La Philosophie et les jeunes esprits - UNESDOC

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d UÓ jj&ii/Us ùskiés
Les idées et les opinions exprimées dans ce livret sont celles des
auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l ' U N E S C O . Les
appellations employées dans cette publication et la présentation des
données qui y figurent n'impliquent de la part de l ' U N E S C O aucune
prise de position quant au statut juridique des pays, territoires, villes
ou zones o u de leurs autorités, ni quant à leurs frontières o u limites.
Publié en 2 0 0 6 par :
Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture
Secteur des sciences sociales et humaines
7, place de Fontenoy, 75350 Paris 0 7 S P
Sous la direction de Moufïda Goucha, chef de la Section Sécurité
humaine, démocratie, philosophie
Assistée de M i k a Shino, Feriel Ait-Ouyahia, Kristina Balalovska, Valérie
Skaf.
© UNESCO
Imprimé en France
Sommaire
C o m m e n c e r par la philosophie...
Jean-Pierre Bianchi
5
Réflexion, sollicitude et éthique
Laure Galvani
23
D ' u n naturel philosophe
Gilles Geneviève
37
Tissage de la c o m m u n a u t é philosophique
Hervé Parpaillon
51
Commencer par la philosophie...
Jean-Pierre Bianchi
La grande salle des pas perdus, le 18 novembre 2005,
lors de la journée de la philosophie à l ' U N E S C O ; des
jeunes d'âges très divers sont installés autour des petits
guéridons noirs. Gilles Geneviève procède c o m m e il le
fait habituellement à l'atelier de philosophie pour
enfants à l'Université Populaire de Caen o u encore avec
ses élèves d'école primaire en Z E P : il c o m m e n c e par distribuer des textes et donne la consigne de les lire.
Laure Bulhman-Galvani, Hervé Parpaillon et m o i m ê m e , bien que nous lui fassions entièrement confiance,
et connaissions l'étendue de son expérience en la matière,
s o m m e s u n peu inquiets : c o m m e n t va réagir ce public
aussi disparate (les jeunes assemblés sont d'âges très
divers, entre le début d u collège et lafind u lycée), aussi
peu préparé à l'exercice, sans compter que b o n n o m b r e
de jeunes, en dehors des clubs Unesco, ne se sont arrêtés
là peut-être qu'un m o m e n t ? Juste par curiosité peut-
5
être... Et sans compter tous les adultes qui vont et viennent autour de nous, qui tiennent conciliabules... Cela
ne semble guère facile à gérer...
La lecture partagée entre tous ces jeunes qui ne se
connaissent pas se passe é t o n n a m m e n t bien.
Mais l'inquiétude demeure, bien entendu...
Les consignes concernant les questions sont rapidem e n t intégrées par le jeune public, et ces questions,
timides tout d'abord, maladroites, se mettent rapidem e n t à fuser.
E n voici quelques unes :
•
Pourquoi quelqu'un qui aurait vécu des événements
particuliers n'aurait-il pas envie de les évoquer ?
•
Les relations familiales ont-elles la même valeur lors
qu'elles sont naturelles ou non ?
•
Comment
un enfantpourrait-il avoir une vie defamille
stable si ses parents sont toujours en déplacement ?
•
Quelle est la place des grands-parents dans un jeune
esprit ?
•
Quel manque le désir de communication peut-il cacher ?
•
Peut-on prévoir ses rêves ?
6
C'est finalement cette dernière question qui est choisie,
par le vote des jeunes présents, cette question étant
débattue ensuite sous deux angles :
— C'est quoi un rêve ?
— Y aurait-il des inconvénients (ou des avantages) à prévoir
ses rêves ?
A partir de ce moment-là, il se passe quelque chose de
presque magique dans l'assemblée des jeunes. N o n seulem e n t ceux qui s'étaient arrêtés u n petit m o m e n t par
curiosité sont restés, mais d'autres les ont rejoints. C e qui
est à l'œuvre là est à la fois magnifique et passionnant.
Ainsi u n e élève de lycée tente d'expliquer le m o t « frustration » à une collégienne beaucoup plus jeune et l'on
sent bien que cet échange est autant profitable à celle qui
reçoit qu'à celle qui donne. D a n s ce genre d'échange,
notre avoir s'augmente de ce que l'on d o n n e . . . A u fur et
à mesure que progresse la discussion, les participants se
font de plus en plus n o m b r e u x et le public grandit.
Beaucoup de jeunes ont les yeux qui brillent et s'écoutent
mutuellement avec u n e attention inhabituelle...
E n lisant ces quelques lignes, certains seront tentés de
dire : l'enthousiasme l'emporte, il exagère...
Je ne le crois précisément pas : cette sorte de délectation
très particulière qu'il y a à penser en c o m m u n , à élaborer
7
une pensée c o m m u n e qui s'appuie sur les réflexions de
ses pairs, au sein d'une c o m m u n a u t é constituée en c o m m u n a u t é de recherche, je ne suis pas le seul à la relever :
M a r c Sautet, l'un des pionniers des cafés-philo dans la
Cité, évoquait justement, en parlant des participants aux
discussions philosophiques, la « visible jubilation qui se
lisait sur leur visage, ce plaisir intense qui les faisait ressem
bler à des rescapés... »
Il était si évident que tous ces jeunes assemblés dans
la salle des pas perdus éprouvaient u n plaisir intense...
Et cette expression d'intérêt, cette envie de réfléchir
ensemble, de construire u n e réflexion c o m m u n e , de
c o m p r e n d r e la pensée de l'autre et de n o u v e a u x
concepts, n'est-ce pas, justement, ce que la plupart des
enseignants rêvent de susciter chez leur auditoire ?
L'école en crise, aujourd'hui, ce n'est nullement u n e
vue de l'esprit. Les professeurs se plaignent de plus en
plus d u désintérêt croissant des populations scolaires
pour les matières enseignées. Ils sont sans cesse dans l'obligation de brandir menaces et sanctions pour, trop souvent, de bien piètres résultats. Les fameuses « classes
bataille » sont légions. Les professeurs s'y épuisent à
maintenir u n semblant d'ordre qui n'est malheureusem e n t pas suffisant, la plupart d u temps, pour créer les
conditions favorables aux apprentissages. Les élèves de
8
leur côté, pour beaucoup, s'ennuient et se demandent
bien pourquoi o n les oblige à aller à l'école.
Car voilà le paradoxe aujourd'hui : dans nos d é m o craties riches o ù l'école est obligatoire et bénéficie d'une
puissante organisation, celle-ci a fini d'être vécue par les
jeunes c o m m e une chance offerte, c o m m e une possible
émancipation, c o m m e une promesse de vie meilleure.
L'école obligatoire pour tous est devenue une corvée
pour la plupart... Et c'est justement cette organisation
trop bien pensée, trop bien rodée qui est devenue stérilisante. L'institution scolaire aujourd'hui ne m e t plus en
place que des carcans formels et rigides, à grands coups
de textes officiels et de réformes qui ne sont guère autre
chose, la plupart d u temps, que des effets d'annonce.
Tous les acteurs qui sont impliqués, les enseignants d ' u n
côté, les élèves de l'autre sont aussi m a l à l'aise et ont
autant de mal à trouver leur place les uns que les autres
dans ce système.
L'institution est c o m m e une i m m e n s e machine qui
tourne à vide, continue c o m m e si de rien n'était, dans
une sorte d'autisme de plus en plus effrayant, insistant
toujours plus sur les aspects purement formels alors que
les deux camps hurlent leur souffrance !
9
Certains aujourd'hui sont tentés de dire : « ça ne
marche plus ! Avant, ça marchait : revenons donc à l'école
d'autrefois ! »
O n peut en effet être tenté de regretter aujourd'hui
une école républicaine u n peu mythique qui fonctionnait bien, c'est vrai, mais qui fonctionnait bien dans u n
certain contexte et avec des missions très différentes de
celles que s'est assignées l'école d'aujourd'hui. Sans nous
étendre sur ce point qui est très connu, rappelons seulem e n t la massification de l'enseignement de nos jours et
l'ambition de conduire quatre-vingt pour cent des élèves
au baccalauréat. L'école qui réussissait bien avait des
objectifs beaucoup plus modestes et seule u n e élite accédait à l'enseignement secondaire. Aujourd'hui tous les
élèves, o u presque, entrent au collège. Peut-on faire fonctionner l'école d'hier dans la société d'aujourd'hui ?
Je m'appuierai largement sur l'excellent ouvrage de
Jacques Lévine et Michel Develay, Pour une anthropologie
des savoirs scolaires, pour tenter de montrer que c'est totalement illusoire.
L'école est toujours le reflet d'une société. Le m o n d e
aujourd'hui, confronté à une multitude de menaces,
doute ; l'espérance que la science apporterait à l'humanité
u n m o n d e meilleur, u n m o n d e plus sûr et plus habitable,
cette espérance a fait long feu. Il n'est pas douteux que la
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science aujourd'hui inquiète beaucoup plus qu'elle n e
rassure et nous n'avons m ê m e pas besoin d'évoquer les
inquiétudes face aux O G M ,
a u clonage h u m a i n , à la
couche d'ozone, à l'effet d e serre... Il n'est pas u n jour
sans q u e les grands médias brandissent u n n o u v e a u spectre menaçant et, chaque fois, conséquence directe des
progrès scientifiques et technologiques. O u i , le m o n d e
est d e plus en plus inquiétant...
Et que penser d e la nature h u m a i n e après les atrocités
d u milieu d u vingtième siècle, les c a m p s d'extermination, la b o m b e atomique, le stalinisme et, plus près de
nous, les événements de l'ex-Yougoslavie...
Les élites sont e n perte de crédibilité. L e pouvoir est
de plus e n plus suspecté et partout l'on soupçonne le
complot, la manipulation...
« La deuxième guerre mondiale a fini de porter u n
coup décisif aux valeurs religieuses, au patriarcat, à la sacralisation de l'école, à l'interdiction du droit de se plaindre.
Le système d'alliance qui prévalait a éclaté. E n quelques
décennies, le « c'est c o m m e ça » qui avalisait le lien social,
a fait place au droit de contester, de se plaindre, d'ameuter
l'entourage. U n mouvement de déparentalisation s'est ainsi
mis en marche et il faudra beaucoup plus que des discours
sur l'autorité pour l'arrêter » 0 . Lévine).
11
L'on ne cesse aujourd'hui de déplorer la perte de l'autorité : mais elle n'est, encore une fois, que le reflet de
l'évolution d u m o n d e . Les enfants refusent de plus en
plus de se sentir moins « forts » que les adultes alors que,
dans le m ê m e temps, les adultes cessent de se sentir plus
« forts » que les enfants. Ils doutent d u m o n d e et ils
doutent de l ' h o m m e en général et d ' e u x - m ê m e s en
particulier. Ils ne croient plus à la légitimité de leur
enseignement compte tenu de toutes les menaces évoquées précédemment. Le p h é n o m è n e de mondialisation
ainsi que la perte d'influence des religions traditionnelles
et l'affaiblissement
de l'instance paternelle finissent
d'accroître la désorientation de ceux qui sont en charge
d'éduquer et de ceux qui devraient recevoir cette éducation. Il s'accomplit u n véritable processus de « néantisation
d u M o i » et si ce m o u v e m e n t perdure, il risque de nous
conduire vers une société o ù seuls la méfiance et le rejet
tiennent lieu de valeur collective. Sans compter que la
création intellectuelle et artistique en Europe est engluée
dans u n néantisme o u u n nihilisme désespéré depuis la
deuxième
moitié
d u dix-neuvième
siècle : N a n c y
H o u s t o n le montre bien dans son dernier essai, Les
professeurs de désespoir. Si toute la création littéraire et
artistique est à ce point persuadée que l'humanité est
tellement mauvaise qu'il vaudrait mieux ne plus avoir de
descendance, c o m m e n t peut-on imaginer que les éduca-
12
teurs aient justement bonne conscience à éduquer les dits
enfants ? A la suite d'Arthur Schopenhauer qui a eu une
influence énorme sur les intellectuels en Europe, c o m ment transmettre à la jeunesse les valeurs dont elle a
besoin pour se construire ?
La société actuelle, et c'est presque une banalité de le
dire, m a n q u e cruellement de repères : l'immédiate
conséquence, c'est que l'école m a n q u e de sens.
Et pourtant... Les enfants viennent au m o n d e avec
une curiosité extraordinaire, u n questionnement incessant lorsqu'ils regardent autour d'eux. Cet étonnement
face au m o n d e qui les entoure, c'est la base d u questionnement philosophique, c'est la base d u questionnement
scientifique, c'est le fondement d u désir de connaître et
du plaisir d'apprendre...
Pour la plupart, les jeunes abordent le système scolaire
avec cette flamme encore bien brillante, encore bien
vivace. Malheureusement, au fil des années, au fil des
classes, face à l'accumulation de matières enseignées o ù le
savoir est soigneusement saucissonné, la connaissance
minutieusement prédigérée, la curiosité s'émousse, faiblit, puis s'éteint. L'appétit se transforme en indigestion
puis en écœurement...
La plupart d u temps, leurs attentes sont déçues lorsqu'ils sont confrontés à l'encyclopédisme ordinaire de
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l'école. Et que dire de ceux qui sont en échec dès les plus
petites classes ? Q u e dire de la souffrance de ceux que
l'on a toujours rejetés à la marge, ceux que l'on a étiquetés
c o m m e « élèves en difficulté » et qui, au fil des classes,
vont d'humiliation en humiliation ?
Le fameux déclic, la fameuse resilience, qui est le
mythe fondateur de toute vocation éducatrice, est malheureusement
très rare... L e passage d u m o n d e des
exclus à celui des « bons » élèves est plus que rarissime...
Et l'institution, souffrant souvent « d'hallucination positive », qui « consiste à tenir pour réalisé ce qui est encore à
bâtir dans son ensemble », explique qu'elle fait beaucoup
pour les élèves en difficulté...
La nostalgie de l'ordre moral et les effets d'annonce
de l'institution accroissent plus que jamais, et à la limite
d u supportable, le malaise des personnels enseignants. Le
passéisme et la volonté de revenir aux bonnes vieilles
méthodes d u passé n'auraient à coup sûr q u ' u n seul
résultat : aggraver d'une façon catastrophique le malaise
des professeurs et le désintérêt croissant des élèves. Il ne
conduirait de plus en plus qu'à durcir le conflit qui se
joue entre l'enseigné et l'enseignant.
Et la philosophie dans tout cela ? N o u s l'avons vu, la
curiosité d ' u n être qui s'éveille à la vie, qui découvre le
m o n d e , son étonnement est essentiellement de nature
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philosophique... Pourquoi au lieu de l'étouffer progressivement dans u n encyclopédisme rébarbatif et u n éparpillement des savoirs totalement arbitraire, n'essaie-t-on
pas, au contraire, de s'appuyer sur cette curiosité première
pour construire le sens de l'école ?
Pourquoi cette curiosité première ne serait pas
c o m m e cette petite graine que l'on va arroser et entourer
de soins constants pour qu'elle donne, plus tard, une
belle plante tournée vers la lumière ?
N o u s s o m m e s absolument persuadés que la philosophie pourrait constituer cette matrice capable de rassembler les savoirs morcelés, la connaissance dispersée, une
matrice qui redonnerait sens aux apprentissages.
A l'heure actuelle, la philosophie n'intervient qu'en
classe terminale, à la fin d u cursus secondaire, à u n
m o m e n t où les jeux sont faits depuis longtemps. Il y a
déjà de nombreuses années que la petite flamme s'est
éteinte.
Pourquoi, au lieu de terminer les études, la philosophie ne les introduirait-elle pas ? Et ne les accompagnerait-elle pas d ' u n bout à l'autre des apprentissages ?
Pourquoi ne constituerait-elle pas l'épine dorsale d u
savoir, seule capable de maintenir ensemble tous les éléments d u squelette de la connaissance ?
15
Beaucoup vont s'écrier alors : « C o m m e n t ? Mais,
vous n'y songez pas ! L'école débute à la maternelle : ce
n'est pas sérieux ! C o m m e n t voulez-vous que les enfants
soient capables de faire de la philosophie en maternelle ?
L a philosophie est u n e discipline sérieuse, exigeante, difficile ! Elle nécessite q u e des tas de savoirs préalables
soient engrangés...»
Bien entendu, il n'est pas question de délivrer des
cours de philosophie à des classes de maternelle.
N é a n m o i n s , il n'est pas trop tôt pour développer le questionnement des enfants, et pas seulement sur des questions anodines o u secondaires. D è s son plus jeune âge,
l'enfant peut réfléchir à des questions qui ont de tout
t e m p s préoccupé l'humanité : la liberté, la vérité,
l'amour, le travail, l'argent, le vieillissement, la m o r t . . .
Cette réflexion peut très bien s'élaborer au cours d'une
discussion m e n é e avec les enfants. O u i mais... E n quoi
une discussion m e n é e avec de jeunes enfants pourraitelle mériter le substantif « philosophique » ?
« " N e s'agirait-il pas uniquement d'une propédeutique
à la philosophie, d'une simple préparation au philosopher ?"
nous sera-t-il demandé. Mais en fin de compte, dans une
certaine tradition socratique, le philosopher n'est-il pas en
essence une propédeutique, ne consiste-t-il pas en une préparation jamais achevée ? Sa matière vive ne serait-elle pas
un questionnement incessant ? Toute idée particulière
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n'est-elle pas une simple hypothèse, m o m e n t éphémère d u
processus de la pensée ?
Dès lors, philosophe-t-on moins en une ébauche d u
philosopher qu'au cours d'une théorisation épaisse et c o m plexe ? L'érudit philosophe-t-il plus que ne le fait u n enfant
en maternelle ? Rien n'est moins sûr ; pire encore, la question est dépourvue de sens. Car si le philosopher est une
mise à l'épreuve de l'être singulier, il est nullement certain
que l'éveil de l'esprit critique ne représente pas u n bouleversement personnel plus fondamental que les analyses
savantes de notre routier de la pensée. C'est en ce sens que
cette pratique se doit de s'installer très tôt chez l'enfant, à
défaut de quoi il est à craindre que la vie de la pensée n'en
vienne ultérieurement à se concevoir c o m m e une opération périphérique, extérieure à l'existence, p h é n o m è n e que
l'on observe très souvent dans l'institution philosophique
et dans l'enseignement en général » (Oscar Brénifier, dans
Diotime-l 'Agora).
Faut-il encore s'entendre sur ce q u e l'on d é n o m m e
« philosophie » . . . Lors de la discussion dans la salle des
pas perdus, le 1 8 n o v e m b r e , la question a été posée par
des enfants : « C'est quoi a u fond la philosophie ? ». Sur
le site d e l'Unesco, à la rubrique philosophie, il est justem e n t indiqué :
« Il n'y a pas d'Unesco sans philosophie. L'Unesco a
toujours entretenu des liens étroits avec la philosophie,
non pas une philosophie spéculative o u normative, mais
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u n questionnement critique qui permet de donner u n sens
à la vie et à l'action dans le contexte international ».
La philosophie qui nous intéresse pour les jeunes
esprits est tout particulièrement
cette philosophie-là.
N o u s n'avons que faire des vaines spéculations d'une élite
intellectuelle, enfermée dans sa tour d'ivoire, totalement
déconnectée de la vie et de ses réalités. N o u s voulons que
la philosophie redevienne u n véritable art de vivre et une
recherche authentique de la sagesse. N o u s voulons qu'elle soit u n laboratoire pour le bien de l'humanité tout
entière et qu'elle retrouve ainsi sa vocation antique. N o u s
voulons que la majorité se la réapproprie. Et pour que
cela soit possible, il est nécessaire que les enfants s'y exercent dès le plus jeune âge.
Pour tous les problèmes qui se posent dans notre
société aux citoyens que nous s o m m e s , l'éthique notamm e n t avec les effarants progrès des biotechnologies, nous
avons besoin de la philosophie. « Science sans conscience
n'est que ruine de l'âme » disait Rabelais.
N o u s avons plus que jamais besoin d'apprendre à
réfléchir en c o m m u n
connaissances
et n o n plus d'accumuler des
encyclopédiques
individuellement.
Montaigne disait déjà que l'école se devait de former des
« têtes bien faites plutôt que des têtes bien pleines ». Cette
formule, trop souvent rebattue,finitpar sonner c o m m e
18
une banalité et pourtant elle est plus que jamais d'actualité.
Très tôt, l'enfant peut avoir le sentiment d'appartenir
à une c o m m u n a u t é de recherche qui œuvre pour une
amélioration de l'humanité et ce sentiment est pour lui
extrêmement valorisant. Il est à la base d u goût d'apprendre. Aujourd'hui, l'on ne donne aux élèves qui
demandent « Pourquoi apprendre ? » que des justifications utilitaristes et individualistes, qui sont d'ailleurs
bien le reflet de la société dans laquelle nos jeunes grandissent : « Pour avoir une bonne situation plus tard... ».
Mais ce genre de discours ne motive guère plus de dix
pour cent des élèves, ceux qui, de toutes façons, travailleraient. .. Le projet global de l'école et de l'éducation
en général m a n q u e totalement d'ambition, de hauteur
de vue. Il s'est de plus en plus desséché, vidé de sa substance, de sa chair, de son sang. Il est devenu étriqué.
Personne n'a envie de devenir u n robot à apprendre, u n
élève soumis et docile que l'on gave de savoirs c o m m e
une oie de grain dans une entreprise de foie gras d u sudouest. .. Il faut discerner dans tout apprentissage le sens
qui le sous-tend et pour l'intégrer, il est nécessaire de l'organiser, de l'articuler avec ses connaissances préalables,
ses représentations et son vécu : « Apprendre, c'est passer
du savoir qu'exige l'école au savoir à soi ».
19
Edgar M o r i n a dit :
« D e tout temps, l'homme a dû former une image de
lui-même c o m m e s'appartenant à lui-même, appartenant à
la société et appartenant à l'espèce ».
C e qui fait dire à Jacques Lévine et à Michel Develay :
« Cette tridimensionnalité est plus nécessaire que
jamais si nous ne voulons pas devenir des sous-hommes
robotisés, errant dans le m o n d e sans pouvoir s'accrocher nulle part... Sans cette conception d u triple arrimage, nous retombons dans les ornières d'une école
rétrécie, refermée sur elle-même, débitant des discours
désincarnés... Développer un sentiment d'universel, c'est
mobiliser l'intelligence naturelle des élèves sur les grandes
questions qui rassemblent les h o m m e s depuis le début de
l'humanité... ».
Mobiliser l'intelligence naturelle des élèves sur les
grandes questions qui rassemblent les h o m m e s depuis le
début de l'humanité, n'est-ce pas là u n e très belle définition de la discussion philosophique que nous voulons
pratiquer avec les jeunes esprits, dès leur plus jeune âge
justement ?
Les élèves sont des enfants, o u des adolescents, o u
encore de jeunes adultes. Ils font à ce titre partie intégrante de l'humanité. Avant d'être des élèves q u ' o n voudrait dociles o u robotisés, ce sont des êtres humains qui
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se posent les questions que les êttes humains se sont toujours posées. O r , notre système scolaire a toujours soigneusement évité justement d'aborder ces grandes questions universelles !
Ainsi, l'on se trouve dans l'obligation de constater ce
paradoxe : l'école évite les questions que les élèves se sont
toujours posées en tant qu'êtres humains, habitants de la
planète Terre, pour passer des heures, des jours, des mois
voire des années à répondre à des questions qu'ils ne se
sont jamais posées, et pour lesquelles ils n'éprouvent
aucune espèce d'intérêt, c o m m e la différence entre u n
attribut et u n complément d'objet direct par exemple !
Enfin, croit-on vraiment que les élèves seront capables de philosopher en terminale si l'on ne c o m m e n c e
qu'à ce moment-là ? Peut-on sérieusement être convaincu
de cela ?
21
Réflexion, sollicitude et éthique
Laure Galvani
L'exercice n'était pas facile, plutôt risqué, mais dès lors
tentant pour u n animateur d'ateliers de philosophie :
rassembler une seule fois des adolescents qui ne se
connaissent pas en vue de les amener à examiner une
question imprévue. Voilà le défi qu'a relevé Gilles
Geneviève ce 18 novembre 2 0 0 4 dans la Salle des pas
perdus de l ' U N E S C O .
Être là parmi les témoins invités, pour écouter et voir
de jeunes esprits confronter leurs idées, pour écouter et
voir la pensée se construire c o m m e u n cheminement
patient qui permettrait à chaque interlocuteur par
l'entrelacs des questions de se bâtir dans son identité
d ' h o m m e , fut pour m o i une expérience joyeuse. Voir des
adolescents cheminer vers une pensée réfléchie et ainsi
donner sens à leur questionnement, les voir ressentir la
joie de connaître et d'exister, procure à l'adulte que je
suis devenue une joie d'être qui se renouvelle à chaque
23
fois. C'est en ce sens que j'ai compris m a présence ce
jour-là : témoigner que cette joie de penser ensemble est
toujours au rendez-vous lors de ces rencontres.
Tout d'abord il m e semble important de souligner à
quel point la diversité de l'âge des jeunes mis en présence
porte en elle une fécondité certaine pour la discussion.
Déjà chez u n enfant de trois ans o n constate la capacité
d'entretenir le lien, le contact avec ses interlocuteurs
dans une conversation. C'est sur cette fonction p h a tique, toujours déjà existante, que nous parions pour
qu'ait lieu tout débat. Mais celle-ci sera vite dépassée
entre des interlocuteurs désirant réfléchir ensemble,
pour viser u n e cohérence intersubjective. L'objet d u
débat prendra une forme de plus en plus serrée, s'approfondissant en spirale, par u n renvoi de questions entre
les participants.
Si de toute évidence les visions et les compréhensions
d u m o n d e diffèrent beaucoup chez les enfants en fonction
de leur âge, o n aurait p u penser a priori que ces différences nuiraient à la discussion. Bien au contraire. Prenons
appui sur les travaux que Cathy Legros1 a réalisé à partir
1. Legros C , « La pédagogie des "dilemmes moraux" dans l'enseignement de l'éthique », Diotime-l'Agora, 2, C R D P Montpellier,
juin 1999.
24
des recherches de Kohlberg2 sur le développement d u
jugement moral des enfants face à des dilemmes moraux.
Elle a montré que l'échange des justifications morales
entre enfants d'âges différents peut faire progresser u n
individu d ' u n stade.
Ainsi la discussion en elle-même, par les confrontations qu'elle engendre entre interlocuteurs, crée chez les
participants des conflits cognitifs susceptibles d'entraîner
un remaniement de leur pensée : « c'est le choc de la pensée
d'un enfant avec celle des autres qui l'amène à douter et
à chercher des raisons à ses affirmations », dira JeanM a r c Lamarre 3 . Cette réorganisation interne aide les
interlocuteurs à développer leur pensée en adoptant, à
travers la réflexion de tous, des arguments qu'ils n'auraient pas p u élaborer tout seuls.
Ceci est d'autant plus vrai entre des enfants d'âges
différents, puisqu'ils n'ont pas le m ê m e degré de c o m préhension des phénomènes. Ainsi « les échanges avec les
autres [...] qui pensent autrement que m o i , constituent
2. Kohlberg L . , Essays on moral development, Harper and R o w s
Pubs, N e w York/San Francisco, vol. i, pp. 409 et sqq. (trad.
Christian Bouchindhomme dans Habermas J., Morale et communication, Flammarion, Paris, 1999, pp. 138-140).
3. Lamarre J . - M . , « Débats et argumentation : de quoi parle-t-on ? »,
Echanger, 52, juin 2001.
25
le facteur principal d u développement de capacités de
raisonner »4. C e s ateliers de philosophie permettent de
sortir des opinions, de s'ouvrir à la diversité des visions
d u m o n d e , et de faire l'apprentissage de la réflexion.
Autrement dit, la diversité des âges favorise, en partant des plus jeunes pour aller vers les plus âgés, le processus d'abstraction des thématiques : o n passe de thématiques liées à des expériences vécues chez les plus
jeunes, à des objets de débat totalement abstraits chez les
plus âgés. Et c'est cette confrontation qui est riche d'apprentissage tant pour les plus jeunes, qui font u n réel
effort de compréhension, q u e pour les plus âgés qui tentent de reformuler leur propos en vue de se faire c o m prendre. Elle oblige les plus grands à s'efforcer d'adapter
leur langage aux plus petits ; apprentissage difficile, qui
a pour bénéfice de permettre la clarification de la pensée
mais aussi de porter secours aux plus jeunes dans l'élaboration de leurs propres arguments, ce qui n'est pas sans
favoriser la sollicitude au sens o ù l'entend Paul Ricœur
dans son ouvrage Soi-même
comme
un autre.
Il a été observé q u e les propos d ' u n locuteur dépendaient de la rencontre de ses propres interrogations avec
celles de ses interlocuteurs et de ses capacités cognitives
4. Id.
26
pour comprendre les éléments discursifs qui sont
échangés. Pris dans le feu de la discussion, le locuteur
n'hésite pas à interroger son vis-à-vis pour qu'il lui
apporte u n éclaircissement sur u n concept trop abstrait
(ce 18 novembre 2 0 0 4 ce fut la frustration) o u une idée
qui lui paraît encore peu claire, n'ayant encore luim ê m e , d u fait de son jeune âge, recours qu'à l'expérience o u aux exemples pour illustrer son propos. Car
ce qui est en jeu ici, ce n'est pas tant de paraître plus
brillant qu'un autre, mais bien plutôt le désir d'apprendre et de comprendre. Porté par le m o u v e m e n t de la
pensée en train de se co-construire, l'enfant ne craint
pas de reconsidérer de manière reflexive son vécu
immédiat o u ses représentations et d'en approcher la
complexité à travers les propositions de ses pairs. Il vit
ses propres interrogations c o m m e u n élément de cet
édifice en plein essor.
Aussi c'est très tôt que nous pouvons proposer aux
enfants ces situations de débat, dans la mesure o ù nous
savons que déjà vers sept ans les enfants sont capables de
prendre distance par rapport à la valeur de vérité d'une
proposition. U n e proposition devient vraie, n o n plus
seulement parce qu'elle a été énoncée par u n adulte, mais
parce qu'elle est le résultat d'une entente entre tous. D è s
lors le sentiment de respect mutuel apparaît : « Il y a
respect mutuel lorsque les individus s'attribuent récipro27
quement une valeur personnelle équivalente »5. Cette
organisation des valeurs a pour caractéristique principale
l'autonomie relative de la conscience des individus qui
s'organise selon une logique rationnelle des valeurs et des
actions entre les individus.
Ici l'adulte a u n rôle primordial à jouer. Il est le garant
de l'accueil des questions et des propositions : « Qu'estce q u ' o n fait quand o n réfléchit ? Pourquoi ne voit-on
pas Dieu ? Qu'est-ce q u ' o n fait quand o n est mort ? »
Cette capacité d'étonnement, présente chez le tout petit,
semble se perdre avec l'âge. Faut-il l'accepter c o m m e u n
fait lié à la croissance normale de l'enfant o u au contraire
s'interroger sur les causes de cette disparition ?
D è s leur plus jeune âge les enfants observent et
posent des questions pour construire le sens de leur environnement et agir dans le m o n d e . L'adulte a une grande
responsabilité pour que cette énergie exploratoire, cette
curiosité apparemment sans fin jamais ne s'endorme :
« Stimuler le plein emploi de l'intelligence générale [qui]
nécessite le libre exercice de la curiosité, faculté la plus
répandue et la plus vivante de l'enfance et de l'adolescence, q u e trop souvent l'instruction éteint et qu'il
5. Piaget J., Six études de psychologie, Folio essais, Paris, 1987, p.
62.
28
s'agit... si elle dort, d'éveiller »6. N o u s s o m m e s en droit
de penser que si l'on offre aux enfants des situations o ù
ils peuvent explorer le m o n d e , le goût de la question et
de la recherche ne se perdront pas. L'enfant restera actif
et tentera lui-même de construire d u sens avec les autres.
Il semble possible d'affirmer qu'à partir d u m o m e n t
o ù l'enfant sait q u ' o n va accueillir ses questions sans que
cela n'altère notre intégrité, alors il se sent autorisé voire
encouragé à poser toutes les questions. C'est la qualité de
l'accueil de la question qui garantit son surgissement. E n
ce sens les ateliers de philosophie sont des lieux o ù l'accueil de la question est garanti et o ù l'adulte fait en sorte
que l'étonnement soit vécu c o m m e une valeur : « le
développement de l'affectivité, c'est-à-dire de la curiosité,
de la passion, sont des ressorts de la recherche philosophique... la capacité d'émotion est indispensable à la
mise en œuvre de comportements rationnels »7.
N o u s avons p u observer que tous les enfants qui participent à ces discussions ont u n point c o m m u n : ce sont
des enfants qui se posent des questions sur la vie, le
m o n d e , la société. C o m m e tous les enfants serions-nous
6. Morin E „ Les 7 savoirs nécessaires à l'éducation du futur, sur
agora21 .org/unesco/7savoirs/7savoirs04.html
7. Id., sur agora21.org/unesco/7savoirs/7savoirs03.html
29
tenté d'avancer, à cette différence près, que ceux-là n o n
contents de se les poser désirent pouvoir en parler entre
eux, les approfondir dans ce lieu privilégié que sont les
ateliers. Les enfants regrettent de ne pouvoir aborder ces
questions à l'école, et surtout au collège, tout c o m m e les
adolescents présents ce 18 novembre dans la Salle des
pas
perdus. Ils trouvent dans les ateliers u n lieu valorisant, où
la discussion n'est pas vécue c o m m e inutile o u risible,
mais plutôt c o m m e l'occasion d'exercer, avec les autres et
« c o m m e u n grand », en toute liberté et sans crainte, sa
réflexion et son intelligence.
C'est d'abord u n lieu o ù l'on apprend à parler avec les
autres, et o ù réciproquement la prise en compte de la
parole de l'autre est primordiale, mais aussi u n lieu o ù
l'on se doit de se faire comprendre et se comprendre soim ê m e en s'efforçant de clarifier le plus possible ses idées.
E n ce sens nous pouvons dire que lors de ces ateliers les
enfants s'initient à la réflexion et à la construction d'une
pensée, n o n pas en solitaire, mais en « c o m m u n a u t é de
recherche » (pour utiliser u n terme cher à M a t h e w
L i p m a n , spécialiste de philosophie pour enfants8).
8. Lipman M . , À l'école de la pensée, trad. N . Décostre, Éd. de
Boeck, Bruxelles, 1995.
30
Petit à petit se construit une pensée de plus en plus
autonome. Les enfants comprennent qu'ils peuvent faire
eux-mêmes des choix, que leur destin, individuel et collectif, est en quelque sorte entre leurs mains. O n peut
penser que ces discussions leur permettront au fil d u
temps de donner d u sens aux phénomènes et aux
événements pour dépasser le flou des perceptions, des
émotions, des sentiments o u des opinions, et de se
confronter à la complexité d u m o n d e pour faire des
choix réfléchis et autonomes. « Tout développement
vraiment humain
doit comporter le développement
conjoint des autonomies individuelles, des participations
communautaires et de la conscience d'appartenir
à
l'espèce humaine »9. E n bref l'enfant trouve là u n lieu o ù
construire son identité d ' h o m m e .
Le développement des autonomies individuelles correspondrait à ce que Ricceur n o m m e visée de la « vie
bonne », visée éthique à travers laquelle chaque h o m m e
élabore son projet existentiel, son idéal de vie :
« la vie bonne est une nébuleuse d'idéaux et de rêves
d'accomplissement au regard de laquelle une vie est tenue
pour plus ou moins acceptable ou inacceptable »10.
9. Morin E . , op.cit., sur agora21.org/unesco/7savoirs/7savoirs05.html
10. Ricceur P., Soi-même comme un autre, Seuil, Paris, p. 210.
31
Tout u n chacun exerce u n travail incessant de reprise
reflexive de ses actions au regard de ces idéaux qui lui
paraissent le meilleur pour l'ensemble de sa vie. Et c'est
dans ce va-et-vient que se construit l'estime de soi,
c o m m e pouvoir-juger de l'adéquation de ses actes à la
visée de la « vie bonne ».
Les ateliers de philosophie peuvent être vus c o m m e
des temps où des individus se questionnant sur le sens de
leur vie peuvent se rencontrer. Car l'estime de soi, loin de
confiner l'individu à son enfermement, l'oriente dans
une spontanéité bienveillante vers autrui. Toujours en
quête de sens, l'individu s'ouvre et devient disponible à
la parole de l'autre, dans la mesure o ù elle le questionne
en retour, puisqu'elle aussi est en train de se construire.
L'autre apparaît c o m m e celui qui cherche aussi et avec
lequel il est possible de faire u n bout de chemin.
Dans la mesure o ù la pensée créative est épistémologiquement la première, selon M . Lipman 11 , à saisir nos
images mentales, le questionnement de l'autre provoque
cette pensée créative, appelle l'individu au devant de luim ê m e , le provoque à penser. La pensée éthique évalue,
apprécie, analyse, classe, puis intègre o u rejette la vision
d u m o n d e que chacun a héritée dans le processus de
11. Lipman M . , op. cit.
32
socialisation. Elle examine les pertinences de ce qui a été
reçu sans être réfléchi.
Le rapport à l'autre n'est plus entrevu c o m m e u n rapport de compétition o ù chacun tente de prendre le pas
sur l'autre. La relation à l'autre devient une relation faite
d'un jeu de questions adressées de soi à l'autre et de l'autre
à soi pour comprendre le m o n d e , lien de questionnem e n t et de langage. D a n s son adresse à l'autre, la question de l'autre transforme le questionnement de chacun,
et refonde les liens constitutifs de l'existence, la visée de
la vie bonne. Le questionnement permet l'ouverture à
l'autre que soi et cette nouvelle relation fait partie intégrante de l'itinéraire de la conscience visant la vie bonne.
Si chacun est responsable de son questionnement,
c'est aussi ce dernier qui permet d'approcher l'autre dans
la sollicitude, de créer de nouveaux liens, qualitativement
tout autres, une amitié véritable. Et nous retrouvons l'idée
d'une mutualité dans l'échange entre des humains qui
s'estiment. Pourraient se nouer alors de véritables amitiés, considérées c o m m e des relations o ù le soi et l'autre
partagent à égalité le m ê m e projet, le m ê m e désir d'une
vie accomplie. L'autre devient celui avec lequel nul n'aura
jamais fini de dialoguer, u n horizon ouvert à l'infini qui
provoque l'imagination à poursuivre la perspective que
l'existant vise : être celui qu'il a à être.
33
L'autre est celui par qui l'existence est présentée, grâce
à qui et avec qui l'existence appuyée sur la pensée critique peut se construire dans u n rapport d'échange. C'est
dans cette démarche que se forme la pensée critique.
C e travail engagé avec d'autres dans le cadre des ateliers de philosophie favorise des visions d u m o n d e plus
larges, plus éthiques. Il est à augurer que l'enfant n'en
deviendra que plus libre, plus conscient et plus impliqué
dans la c o m m u n a u t é .
A u regard de tout ce qui a été avancé précédemment
o n peut comprendre qu'il est possible et m ê m e indispensable d'en passer par le dialogue pour se construire dans
son humanité. E n effet, si dans une certaine tradition
oralité et philosophie semblent incompatibles, il est
possible d'établir que la philosophie n'est pas seulement
méditation solitaire, mais aussi dialogue et échange dans
la sollicitude. D è s lors il n'est pas absurde de penser que
si l'autre est celui qui permet de développer les c o m p é tences reflexives de l'individu grâce auxquelles il est possible d'atteindre une vie bonne, alors la discussion philosophique en tant qu'elle vise à construire la pensée, et par
conséquent la personne, favorise la formation éthique de
qui s'y adonne.
Comprendre donne confiance en soi, permet de se
projeter vers son avenir et de dépasser le cadre personnel
34
o u individuel de ses préoccupations pour les analyser
avec d'autres, émettre des jugements fondés, adopter des
attitudes éthiques et, qui sait, apporter des solutions
valables pour l'ensemble de la collectivité.
35
D ' u n naturel philosophe
Gilles Geneviève
Maintenir vivace le naturel philosophe
Partant de l'idée que nous naissons tous philosophes,
mais que seuls certains le demeurent, il m'apparaît impératif d'offrir l'occasion aux enfants et aux adolescents de
pratiquer des activités philosophiques, de maintenir
vivace la flamme d u questionnement, de la curiosité
intellectuelle présente en chacun d'eux, mais souvent
éteinte par des dispositifs éducatifs qui se déclarent pourtant pétris des meilleures intentions.
La table ronde « La philosophie et les jeunes esprits »,
organisée lors de la Troisième journée de la Philosophie
à FUnesco, n'avait certes pas pour objet de signaler une
pratique nouvelle o u complètement originale, ni m ê m e
de donner à montrer u n modèle qu'il suffirait de
transposer. Elle procédait d'une double intention. Il s'agissait d'abord de répondre à des demandes répétées,
37
exprimées par des professeurs, de permettre à des enfants
et des adolescents de participer à cette journée. Il m ' i m portait alors d'organiser u n m o m e n t o ù les enfants et
adolescents volontaires seraient les premiers concernés,
u n temps de m ê m e nature que ceux q u ' u n n o m b r e sans
cesse croissant d'enseignants o u d'animateurs, quel que
soit le titre qu'on leur donne, proposent à des jeunes
dans l'institution scolaire, o u en dehors de celle-ci, dans
de n o m b r e u x pays d u m o n d e . Mais je m e suis bien
gardé, v u la diversité des pratiques menées en France
m ê m e , et ailleurs dans le m o n d e bien entendu, de prétendre offrir u n modèle à reproduire tel quel, d'autant
que le cadre de cette mise en situation renforçait son côté
artificiel : événement unique, alors que tous les praticiens-chercheurs insistent sur la nécessité d'envisager
cette activité sur une, voire plusieurs années scolaires ;
présence d'enfants qui ne se connaissaient pas entre eux,
et ne connaissaient pas l'animateur que j'étais ; présence
d ' u n « public » relativement n o m b r e u x - et pas toujours
attentif — etc. Je voulais plutôt et au contraire, et cela
constitua le seconde des intentions qui m e guidaient,
apparaître, dans ce lieu hautement symbolique, c o m m e
la manifestation ponctuelle d'une nébuleuse de pratiques, de recherches, de discussions parfois âpres entre
enseignants, chercheurs de différents horizons et philosophes de profession.
38
D'ailleurs, u n grand n o m b r e de ces derniers pensent
que la philosophie est inaccessible aux enfants, et que par
conséquent aucune activité qui leur serait proposée ne
pourrait se déclarer philosophique,
ni m ê m e , c o m m e
beaucoup de praticiens le disent maintenant en France,
« à visée philosophique ». E n cela, ils s'opposent à
quelques philosophes reconnus - reconnus au titre que
leurs écrits ont été édités et diffusés largement. Je n'en citerai que quelques-uns qui illustrent différents m o m e n t s de
la pensée occidentale mais qui ont, à l'évidence, de grandes affinités dans leur réflexion, au-delà m ê m e de l'intérêt
qu'ils manifestent pour la philosophie avec les enfants.
Voici par exemple ce que dit Epicure, dans sa Lettre à
Ménécée : « D a n s sa jeunesse, que personne n'hésite à s'engager en philosophie... car personne ne peut s'engager
trop tôt o u trop tard dans l'activité qui procure la santé de
l'âme... L'activité philosophique s'impose à celui qui est
jeune c o m m e à celui qui est vieux »'. Plus tard, Montaigne
tient des propos semblables dans Les Essais :
« La philosophie... - dit-il - on a grand tort de la
peindre inaccessible aux enfants... Puisque la philosophie
est celle qui nous instruit à vivre, et que l'enfance y a sa
leçon, c o m m e les autres âges, pourquoi ne la lui c o m m u nique-t-on pas ? . . . U n enfant en est capable, au partir de
1. Lettre à Ménécée, 10, 122.
39
sa nourrice, beaucoup mieux que d'apprendre à lire ou à
écrire »2.
Tout r é c e m m e n t , dans u n ouvrage paru juste deux
mois avant cette table ronde, Michel Onfray écrit : « O n
naît tous philosophes, o n ne le devient pas ». Puis, il cite
des questions proposées par des enfants dans u n atelier de
discussion philosophique (celui de l'Université populaire
de C a e n ) : Pourquoi rêve-t-on r'Est-ce que, en ne voyant pas,
on peut voir quand
même ? Est-ce bien de toujours dire la
vérité ? Que pensent les animaux ? Il poursuit alors :
« O n aura d u mal à faire de ces questions enfantines
des interrogations banales, sans intérêt philosophique,
métaphysique ou ontologique. [...] Les enfants questionnent donc en philosophe, naturellement, très tôt, dès l'acquisition d u langage »3.
Précisons q u e , si des débats ont lieu entre praticienschercheurs sur lafinalitéde ces activités de philosophie
avec les « jeunes esprits » et la pertinence des dispositifs
mis en œ u v r e par rapport à cesfinalités,l'immense majorité de ces pratiques prévoit q u e des échanges oraux aient
lieu entre participants, généralement sur u n t h è m e o u
une question a m e n é soit par l'animateur soit par les
2. Montaigne, Essais, i, chap. 26, « D e l'institution des enfants ».
3. Michel Onfray, La communauté philosophique : Manifeste pour
l'Université Populaire, Galilée, Paris, 2004, p. 109-111.
40
enfants, selon différentes procédures. Presque toujours
ces échanges oraux, qui prennent la forme d'une discussion, d ' u n dialogue, constituent à la fois le c œ u r de la
démarche et sa principale caractéristique. Celle-ci la distingue d'emblée d u modèle pédagogique en vigueur en
France, en Terminale et à l'Université, modèle basé sur
l'écrit, c o m m e n t é par le professeur o u produit par l'élève.
E n ce sens, les démarches de philosophie avec les enfants
ont u n socle c o m m u n , bien distinct de ce qui est proposé
dans les lycées et dans les universités.
Malgré tout, en y regardant de près, o n s'aperçoit que
les buts poursuivis, et donc les procédures qui en découlent, sont divers, autant que les praticiens qui s'emparent
de ces démarches. Divers, ces praticiens le sont d u point
de vue d u cadre de leur action (dans, o u en dehors de
l'institution, notamment) et d u point de vue de leur formation, de leur origine (part plus o u moins importante
de l'autodidaxie, passage par des études philosophiques
universitaires o u non, etc.). Ils sont divers, autant que les
définitions de la philosophie. « Il n'y a pas, il ne peut y
avoir une philosophie c o m m e il y a une science, dit Henri
Bergson ; il y aura toujours, au contraire, autant de philosophies qu'il se rencontrera de penseurs originaux »4.
4. Henri Bergson, La pensée et le mouvant, P U F , Paris, p. 147.
41
U n exemple de démarche
Disons cependant u n m o t de la démarche que j'ai
employée au cours de cette mise en situation, qui n'est
donc q u ' u n exemple. L e philosophe américain M a t t h e w
Lipman a mis au point, dans les années 7 0 , u n programme
complet, qui n'est d'ailleurs quasiment jamais réellement
appliqué dans son ensemble. Je ne retiens de ce lourd
dispositif que les textes déclencheurs de questions qu'il a
écrits, qui sont de petits romans mettant en scène des
enfants. Et encore, ce texte n'est-il proposé systématiquem e n t qu'aux groupes débutants, les enfants souhaitant
généralement très vite s'en affranchir, ce que j'accepte
volontiers. Car la principale caractéristique d u dispositif
que j'utilise est précisément son caractère évolutif, les
évolutions étant proposées, discutées et éventuellement
acceptées par les enfants. Bien sûr, cette caractéristique
fondamentale n'a p u être illustrée par l'unique séance
vécue ce jour-là... Les groupes qui se lassent d u recours
unique au texte proposent, selon les cas, soit de s'en
affranchir totalement, soit de le conserver mais d'avoir la
possibilité de proposer aussi des questions « libres », soit
de le remplacer par u n autre déclencheur, objet, œuvre
d'art, voire u n simple m o t , l'un o u l'autre étant amenés
o u proposés par des enfants. Q u a n d c'est u n texte qui est
employé, je d e m a n d e aux enfants de proposer des questions d'ordre général. D e u x consignes simplement : les
42
questions inventées par les enfants n e doivent pas
contraindre à revenir au texte pour y répondre ; c o m m e
corollaire, il faut éviter d ' y inclure des n o m s d e personnages. C'est u n e des questions proposées par les enfants
qui sera le sujet de la discussion d e la deuxième partie de
la séance : elle est choisie par vote.
Je vois c o m m e
u n e déformation scolaire, dans le
mauvais sens d u terme, le fait q u ' o n cherche toujours à
savoir ce qu'a voulu dire l'auteur q u a n d o n aborde u n
texte, quel qu'il soit. Si ce débat d'interprétation a sa
place à l'école, il n e doit pas remplacer u n e autre façon
d'entrer en littérature, qui verrait les jeunes se d e m a n d e r
« Qu'est-ce q u e ce texte m e dit d e m o i ? » C e q u e
Séverine Auffret décrit fort bien q u a n d elle parle d e sa
lecture d u r o m a n Nétotchka Nezvanova,
œ u v r e inachevée
d e Dostoïevski. « U n personnage a surgi d'entre les pages
d'un
livre, écrit-elle. Il m ' a terrifiée »5. Elle ajoute plus
loin q u e
«Les romans de Dostoïevski irritent [...] notre
réflexion, exposant des jeux que nous pressentons en nousm ê m e s , humains mortels, aux confins grinçants de la
nécessité et de la liberté »6.
5. Séverine Auffret, Des blessures et des jeux, Actes-Sud, 2003,
p. 110.
6. Ibid, p. 111.
43
Partir d ' u n écrit, le prendre c o m m e source potentielle
de questionnement à visée universelle participe de cet
état d'esprit.
U n dialogue socratique libertaire
Car cette activité, telle que je la conçois, a des finalités
existentielles. Il s'agit de penser les rapports q u ' o n entretient à soi, aux autres et au m o n d e , enjeu majeur de la
philosophie. Ceci conduit à des réflexions de nature
ontologique, métaphysique, psychanalytique, politique
au sens le plus large : économie (travail, argent...), systèm e s religieux o u politiques (démocratie, absolutisme,
totalitarisme...).
Tout le reste, tout ce qui pour d'aucuns est censé
représenter le c œ u r de la philosophie, est pour m o i subordonné à ces objectifs existentiels. A u c u n
intérêt
d'accéder à la pensée conceptuelle, d'utiliser la logique
formelle, de produire de belles argumentations, si o n ne
vise l'ataraxie, l'absence de trouble des philosophes de
l'antiquité grecque, la réconciliation avec soi, les autres et
le monde.
On
pense donc par soi-même et pour soi-même.
Penser par soi-même, devenir un majeur intellectuel,
pour le dire dans les mots d'Emmanuel Kant, a pour
condition que nul n'est fondé à dire aux autres où est le
44
bien, le beau, le vrai. Au-delà m ê m e , nul n'est fondé à se
poser en intercesseur unique entre ce qui apparaîtrait dès
lors c o m m e la pensée vulgaire d u c o m m u n et la pensée
experte d u philosophe : pas d'autre accoucheur d ' â m e
que l'ensemble d u groupe constitué lors de la discussion
philosophique en c o m m u n a u t é de recherche entre pairs,
selon l'expression de Matthew Lipman. E n ce sens, la discussion philosophique apparaît c o m m e
u n dialogue
socratique libertaire, sans référence à u n maître unique et
autoproclamé, désigné d'emblée et tenant une place centrale m ê m e si, par réelle démagogie, il a fait disposer le
groupe en cercle parfait sur lequel il se place. Pourquoi
cette disposition, si l'animateur prononce plus de la m o i tié des paroles émises lors de la discussion ? Seul u n effacement réel qui consiste à parler peu, à ne pas répondre
aux questions qui lui seraient directement posées, à ne pas
réagir à ce qui se dit, m ê m e par une mimique approbatrice
(ou désapprobatrice), ni par u n hochement de tête — seul
cet effacement signe le pédagogue libertaire. Lui seul
recherche réellement l'autonomie intellectuelle et affective
des enfants, des jeunes qui fréquentent l'atelier.
Des questions philosophiques
D a n s la seconde phase de la table ronde de ce mois de
novembre 2004, l'une des personnes présentes - une
adulte - a affirmé que certaines des questions proposées
45
par les enfants ce jour-là n'étaient pas philosophiques, et
que cela lui semblait être une limite de l'exercice. U n e
première réponse que l'on pourrait faire à cette objection, c'est que l'un des objectifs de la démarche, le premier peut-être par ordre chronologique, c'est de faire
comprendre aux jeunes que, dans cette activité, ils sont
considérés c o m m e des êtres pensants, et que leur parole
est reçue sans censure, sans exclusive, sans jugement. Il
est donc pour m o i inconcevable de leur dire qu'une
question n'est pas philosophique, à fortiori de la refuser.
D'autant que cette attitude de l'animateur restaurerait
une attitude jugeante, surplombante, dont o n aura c o m pris que je cherche à tout prix à l'éviter, à plus forte raison dans u n groupe de débutants.
Par ailleurs, qu'est-ce qu'une question philosophique ?
Q u i est fondé à en juger ? N o u s savons tous que les définitions de la philosophie sont extrêmement diverses,
c o m m e le notait Sénèque, au I" siècle de l'ère c o m m u n e .
« L a philosophie, écrit-il, a été définie de façons extrêm e m e n t diverses par les différents philosophes »7. Le
moins que l'on puisse en dire, c'est que ce constat n'est
que plus vrai après presque deux mille ans de développem e n t de la pensée.
7. Sénèque, Lettres à Lucilius, XIV, 89, trad. E . Bréhier, Paris,
PUF.
46
U n e des jeunes participantes de la table ronde m ' a
d'ailleurs directement posé la question de la définition de
la philosophie. Pour m e conformer aux principes qui
régissent m e s interventions dans l'activité, et m e souvenant des propos de Sénèque qui m'auraient contraint à
ne faire que le citer, j'ai d'abord refusé de répondre. Elle
a insisté. Etant donné le caractère très particulier de cette
intervention, face à u n public dont je n'avais que très peu
de chances de revoir aucun de ses m e m b r e s , j'ai fini par
parler de la philosophie c o m m e d'une activité reflexive
qui se devait d'avoir une efficacité existentielle.
E n effet, la pensée n'a de sens que si elle suscite l'action. U n e pensée nombriliste, tournée sur elle-même,
qui serait à elle-même sa propre fin, n'a d'intérêt que
pour quelques philosophes de profession. C e dispositif
de discussion philosophique n'échappe pas à cette règle :
il est essentiel qu'il ne soit pas à lui-même sa propre fin,
mais qu'il vise le développement chez les jeunes d u goût
pour la vie philosophique. D e ce point de vue, o n pourrait aller jusqu'à dire que la question de savoir si cette
démarche est réellement de la philosophie o u n o n est
relativement accessoire. Seul importe que les jeunes qui
y assistent aspirent ensuite à vivre selon la pensée.
Toute action éducative est sous-tendue par une philosophie, souvent implicite, qui la conditionne absolum e n t . A u cours des multiples conversations que j'ai p u
47
avoir ces dernières années avec des personnes qui ne partageaient pas m a façon de considérer ces activités, j'ai eu
plusieurs fois l'occasion de constater que, en dernière
analyse, c'était bien des divergences sur la nature humaine
elle-même qui provoquaient des lignes de fracture, et
plus précisément sur la prise de position revendiquée
dans les premières lignes de ce texte. L'une des finalités
que l'on pourrait donc assigner à cette démarche serait
que les enfants, les jeunes qui la vivent entrent en
réflexion pour élaborer leur propre définition de la philosophie. Gageons qu'elle se rapprocherait, peu o u prou,
d'une de celles qui furent données par les penseurs de
jadis. L'un des moyens d'y parvenir est précisément de ne
refuser aucune question proposée par les participants aux
discussions. Si d'aventure (ça ne m'est jamais arrivé...)
une question très technique, factuelle o u de connaissance
pure devait être proposée, retenue telle quelle et votée,
nul doute que les enfants, les jeunes participants, amenés
à échanger, à discuter sur une telle question, se rendraient inévitablement compte d u p e u d'intérêt qu'il y
aurait à renouveler l'expérience. E n ce sens, l'immense
avantage des questions réputées n o n philosophiques, si
elles sont acceptées par l'animateur, ce que je fais de
façon systématique quand le groupe ne les rejette pas, est
bien de montrer ce qu'une question philosophique n'est
pas.
48
L'effacement c o m m e condition d'accès à l'autonomie
Je m e sens en accord total, de tous ces points de vue,
avec la position que François Galichet exprime dans les
Actes d u colloque qui s'est tenu à Rennes en m a i 2002 8 .
Pour lui, une activité philosophique ne se caractérise pas
par son objet, car il n'existe pas de questions proprement
philosophiques, mais seulement des traitements philosophiques de toutes les questions possibles. D e m ê m e , le
philosopher ne se définit pas par sa méthode. La conceptualisation, la problématisation,
l'argumentation o u ,
ajouterais-je, les outils de la logique formelle chers à
L i p m a n ne sont que des aspects de la pensée philosophique et n'en constituent pas l'essence. Seule sa finalité,
que François Galichet exprime c o m m e la possibilité que
« le sujet s'arrache o u tente de s'arracher à tous les conditionnements pour accéder à l'autonomie, à la fois théorique et pratique, intellectuelle et morale »9 la définit
clairement.
Et c o m m e n t viser cela en maintenant les enfants en
situation d'hétéronomie ? Parce qu'alors, à quel m o m e n t
deviendraient-ils autonomes ? Par quel miracle ?
8. Voir François Galichet, « Qu'est-ce que le philosopher ? » in
Les activités à visée philosophique en classe, C R D P Bretagne, 2003.
9. Ibid.
49
Dès lors, pour m o i , une seule posture possible, celle
d u pédagogue libertaire qui travaille à son effacement
personnel.
50
Tissage de la communauté philosophique
Hervé Parpaillon
La réflexion philosophique menée le 18 novembre
2004, lors de la Journée Internationale de Philosophie de
l ' U N E S C O , avec et par de « jeunes esprits », nous livre
l'exemple d'un m o d e de tissage d'une c o m m u n a u t é philosophique.
Le terme de « tissage » se réfère ici à une étymologie
du m o t « règle ». La réflexion philosophique au sein d u
groupe d'adolescents a émergé et s'est tissée des règles qui
ont été proposées en début de séance. Il convient de souligner à la fois leur spécificité et leurs implications.
La première, apparemment très anecdotique, consistait à demander une lecture à tour de rôle des passages d u
texte proposé en ouverture. Les jeunes n'avaient pas
organisé cette circulation de lecture, elle s'est mise en
place au fur à mesure, chacun se portant volontaire et
enchaînant lorsqu'un autre s'arrêtait. L'effet collectif
induit nous paraît de première importance pour mettre
51
en place les conditions d'une réflexion philosophique : si
je lis u n passage d'un texte c o m m u n , je m'identifie aux
autres et je m ' e n distingue, je fais o u je vais faire ce que
d'autres feront o u ont fait à leur tour, mais pas en m ê m e
temps. Se produit u n p h é n o m è n e subreptice, car pas
nécessairement conscient au m o m e n t où il se produit, de
décentration-recentration, renforcé par des aspects sensoriels : j'entends la voix de l'autre, il entendra o u il a
entendu la mienne, je lis silencieusement le papier que je
touche pendant qu'il lit à haute voix, etc.
Plusieurs aspects s'entrecroisent ici : tout d'abord, le
plus étonnant eu égard à une conception traditionnelle
de la philosophie c o m m e exercice purement intellectuel,
est le rôle d u corps, d u registre sensoriel dans la construction d'une articulation individu/groupe.
Se met en place une médiation : le texte c o m m u n est
approprié par le groupe à travers la « prise en bouche »
singulière de chacun. D e m ê m e , la distribution temporelle de la lecture met en place une condition d u travail
collectif : que chacun parle, mais à son tour, pour que la
parole circule sans collision des discours qui veulent
prendre mutuellement la place de l'autre.
La deuxième règle donnée aux jeunes conduisait à des
choix à la fois très précis et ouverts : élaborer des questions dont certaines seraient retenues par vote. D e u x
52
conditions étaient posées : que les réponses à ces questions ne puissent pas être trouvées dans le texte, qu'il n e
soit pas fait référence à des personnages d u texte. L a formulation devait d o n c être en « o n » o u en « nous ».
C e travail préparatoire a produit les questions suivantes :
•
Pourquoi quelqu'un qui aurait vécu des événements
particuliers n'aurait-il pas envie de les évoquer ?
•
Les relations familiales ont-elles la même
valeur lors-
qu'elles sont naturelles ou non ?
•
Comment
un enfant pourrait-il avoir une vie de
famille stable si ses parents sont toujours en déplacement ?
•
Quelle est la place des grands-parents dans un jeune
esprit ?
•
Quel manque
le désir de communication
peut-il
cacher ?
•
Peut-on prévoir ses rêves ?
Cette dernière question fut retenue à l'issue d u vote.
Les deux règles posées en préalable rejoignent l'étymologie que nous rappelions précédemment évoquant le
tissage et la treille. U n e treille a pour fonction d ' e m p ê cher une plante de croître de n'importe quelle façon ; il
demeure toutefois impossible de prévoir à l'avance quelle
53
direction elle prendra. D e m ê m e , si les règles données
aux jeunes favorisaient u n développement de la réflexion
en corrélant individu et groupe et en éliminant les questions simplement factuelles, elles laissaient cependant
toute latitude à des interrogations inattendues. E n ce
sens, elles permettaient une liberté de questionnement et
de réflexion dans l'acception que nous rappelle Emile
Benvéniste : « L a notion de liberté se constitue à partir
de la notion socialisée de croissance », souligne cet
auteur, il poursuit en rappelant que son « sens premier
n'est pas, c o m m e o n serait tenté de l'imaginer "débarrassé
de quelque chose" »'. C o n f o r m é m e n t à la m a x i m e nietzschéenne, l'important n'est pas d'être « libre de » mais
« libre pour »2. L a finalité d'une réflexion c o m m u n e , ne
saurait toutefois résider dans u n consensus terminal plus
o u moins tiède mais dans l'exercice collectif de la pensée
permettant d'explorer des possibles qui, en dernière
instance, peuvent rester divergents.
1. Emile Benvéniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, t. 1, Paris, Minuit, 1969, p. 323, commenté par G a d Soussana
(voir http ://www.er.uqam.ca/nobel/soietaut/docurnentation/publications_ouvrages/soussanauxbordsdela.pdf).
2. Friedrich Nietzsche, « Libre de quoi ? Qu'importe à
Zarathoustra ! Mais ton regard doit m'annoncer clairement : libre
pour quoi ? », dans : Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, U G E 10/18,
p. 59.
54
Pour mieux comprendre cela, il est nécessaire de s'attarder sur la dimension communautaire spécifique, le
concept m ê m e de communauté, qui est ici à l'œuvre. Il
faut distinguer « groupe » et « communauté ». U n groupe
est u n ensemble d'individus, une collectivité ; une c o m munauté n'est pas une entité englobante et totalisante,
mais relève plutôt de « l'entre nous », c o m m e y insiste
Jean-Luc Nancy 3 , d u « c o m m e - u n », mais « c o m m e »
seulement... L'exercice communautaire de la pensée est
donc u n partage au double sens que recèle ce terme : si
les m ê m e s questions sont traitées par tous, si l'on se tourne
collectivement vers les m ê m e s problèmes, dans la part
que prend chacun, dans ce qu'il apporte et ce qu'il retire,
s'élabore la singularité de son jugement.
O n s'est avisé très tôt dans l'histoire de la philosophie
que la pensée est u n dialogue silencieux de l'âme avec
elle-même, o n en a trop souvent déduit une conception
strictement individuelle de la pensée encore fréquemment présente à l'école. Le mérite de Matthew Lipman
est d'avoir favorisé u n renversement de perspective : la
réflexion collective ne s'élabore pas à partir de l'addition
de réflexions individuelles. La constitution d'une pensée
personnelle nécessite que le sujet voie devant lui une
3. Jean-Luc Nancy, La communauté désoeuvrée, Paris, Christian
Bourgois, 1990, p. 138.
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réflexion distribuée, échangée entre plusieurs personnes ;
sa propre réflexion, son dialogue entre lui et lui-même,
est l'intériorisation d ' u n dialogue qui se tient d'abord
entre des personnes différentes. C e constat, reprenant les
travaux de Vigotsky4, a donné lieu dans la méthode de
M a t t h e w L i p m a n au primat de la lecture à tour de rôle,
à l'échange oral entre enfants, pour entrer dans le jeu d u
dialogue philosophique.
C'est probablement ce qui suscite le plus de résistance
en France, o ù d o m i n e encore largement le modèle d'une
initiation fondée sur l'exemplarité de la pensée d u professeur, que les élèves tentent de s'approprier à travers des
exercices qui, dans leurs modalités, restent également
individuels : lecture silencieuse, questionnement duel de
l'enseignant vers les élèves et des élèves vers l'enseignant,
dissertation. A u c u n de ces types d'apprentissage n'est par
lui-même rédhibitoire, il apparaît toutefois de moins en
moins pertinent de considérer qu'ils doivent constituer le
c o m m e n c e m e n t et le couronnement, l'alpha et l'oméga
d u travail philosophique. Les échanges qui ont eu lieu le
18 novembre entre jeunes de provenance scolaire et d'âges
très différents, les plus jeunes n'hésitant pas à demander
des précisions, des éclaircissements de vocabulaire aux
4. Matthew Lipman, A l'école de la pensée, Éditions de Boeck
Université, 1995, p. 288.
56
plus âgés, tendraient à n o u s laisser penser le contraire.
O n peut légitimement se d e m a n d e r si u n enseignement
de la philosophie qui resterait individuel dans son principe n'aboutirait pas, malgré d e bonnes intentions d e
« démocratisation », à reconduire les bases m ê m e d e
l'élitisme...
O n n e s'étonnera pas q u e les seuls échanges qu'il favorise soient d u d o m a i n e d e ce q u e Gilles Deleuze appelle
la « discussion » :
« Discuter, c'est u n exercice narcissique o ù chacun fait le
beau à son tour : très vite o n ne sait plus de quoi o n parle.
C e qui est très difficile, c'est de déterminer le problème
auquel telle ou telle proposition répond. O r si l'on c o m p rend le problème posé par quelqu'un, on n'a aucune envie de
discuter avec lui : ou bien l'on pose le m ê m e problème, o u
bien on en pose u n autre et o n a plutôt envie d'avancer de
son côté. C o m m e n t discuter si l'on n'a pas u n fonds c o m m u n de problèmes et pourquoi discuter si l'on en a u n ? O n
a toujours les solutions que l'on mérite selon les problèmes
qu'on pose. Les discussions représentent beaucoup de temps
perdu pour des problèmes indéterminés. Les conversations,
c'est autre chose. Il faut bien faire la conversation »5.
5. Gilles Deleuze, Deux régimes defous, chap. « Nous avons inventé la ritournelle », Paris, Minuit, 2003, p. 355.
57
Il pourrait être objecté que, si la séance d u 2 6 n o v e m bre était plus de l'ordre de la conversation que de la discussion, elle ne s'est pourtant pas véritablement centrée
sur u n o u des problèmes. L a question choisie par vote
soulevait entre autres le problème de l'inconscient, qui
n'a été qu'effleuré. Sans négliger la portée de cette objection, il faut toutefois souligner que la durée globale de la
réflexion (deux heures) ne permettait pas de développer
une distinction importante en philosophie : les questions posées dans le cadre de cette discipline sous-tendent toujours
des problèmes qui sont autant de
« cailloux », d'obstacles à traiter par une analyse m i n u tieuse. Cette remarque implique surtout le double problème de la progressivité et de la continuité d'une
réflexion philosophique avec de « jeunes esprits ».
C'est u n enjeu aujourd'hui central pour tous ceux qui
dans plus de quarante pays estiment que la philosophie
peut accompagner les enfants dès le jeune plus âge dans
leurs apprentissages, leur découverte d u m o n d e , leurs
questions de vie.
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Présentation des auteurs
Jean-Pierre Bianchi (France)
Jean-Pierre Bianchi est aujourd'hui responsable d ' u n
centre de documentation pédagogique d u réseau de l'académie de Versailles, dans les Yvelines, après avoir enseigné
dans le primaire et occupé les fonctions de directeur
d'école durant de très nombreuses années. Il est passionné
par les questions d'éducation, les innovations pédagogiques, et depuis 2002, s'intéresse tout particulièrement
aux ateliers de philosophie à l'école.Il est l'un des membres
fondateurs d u groupe de réflexion Philo78 et m e m b r e d u
comité de pilotage d u colloque international sur les nouvelles pratiques philosophiques. Il travaille actuellement à
l'élaboration d'un D V D sur ces nouvelles pratiques.
Laure Galvani (France)
N é e en Suisse en 1963, Laure Galvani est venue en
France en 1987 pour faire des études de philosophie à
59
Tours, puis à Paris o ù elle obtient son D E A en philosophie éthique en 1 9 9 2 sous la direction d u professeur
Robert Misrahi.
La rencontre avec la philosophie pour enfants aura
lieu en 1996 dans u n e petite librairie d'Argenton sur
Creuse dans l'Indre. Elle décide alors de passer le
concours de professeur des écoles, pour rapprocher la
philosophie des jeunes enfants, pensant que la pratique
philosophique ne devait pas être réservée aux seuls élèves
atteignant les classes de terminales.
Aujourd'hui elle m è n e dans ses classes des débats à
visée philosophique, et en dehors de l'école elle anime
des ateliers de philosophie pour enfants tous les quinze
jours au « Café d u Serpent Volant » à Tours. D e s c o m p tes rendus de ces ateliers sont disponibles sur le site
« Philosophes en herbe » (http ://perso.wanadoo.fr/philoherb/). A côté de ses activités directement liées à la philosophie, Laure Galvani est aussi auteur et illustratrice
d'albums de jeunesse, supports qui lui permettent d'aborder à travers ses personnages des questions éthiques et
existentielles auxquelles les enfants sont très sensibles :
solidarité, amitié, partage...
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Gilles Geneviève (France)
N é en 1957 àTrouville, instituteur depuis 1977, puis
professeur des écoles, Gilles Geneviève a principalement
enseigné en Z E P (Zone d'Education Prioritaire), à Caen.
Il se consacre au développement des activités de discussion philosophique à l'école depuis 1998 et a consacré u n
site Internet à cette expérimentation (« La discussion philosophique pour enfants en Z E P » : http ://gillgl4.free.fr).
Pendant trois ans, de 2002 à 2005, il a été détaché à
temps partiel auprès d u Service de soutien aux
Innovations d u Rectorat de Caen, en tant que « personne
ressource » dans ce domaine. E n dehors de l'institution,
il anime u n atelier de discussion philosophique destiné
aux enfants dans le cadre de l'Université Populaire initiée
à Caen par Michel Onfray. O n trouvera plus de renseignements sur le site Internet de l'Université Populaire (http
://peiso.v«nadoo.ir/michd.onfray/accueilupJitm) et sur le site
« Philosophes en herbe » (http ://perso.wanadoo.fr/philoherb/).
Hervé Parpaillon (France)
Professeur de philosophie, Conseil technique à
l'Institut de Formation des Cadres de Santé et Conseiller
d'Education au C F A I de Bordeaux-Bruges, Hervé
Parpaillon intervient dans la formation initiale et continue
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des personnels de santé d u Centre Hospitalier
Universitaire de Bordeaux. Il anime depuis 1992 des ateliers de philosophie pour des apprentis de l'industrie de
niveaux C A P à Ingénieur.
D a n s le cadre d'une recherche-action sur l'ancrage
corporel des processus cognitifs, il travaille également
avec des enseignants d u primaire et d u secondaire sur le
thème « Corps, voix et geste dans la relation pédagogique ».
62
Dumas-Titoulet Imprimeurs
Dépôt légal : Avril 2006
N ° d'impression : 43822
Imprimé en France
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