d UÓ jj&ii/Us ùskiés Les idées et les opinions exprimées dans ce livret sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l ' U N E S C O . Les appellations employées dans cette publication et la présentation des données qui y figurent n'impliquent de la part de l ' U N E S C O aucune prise de position quant au statut juridique des pays, territoires, villes ou zones o u de leurs autorités, ni quant à leurs frontières o u limites. Publié en 2 0 0 6 par : Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture Secteur des sciences sociales et humaines 7, place de Fontenoy, 75350 Paris 0 7 S P Sous la direction de Moufïda Goucha, chef de la Section Sécurité humaine, démocratie, philosophie Assistée de M i k a Shino, Feriel Ait-Ouyahia, Kristina Balalovska, Valérie Skaf. © UNESCO Imprimé en France Sommaire C o m m e n c e r par la philosophie... Jean-Pierre Bianchi 5 Réflexion, sollicitude et éthique Laure Galvani 23 D ' u n naturel philosophe Gilles Geneviève 37 Tissage de la c o m m u n a u t é philosophique Hervé Parpaillon 51 Commencer par la philosophie... Jean-Pierre Bianchi La grande salle des pas perdus, le 18 novembre 2005, lors de la journée de la philosophie à l ' U N E S C O ; des jeunes d'âges très divers sont installés autour des petits guéridons noirs. Gilles Geneviève procède c o m m e il le fait habituellement à l'atelier de philosophie pour enfants à l'Université Populaire de Caen o u encore avec ses élèves d'école primaire en Z E P : il c o m m e n c e par distribuer des textes et donne la consigne de les lire. Laure Bulhman-Galvani, Hervé Parpaillon et m o i m ê m e , bien que nous lui fassions entièrement confiance, et connaissions l'étendue de son expérience en la matière, s o m m e s u n peu inquiets : c o m m e n t va réagir ce public aussi disparate (les jeunes assemblés sont d'âges très divers, entre le début d u collège et lafind u lycée), aussi peu préparé à l'exercice, sans compter que b o n n o m b r e de jeunes, en dehors des clubs Unesco, ne se sont arrêtés là peut-être qu'un m o m e n t ? Juste par curiosité peut- 5 être... Et sans compter tous les adultes qui vont et viennent autour de nous, qui tiennent conciliabules... Cela ne semble guère facile à gérer... La lecture partagée entre tous ces jeunes qui ne se connaissent pas se passe é t o n n a m m e n t bien. Mais l'inquiétude demeure, bien entendu... Les consignes concernant les questions sont rapidem e n t intégrées par le jeune public, et ces questions, timides tout d'abord, maladroites, se mettent rapidem e n t à fuser. E n voici quelques unes : • Pourquoi quelqu'un qui aurait vécu des événements particuliers n'aurait-il pas envie de les évoquer ? • Les relations familiales ont-elles la même valeur lors qu'elles sont naturelles ou non ? • Comment un enfantpourrait-il avoir une vie defamille stable si ses parents sont toujours en déplacement ? • Quelle est la place des grands-parents dans un jeune esprit ? • Quel manque le désir de communication peut-il cacher ? • Peut-on prévoir ses rêves ? 6 C'est finalement cette dernière question qui est choisie, par le vote des jeunes présents, cette question étant débattue ensuite sous deux angles : — C'est quoi un rêve ? — Y aurait-il des inconvénients (ou des avantages) à prévoir ses rêves ? A partir de ce moment-là, il se passe quelque chose de presque magique dans l'assemblée des jeunes. N o n seulem e n t ceux qui s'étaient arrêtés u n petit m o m e n t par curiosité sont restés, mais d'autres les ont rejoints. C e qui est à l'œuvre là est à la fois magnifique et passionnant. Ainsi u n e élève de lycée tente d'expliquer le m o t « frustration » à une collégienne beaucoup plus jeune et l'on sent bien que cet échange est autant profitable à celle qui reçoit qu'à celle qui donne. D a n s ce genre d'échange, notre avoir s'augmente de ce que l'on d o n n e . . . A u fur et à mesure que progresse la discussion, les participants se font de plus en plus n o m b r e u x et le public grandit. Beaucoup de jeunes ont les yeux qui brillent et s'écoutent mutuellement avec u n e attention inhabituelle... E n lisant ces quelques lignes, certains seront tentés de dire : l'enthousiasme l'emporte, il exagère... Je ne le crois précisément pas : cette sorte de délectation très particulière qu'il y a à penser en c o m m u n , à élaborer 7 une pensée c o m m u n e qui s'appuie sur les réflexions de ses pairs, au sein d'une c o m m u n a u t é constituée en c o m m u n a u t é de recherche, je ne suis pas le seul à la relever : M a r c Sautet, l'un des pionniers des cafés-philo dans la Cité, évoquait justement, en parlant des participants aux discussions philosophiques, la « visible jubilation qui se lisait sur leur visage, ce plaisir intense qui les faisait ressem bler à des rescapés... » Il était si évident que tous ces jeunes assemblés dans la salle des pas perdus éprouvaient u n plaisir intense... Et cette expression d'intérêt, cette envie de réfléchir ensemble, de construire u n e réflexion c o m m u n e , de c o m p r e n d r e la pensée de l'autre et de n o u v e a u x concepts, n'est-ce pas, justement, ce que la plupart des enseignants rêvent de susciter chez leur auditoire ? L'école en crise, aujourd'hui, ce n'est nullement u n e vue de l'esprit. Les professeurs se plaignent de plus en plus d u désintérêt croissant des populations scolaires pour les matières enseignées. Ils sont sans cesse dans l'obligation de brandir menaces et sanctions pour, trop souvent, de bien piètres résultats. Les fameuses « classes bataille » sont légions. Les professeurs s'y épuisent à maintenir u n semblant d'ordre qui n'est malheureusem e n t pas suffisant, la plupart d u temps, pour créer les conditions favorables aux apprentissages. Les élèves de 8 leur côté, pour beaucoup, s'ennuient et se demandent bien pourquoi o n les oblige à aller à l'école. Car voilà le paradoxe aujourd'hui : dans nos d é m o craties riches o ù l'école est obligatoire et bénéficie d'une puissante organisation, celle-ci a fini d'être vécue par les jeunes c o m m e une chance offerte, c o m m e une possible émancipation, c o m m e une promesse de vie meilleure. L'école obligatoire pour tous est devenue une corvée pour la plupart... Et c'est justement cette organisation trop bien pensée, trop bien rodée qui est devenue stérilisante. L'institution scolaire aujourd'hui ne m e t plus en place que des carcans formels et rigides, à grands coups de textes officiels et de réformes qui ne sont guère autre chose, la plupart d u temps, que des effets d'annonce. Tous les acteurs qui sont impliqués, les enseignants d ' u n côté, les élèves de l'autre sont aussi m a l à l'aise et ont autant de mal à trouver leur place les uns que les autres dans ce système. L'institution est c o m m e une i m m e n s e machine qui tourne à vide, continue c o m m e si de rien n'était, dans une sorte d'autisme de plus en plus effrayant, insistant toujours plus sur les aspects purement formels alors que les deux camps hurlent leur souffrance ! 9 Certains aujourd'hui sont tentés de dire : « ça ne marche plus ! Avant, ça marchait : revenons donc à l'école d'autrefois ! » O n peut en effet être tenté de regretter aujourd'hui une école républicaine u n peu mythique qui fonctionnait bien, c'est vrai, mais qui fonctionnait bien dans u n certain contexte et avec des missions très différentes de celles que s'est assignées l'école d'aujourd'hui. Sans nous étendre sur ce point qui est très connu, rappelons seulem e n t la massification de l'enseignement de nos jours et l'ambition de conduire quatre-vingt pour cent des élèves au baccalauréat. L'école qui réussissait bien avait des objectifs beaucoup plus modestes et seule u n e élite accédait à l'enseignement secondaire. Aujourd'hui tous les élèves, o u presque, entrent au collège. Peut-on faire fonctionner l'école d'hier dans la société d'aujourd'hui ? Je m'appuierai largement sur l'excellent ouvrage de Jacques Lévine et Michel Develay, Pour une anthropologie des savoirs scolaires, pour tenter de montrer que c'est totalement illusoire. L'école est toujours le reflet d'une société. Le m o n d e aujourd'hui, confronté à une multitude de menaces, doute ; l'espérance que la science apporterait à l'humanité u n m o n d e meilleur, u n m o n d e plus sûr et plus habitable, cette espérance a fait long feu. Il n'est pas douteux que la 10 science aujourd'hui inquiète beaucoup plus qu'elle n e rassure et nous n'avons m ê m e pas besoin d'évoquer les inquiétudes face aux O G M , a u clonage h u m a i n , à la couche d'ozone, à l'effet d e serre... Il n'est pas u n jour sans q u e les grands médias brandissent u n n o u v e a u spectre menaçant et, chaque fois, conséquence directe des progrès scientifiques et technologiques. O u i , le m o n d e est d e plus en plus inquiétant... Et que penser d e la nature h u m a i n e après les atrocités d u milieu d u vingtième siècle, les c a m p s d'extermination, la b o m b e atomique, le stalinisme et, plus près de nous, les événements de l'ex-Yougoslavie... Les élites sont e n perte de crédibilité. L e pouvoir est de plus e n plus suspecté et partout l'on soupçonne le complot, la manipulation... « La deuxième guerre mondiale a fini de porter u n coup décisif aux valeurs religieuses, au patriarcat, à la sacralisation de l'école, à l'interdiction du droit de se plaindre. Le système d'alliance qui prévalait a éclaté. E n quelques décennies, le « c'est c o m m e ça » qui avalisait le lien social, a fait place au droit de contester, de se plaindre, d'ameuter l'entourage. U n mouvement de déparentalisation s'est ainsi mis en marche et il faudra beaucoup plus que des discours sur l'autorité pour l'arrêter » 0 . Lévine). 11 L'on ne cesse aujourd'hui de déplorer la perte de l'autorité : mais elle n'est, encore une fois, que le reflet de l'évolution d u m o n d e . Les enfants refusent de plus en plus de se sentir moins « forts » que les adultes alors que, dans le m ê m e temps, les adultes cessent de se sentir plus « forts » que les enfants. Ils doutent d u m o n d e et ils doutent de l ' h o m m e en général et d ' e u x - m ê m e s en particulier. Ils ne croient plus à la légitimité de leur enseignement compte tenu de toutes les menaces évoquées précédemment. Le p h é n o m è n e de mondialisation ainsi que la perte d'influence des religions traditionnelles et l'affaiblissement de l'instance paternelle finissent d'accroître la désorientation de ceux qui sont en charge d'éduquer et de ceux qui devraient recevoir cette éducation. Il s'accomplit u n véritable processus de « néantisation d u M o i » et si ce m o u v e m e n t perdure, il risque de nous conduire vers une société o ù seuls la méfiance et le rejet tiennent lieu de valeur collective. Sans compter que la création intellectuelle et artistique en Europe est engluée dans u n néantisme o u u n nihilisme désespéré depuis la deuxième moitié d u dix-neuvième siècle : N a n c y H o u s t o n le montre bien dans son dernier essai, Les professeurs de désespoir. Si toute la création littéraire et artistique est à ce point persuadée que l'humanité est tellement mauvaise qu'il vaudrait mieux ne plus avoir de descendance, c o m m e n t peut-on imaginer que les éduca- 12 teurs aient justement bonne conscience à éduquer les dits enfants ? A la suite d'Arthur Schopenhauer qui a eu une influence énorme sur les intellectuels en Europe, c o m ment transmettre à la jeunesse les valeurs dont elle a besoin pour se construire ? La société actuelle, et c'est presque une banalité de le dire, m a n q u e cruellement de repères : l'immédiate conséquence, c'est que l'école m a n q u e de sens. Et pourtant... Les enfants viennent au m o n d e avec une curiosité extraordinaire, u n questionnement incessant lorsqu'ils regardent autour d'eux. Cet étonnement face au m o n d e qui les entoure, c'est la base d u questionnement philosophique, c'est la base d u questionnement scientifique, c'est le fondement d u désir de connaître et du plaisir d'apprendre... Pour la plupart, les jeunes abordent le système scolaire avec cette flamme encore bien brillante, encore bien vivace. Malheureusement, au fil des années, au fil des classes, face à l'accumulation de matières enseignées o ù le savoir est soigneusement saucissonné, la connaissance minutieusement prédigérée, la curiosité s'émousse, faiblit, puis s'éteint. L'appétit se transforme en indigestion puis en écœurement... La plupart d u temps, leurs attentes sont déçues lorsqu'ils sont confrontés à l'encyclopédisme ordinaire de 13 l'école. Et que dire de ceux qui sont en échec dès les plus petites classes ? Q u e dire de la souffrance de ceux que l'on a toujours rejetés à la marge, ceux que l'on a étiquetés c o m m e « élèves en difficulté » et qui, au fil des classes, vont d'humiliation en humiliation ? Le fameux déclic, la fameuse resilience, qui est le mythe fondateur de toute vocation éducatrice, est malheureusement très rare... L e passage d u m o n d e des exclus à celui des « bons » élèves est plus que rarissime... Et l'institution, souffrant souvent « d'hallucination positive », qui « consiste à tenir pour réalisé ce qui est encore à bâtir dans son ensemble », explique qu'elle fait beaucoup pour les élèves en difficulté... La nostalgie de l'ordre moral et les effets d'annonce de l'institution accroissent plus que jamais, et à la limite d u supportable, le malaise des personnels enseignants. Le passéisme et la volonté de revenir aux bonnes vieilles méthodes d u passé n'auraient à coup sûr q u ' u n seul résultat : aggraver d'une façon catastrophique le malaise des professeurs et le désintérêt croissant des élèves. Il ne conduirait de plus en plus qu'à durcir le conflit qui se joue entre l'enseigné et l'enseignant. Et la philosophie dans tout cela ? N o u s l'avons vu, la curiosité d ' u n être qui s'éveille à la vie, qui découvre le m o n d e , son étonnement est essentiellement de nature 14 philosophique... Pourquoi au lieu de l'étouffer progressivement dans u n encyclopédisme rébarbatif et u n éparpillement des savoirs totalement arbitraire, n'essaie-t-on pas, au contraire, de s'appuyer sur cette curiosité première pour construire le sens de l'école ? Pourquoi cette curiosité première ne serait pas c o m m e cette petite graine que l'on va arroser et entourer de soins constants pour qu'elle donne, plus tard, une belle plante tournée vers la lumière ? N o u s s o m m e s absolument persuadés que la philosophie pourrait constituer cette matrice capable de rassembler les savoirs morcelés, la connaissance dispersée, une matrice qui redonnerait sens aux apprentissages. A l'heure actuelle, la philosophie n'intervient qu'en classe terminale, à la fin d u cursus secondaire, à u n m o m e n t où les jeux sont faits depuis longtemps. Il y a déjà de nombreuses années que la petite flamme s'est éteinte. Pourquoi, au lieu de terminer les études, la philosophie ne les introduirait-elle pas ? Et ne les accompagnerait-elle pas d ' u n bout à l'autre des apprentissages ? Pourquoi ne constituerait-elle pas l'épine dorsale d u savoir, seule capable de maintenir ensemble tous les éléments d u squelette de la connaissance ? 15 Beaucoup vont s'écrier alors : « C o m m e n t ? Mais, vous n'y songez pas ! L'école débute à la maternelle : ce n'est pas sérieux ! C o m m e n t voulez-vous que les enfants soient capables de faire de la philosophie en maternelle ? L a philosophie est u n e discipline sérieuse, exigeante, difficile ! Elle nécessite q u e des tas de savoirs préalables soient engrangés...» Bien entendu, il n'est pas question de délivrer des cours de philosophie à des classes de maternelle. N é a n m o i n s , il n'est pas trop tôt pour développer le questionnement des enfants, et pas seulement sur des questions anodines o u secondaires. D è s son plus jeune âge, l'enfant peut réfléchir à des questions qui ont de tout t e m p s préoccupé l'humanité : la liberté, la vérité, l'amour, le travail, l'argent, le vieillissement, la m o r t . . . Cette réflexion peut très bien s'élaborer au cours d'une discussion m e n é e avec les enfants. O u i mais... E n quoi une discussion m e n é e avec de jeunes enfants pourraitelle mériter le substantif « philosophique » ? « " N e s'agirait-il pas uniquement d'une propédeutique à la philosophie, d'une simple préparation au philosopher ?" nous sera-t-il demandé. Mais en fin de compte, dans une certaine tradition socratique, le philosopher n'est-il pas en essence une propédeutique, ne consiste-t-il pas en une préparation jamais achevée ? Sa matière vive ne serait-elle pas un questionnement incessant ? Toute idée particulière 16 n'est-elle pas une simple hypothèse, m o m e n t éphémère d u processus de la pensée ? Dès lors, philosophe-t-on moins en une ébauche d u philosopher qu'au cours d'une théorisation épaisse et c o m plexe ? L'érudit philosophe-t-il plus que ne le fait u n enfant en maternelle ? Rien n'est moins sûr ; pire encore, la question est dépourvue de sens. Car si le philosopher est une mise à l'épreuve de l'être singulier, il est nullement certain que l'éveil de l'esprit critique ne représente pas u n bouleversement personnel plus fondamental que les analyses savantes de notre routier de la pensée. C'est en ce sens que cette pratique se doit de s'installer très tôt chez l'enfant, à défaut de quoi il est à craindre que la vie de la pensée n'en vienne ultérieurement à se concevoir c o m m e une opération périphérique, extérieure à l'existence, p h é n o m è n e que l'on observe très souvent dans l'institution philosophique et dans l'enseignement en général » (Oscar Brénifier, dans Diotime-l 'Agora). Faut-il encore s'entendre sur ce q u e l'on d é n o m m e « philosophie » . . . Lors de la discussion dans la salle des pas perdus, le 1 8 n o v e m b r e , la question a été posée par des enfants : « C'est quoi a u fond la philosophie ? ». Sur le site d e l'Unesco, à la rubrique philosophie, il est justem e n t indiqué : « Il n'y a pas d'Unesco sans philosophie. L'Unesco a toujours entretenu des liens étroits avec la philosophie, non pas une philosophie spéculative o u normative, mais 17 u n questionnement critique qui permet de donner u n sens à la vie et à l'action dans le contexte international ». La philosophie qui nous intéresse pour les jeunes esprits est tout particulièrement cette philosophie-là. N o u s n'avons que faire des vaines spéculations d'une élite intellectuelle, enfermée dans sa tour d'ivoire, totalement déconnectée de la vie et de ses réalités. N o u s voulons que la philosophie redevienne u n véritable art de vivre et une recherche authentique de la sagesse. N o u s voulons qu'elle soit u n laboratoire pour le bien de l'humanité tout entière et qu'elle retrouve ainsi sa vocation antique. N o u s voulons que la majorité se la réapproprie. Et pour que cela soit possible, il est nécessaire que les enfants s'y exercent dès le plus jeune âge. Pour tous les problèmes qui se posent dans notre société aux citoyens que nous s o m m e s , l'éthique notamm e n t avec les effarants progrès des biotechnologies, nous avons besoin de la philosophie. « Science sans conscience n'est que ruine de l'âme » disait Rabelais. N o u s avons plus que jamais besoin d'apprendre à réfléchir en c o m m u n connaissances et n o n plus d'accumuler des encyclopédiques individuellement. Montaigne disait déjà que l'école se devait de former des « têtes bien faites plutôt que des têtes bien pleines ». Cette formule, trop souvent rebattue,finitpar sonner c o m m e 18 une banalité et pourtant elle est plus que jamais d'actualité. Très tôt, l'enfant peut avoir le sentiment d'appartenir à une c o m m u n a u t é de recherche qui œuvre pour une amélioration de l'humanité et ce sentiment est pour lui extrêmement valorisant. Il est à la base d u goût d'apprendre. Aujourd'hui, l'on ne donne aux élèves qui demandent « Pourquoi apprendre ? » que des justifications utilitaristes et individualistes, qui sont d'ailleurs bien le reflet de la société dans laquelle nos jeunes grandissent : « Pour avoir une bonne situation plus tard... ». Mais ce genre de discours ne motive guère plus de dix pour cent des élèves, ceux qui, de toutes façons, travailleraient. .. Le projet global de l'école et de l'éducation en général m a n q u e totalement d'ambition, de hauteur de vue. Il s'est de plus en plus desséché, vidé de sa substance, de sa chair, de son sang. Il est devenu étriqué. Personne n'a envie de devenir u n robot à apprendre, u n élève soumis et docile que l'on gave de savoirs c o m m e une oie de grain dans une entreprise de foie gras d u sudouest. .. Il faut discerner dans tout apprentissage le sens qui le sous-tend et pour l'intégrer, il est nécessaire de l'organiser, de l'articuler avec ses connaissances préalables, ses représentations et son vécu : « Apprendre, c'est passer du savoir qu'exige l'école au savoir à soi ». 19 Edgar M o r i n a dit : « D e tout temps, l'homme a dû former une image de lui-même c o m m e s'appartenant à lui-même, appartenant à la société et appartenant à l'espèce ». C e qui fait dire à Jacques Lévine et à Michel Develay : « Cette tridimensionnalité est plus nécessaire que jamais si nous ne voulons pas devenir des sous-hommes robotisés, errant dans le m o n d e sans pouvoir s'accrocher nulle part... Sans cette conception d u triple arrimage, nous retombons dans les ornières d'une école rétrécie, refermée sur elle-même, débitant des discours désincarnés... Développer un sentiment d'universel, c'est mobiliser l'intelligence naturelle des élèves sur les grandes questions qui rassemblent les h o m m e s depuis le début de l'humanité... ». Mobiliser l'intelligence naturelle des élèves sur les grandes questions qui rassemblent les h o m m e s depuis le début de l'humanité, n'est-ce pas là u n e très belle définition de la discussion philosophique que nous voulons pratiquer avec les jeunes esprits, dès leur plus jeune âge justement ? Les élèves sont des enfants, o u des adolescents, o u encore de jeunes adultes. Ils font à ce titre partie intégrante de l'humanité. Avant d'être des élèves q u ' o n voudrait dociles o u robotisés, ce sont des êtres humains qui 20 se posent les questions que les êttes humains se sont toujours posées. O r , notre système scolaire a toujours soigneusement évité justement d'aborder ces grandes questions universelles ! Ainsi, l'on se trouve dans l'obligation de constater ce paradoxe : l'école évite les questions que les élèves se sont toujours posées en tant qu'êtres humains, habitants de la planète Terre, pour passer des heures, des jours, des mois voire des années à répondre à des questions qu'ils ne se sont jamais posées, et pour lesquelles ils n'éprouvent aucune espèce d'intérêt, c o m m e la différence entre u n attribut et u n complément d'objet direct par exemple ! Enfin, croit-on vraiment que les élèves seront capables de philosopher en terminale si l'on ne c o m m e n c e qu'à ce moment-là ? Peut-on sérieusement être convaincu de cela ? 21 Réflexion, sollicitude et éthique Laure Galvani L'exercice n'était pas facile, plutôt risqué, mais dès lors tentant pour u n animateur d'ateliers de philosophie : rassembler une seule fois des adolescents qui ne se connaissent pas en vue de les amener à examiner une question imprévue. Voilà le défi qu'a relevé Gilles Geneviève ce 18 novembre 2 0 0 4 dans la Salle des pas perdus de l ' U N E S C O . Être là parmi les témoins invités, pour écouter et voir de jeunes esprits confronter leurs idées, pour écouter et voir la pensée se construire c o m m e u n cheminement patient qui permettrait à chaque interlocuteur par l'entrelacs des questions de se bâtir dans son identité d ' h o m m e , fut pour m o i une expérience joyeuse. Voir des adolescents cheminer vers une pensée réfléchie et ainsi donner sens à leur questionnement, les voir ressentir la joie de connaître et d'exister, procure à l'adulte que je suis devenue une joie d'être qui se renouvelle à chaque 23 fois. C'est en ce sens que j'ai compris m a présence ce jour-là : témoigner que cette joie de penser ensemble est toujours au rendez-vous lors de ces rencontres. Tout d'abord il m e semble important de souligner à quel point la diversité de l'âge des jeunes mis en présence porte en elle une fécondité certaine pour la discussion. Déjà chez u n enfant de trois ans o n constate la capacité d'entretenir le lien, le contact avec ses interlocuteurs dans une conversation. C'est sur cette fonction p h a tique, toujours déjà existante, que nous parions pour qu'ait lieu tout débat. Mais celle-ci sera vite dépassée entre des interlocuteurs désirant réfléchir ensemble, pour viser u n e cohérence intersubjective. L'objet d u débat prendra une forme de plus en plus serrée, s'approfondissant en spirale, par u n renvoi de questions entre les participants. Si de toute évidence les visions et les compréhensions d u m o n d e diffèrent beaucoup chez les enfants en fonction de leur âge, o n aurait p u penser a priori que ces différences nuiraient à la discussion. Bien au contraire. Prenons appui sur les travaux que Cathy Legros1 a réalisé à partir 1. Legros C , « La pédagogie des "dilemmes moraux" dans l'enseignement de l'éthique », Diotime-l'Agora, 2, C R D P Montpellier, juin 1999. 24 des recherches de Kohlberg2 sur le développement d u jugement moral des enfants face à des dilemmes moraux. Elle a montré que l'échange des justifications morales entre enfants d'âges différents peut faire progresser u n individu d ' u n stade. Ainsi la discussion en elle-même, par les confrontations qu'elle engendre entre interlocuteurs, crée chez les participants des conflits cognitifs susceptibles d'entraîner un remaniement de leur pensée : « c'est le choc de la pensée d'un enfant avec celle des autres qui l'amène à douter et à chercher des raisons à ses affirmations », dira JeanM a r c Lamarre 3 . Cette réorganisation interne aide les interlocuteurs à développer leur pensée en adoptant, à travers la réflexion de tous, des arguments qu'ils n'auraient pas p u élaborer tout seuls. Ceci est d'autant plus vrai entre des enfants d'âges différents, puisqu'ils n'ont pas le m ê m e degré de c o m préhension des phénomènes. Ainsi « les échanges avec les autres [...] qui pensent autrement que m o i , constituent 2. Kohlberg L . , Essays on moral development, Harper and R o w s Pubs, N e w York/San Francisco, vol. i, pp. 409 et sqq. (trad. Christian Bouchindhomme dans Habermas J., Morale et communication, Flammarion, Paris, 1999, pp. 138-140). 3. Lamarre J . - M . , « Débats et argumentation : de quoi parle-t-on ? », Echanger, 52, juin 2001. 25 le facteur principal d u développement de capacités de raisonner »4. C e s ateliers de philosophie permettent de sortir des opinions, de s'ouvrir à la diversité des visions d u m o n d e , et de faire l'apprentissage de la réflexion. Autrement dit, la diversité des âges favorise, en partant des plus jeunes pour aller vers les plus âgés, le processus d'abstraction des thématiques : o n passe de thématiques liées à des expériences vécues chez les plus jeunes, à des objets de débat totalement abstraits chez les plus âgés. Et c'est cette confrontation qui est riche d'apprentissage tant pour les plus jeunes, qui font u n réel effort de compréhension, q u e pour les plus âgés qui tentent de reformuler leur propos en vue de se faire c o m prendre. Elle oblige les plus grands à s'efforcer d'adapter leur langage aux plus petits ; apprentissage difficile, qui a pour bénéfice de permettre la clarification de la pensée mais aussi de porter secours aux plus jeunes dans l'élaboration de leurs propres arguments, ce qui n'est pas sans favoriser la sollicitude au sens o ù l'entend Paul Ricœur dans son ouvrage Soi-même comme un autre. Il a été observé q u e les propos d ' u n locuteur dépendaient de la rencontre de ses propres interrogations avec celles de ses interlocuteurs et de ses capacités cognitives 4. Id. 26 pour comprendre les éléments discursifs qui sont échangés. Pris dans le feu de la discussion, le locuteur n'hésite pas à interroger son vis-à-vis pour qu'il lui apporte u n éclaircissement sur u n concept trop abstrait (ce 18 novembre 2 0 0 4 ce fut la frustration) o u une idée qui lui paraît encore peu claire, n'ayant encore luim ê m e , d u fait de son jeune âge, recours qu'à l'expérience o u aux exemples pour illustrer son propos. Car ce qui est en jeu ici, ce n'est pas tant de paraître plus brillant qu'un autre, mais bien plutôt le désir d'apprendre et de comprendre. Porté par le m o u v e m e n t de la pensée en train de se co-construire, l'enfant ne craint pas de reconsidérer de manière reflexive son vécu immédiat o u ses représentations et d'en approcher la complexité à travers les propositions de ses pairs. Il vit ses propres interrogations c o m m e u n élément de cet édifice en plein essor. Aussi c'est très tôt que nous pouvons proposer aux enfants ces situations de débat, dans la mesure o ù nous savons que déjà vers sept ans les enfants sont capables de prendre distance par rapport à la valeur de vérité d'une proposition. U n e proposition devient vraie, n o n plus seulement parce qu'elle a été énoncée par u n adulte, mais parce qu'elle est le résultat d'une entente entre tous. D è s lors le sentiment de respect mutuel apparaît : « Il y a respect mutuel lorsque les individus s'attribuent récipro27 quement une valeur personnelle équivalente »5. Cette organisation des valeurs a pour caractéristique principale l'autonomie relative de la conscience des individus qui s'organise selon une logique rationnelle des valeurs et des actions entre les individus. Ici l'adulte a u n rôle primordial à jouer. Il est le garant de l'accueil des questions et des propositions : « Qu'estce q u ' o n fait quand o n réfléchit ? Pourquoi ne voit-on pas Dieu ? Qu'est-ce q u ' o n fait quand o n est mort ? » Cette capacité d'étonnement, présente chez le tout petit, semble se perdre avec l'âge. Faut-il l'accepter c o m m e u n fait lié à la croissance normale de l'enfant o u au contraire s'interroger sur les causes de cette disparition ? D è s leur plus jeune âge les enfants observent et posent des questions pour construire le sens de leur environnement et agir dans le m o n d e . L'adulte a une grande responsabilité pour que cette énergie exploratoire, cette curiosité apparemment sans fin jamais ne s'endorme : « Stimuler le plein emploi de l'intelligence générale [qui] nécessite le libre exercice de la curiosité, faculté la plus répandue et la plus vivante de l'enfance et de l'adolescence, q u e trop souvent l'instruction éteint et qu'il 5. Piaget J., Six études de psychologie, Folio essais, Paris, 1987, p. 62. 28 s'agit... si elle dort, d'éveiller »6. N o u s s o m m e s en droit de penser que si l'on offre aux enfants des situations o ù ils peuvent explorer le m o n d e , le goût de la question et de la recherche ne se perdront pas. L'enfant restera actif et tentera lui-même de construire d u sens avec les autres. Il semble possible d'affirmer qu'à partir d u m o m e n t o ù l'enfant sait q u ' o n va accueillir ses questions sans que cela n'altère notre intégrité, alors il se sent autorisé voire encouragé à poser toutes les questions. C'est la qualité de l'accueil de la question qui garantit son surgissement. E n ce sens les ateliers de philosophie sont des lieux o ù l'accueil de la question est garanti et o ù l'adulte fait en sorte que l'étonnement soit vécu c o m m e une valeur : « le développement de l'affectivité, c'est-à-dire de la curiosité, de la passion, sont des ressorts de la recherche philosophique... la capacité d'émotion est indispensable à la mise en œuvre de comportements rationnels »7. N o u s avons p u observer que tous les enfants qui participent à ces discussions ont u n point c o m m u n : ce sont des enfants qui se posent des questions sur la vie, le m o n d e , la société. C o m m e tous les enfants serions-nous 6. Morin E „ Les 7 savoirs nécessaires à l'éducation du futur, sur agora21 .org/unesco/7savoirs/7savoirs04.html 7. Id., sur agora21.org/unesco/7savoirs/7savoirs03.html 29 tenté d'avancer, à cette différence près, que ceux-là n o n contents de se les poser désirent pouvoir en parler entre eux, les approfondir dans ce lieu privilégié que sont les ateliers. Les enfants regrettent de ne pouvoir aborder ces questions à l'école, et surtout au collège, tout c o m m e les adolescents présents ce 18 novembre dans la Salle des pas perdus. Ils trouvent dans les ateliers u n lieu valorisant, où la discussion n'est pas vécue c o m m e inutile o u risible, mais plutôt c o m m e l'occasion d'exercer, avec les autres et « c o m m e u n grand », en toute liberté et sans crainte, sa réflexion et son intelligence. C'est d'abord u n lieu o ù l'on apprend à parler avec les autres, et o ù réciproquement la prise en compte de la parole de l'autre est primordiale, mais aussi u n lieu o ù l'on se doit de se faire comprendre et se comprendre soim ê m e en s'efforçant de clarifier le plus possible ses idées. E n ce sens nous pouvons dire que lors de ces ateliers les enfants s'initient à la réflexion et à la construction d'une pensée, n o n pas en solitaire, mais en « c o m m u n a u t é de recherche » (pour utiliser u n terme cher à M a t h e w L i p m a n , spécialiste de philosophie pour enfants8). 8. Lipman M . , À l'école de la pensée, trad. N . Décostre, Éd. de Boeck, Bruxelles, 1995. 30 Petit à petit se construit une pensée de plus en plus autonome. Les enfants comprennent qu'ils peuvent faire eux-mêmes des choix, que leur destin, individuel et collectif, est en quelque sorte entre leurs mains. O n peut penser que ces discussions leur permettront au fil d u temps de donner d u sens aux phénomènes et aux événements pour dépasser le flou des perceptions, des émotions, des sentiments o u des opinions, et de se confronter à la complexité d u m o n d e pour faire des choix réfléchis et autonomes. « Tout développement vraiment humain doit comporter le développement conjoint des autonomies individuelles, des participations communautaires et de la conscience d'appartenir à l'espèce humaine »9. E n bref l'enfant trouve là u n lieu o ù construire son identité d ' h o m m e . Le développement des autonomies individuelles correspondrait à ce que Ricceur n o m m e visée de la « vie bonne », visée éthique à travers laquelle chaque h o m m e élabore son projet existentiel, son idéal de vie : « la vie bonne est une nébuleuse d'idéaux et de rêves d'accomplissement au regard de laquelle une vie est tenue pour plus ou moins acceptable ou inacceptable »10. 9. Morin E . , op.cit., sur agora21.org/unesco/7savoirs/7savoirs05.html 10. Ricceur P., Soi-même comme un autre, Seuil, Paris, p. 210. 31 Tout u n chacun exerce u n travail incessant de reprise reflexive de ses actions au regard de ces idéaux qui lui paraissent le meilleur pour l'ensemble de sa vie. Et c'est dans ce va-et-vient que se construit l'estime de soi, c o m m e pouvoir-juger de l'adéquation de ses actes à la visée de la « vie bonne ». Les ateliers de philosophie peuvent être vus c o m m e des temps où des individus se questionnant sur le sens de leur vie peuvent se rencontrer. Car l'estime de soi, loin de confiner l'individu à son enfermement, l'oriente dans une spontanéité bienveillante vers autrui. Toujours en quête de sens, l'individu s'ouvre et devient disponible à la parole de l'autre, dans la mesure o ù elle le questionne en retour, puisqu'elle aussi est en train de se construire. L'autre apparaît c o m m e celui qui cherche aussi et avec lequel il est possible de faire u n bout de chemin. Dans la mesure o ù la pensée créative est épistémologiquement la première, selon M . Lipman 11 , à saisir nos images mentales, le questionnement de l'autre provoque cette pensée créative, appelle l'individu au devant de luim ê m e , le provoque à penser. La pensée éthique évalue, apprécie, analyse, classe, puis intègre o u rejette la vision d u m o n d e que chacun a héritée dans le processus de 11. Lipman M . , op. cit. 32 socialisation. Elle examine les pertinences de ce qui a été reçu sans être réfléchi. Le rapport à l'autre n'est plus entrevu c o m m e u n rapport de compétition o ù chacun tente de prendre le pas sur l'autre. La relation à l'autre devient une relation faite d'un jeu de questions adressées de soi à l'autre et de l'autre à soi pour comprendre le m o n d e , lien de questionnem e n t et de langage. D a n s son adresse à l'autre, la question de l'autre transforme le questionnement de chacun, et refonde les liens constitutifs de l'existence, la visée de la vie bonne. Le questionnement permet l'ouverture à l'autre que soi et cette nouvelle relation fait partie intégrante de l'itinéraire de la conscience visant la vie bonne. Si chacun est responsable de son questionnement, c'est aussi ce dernier qui permet d'approcher l'autre dans la sollicitude, de créer de nouveaux liens, qualitativement tout autres, une amitié véritable. Et nous retrouvons l'idée d'une mutualité dans l'échange entre des humains qui s'estiment. Pourraient se nouer alors de véritables amitiés, considérées c o m m e des relations o ù le soi et l'autre partagent à égalité le m ê m e projet, le m ê m e désir d'une vie accomplie. L'autre devient celui avec lequel nul n'aura jamais fini de dialoguer, u n horizon ouvert à l'infini qui provoque l'imagination à poursuivre la perspective que l'existant vise : être celui qu'il a à être. 33 L'autre est celui par qui l'existence est présentée, grâce à qui et avec qui l'existence appuyée sur la pensée critique peut se construire dans u n rapport d'échange. C'est dans cette démarche que se forme la pensée critique. C e travail engagé avec d'autres dans le cadre des ateliers de philosophie favorise des visions d u m o n d e plus larges, plus éthiques. Il est à augurer que l'enfant n'en deviendra que plus libre, plus conscient et plus impliqué dans la c o m m u n a u t é . A u regard de tout ce qui a été avancé précédemment o n peut comprendre qu'il est possible et m ê m e indispensable d'en passer par le dialogue pour se construire dans son humanité. E n effet, si dans une certaine tradition oralité et philosophie semblent incompatibles, il est possible d'établir que la philosophie n'est pas seulement méditation solitaire, mais aussi dialogue et échange dans la sollicitude. D è s lors il n'est pas absurde de penser que si l'autre est celui qui permet de développer les c o m p é tences reflexives de l'individu grâce auxquelles il est possible d'atteindre une vie bonne, alors la discussion philosophique en tant qu'elle vise à construire la pensée, et par conséquent la personne, favorise la formation éthique de qui s'y adonne. Comprendre donne confiance en soi, permet de se projeter vers son avenir et de dépasser le cadre personnel 34 o u individuel de ses préoccupations pour les analyser avec d'autres, émettre des jugements fondés, adopter des attitudes éthiques et, qui sait, apporter des solutions valables pour l'ensemble de la collectivité. 35 D ' u n naturel philosophe Gilles Geneviève Maintenir vivace le naturel philosophe Partant de l'idée que nous naissons tous philosophes, mais que seuls certains le demeurent, il m'apparaît impératif d'offrir l'occasion aux enfants et aux adolescents de pratiquer des activités philosophiques, de maintenir vivace la flamme d u questionnement, de la curiosité intellectuelle présente en chacun d'eux, mais souvent éteinte par des dispositifs éducatifs qui se déclarent pourtant pétris des meilleures intentions. La table ronde « La philosophie et les jeunes esprits », organisée lors de la Troisième journée de la Philosophie à FUnesco, n'avait certes pas pour objet de signaler une pratique nouvelle o u complètement originale, ni m ê m e de donner à montrer u n modèle qu'il suffirait de transposer. Elle procédait d'une double intention. Il s'agissait d'abord de répondre à des demandes répétées, 37 exprimées par des professeurs, de permettre à des enfants et des adolescents de participer à cette journée. Il m ' i m portait alors d'organiser u n m o m e n t o ù les enfants et adolescents volontaires seraient les premiers concernés, u n temps de m ê m e nature que ceux q u ' u n n o m b r e sans cesse croissant d'enseignants o u d'animateurs, quel que soit le titre qu'on leur donne, proposent à des jeunes dans l'institution scolaire, o u en dehors de celle-ci, dans de n o m b r e u x pays d u m o n d e . Mais je m e suis bien gardé, v u la diversité des pratiques menées en France m ê m e , et ailleurs dans le m o n d e bien entendu, de prétendre offrir u n modèle à reproduire tel quel, d'autant que le cadre de cette mise en situation renforçait son côté artificiel : événement unique, alors que tous les praticiens-chercheurs insistent sur la nécessité d'envisager cette activité sur une, voire plusieurs années scolaires ; présence d'enfants qui ne se connaissaient pas entre eux, et ne connaissaient pas l'animateur que j'étais ; présence d ' u n « public » relativement n o m b r e u x - et pas toujours attentif — etc. Je voulais plutôt et au contraire, et cela constitua le seconde des intentions qui m e guidaient, apparaître, dans ce lieu hautement symbolique, c o m m e la manifestation ponctuelle d'une nébuleuse de pratiques, de recherches, de discussions parfois âpres entre enseignants, chercheurs de différents horizons et philosophes de profession. 38 D'ailleurs, u n grand n o m b r e de ces derniers pensent que la philosophie est inaccessible aux enfants, et que par conséquent aucune activité qui leur serait proposée ne pourrait se déclarer philosophique, ni m ê m e , c o m m e beaucoup de praticiens le disent maintenant en France, « à visée philosophique ». E n cela, ils s'opposent à quelques philosophes reconnus - reconnus au titre que leurs écrits ont été édités et diffusés largement. Je n'en citerai que quelques-uns qui illustrent différents m o m e n t s de la pensée occidentale mais qui ont, à l'évidence, de grandes affinités dans leur réflexion, au-delà m ê m e de l'intérêt qu'ils manifestent pour la philosophie avec les enfants. Voici par exemple ce que dit Epicure, dans sa Lettre à Ménécée : « D a n s sa jeunesse, que personne n'hésite à s'engager en philosophie... car personne ne peut s'engager trop tôt o u trop tard dans l'activité qui procure la santé de l'âme... L'activité philosophique s'impose à celui qui est jeune c o m m e à celui qui est vieux »'. Plus tard, Montaigne tient des propos semblables dans Les Essais : « La philosophie... - dit-il - on a grand tort de la peindre inaccessible aux enfants... Puisque la philosophie est celle qui nous instruit à vivre, et que l'enfance y a sa leçon, c o m m e les autres âges, pourquoi ne la lui c o m m u nique-t-on pas ? . . . U n enfant en est capable, au partir de 1. Lettre à Ménécée, 10, 122. 39 sa nourrice, beaucoup mieux que d'apprendre à lire ou à écrire »2. Tout r é c e m m e n t , dans u n ouvrage paru juste deux mois avant cette table ronde, Michel Onfray écrit : « O n naît tous philosophes, o n ne le devient pas ». Puis, il cite des questions proposées par des enfants dans u n atelier de discussion philosophique (celui de l'Université populaire de C a e n ) : Pourquoi rêve-t-on r'Est-ce que, en ne voyant pas, on peut voir quand même ? Est-ce bien de toujours dire la vérité ? Que pensent les animaux ? Il poursuit alors : « O n aura d u mal à faire de ces questions enfantines des interrogations banales, sans intérêt philosophique, métaphysique ou ontologique. [...] Les enfants questionnent donc en philosophe, naturellement, très tôt, dès l'acquisition d u langage »3. Précisons q u e , si des débats ont lieu entre praticienschercheurs sur lafinalitéde ces activités de philosophie avec les « jeunes esprits » et la pertinence des dispositifs mis en œ u v r e par rapport à cesfinalités,l'immense majorité de ces pratiques prévoit q u e des échanges oraux aient lieu entre participants, généralement sur u n t h è m e o u une question a m e n é soit par l'animateur soit par les 2. Montaigne, Essais, i, chap. 26, « D e l'institution des enfants ». 3. Michel Onfray, La communauté philosophique : Manifeste pour l'Université Populaire, Galilée, Paris, 2004, p. 109-111. 40 enfants, selon différentes procédures. Presque toujours ces échanges oraux, qui prennent la forme d'une discussion, d ' u n dialogue, constituent à la fois le c œ u r de la démarche et sa principale caractéristique. Celle-ci la distingue d'emblée d u modèle pédagogique en vigueur en France, en Terminale et à l'Université, modèle basé sur l'écrit, c o m m e n t é par le professeur o u produit par l'élève. E n ce sens, les démarches de philosophie avec les enfants ont u n socle c o m m u n , bien distinct de ce qui est proposé dans les lycées et dans les universités. Malgré tout, en y regardant de près, o n s'aperçoit que les buts poursuivis, et donc les procédures qui en découlent, sont divers, autant que les praticiens qui s'emparent de ces démarches. Divers, ces praticiens le sont d u point de vue d u cadre de leur action (dans, o u en dehors de l'institution, notamment) et d u point de vue de leur formation, de leur origine (part plus o u moins importante de l'autodidaxie, passage par des études philosophiques universitaires o u non, etc.). Ils sont divers, autant que les définitions de la philosophie. « Il n'y a pas, il ne peut y avoir une philosophie c o m m e il y a une science, dit Henri Bergson ; il y aura toujours, au contraire, autant de philosophies qu'il se rencontrera de penseurs originaux »4. 4. Henri Bergson, La pensée et le mouvant, P U F , Paris, p. 147. 41 U n exemple de démarche Disons cependant u n m o t de la démarche que j'ai employée au cours de cette mise en situation, qui n'est donc q u ' u n exemple. L e philosophe américain M a t t h e w Lipman a mis au point, dans les années 7 0 , u n programme complet, qui n'est d'ailleurs quasiment jamais réellement appliqué dans son ensemble. Je ne retiens de ce lourd dispositif que les textes déclencheurs de questions qu'il a écrits, qui sont de petits romans mettant en scène des enfants. Et encore, ce texte n'est-il proposé systématiquem e n t qu'aux groupes débutants, les enfants souhaitant généralement très vite s'en affranchir, ce que j'accepte volontiers. Car la principale caractéristique d u dispositif que j'utilise est précisément son caractère évolutif, les évolutions étant proposées, discutées et éventuellement acceptées par les enfants. Bien sûr, cette caractéristique fondamentale n'a p u être illustrée par l'unique séance vécue ce jour-là... Les groupes qui se lassent d u recours unique au texte proposent, selon les cas, soit de s'en affranchir totalement, soit de le conserver mais d'avoir la possibilité de proposer aussi des questions « libres », soit de le remplacer par u n autre déclencheur, objet, œuvre d'art, voire u n simple m o t , l'un o u l'autre étant amenés o u proposés par des enfants. Q u a n d c'est u n texte qui est employé, je d e m a n d e aux enfants de proposer des questions d'ordre général. D e u x consignes simplement : les 42 questions inventées par les enfants n e doivent pas contraindre à revenir au texte pour y répondre ; c o m m e corollaire, il faut éviter d ' y inclure des n o m s d e personnages. C'est u n e des questions proposées par les enfants qui sera le sujet de la discussion d e la deuxième partie de la séance : elle est choisie par vote. Je vois c o m m e u n e déformation scolaire, dans le mauvais sens d u terme, le fait q u ' o n cherche toujours à savoir ce qu'a voulu dire l'auteur q u a n d o n aborde u n texte, quel qu'il soit. Si ce débat d'interprétation a sa place à l'école, il n e doit pas remplacer u n e autre façon d'entrer en littérature, qui verrait les jeunes se d e m a n d e r « Qu'est-ce q u e ce texte m e dit d e m o i ? » C e q u e Séverine Auffret décrit fort bien q u a n d elle parle d e sa lecture d u r o m a n Nétotchka Nezvanova, œ u v r e inachevée d e Dostoïevski. « U n personnage a surgi d'entre les pages d'un livre, écrit-elle. Il m ' a terrifiée »5. Elle ajoute plus loin q u e «Les romans de Dostoïevski irritent [...] notre réflexion, exposant des jeux que nous pressentons en nousm ê m e s , humains mortels, aux confins grinçants de la nécessité et de la liberté »6. 5. Séverine Auffret, Des blessures et des jeux, Actes-Sud, 2003, p. 110. 6. Ibid, p. 111. 43 Partir d ' u n écrit, le prendre c o m m e source potentielle de questionnement à visée universelle participe de cet état d'esprit. U n dialogue socratique libertaire Car cette activité, telle que je la conçois, a des finalités existentielles. Il s'agit de penser les rapports q u ' o n entretient à soi, aux autres et au m o n d e , enjeu majeur de la philosophie. Ceci conduit à des réflexions de nature ontologique, métaphysique, psychanalytique, politique au sens le plus large : économie (travail, argent...), systèm e s religieux o u politiques (démocratie, absolutisme, totalitarisme...). Tout le reste, tout ce qui pour d'aucuns est censé représenter le c œ u r de la philosophie, est pour m o i subordonné à ces objectifs existentiels. A u c u n intérêt d'accéder à la pensée conceptuelle, d'utiliser la logique formelle, de produire de belles argumentations, si o n ne vise l'ataraxie, l'absence de trouble des philosophes de l'antiquité grecque, la réconciliation avec soi, les autres et le monde. On pense donc par soi-même et pour soi-même. Penser par soi-même, devenir un majeur intellectuel, pour le dire dans les mots d'Emmanuel Kant, a pour condition que nul n'est fondé à dire aux autres où est le 44 bien, le beau, le vrai. Au-delà m ê m e , nul n'est fondé à se poser en intercesseur unique entre ce qui apparaîtrait dès lors c o m m e la pensée vulgaire d u c o m m u n et la pensée experte d u philosophe : pas d'autre accoucheur d ' â m e que l'ensemble d u groupe constitué lors de la discussion philosophique en c o m m u n a u t é de recherche entre pairs, selon l'expression de Matthew Lipman. E n ce sens, la discussion philosophique apparaît c o m m e u n dialogue socratique libertaire, sans référence à u n maître unique et autoproclamé, désigné d'emblée et tenant une place centrale m ê m e si, par réelle démagogie, il a fait disposer le groupe en cercle parfait sur lequel il se place. Pourquoi cette disposition, si l'animateur prononce plus de la m o i tié des paroles émises lors de la discussion ? Seul u n effacement réel qui consiste à parler peu, à ne pas répondre aux questions qui lui seraient directement posées, à ne pas réagir à ce qui se dit, m ê m e par une mimique approbatrice (ou désapprobatrice), ni par u n hochement de tête — seul cet effacement signe le pédagogue libertaire. Lui seul recherche réellement l'autonomie intellectuelle et affective des enfants, des jeunes qui fréquentent l'atelier. Des questions philosophiques D a n s la seconde phase de la table ronde de ce mois de novembre 2004, l'une des personnes présentes - une adulte - a affirmé que certaines des questions proposées 45 par les enfants ce jour-là n'étaient pas philosophiques, et que cela lui semblait être une limite de l'exercice. U n e première réponse que l'on pourrait faire à cette objection, c'est que l'un des objectifs de la démarche, le premier peut-être par ordre chronologique, c'est de faire comprendre aux jeunes que, dans cette activité, ils sont considérés c o m m e des êtres pensants, et que leur parole est reçue sans censure, sans exclusive, sans jugement. Il est donc pour m o i inconcevable de leur dire qu'une question n'est pas philosophique, à fortiori de la refuser. D'autant que cette attitude de l'animateur restaurerait une attitude jugeante, surplombante, dont o n aura c o m pris que je cherche à tout prix à l'éviter, à plus forte raison dans u n groupe de débutants. Par ailleurs, qu'est-ce qu'une question philosophique ? Q u i est fondé à en juger ? N o u s savons tous que les définitions de la philosophie sont extrêmement diverses, c o m m e le notait Sénèque, au I" siècle de l'ère c o m m u n e . « L a philosophie, écrit-il, a été définie de façons extrêm e m e n t diverses par les différents philosophes »7. Le moins que l'on puisse en dire, c'est que ce constat n'est que plus vrai après presque deux mille ans de développem e n t de la pensée. 7. Sénèque, Lettres à Lucilius, XIV, 89, trad. E . Bréhier, Paris, PUF. 46 U n e des jeunes participantes de la table ronde m ' a d'ailleurs directement posé la question de la définition de la philosophie. Pour m e conformer aux principes qui régissent m e s interventions dans l'activité, et m e souvenant des propos de Sénèque qui m'auraient contraint à ne faire que le citer, j'ai d'abord refusé de répondre. Elle a insisté. Etant donné le caractère très particulier de cette intervention, face à u n public dont je n'avais que très peu de chances de revoir aucun de ses m e m b r e s , j'ai fini par parler de la philosophie c o m m e d'une activité reflexive qui se devait d'avoir une efficacité existentielle. E n effet, la pensée n'a de sens que si elle suscite l'action. U n e pensée nombriliste, tournée sur elle-même, qui serait à elle-même sa propre fin, n'a d'intérêt que pour quelques philosophes de profession. C e dispositif de discussion philosophique n'échappe pas à cette règle : il est essentiel qu'il ne soit pas à lui-même sa propre fin, mais qu'il vise le développement chez les jeunes d u goût pour la vie philosophique. D e ce point de vue, o n pourrait aller jusqu'à dire que la question de savoir si cette démarche est réellement de la philosophie o u n o n est relativement accessoire. Seul importe que les jeunes qui y assistent aspirent ensuite à vivre selon la pensée. Toute action éducative est sous-tendue par une philosophie, souvent implicite, qui la conditionne absolum e n t . A u cours des multiples conversations que j'ai p u 47 avoir ces dernières années avec des personnes qui ne partageaient pas m a façon de considérer ces activités, j'ai eu plusieurs fois l'occasion de constater que, en dernière analyse, c'était bien des divergences sur la nature humaine elle-même qui provoquaient des lignes de fracture, et plus précisément sur la prise de position revendiquée dans les premières lignes de ce texte. L'une des finalités que l'on pourrait donc assigner à cette démarche serait que les enfants, les jeunes qui la vivent entrent en réflexion pour élaborer leur propre définition de la philosophie. Gageons qu'elle se rapprocherait, peu o u prou, d'une de celles qui furent données par les penseurs de jadis. L'un des moyens d'y parvenir est précisément de ne refuser aucune question proposée par les participants aux discussions. Si d'aventure (ça ne m'est jamais arrivé...) une question très technique, factuelle o u de connaissance pure devait être proposée, retenue telle quelle et votée, nul doute que les enfants, les jeunes participants, amenés à échanger, à discuter sur une telle question, se rendraient inévitablement compte d u p e u d'intérêt qu'il y aurait à renouveler l'expérience. E n ce sens, l'immense avantage des questions réputées n o n philosophiques, si elles sont acceptées par l'animateur, ce que je fais de façon systématique quand le groupe ne les rejette pas, est bien de montrer ce qu'une question philosophique n'est pas. 48 L'effacement c o m m e condition d'accès à l'autonomie Je m e sens en accord total, de tous ces points de vue, avec la position que François Galichet exprime dans les Actes d u colloque qui s'est tenu à Rennes en m a i 2002 8 . Pour lui, une activité philosophique ne se caractérise pas par son objet, car il n'existe pas de questions proprement philosophiques, mais seulement des traitements philosophiques de toutes les questions possibles. D e m ê m e , le philosopher ne se définit pas par sa méthode. La conceptualisation, la problématisation, l'argumentation o u , ajouterais-je, les outils de la logique formelle chers à L i p m a n ne sont que des aspects de la pensée philosophique et n'en constituent pas l'essence. Seule sa finalité, que François Galichet exprime c o m m e la possibilité que « le sujet s'arrache o u tente de s'arracher à tous les conditionnements pour accéder à l'autonomie, à la fois théorique et pratique, intellectuelle et morale »9 la définit clairement. Et c o m m e n t viser cela en maintenant les enfants en situation d'hétéronomie ? Parce qu'alors, à quel m o m e n t deviendraient-ils autonomes ? Par quel miracle ? 8. Voir François Galichet, « Qu'est-ce que le philosopher ? » in Les activités à visée philosophique en classe, C R D P Bretagne, 2003. 9. Ibid. 49 Dès lors, pour m o i , une seule posture possible, celle d u pédagogue libertaire qui travaille à son effacement personnel. 50 Tissage de la communauté philosophique Hervé Parpaillon La réflexion philosophique menée le 18 novembre 2004, lors de la Journée Internationale de Philosophie de l ' U N E S C O , avec et par de « jeunes esprits », nous livre l'exemple d'un m o d e de tissage d'une c o m m u n a u t é philosophique. Le terme de « tissage » se réfère ici à une étymologie du m o t « règle ». La réflexion philosophique au sein d u groupe d'adolescents a émergé et s'est tissée des règles qui ont été proposées en début de séance. Il convient de souligner à la fois leur spécificité et leurs implications. La première, apparemment très anecdotique, consistait à demander une lecture à tour de rôle des passages d u texte proposé en ouverture. Les jeunes n'avaient pas organisé cette circulation de lecture, elle s'est mise en place au fur à mesure, chacun se portant volontaire et enchaînant lorsqu'un autre s'arrêtait. L'effet collectif induit nous paraît de première importance pour mettre 51 en place les conditions d'une réflexion philosophique : si je lis u n passage d'un texte c o m m u n , je m'identifie aux autres et je m ' e n distingue, je fais o u je vais faire ce que d'autres feront o u ont fait à leur tour, mais pas en m ê m e temps. Se produit u n p h é n o m è n e subreptice, car pas nécessairement conscient au m o m e n t où il se produit, de décentration-recentration, renforcé par des aspects sensoriels : j'entends la voix de l'autre, il entendra o u il a entendu la mienne, je lis silencieusement le papier que je touche pendant qu'il lit à haute voix, etc. Plusieurs aspects s'entrecroisent ici : tout d'abord, le plus étonnant eu égard à une conception traditionnelle de la philosophie c o m m e exercice purement intellectuel, est le rôle d u corps, d u registre sensoriel dans la construction d'une articulation individu/groupe. Se met en place une médiation : le texte c o m m u n est approprié par le groupe à travers la « prise en bouche » singulière de chacun. D e m ê m e , la distribution temporelle de la lecture met en place une condition d u travail collectif : que chacun parle, mais à son tour, pour que la parole circule sans collision des discours qui veulent prendre mutuellement la place de l'autre. La deuxième règle donnée aux jeunes conduisait à des choix à la fois très précis et ouverts : élaborer des questions dont certaines seraient retenues par vote. D e u x 52 conditions étaient posées : que les réponses à ces questions ne puissent pas être trouvées dans le texte, qu'il n e soit pas fait référence à des personnages d u texte. L a formulation devait d o n c être en « o n » o u en « nous ». C e travail préparatoire a produit les questions suivantes : • Pourquoi quelqu'un qui aurait vécu des événements particuliers n'aurait-il pas envie de les évoquer ? • Les relations familiales ont-elles la même valeur lors- qu'elles sont naturelles ou non ? • Comment un enfant pourrait-il avoir une vie de famille stable si ses parents sont toujours en déplacement ? • Quelle est la place des grands-parents dans un jeune esprit ? • Quel manque le désir de communication peut-il cacher ? • Peut-on prévoir ses rêves ? Cette dernière question fut retenue à l'issue d u vote. Les deux règles posées en préalable rejoignent l'étymologie que nous rappelions précédemment évoquant le tissage et la treille. U n e treille a pour fonction d ' e m p ê cher une plante de croître de n'importe quelle façon ; il demeure toutefois impossible de prévoir à l'avance quelle 53 direction elle prendra. D e m ê m e , si les règles données aux jeunes favorisaient u n développement de la réflexion en corrélant individu et groupe et en éliminant les questions simplement factuelles, elles laissaient cependant toute latitude à des interrogations inattendues. E n ce sens, elles permettaient une liberté de questionnement et de réflexion dans l'acception que nous rappelle Emile Benvéniste : « L a notion de liberté se constitue à partir de la notion socialisée de croissance », souligne cet auteur, il poursuit en rappelant que son « sens premier n'est pas, c o m m e o n serait tenté de l'imaginer "débarrassé de quelque chose" »'. C o n f o r m é m e n t à la m a x i m e nietzschéenne, l'important n'est pas d'être « libre de » mais « libre pour »2. L a finalité d'une réflexion c o m m u n e , ne saurait toutefois résider dans u n consensus terminal plus o u moins tiède mais dans l'exercice collectif de la pensée permettant d'explorer des possibles qui, en dernière instance, peuvent rester divergents. 1. Emile Benvéniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, t. 1, Paris, Minuit, 1969, p. 323, commenté par G a d Soussana (voir http ://www.er.uqam.ca/nobel/soietaut/docurnentation/publications_ouvrages/soussanauxbordsdela.pdf). 2. Friedrich Nietzsche, « Libre de quoi ? Qu'importe à Zarathoustra ! Mais ton regard doit m'annoncer clairement : libre pour quoi ? », dans : Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, U G E 10/18, p. 59. 54 Pour mieux comprendre cela, il est nécessaire de s'attarder sur la dimension communautaire spécifique, le concept m ê m e de communauté, qui est ici à l'œuvre. Il faut distinguer « groupe » et « communauté ». U n groupe est u n ensemble d'individus, une collectivité ; une c o m munauté n'est pas une entité englobante et totalisante, mais relève plutôt de « l'entre nous », c o m m e y insiste Jean-Luc Nancy 3 , d u « c o m m e - u n », mais « c o m m e » seulement... L'exercice communautaire de la pensée est donc u n partage au double sens que recèle ce terme : si les m ê m e s questions sont traitées par tous, si l'on se tourne collectivement vers les m ê m e s problèmes, dans la part que prend chacun, dans ce qu'il apporte et ce qu'il retire, s'élabore la singularité de son jugement. O n s'est avisé très tôt dans l'histoire de la philosophie que la pensée est u n dialogue silencieux de l'âme avec elle-même, o n en a trop souvent déduit une conception strictement individuelle de la pensée encore fréquemment présente à l'école. Le mérite de Matthew Lipman est d'avoir favorisé u n renversement de perspective : la réflexion collective ne s'élabore pas à partir de l'addition de réflexions individuelles. La constitution d'une pensée personnelle nécessite que le sujet voie devant lui une 3. Jean-Luc Nancy, La communauté désoeuvrée, Paris, Christian Bourgois, 1990, p. 138. 55 réflexion distribuée, échangée entre plusieurs personnes ; sa propre réflexion, son dialogue entre lui et lui-même, est l'intériorisation d ' u n dialogue qui se tient d'abord entre des personnes différentes. C e constat, reprenant les travaux de Vigotsky4, a donné lieu dans la méthode de M a t t h e w L i p m a n au primat de la lecture à tour de rôle, à l'échange oral entre enfants, pour entrer dans le jeu d u dialogue philosophique. C'est probablement ce qui suscite le plus de résistance en France, o ù d o m i n e encore largement le modèle d'une initiation fondée sur l'exemplarité de la pensée d u professeur, que les élèves tentent de s'approprier à travers des exercices qui, dans leurs modalités, restent également individuels : lecture silencieuse, questionnement duel de l'enseignant vers les élèves et des élèves vers l'enseignant, dissertation. A u c u n de ces types d'apprentissage n'est par lui-même rédhibitoire, il apparaît toutefois de moins en moins pertinent de considérer qu'ils doivent constituer le c o m m e n c e m e n t et le couronnement, l'alpha et l'oméga d u travail philosophique. Les échanges qui ont eu lieu le 18 novembre entre jeunes de provenance scolaire et d'âges très différents, les plus jeunes n'hésitant pas à demander des précisions, des éclaircissements de vocabulaire aux 4. Matthew Lipman, A l'école de la pensée, Éditions de Boeck Université, 1995, p. 288. 56 plus âgés, tendraient à n o u s laisser penser le contraire. O n peut légitimement se d e m a n d e r si u n enseignement de la philosophie qui resterait individuel dans son principe n'aboutirait pas, malgré d e bonnes intentions d e « démocratisation », à reconduire les bases m ê m e d e l'élitisme... O n n e s'étonnera pas q u e les seuls échanges qu'il favorise soient d u d o m a i n e d e ce q u e Gilles Deleuze appelle la « discussion » : « Discuter, c'est u n exercice narcissique o ù chacun fait le beau à son tour : très vite o n ne sait plus de quoi o n parle. C e qui est très difficile, c'est de déterminer le problème auquel telle ou telle proposition répond. O r si l'on c o m p rend le problème posé par quelqu'un, on n'a aucune envie de discuter avec lui : ou bien l'on pose le m ê m e problème, o u bien on en pose u n autre et o n a plutôt envie d'avancer de son côté. C o m m e n t discuter si l'on n'a pas u n fonds c o m m u n de problèmes et pourquoi discuter si l'on en a u n ? O n a toujours les solutions que l'on mérite selon les problèmes qu'on pose. Les discussions représentent beaucoup de temps perdu pour des problèmes indéterminés. Les conversations, c'est autre chose. Il faut bien faire la conversation »5. 5. Gilles Deleuze, Deux régimes defous, chap. « Nous avons inventé la ritournelle », Paris, Minuit, 2003, p. 355. 57 Il pourrait être objecté que, si la séance d u 2 6 n o v e m bre était plus de l'ordre de la conversation que de la discussion, elle ne s'est pourtant pas véritablement centrée sur u n o u des problèmes. L a question choisie par vote soulevait entre autres le problème de l'inconscient, qui n'a été qu'effleuré. Sans négliger la portée de cette objection, il faut toutefois souligner que la durée globale de la réflexion (deux heures) ne permettait pas de développer une distinction importante en philosophie : les questions posées dans le cadre de cette discipline sous-tendent toujours des problèmes qui sont autant de « cailloux », d'obstacles à traiter par une analyse m i n u tieuse. Cette remarque implique surtout le double problème de la progressivité et de la continuité d'une réflexion philosophique avec de « jeunes esprits ». C'est u n enjeu aujourd'hui central pour tous ceux qui dans plus de quarante pays estiment que la philosophie peut accompagner les enfants dès le jeune plus âge dans leurs apprentissages, leur découverte d u m o n d e , leurs questions de vie. 58 Présentation des auteurs Jean-Pierre Bianchi (France) Jean-Pierre Bianchi est aujourd'hui responsable d ' u n centre de documentation pédagogique d u réseau de l'académie de Versailles, dans les Yvelines, après avoir enseigné dans le primaire et occupé les fonctions de directeur d'école durant de très nombreuses années. Il est passionné par les questions d'éducation, les innovations pédagogiques, et depuis 2002, s'intéresse tout particulièrement aux ateliers de philosophie à l'école.Il est l'un des membres fondateurs d u groupe de réflexion Philo78 et m e m b r e d u comité de pilotage d u colloque international sur les nouvelles pratiques philosophiques. Il travaille actuellement à l'élaboration d'un D V D sur ces nouvelles pratiques. Laure Galvani (France) N é e en Suisse en 1963, Laure Galvani est venue en France en 1987 pour faire des études de philosophie à 59 Tours, puis à Paris o ù elle obtient son D E A en philosophie éthique en 1 9 9 2 sous la direction d u professeur Robert Misrahi. La rencontre avec la philosophie pour enfants aura lieu en 1996 dans u n e petite librairie d'Argenton sur Creuse dans l'Indre. Elle décide alors de passer le concours de professeur des écoles, pour rapprocher la philosophie des jeunes enfants, pensant que la pratique philosophique ne devait pas être réservée aux seuls élèves atteignant les classes de terminales. Aujourd'hui elle m è n e dans ses classes des débats à visée philosophique, et en dehors de l'école elle anime des ateliers de philosophie pour enfants tous les quinze jours au « Café d u Serpent Volant » à Tours. D e s c o m p tes rendus de ces ateliers sont disponibles sur le site « Philosophes en herbe » (http ://perso.wanadoo.fr/philoherb/). A côté de ses activités directement liées à la philosophie, Laure Galvani est aussi auteur et illustratrice d'albums de jeunesse, supports qui lui permettent d'aborder à travers ses personnages des questions éthiques et existentielles auxquelles les enfants sont très sensibles : solidarité, amitié, partage... 60 Gilles Geneviève (France) N é en 1957 àTrouville, instituteur depuis 1977, puis professeur des écoles, Gilles Geneviève a principalement enseigné en Z E P (Zone d'Education Prioritaire), à Caen. Il se consacre au développement des activités de discussion philosophique à l'école depuis 1998 et a consacré u n site Internet à cette expérimentation (« La discussion philosophique pour enfants en Z E P » : http ://gillgl4.free.fr). Pendant trois ans, de 2002 à 2005, il a été détaché à temps partiel auprès d u Service de soutien aux Innovations d u Rectorat de Caen, en tant que « personne ressource » dans ce domaine. E n dehors de l'institution, il anime u n atelier de discussion philosophique destiné aux enfants dans le cadre de l'Université Populaire initiée à Caen par Michel Onfray. O n trouvera plus de renseignements sur le site Internet de l'Université Populaire (http ://peiso.v«nadoo.ir/michd.onfray/accueilupJitm) et sur le site « Philosophes en herbe » (http ://perso.wanadoo.fr/philoherb/). Hervé Parpaillon (France) Professeur de philosophie, Conseil technique à l'Institut de Formation des Cadres de Santé et Conseiller d'Education au C F A I de Bordeaux-Bruges, Hervé Parpaillon intervient dans la formation initiale et continue 61 des personnels de santé d u Centre Hospitalier Universitaire de Bordeaux. Il anime depuis 1992 des ateliers de philosophie pour des apprentis de l'industrie de niveaux C A P à Ingénieur. D a n s le cadre d'une recherche-action sur l'ancrage corporel des processus cognitifs, il travaille également avec des enseignants d u primaire et d u secondaire sur le thème « Corps, voix et geste dans la relation pédagogique ». 62 Dumas-Titoulet Imprimeurs Dépôt légal : Avril 2006 N ° d'impression : 43822 Imprimé en France