupes ou les individus. Anthony Oliver
Smith, le père de l’anthropologie du désastre,
explique qu’un désastre est un indicatif qu’une société
a échoué dans son adaptation à certains aspects de
son environnement, et ce, de manière viable et
durable. Un événement catastrophique impactera
donc fortement une société en ébranlant son
économie et ses politiques, mais aussi la pratique de
ses religions et de ses rituels. La force de l’impact sera
déterminée par la robustesse de son réseau social : s’il
est fort ou s’il est désorganisé. La société pourra
s’adapter plus facilement à la nouvelle situation si elle
est résiliente et si elle a, entre autres, la capacité
sociale de surmonter la catastrophe.
Quand nous étudions les désastres en tant
qu’anthropologue, nous examinons les variables
suivantes : 1) la densité de la population (parce que
les régions urbaines et rurales ont des besoins et des
réalités différents), 2) la distribution de la richesse, 3)
la complexité de la situation politique, 4) les systèmes
de croyance et les savoirs locaux et traditionnels. Si
vous voulez aider votre communauté à être plus
résiliente, vous devez avoir une meilleure
J’
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compréhension de ses systèmes de croyances et de ses
stratégies d’adaptation. Mais comment? En fait, il faut
commencer par étudier les catastrophes qui ont eu lieu par le
passé et déterminer comment les populations se sont alors
adaptées à cette nouvelle réalité. Il faut comprendre quelles
stratégies ont été mises en place par la suite et si celles-ci ont
été efficaces. Vous devrez aussi analyser les mécanismes
d’adaptation de la communauté et comment elle est apte à
utiliser ses savoirs locaux et traditionnels afin d’atténuer les
impacts d’un désastre.
Quand on utilise l’anthropologie du désastre pour évaluer la
force d’une communauté à récupérer lors d’un éventuel
désastre, il faut prendre en compte quelques concepts de base
qui serviront lors de la planification des mesures d’urgence.
Ceux-ci sont en bref : le désastre en lui-même, les aléas ou les
risques présents dans la communauté, la perception culturelle
des risques, la vulnérabilité sociale et la résilience.
Selon Alexandre Soucaille (2008), nous sommes face à un
désastre lorsque l’on se sent vulnérable socialement ou
physiquement. Notre notion de risque ainsi modifiée fait en
sorte qu’un évènement climatique devient pour nous un
désastre, non par sa violence ou son intensité, mais par la
conscientisation de notre vulnérabilité face à celui-ci. D’autre
part, Norris et Al. (2008) ont affirmé qu’une catastrophe est
un événement potentiellement dramatique qui est vécu
collectivement, qui apparaît soudainement et est limité dans le
temps. Dans leur définition, ils ont cependant exclu les risques
chroniques tels que la sécheresse, la violence ininterrompue,
les guerres et les épidémies.
Le tableau ci-joint illustre la représentation sociale du risque
dans le temps et l’espace. En effet, un risque peut être conçu,
perçu et vécu. Lorsqu’il est conçu, il est alors possible de
planifier et de se préparer à un désastre éventuel. Toutefois, ce
n’est que lorsqu’il est perçu, qu’une conscientisation du risque
et de la vulnérabilité se produit. Et finalement, lorsque le
risque est vécu, une analyse après les faits permet de
comprendre ce qui fut un succès ou ce qui fut un échec. Ce
processus de réflexion amène la création de savoirs locaux et
traditionnels
Afin de justifier des budgets ou de chercher des ressources
pour leur région, les politiciens sont souvent enclins à utiliser
le concept de vulnérabilité sociale à un niveau géographique,
en faisant abstraction des classes sociales et des notions de
pauvreté. Ils affirmeront alors haut et fort que leur comté ou
ville est plus vulnérable à telles ou telles catastrophes et
requière immédiatement une action politique et monétaire en
ce sens. Sandrine Revet (2008) affirme que la « notion de
vulnérabilité est aujourd'hui couramment utilisée pour
désigner un état de fragilité, une propension à subir des
dommages ou une faible capacité à faire face à des
événements désastreux. Elle désigne aussi bien des situations
individuelles que collectives, des fragilités matérielles que
morales, des personnes que des choses ou encore des
territoires ». En fait, nous pouvons examiner comment celle-ci
influence le mode de vie, modifie les comportements sociaux,
induit une adaptation à l’environnement physique et nécessite
l’utilisation des connaissances traditionnelles
Mais comment l’anthropologie des catastrophes peut être
utile sur le terrain ? Tout d’abord, en sécurité civile lors de
l’élaboration des politiques qui amèneront la création de
programmes qui auront une influence culturelle et sociale sur
la planification du désastre. Elle peut être aussi appliquée
directement au niveau de la gestion des urgences pendant la
planification et la préparation de la communauté pour faire
face aux catastrophes ou utilisée directement sur le terrain
pour aider les décideurs au cours d’interventions d’urgence
alors qu’ils font face à un problème imprévu concernant la
vulnérabilité sociale ou certaines réactions d’un sous-groupe
ou communauté culturelle face à un avis d’évacuation par
exemple.
Pour mieux saisir l’application de cette discipline, nous
pouvons prendre le cas de Katrina (2005) où nous avons pu
observer de quelle manière les classes sociales et la
vulnérabilité socioculturelle d’une communauté peuvent avoir
un impact majeur sur le nombre de pertes de vies humaines.
Cette catastrophe nous a démontré que, pour plusieurs
aspects de l’événement, il aurait été possible de prévenir des
problèmes s’ils avaient été traités au préalable.
En effet, ce cas nous illustre bien l’importance de comprendre
les comportements sociaux lors d’une catastrophe. Pourquoi
des milliers de personnes mettent leur vie en danger pour
protéger leurs biens ou restent avec leur animal de compagnie
parce qu’ils sont interdits dans les autobus ? Les plus riches
ont été en mesure de transporter leur animal dans leur voiture,
mais pas les plus pauvres. Selon le statut social, des gens sont
plus vulnérables que d’autres.
Pour vous aider à vous faire une meilleure idée de la façon
dont l’anthropologie du désastre peut s’appliquer
concrètement, je vous présente ici les résultats de ma
recherche de maîtrise à Blanc-Sablon sur la Basse-Côte-Nord
du Québec.
L'ANTHROPOLOGIE DU DÉSASTRE
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Représentation des construits sociaux de sécurité civile
- Inspiré par la représentation de la théorie de l’espace de Henri Lefebvre (1986)
Représentation
Pratiques sociales
Espaces de reproduction
Perçu
Conçu
Vécu
Perception :
Au quotidien du risque et de la
vulnérabilité
Représentation avec le vécu :
Savoir traditionnel après aléa,
Post désastre
Planification :
Risque visualisé dans le futur
+ ou - proche
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L'ANTHROPOLOGIE DU DÉSASTRE
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Dans le but de mieux comprendre les réalités du terrain, j’ai
vécu avec les gens de la communauté afin de connaître leur
vision du monde et leur perspective du risque. Comme le disait
Clifford Geertz, j’ai essayé de voir la gestion des urgences et les
concepts de sécurité civile de leur point de vue, selon un Blanc-
Sablonnais. « From the native point of view ». Au cours de mon
enquête, j’ai été surprise d’apprendre que ce n’était pas les
personnes âgées ou les mères célibataires qui étaient les
personnes les plus vulnérables dans la communauté, mais les
étrangers, les personnes provenant de l’extérieur comme les
infirmières, les policiers ou les professeurs. Pourquoi ? Parce
qu’ils ne possèdent pas le savoir local et traditionnel pour
évaluer les conditions climatiques changeantes et évaluer une
situation potentiellement dramatique qu’un environnement
hostile tel que Blanc-Sablon peut procurer. Au cours de mon
travail de terrain, j’ai également enquêté sur les désastres
passés de la communauté de la Basse-Côte-Nord et comment
les mesures adaptatives avaient été mises en place et est-ce que
celles-ci, prises par les élus et la population pour s’adapter à
leur environnement, ont été efficaces ? (Ex. : Avalanche
mortelle en 1995). J’ai également étudié leur mode de vie et les
activités de la vie quotidienne afin de déceler des indices de
leur apprentissage des expériences passées et comment cela se
traduit dans la préparation et planification de mesures
d’urgence. Pour ce faire, j’ai observé la manière dont la
perception du risque influençait le comportement quotidien
des habitants de cette petite localité isolée et quelles mesures
ils mettaient en place pour s’adapter et atténuer le danger.
Voici quelques exemples :
1) En construisant leurs maisons et les édifices plus
solidement que ce que le Code du bâtiment exige (par
ex. : pour éviter que le toit s’envole lors de grandes
tempêtes ayant des vents de force d’ouragan)
2) En s’assurant que les portes des maisons ouvrent vers
l’intérieur (lors de grandes bordées de neige, ils doivent
pouvoir ouvrir les portes en cas d’urgence)
3) En conservant toujours une pelle et une hache qui leur
permettent de pouvoir sortir rapidement en cas
d’ensevelissement complet de la maison par la neige
4) En installant des câbles entre les maisons, car en cas de
visibilité nulle en raison de brouillard épais ou de
conditions de blizzard, ils puissent retrouver leur
chemin ou éviter de tomber dans la mer.
Pour conclure, l’anthropologie du désastre tente de
comprendre le comportement humain avec une perspective
culturelle dans le but de bien planifier et de réduire au
maximum les impacts des catastrophes sur les communautés
et ce faisant, en sauvant le plus de vies possible. Nous
pouvons également affirmer que l’anthropologie est une valeur
ajoutée au domaine de la sécurité civile en tenant compte du
facteur humain en offrant un angle d’attaque différent pour la
planification des urgences. Elle utilise la recherche sur le
terrain et l’observation participante afin de recueillir des
données qualitatives sur la culture d’un groupe social. Son
utilisation est infinie dans ce domaine que ce soit lors du
prédésastre pendant la planification et les efforts de
mitigation, pendant les interventions ou après les
catastrophes. Cette discipline apporte donc des réponses et
des nuances aux gestionnaires de mesures d’urgence. Elle
étudie les changements culturels et les transformations
sociales après une catastrophe et peut être déterminante lors
de la planification à long terme et la reconstruction.
L’anthropologie du désastre est donc un moyen
complémentaire aux sciences pures en ajoutant un point de
vue différent pour que les gestionnaires de sécurité civile
puissent atténuer les impacts des catastrophes sur les
populations.
Traduit du Cumberland Now, « Special Edition : Bridging the Gap
Between Disaster Research and Practice », février 2012
www.globalemergencyconsulting.com/documents/
CumberlandNowWinter2012FINAL.pdf
Références
CÉRÉ, Valérie, 2012, « Les construits sociaux du désastre en région isolée : le
cas de Blanc-Sablon », mémoire de maîtrise en anthropologie, Les Presses de
l’Université Laval, Québec, 127 pages;
NORRIS et al., 2008, « Community Resilience as a Metaphor, Theory, Set of
Capacities, and Strategy for Disaster Readiness »,
Community Psychol
, No. 41 :
127-150.
OLIVER-SMITH, Anthony, 2002, « Theorizing Disasters : Nature, Culture,
Power », in Susanna M. Hoffman Ann Anthony Oliver-Smith, (eds.)
Culture
and Catastrophe : The Anthropology of Disaster
, Santa Fe, New Mexico: The
School of American Research Press.
REVET, Sandrine, 2008, « La vulnérabilité, une notion problématique. Un
regard d'anthropologue », résumés des communications du colloque
‘vulnérabilités sociétales, risques et environnement’, Toulouse, 14-16 mai
2008, 2 pages.
SOUCAILLE, Alexandre, 2008, « La perception du désastre : synthèse »,
L'expression du désastre : entre épuisement et création, Archives
Audiovisuelles de la Recherche, Première partie : matinée du 23 septembre
2008, durée : 13:27;
Blanc sablon
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