Qantara 89 automne 2013
19
La nouvelle exposition-dossier du musée de l’Institut
du monde arabe fait dialoguer les écoles médiévales
d’Orient et d’Occident. Sandra Aube et Éric Vallet,
les co-commissaires de la manifestation, nous
éclairent sur ce que fut l’enseignement dans l’Islam
de cette époque.
Qantara : Qu’en est-il de
l’enseignement aux premiers
temps de l’islam ?
Éric Vallet : L’organisation de
l’enseignement est une ques-
tion extrêmement débattue
pour les deux premiers siècles
de l’islam puisqu’elle est direc-
tement liée à des enjeux reli-
gieux. Dès le départ, l’islam
est une religion qui se trans-
met, qui s’enseigne par l’oral
mais aussi par l’écrit puisque le
Coran est mis par écrit relative-
ment tôt. Mais il est extrême-
ment difficile de savoir quand
débute une activité très struc-
turée d’enseignement. Il est
avéré qu’entre la fin du
vii
e et le
début du
viii
e siècle, la généra-
tion de ceux qu’on appelle les
Tâbi‘ûn 1 commence à prodiguer
leur savoir sur l’islam dans les
grandes villes qui sont nées de
la construction de l’Empire islamique.
Pouvez-vous nous expliquer
ce qu’étaient les cercles
d’enseignement ?
É.V. Le terme qui les désigne en
arabe est halqa 2. Les élèves for-
ment un cercle autour du maître.
Relativement informels, ces cercles
se sont rapidement positionnés par
rapport aux institutions qui préexis-
taient à l’arrivée de l’islam, en parti-
culier l’enseignement donné dans les
synagogues ou en milieu chrétien.
Ces institutions ont perduré et, très
vite, des interactions se sont pro-
duites entre ces différents milieux.
Qu’enseigne-t-on dans les cercles ?
É.V. On peut dire sans trop se
tromper que les premiers sont
des cercles d’enseignement cora-
niques. Entre la fin du
vii
e et le
début du
viii
e siècle, on commence
à voir s’affirmer un certain nombre
de disciplines comme par exemple
le fiqh 3, le tafsîr 4 et, à partir du
viii
e
siècle, le hadith. À cette date, on
voit poindre une forme de spé-
cialisation des maîtres qui se can-
tonnent parfois à enseigner une
seule discipline.
À partir de quand un corpus
scientifique en langue arabe
se constitue-t-il ?
É.V. C’est un phénomène un peu
plus tardif qui se rapporte à un grand
mouvement de traduction depuis le
grec, le pehlvi, le syriaque et les lan-
gues indiennes. C’est véritablement
dans la seconde moitié du
viii
e siècle
que le mouvement de traductions est
enclenché. Au départ, celles-ci sont
des commandes de l’élite, voire des
califes et elles ne sont pas forcément
liées à des activités d’enseignement.
Ce n’est qu’à partir du
ix
e siècle que
l’on voit véritablement se
développer des activités d’en-
seignement en langue arabe
dans les disciplines scienti-
fiques, à commencer par la
médecine. On a des preuves de
cet enseignement dès l’époque
de Hunayn ibn Ishâq 6.
Comment s’organisent
les cycles ?
É.V. Le système d’enseigne-
ment n’était pas très rigide
contrairement au système
occidental. Il y avait une pre-
mière étape d’apprentissage
élémentaire, essentiellement
de la lecture associée à la
mémorisation des textes les
plus importants : le Coran, des
hadiths, de la poésie arabe, de
petits poèmes grammaticaux
arabes… Il y avait une deu-
xième étape d’approfondis-
sement, reposant sur la lec-
ture dirigée de l’élève devant
un maître, qui pouvait s’étendre
« jusqu’à la tombe », selon un célèbre
proverbe arabe.
Sait-on à quoi ressemblait une salle
de cours ?
Sandra Aube : On ne le sait pas véri-
tablement et je ne pense pas qu’il
y ait eu une architecture propre à
ces salles. Même les peintures des
manuscrits sont très stéréotypées
et sont à prendre avec beaucoup
de réserves. Le maître est parfois
représenté sur une estrade. Les étu-
diants sont assis à même le sol et,
dans le meilleur des cas, ils ont des
lutrins pour poser leur manuscrit.
bibliologie
19
De l’art d’enseigner
en Islam médiéval
1. Les « Suivants » :
génération qui suit celle
des compagnons du
Prophète.
2. Littéralement : le fait
d’encercler.
3. Qui désigne l’interpré-
tation juridique.
4. Lexégèse coranique.
5. Un terme au départ
assez large qui désigne
toute forme de récit et
qui va progressivement
se restreindre aux
paroles et aux dits du
Prophète et des premiers
hommes de l’islam.
6. Savant chrétien nesto-
rien (m. en 873), méde-
cin exerçant auprès des
califes, grand traducteur
et auteur de traités.
« Enseignant et
son disciple »
dans Les Sept
Portraits de
Nizâmî (Haft
paykar), Iran,
Ispahan (?), vers
1596. Papier,
39 x 28 cm, BnF,
département des
Manuscrits, Paris.
© bibliothèque nationale de france
Q89 16a24 ArtBonPourEpreuves-AR.indd 19 24/10/13 13:00
20
arts
Finalement, on n’a pas besoin d’un
matériel ou d’une salle spécifique
pour l’enseignement.
Le manuscrit illustrant Les Sept
Portraits du poète Nizâmî donne-
t-il une bonne idée de l’éducation
réservée au prince ?
S.A. Oui. Ce type de représenta-
tion est vraiment exceptionnel, me
semble-t-il, dans la mesure où le
peintre a tenté de montrer la pro-
fondeur de l’échange assez privilégié
entre le maître et son disciple. Plus
généralement, dans les peintures de
manuscrits, on voit plus souvent un
maître et ses disciples dans une classe,
dans une vue un peu plus large.
É.V. Cette représentation est assez
singulière. La manière d’encadrer
les deux personnages rappelle un
modèle un peu plus ancien : Aristote
et Alexandre. La fameuse lettre d’Aris-
tote à Alexandre, Traité sur le bon com-
portement du souverain, est l’un des
premiers textes à avoir été traduit vers
l’arabe dès le
viii
e siècle.
Vous notez de profondes
transformations au
ix
e siècle.
Pouvez-vous nous en dire plus ?
É.V. Cette révolution se passe à diffé-
rents niveaux. Il y a d’abord l’appa-
rition d’oulémas professionnels qui
consacrent une grande partie de leur
temps à l’enseignement. En lien avec
cela, on note l’apparition de cercles
permanents institutionnalisés et, dès
la fin du
viii
e siècle, des phénomènes
de transmission de ces cercles d’un
maître à un autre. Ceci s’accentue aux
ix
e et au
x
e siècles. Par contre, com-
ment vivaient ces savants ? Comment
étaient-ils rétribués ? Les dimensions
matérielles nous échappent en grande
partie. La deuxième révolution est
une révolution technique avec l’intro-
duction du papier qui va entraîner
une diffusion beaucoup plus massive
des écrits.
Qu’entraîne l’emploi des waqfs
pour financer des cercles
d’enseignement ?
É.V. Il existait des moyens pour finan-
cer l’enseignement avant le
xi
e siècle,
mais assez disparates. L’introduction
massive des waqfs à partir de ce
moment – ce que j’ai appelé dans le
catalogue le « waqf académique » –
offre désormais une structure d’en-
seignement pérenne, les waqfs étant
en théorie inaliénables.
Qu’apportent les madrasas,
qui apparaissent au
xi
e siècle
et se développent au
xiii
e siècle,
par rapport aux cercles ?
É.V. La madrasa, reposant sur le waqf,
a diversifié et enrichi toute la palette
de l’enseignement possible. Elle n’est
pas devenue le lieu exclusif d’ensei-
gnement. Dans les grandes villes de
l’islam, les madrasas se généralisent
au
xiii
e siècle mais les grandes mos-
quées continuent d’être des lieux
très importants d’enseignement tout
comme les couvents soufis, les mai-
sons, les cimetières, les jardins…
Ce système de madrasas, avec son
financement pérenne, a consolidé le
groupe de ces oulémas profession-
nels. Il a aussi sans doute favorisé
l’accès au savoir de certaines caté-
gories de la population en fournis-
sant des bourses. Même avec une
bourse, les étudiants gardaient une
très grande liberté dans le choix des
maîtres. Il y avait une très grande
souplesse dans cet enseignement.
Y a-t-il un type architectural
de la madrasa ?
S.A. Il y a éventuellement plusieurs
types de madrasas. Ce débat d’histo-
riens de l’architecture a son impor-
tance. Il y a des structures récurrentes
que l’on va retrouver dans différentes
madrasas mais qui ne sont pas non
plus des obligations d’un point de vue
architectural : un oratoire, une salle de
prière, une cour qui peut être couverte,
une ou plusieurs salles ou iwansOn
va parfois trouver des chambres pour
les étudiants et un mausolée. On n’a
pas forcément un mobilier pour nous
aider à identifier la fonction d’une
salle. Il y a des éléments qui semblent
donner une identité à la madrasa mais
il serait vain de l’aborder comme un
type architectural cohérent.
Peut-on identifier des types
régionaux ?
S.A. On arrive bien sûr à retracer
des groupes bien identifiés sty-
listiquement. Pour autant, il n’est
pas toujours simple de distinguer
d’un point de vue architectural une
madrasa d’une autre structure : en
l’absence d’une inscription de fon-
dation, d’un waqf ou de quelque
chose qui désigne le bâtiment
comme étant spécifiquement une
madrasa, il s’avère parfois difficile
de différencier une madrasa d’un
couvent soufi, par exemple. Notre
approche de l’architecture doit être
consciente de ces limites.
É.V. Pour revenir à la dimen-
sion comparative de l’exposition,
on pourrait faire le même type de
remarque sur l’architecture de l’en-
seignement médiéval en Occident.
On a des édifices qui se rapprochent
de ce qu’est la madrasa : les collèges.
À partir du
xiii
e siècle, ils étaient
d’abord destinés à héberger des
étudiants pauvres et n’étaient pas à
proprement parler des lieux d’en-
seignement. Ces collèges n’ont pas
une architecture qui permette de les
identifier.
S.A. Je me demande dans quelle
mesure ce n’est pas encore plus fort
en islam médiéval, où ces espaces
peuvent être multifonctionnels. Je
crois que cela contribue encore un
peu plus à perturber notre approche
de ce type d’espace.
É.V. Au-delà de ces différences,
on peut tout de même observer
une tendance commune à l’Orient
et à l’Occident. On voit à travers les
miniatures tardives, dans les minia-
tures persanes comme dans l’ico-
nographie de l’Occident latin, que
les livres envahissent cet espace. Un
livre domestiqué par le maître. On lit
sous son contrôle. L’école, c’est par
excellence le lieu où l’on peut rece-
voir le livre.
Sandra Aube est post-doctorante,
chargée de recherche, Chaire de
dialogues des cultures
Éric Valet est maître de conférences,
Coordinateur de la Chaire de dialogues
des cultures, Université Paris 1 Panthéon-
Sorbonne, Institut universitaire de France
Propos recueillis par Ingrid Perbal
Lumières de
la sagesse
Écoles
médiévales
d’Orient et
d’Occident
> Exposition
organisée
par l’IMA en
partenariat
avec la
Chaire de
dialogue
des cultures
(Université
Paris 1
Panthéon-
Sorbonne/
Université
al-Imam,
Riyad)
> Jusqu’au
au 5 janvier
2014
> Musée de
l’Institut
du monde
arabe,
niveau 5
> www.
imarabe.org
> Catalogue :
Publications
de la
Sorbonne/
Institut
du monde
arabe,
424 p.,
2013, 39
Q89 16a24 ArtBonPourEpreuves-AR.indd 20 24/10/13 13:00
1 / 2 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !