REMMM 113-114, 229-245
Corinne Fortier*
La mort vivante ou le corps intercesseur
(société maure-islam malékite)
Abstract. The living Death or the Body as an intercessor
In this article, images and practices related to death are examined through a reading of Islamic
scriptural sources as well as through their inscription in a specific society, the Moorish society
of Mauritania. In moving from the field to the texts, a detailed analysis of funerary rites and of
the status given to the dead allows us to interrogate the Islamic sources on the same subjects.
And in an inverse movement, drawing connections between local practices and the foundational
texts of Islam will reveal the subtle and multi-faceted negotiation carried out between a Muslim
society and its scriptural references. Through this analysis, the majority of funerary practices
will be shown to have a salvational effect for the deceased, but also for those who carry out
these rites. It appears, therefore, despite some rejection of intercessory practices in Islam, that
the dead in this religion are considered to be mediators between men and God. In addition,
the living continue even long after the funeral to seek the salvation of their relations souls and,
more generally, those of all Muslims. This shows that the living can also influence the destiny
of the dead, ultimately decided by God.
Résumé. Dans cet article, les représentations et les pratiques liées à la mort sont étudiées à
travers les références scripturaires islamiques mais aussi à partir de leur inscription dans une
société particulière, la société maure de Mauritanie. Dans un premier mouvement allant du
terrain aux textes, l’analyse détaillée des rites funéraires et du statut accordé au mort nous
permet d’interroger sur de tels sujets les sources musulmanes. Et dans un mouvement inverse,
la mise en relation des pratiques locales avec les textes fondateurs de l’islam révèlera le jeu
subtil et pluriel qu’une société musulmane entretient avec ses référents scripturaires. Après
* CNRS, Laboratoire d’Anthropologie Sociale, Paris.
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analyse, la plupart des pratiques liées aux funérailles se révèlent avoir un effet salvateur sur
le défunt mais aussi sur celui qui les accomplit. Il apparaît donc, malgré un certain déni de
l’islam à l’égard des pratiques d’intercession, que les morts dans cette religion sont considérés
comme des médiateurs entre les hommes et Dieu. D’autre part, les vivants continuent après
les funérailles à rechercher le salut de l’âme de leur proche et plus généralement de tous les
musulmans, ce qui témoigne qu’ils peuvent avoir une influence sur la destinée des morts décidée
en dernière instance par Dieu.
Dans cet article, les représentations et les pratiques liées à la mort (mawt)
seront étudiées à travers les références scripturaires islamiques mais aussi à partir
de leur inscription dans une société particulière, la société maure de Mauritanie1.
Dans un premier mouvement allant du terrain aux textes, l’analyse détaillée des
rites funéraires et du statut accordé au mort nous permettra d’interroger sur
de tels sujets les sources musulmanes. Et dans un mouvement inverse, la mise
en relation des pratiques locales avec les textes fondateurs de l’islam révèlera
le jeu subtil et pluriel qu’une société musulmane entretient avec ses référents
scripturaires2.
Au service d’un corps pur
À la mort d’une personne, le corps n’est plus sujet mais objet d’intentions
et d’attentions de la part de sa communauté sociale et religieuse. En lavant le
corps du défunt et en bouchant l’ensemble de ses orifices, le rituel musulman
de la toilette funéraire vise à protéger le mort de toute impureté extérieure
afin de préparer son entrée dans l’au-delà. Cette hypothèse rend intelligible
la recommandation du droit malékite selon laquelle aucune personne en état
d’impureté ne doit approcher le corps du défunt (Qayrawânî, s.d. : 105). Il
est par ailleurs demandé à celui qui le soulève de faire ses ablutions mineures
(Khalîl, 1995 : 112). Ainsi, à la différence d’autres sociétés et d’autres religions3,
en islam, le mort représente moins une source d’impureté pour les vivants que
ceux-ci ne le sont pour lui.
1. La société maure, comme la plupart des sociétés d’Afrique du Nord, est islamisée selon le rite malékite
d’obédience sunnite depuis très longtemps, à l’origine par les Almoravides au XIe siècle. On peut distinguer
trois régions en Mauritanie qui connaissent des petites variations culturelles, l’Adrar au nord-ouest, le
Trarza au sud-ouest, et le Hawdh à l’est. Les Maures, qui parlent un dialecte arabe, le Ìassâniyya, restent
culturellement des bédouins même s’ils ne nomadisent plus guère. La société maure est fortement hié-
rarchisée ; au sommet, on trouve les tribus maraboutiques, les plus lettrées, ainsi que les tribus guerrières
qui comprennent chacune en leur sein des anciens tributaires, des anciens esclaves, des forgerons et
quelquefois des griots.
2. Afin que notre démarche soit cohérente, nous nous limitons aux textes les plus connus dans la société
maure, qui ont éventuellement pu influencer les pratiques funéraires locales. Pour connaître plus précisé-
ment le corpus des textes enseigné en Mauritanie, notamment en droit malékite, on pourra se reporter à
l’un de nos précédents articles (1997 : 89-91).
3. En revanche, dans le judaïsme, le mort, par son contact ou sa simple présence, représente une des
principales sources d’impureté (Wigoder, 1996 : 834), de même que le cimetière dans son ensemble.
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Dans la société maure, la toilette du mort n’est pas réservée à une catégorie
sociale particulière, elle peut être effectuée par tout individu qui connaît les
prescriptions musulmanes nécessaires. Le droit malékite (Qayrawânî, s.d. : 107
et Khalîl 1995 : 106) a néanmoins déterminé le type de personne pouvant l’ac-
complir selon des critères liés au sexe et au lien de parenté avec le défunt ; il est
recommandé en premier lieu que ce soit le conjoint, en second lieu un proche
parent, et en troisième lieu un individu de même sexe. Cette dernière possibilité
est la plus suivie dans la société maure, les codes de pudeur locaux entre con-
joints et entre proches parents de sexe opposé empêchant de privilégier les deux
premières catégories de personne prescrites juridiquement. À défaut des person-
nes recommandées, la toilette mortuaire peut exceptionnellement être réalisée,
selon le droit malékite, par un individu de sexe opposé qui doit nécessairement
être un parent prohibé (mÌaram). Ainsi, un homme peut-il effectuer la toilette
mortuaire de sa nourrice (Khalîl, 1995 : 111) compte tenu de la parenté de lait
qui les lie (Fortier, 2001).
Il est méritoire, pour le croyant qui en connaît les règles, d’accomplir la toi-
lette funéraire ainsi que le montre, entre autres, ce hadith : « Dieu pardonnera
quarante fois à quiconque lave un mort et scelle son état » (Nawawy, 1991 : 258).
Dans la société maure, une personne qui n’a aucun rapport de parenté avec le
défunt mais plutôt une relation fondée sur le respect peut demander à le laver.
C’est l’ultime hommage qu’un individu puisse rendre à la personne décédée,
puisqu’il sera le dernier à la voir avant qu’un linceul ne la recouvre pour tou-
jours.
Aussi, n’est-il pas rare qu’un notable, par considération pour la personne du
mort, souhaite effectuer sa dernière toilette ; la famille du défunt lui en sera
alors reconnaissante. Cette pratique confirme que la toilette mortuaire, quoi
qu’elle mette celui qui l’accomplit en contact avec un cadavre en putréfaction,
est assimilée dans la société maure, et plus généralement en islam malékite, à une
pratique pieuse qui honore religieusement et socialement celui qui s’y soumet,
ce qui constitue déjà un indice de la « sacralité » de ce corps4.
Prier le corps
Le mort doit être inhumé le plus rapidement possible, conformément à
la parole prophétique : « Enterrez-le dans la nuit même ! » (Bukhârî, 1977,
t. 1 : 404). Dans les villes anciennes ou dans les campements de Mauritanie, le
Aussi ceux qui s’y rendent doivent-ils se purifier lorsqu’ils le quittent (ibid. : 223). Marc Gaborieau, qui a
travaillé en milieu hindouiste et musulman, note également que l’islam a limité au minimum l’impureté
liée à la mort (1993 : 178). Dans l’hindouisme le mort est porteur d’une telle souillure que les funérailles
insistent sur la destruction totale du corps par le feu (Goody, 2003 : 109).
4. Dans le christianisme, c’est le caractère sacré attaché à une personne qui fait que certaines parties de
son corps sont vénérées comme des reliques alors qu’elle seraient regardées avec dégoût si elles provenaient
d’un simple cadavre (Goody 2003 : 103).
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corps du défunt est conduit au cimetière sur une civière que les hommes pré-
sents aux funérailles veulent tour à tour porter car c’est là une œuvre méritoire
(’âjr) sur le plan religieux, fait que l’on retrouve dans d’autres pays musulmans,
notamment en Égypte (Galal, 1937 : 179, note 2) et dans le constantinois
algérien (Breteau et Zagnoli, 1979 : 305)5. Quant aux femmes, elles suivent un
peu en arrière le convoi funèbre, ainsi que le conseille le droit malékite (Khalîl,
1995 : 110) :
« Que la vieille ou la jeune fille dont on ne craint pas la tentation sortent pour
accompagner le convoi funèbre d’un parent, tel que le père, la mère, le fils, la fille,
le frère, la sœur et l’époux ».
En islam, le fait de dénigrer une personne décédée est considéré comme par-
ticulièrement sacrilège, aussi le silence est-il requis au moment où l’on amène le
mort vers sa nouvelle demeure : « Celui qui accompagne le défunt vers sa tombe
doit s’abstenir de parler » (wajaba al-imsaku idhâ sara fî qabri).
La fosse, d’une profondeur équivalente à la taille d’un homme, est constituée
de deux niveaux et c’est au niveau le plus bas (la‘ad) que l’on recueille le corps
de la personne défunte. La position du mort, selon les prescriptions musul-
manes, consiste à être allongé sur le côté droit, les pieds dirigés vers le nord, la
tête tournée vers le sud, et les yeux orientés vers la Mecque (qibla) (Qayrawânî,
s.d. : 111).
Le corps est d’abord déposé au bord de la fosse creusée pour la circonstance,
le temps d’accomplir la prière des funérailles (Òalat al-janâ’iz ou Òalat al-mayyit)
qui nécessite que le cadavre se trouve à même le sol (Khalîl, 1995 : 107). Cette
prière, qui a la particularité de ne pas comporter d’inclination, demande un
imam pour la diriger car elle obéit à des règles déterminées6. Les proches parents
du défunt le choisissent généralement parmi les marabouts les plus savants du
lieu, conformément au principe musulman qui veut que, dans les domaines
juridico-religieux, les habitants d’une localité se réfèrent à la personne la plus
compétente.
Celui qui connaît la prière des funérailles a l’obligation religieuse de l’accom-
plir, et peut même, selon certains juristes, recevoir une rétribution en contre-
partie (Ould Bah, 1981 : 105). Prononcer cette prière fait en outre partie des
obligations solidaires (far al-kifâya) en droit malékite (Qayrawânî, s.d. : 291),
à la différence de la prière rituelle qui ressort des obligations individuelles (far
al-‘ayn) ; aussi, théoriquement, dès que deux musulmans l’accomplissent, les
autres en sont dispensés, mais la négliger pouvant entraîner une punition divine
(Qayrawânî, s.d. : 109), la plupart s’y prêtent volontairement.
5. Ces auteurs remarquent par ailleurs (1979 : 308, note 19) qu’il en est de même pour le portage des
statues de saints en Calabre. Cela témoigne que le statut sacré qui est attaché au corps de certains saints
ou à leur représentation imagée dans les sociétés chrétiennes s’étend de façon diffuse en islam aux morts
en général, ce qui n’exclut pas que certains en soient les dépositaires privilégiés.
6. Lors de cette prière, l’imam dit à quatre reprises que « Dieu est grand » (Allâh akbar) (Qayrawânî, s.d. :
111), mais dès la prononciation du premier takbîr, les prieurs demandent à Dieu sa protection contre
Satan le lapidé (ta‘awudh) et récitent la première sourate du Coran dite fâtiÌa (Nawawy, 1991 : 260). Après
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Dans le cas où de nombreuses personnes participent à la prière des funérailles,
il est nécessaire qu’il y ait au minimum trois rangs (Òufûf) – quinze fidèles, par
exemple, formeront trois rangées de cinq personnes –, car multiplier les rangs
à l’occasion de cette prière favorise son exaucement ainsi que le montre ce
hadith :
« Marthad b. Abdallâh al-Yazanî rapporte que Mâlik b. Îubayra, lorsqu’il dirigeait
une prière funéraire où il estimait que l’assistance était trop peu nombreuse, séparait
les fidèles en trois groupes puis il s’adressait à eux ainsi : « L’envoyé de Dieu » a dit :
« Celui qui aura réuni à son enterrement trois rangs de fidèles mérite le paradis »
(Nawawy, 1991 : 259).
Invoquer les corps
La prière des funérailles se clôt par la sollicitation de la miséricorde divine :
« Que Dieu lui fasse miséricorde ! Qu’Il lui pardonne ! Qu’Il lui accorde sa
clémence et son indulgence ! ». La clémence de Dieu est parfois invoquée en
faveur du défunt comme en faveur de l’ensemble des morts et des vivants ainsi
que le montre cette autre invocation :
« Ô mon Seigneur ! Pardonne à nos vivants, à nos morts, à ceux présents avec nous,
aux absents, aux petits et aux grands parmi nous, à nos hommes et à nos femmes.
Allâh, fais que celui que Tu gardes en vie parmi nous vive en croyant sincèrement
en l’Islam, et fais que celui parmi nous à qui Tu donnes la mort meure avec la foi.
Ô Allâh ! Ne nous prive pas de sa récompense et ne nous éprouve pas après lui. Et
pardonne-nous et pardonne-lui. »
Plus le nombre de personnes accomplissant ce type d’invocation est impor-
tant, plus elle a des chances de porter ses fruits ; comme le déclare un hadith :
« Quand une communauté de musulmans, au nombre de cent, accomplit la Òalat
pour un musulman, et que tous prient pour le pardon des péchés, cette prière est
sûrement exaucée » (Muslim, Janâ’iz, Wensinck et Gardet, 1998 : 183).
Enfin, quand le corps est introduit dans la fosse, une invocation religieuse est
prononcée par celui qui pratique l’inhumation ; l’invocation est la suivante :
« Ô mon Dieu, notre compagnon est devenu ton hôte, il a laissé derrière lui ce
bas monde et il a besoin de ta miséricorde. Ô mon Dieu, raffermis son langage,
lors de l’interrogatoire. Ne lui inflige pas dans son tombeau une épreuve qu’il ne
pourrait supporter. Fais le rejoindre son Prophète MuÌammad, qu’Allâh répande
sur lui ses grâces et lui accorde le salut ! » (Qayrawânî, s.d. : 107).
le second takbîr a lieu « la prière d’Abraham » dont les paroles sont les suivantes : « Mon Dieu, prie sur
MuÌammad et sur la famille de MuÌammad comme Tu as prié sur Abraham et sur la famille d’Abraham
et bénis MuÌammad et la famille de MuÌammad comme Tu as béni Abraham et sa famille car Tu es le
très Glorieux, le Louangé » (ibid.). La sourate Yâ Sîn (XXXVI) peut également être récitée selon certains
rites mais non selon celui de Mâlik (Qayrawânî, s.d. : 105). À l’écoute des invocations qui suivent cette
prière, les assistants répondent : amen (amin).
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