Article original Épilepsies 2006 ; 18 (Numéro spécial) : 4-14 Modèles de la mémoire humaine : concepts et modèles en neuropsychologie de l’adulte et de l’enfant Sylvie Martins1,2,3,4, Bérengère Guillery-Girard1, Francis Eustache1 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. 1 Inserm - EPHE -Université de Caen, unité E0218, GIP Cyceron, CHU de Caen, Caen, France <[email protected]> 2 Université Paris Descartes, laboratoire Cognition et Comportement, CNRS-FRE-2987 3 Inserm U663, service de Neurologie et Métabolisme, hôpital Necker-Enfants Malades, Paris ; Université Paris Descartes, Necker, Paris 4 Service hospitalier Frédéric Joliot, département de Recherche médicale, CEA, Orsay La mémoire est une fonction cognitive complexe dont les différents processus commencent à mieux Résumé. être caractérisés grâce à la fois aux données anatomo-cliniques et d’imagerie fonctionnelle. En s’appuyant sur cette littérature, sont rapportées ici les études neuropsychologiques qui ont contribué à l’élaboration des concepts actuels et sont exposés les différents systèmes mnésiques qui composent la mémoire humaine. Les systèmes de mémoire sont détaillés selon les différentes acceptions des études réalisées chez l’adulte et chez l’enfant. Mots clés : mémoire, modèle, neuropsychologie Abstract. Human memory systems: Neuropsychological concepts and models in adulthood and childhood. Human memory is a complex cognitive function that leads to several theoretical frameworks. We address this issue by reporting several concepts sustained by anatomo-clinical and functional imaging data. We comment the multiple memory system conception on the bases of adulthood and childhood literature. Key words: memory, system, neuropsychology La mémoire humaine est une fonction cognitive complexe qui suscite depuis fort longtemps l’intérêt de nombreux auteurs dans des domaines variés. Dans le champ de la neuropsychologie, l’étude des patients cérébro-lésés a conduit à la question fondamentale de l’unicité ou de la multiplicité de la mémoire et des relations unissant les différents systèmes mnésiques. Après une définition générale des processus mnésiques, seront présentées diverses observations neuropsychologiques qui ont permis de montrer l’existence de dissociations entre des capacités altérées et des capacités préser- Épilepsies, vol. 18, Numéro spécial, septembre 2006 4 vées en mémoire chez un même patient. Les modèles multisystémiques qui en découlent seront ensuite évoqués. Enfin, si l’étude des dissociations conduit à une vision modulaire de la mémoire humaine, nous verrons comment ces systèmes opèrent étroitement les uns avec les autres au cours du développement. Définition générale De longue date, la psychologie cognitive et la neuropsychologie ont apporté des données majeures concernant la structure et le fonction- Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. Concepts et modèles systémiques de la mémoire humaine nement de la mémoire humaine. Elles ont conduit à considérer cette fonction mentale comme relativement indépendante des autres fonctions cognitives tels que, par exemple, le langage, l’attention, ou les praxies. Ainsi, la mémoire permet spécifiquement d’encoder, de stocker et de récupérer différents types d’informations (informations auditives, visuelles, olfactives, etc.). Bien que cette définition permette de comprendre aisément les trois étapes essentielles du traitement mnésique, les processus qui les sous-tendent sont moins faciles à appréhender. En effet, l’encodage d’une information donnée peut être réalisé de manière intentionnelle (lorsque j’apprends le code de la route) ou de manière incidente (lorsque j’encode le visage de l’enfant que j’aperçois dans la salle d’attente). Concernant le stockage, celui-ci peut se faire selon des délais très variables, de quelques secondes à plusieurs années. Enfin, la récupération d’une information en mémoire peut s’effectuer de différentes façons, notamment de façon consciente grâce à des indices (j’entends une chanson qui me rappelle un événement particulier) ou au contraire à l’insu du sujet (elle sera alors exprimée implicitement à travers son comportement). De plus, de nombreux facteurs peuvent influencer la qualité de chacun de ces processus. Par exemple les émotions et l’intérêt porté par l’individu à une information modifient l’efficacité et la qualité de mémorisation de celle-ci. mémoire, envisagés alors comme des modules. En effet, la résection temporale a entraîné chez HM une amnésie antérograde massive, c’est-à-dire un oubli à mesure de certaines informations depuis l’opération, et une amnésie rétrograde dont l’étendue est encore aujourd’hui discutée. Les connaissances du patient acquises durant les années précédant la résection semblent différemment atteintes selon leur nature : la perte des informations autobiographiques épisodiques par exemple s’étendrait à la vie entière (Steinvorth et al., 2005). Dissociation entre mémoire à court terme et mémoire à long terme En 1959, B. Milner pointa les difficultés de HM pour récupérer des informations nouvellement rencontrées lorsque le délai entre l’encodage et la restitution excédait la minute. En revanche, bien que HM fût incapable de restituer une liste de mots, il montrait de bonnes capacités aux empans de chiffres par exemple. De fait, l’une des premières dichotomies proposée pour rendre compte de ces observations fut la distinction, modélisée par Atkinson et Shiffrin (1968), entre mémoire à court terme et mémoire à long terme. Selon ces auteurs, l’information issue de différentes modalités sensorielles entrerait en premier lieu dans le registre sensoriel pour y résider pendant une période de temps très brève (de l’ordre de quelques millisecondes). L’information serait ensuite transmise à la seconde composante du modèle : la mémoire à court terme qui possède une capacité de stockage limitée, son rôle étant pour l’essentiel de maintenir temporairement une information qui sera utilisée pour la résolution d’une tâche donnée (cette conception laisse déjà entrevoir l’évolution de cette composante unique en une composante plus complexe, dite mémoire de travail). Cette information serait ensuite, non pas transférée mais copiée en mémoire à long terme, ce qui permettrait à l’individu de rappeler cette information à partir de l’un ou l’autre de ces deux systèmes. La description quelques années plus tard de patients présentant, à l’inverse de HM, des capacités altérées en mémoire à court terme et une préservation des performances en mémoire à long terme (voir l’étude du patient KF, décrit par Warrington et Shallice, 1969, 1970, 1994) a permis de conforter l’hypothèse de l’existence de deux systèmes mnésiques distincts mais a remis en cause l’organisation sérielle du premier modèle. Baddeley proposera un nouveau modèle de mémoire de travail constitué de composantes multiples, modèle plus complexe que nous détaillerons plus loin. Une ou des mémoires ? Étude des dissociations dans les maladies de la mémoire De grands auteurs tels que Korsakoff ou Ribot ont contribué à l’avènement de la neuropsychologie de la mémoire à la fin du XIXe siècle, en définissant, pour le premier, une sémiologie précise du syndrome amnésique, et pour le second, en proposant un gradient temporel de l’oubli des informations au détriment des plus récentes. Depuis, les investigations psychologiques sont devenues de plus en plus structurées mettant alors en évidence l’existence de dissociations fines entre des performances mnésiques altérées versus préservées chez des patients cérébro-lésés. Les premières dissociations en mémoire qui ont été rapportées sont issues pour l’essentiel de l’étude du syndrome amnésique permanent, notamment le syndrome amnésique bihippocampique dont le patient HM constitue l’archétype. A l’âge de 16 ans, ce patient développe une épilepsie dont l’étiologie est supposée traumatique (à l’âge de 10 ans, ce patient fut victime d’un accident de la route). Cette épilepsie étant particulièrement active et pharmacorésistante, HM bénéficie (en 1953) d’une résection bilatérale des lobes temporaux qui comprend le pôle temporal, l’amygdale ainsi qu’une partie importante de la formation hippocampique. Il semble en revanche que le cortex périrhinal au niveau ventral ait été épargné. Les performances de HM en mémoire étant très hétérogènes selon le type de test neuropsychologique employé, divers chercheurs, au premier rang desquels Brenda Milner (1959), ont posé la question de l’unicité ou de la multiplicité de la mémoire humaine et de l’indépendance entre différents systèmes de Dissociation entre mémoire procédurale et mémoire déclarative En 1968, d’autres investigations auxquelles HM a participé ont également montré que ce patient était capable d’acquérir de nouvelles habiletés perceptivo-motrices (dessiner en miroir, suivre une cible en mouvement [rotor-test]) alors même qu’il n’avait aucun souvenir conscient d’avoir participé aux sessions d’apprentissage. La mise en évidence d’une préservation de cette mémoire des habiletés dans le syndrome amnésique permanent (puis dans de nombreuses pathologies de la mémoire 5 Épilepsies, vol. 18, Numéro spécial, septembre 2006 S. Martins, et al. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. telles que l’ictus amnésique ou encore la maladie d’Alzheimer) a conduit Cohen et Squire (1980) à proposer les termes (issus de l’intelligence artificielle) de mémoire procédurale et mémoire déclarative pour rendre compte de cette dichotomie désormais admise en neuropsychologie. Le système procédural constitue ainsi un module relativement indépendant et spécifique tendu vers l’action. Au contraire, les informations de nature représentationnelle stockées en mémoire déclarative sont facilement verbalisables et accessibles à la conscience. Ces représentations peuvent être des connaissances générales (de type sémantique, à savoir la connaissance de mots, concepts, règles, etc.) ou spécifiques (de type épisodique, c’est-à-dire concernant un événement unique situé dans le temps et l’espace). antérograde, la possible existence de phénomènes de compensation et/ou de récupération dûs à une réorganisation cérébrale au décours de la maladie constitue une limite à l’étude des dissociations entre mémoire épisodique et mémoire sémantique. Les syndromes amnésiques transitoires constituent de fait un modèle de choix pour l’étude des capacités d’apprentissage de novo d’informations sémantiques en passant outre ce problème des phénomènes de réorganisation. Guillary et al. (2001) ont proposé à de tels patients, durant la phase aiguë de l’ictus amnésique idiopathique, des phrases ambiguës, dont la compréhension est difficile, et un mot-clé permettant de déduire leur signification. Après un délai allant de quelques minutes à plusieurs heures, les patients se sont montrés capables de restituer la signification des phrases sans l’aide des mots-clés. Ces résultats suggèrent donc que de nouvelles informations peuvent être intégrées en mémoire sémantique sans pour autant accéder au statut de souvenir épisodique. Si les syndromes amnésiques sont étudiés depuis longtemps chez l’adulte, ce n’est que très récemment que la possibilité d’une amnésie organique chez l’enfant a été envisagée. En 1997, Vargha-Khadem et al. rapportent les cas de 3 enfants amnésiques dont l’évaluation neuropsychologique (réalisée à l’adolescence au moyen de tests psychométriques classiques) révèle que ces enfants ont acquis, malgré leur oubli à mesure, un niveau de langage et de connaissances académiques proche du niveau attendu pour leur âge. A ce jour, seule une étude prospective a montré l’acquisition de nouvelles connaissances en mémoire sémantique chez deux enfants amnésiques (Guillary-Girard et al., 2004). Ce protocole, qui repose sur l’acquisition de 8 nouveaux concepts, s’appuie sur des méthodes d’apprentissage éprouvées chez l’adulte telle que la méthode d’apprentissage sans erreur. Les résultats montrent que ces enfants ont acquis ces nouveaux concepts alors même qu’ils étaient incapables d’évoquer des souvenirs épisodiques concernant le contexte des sessions d’apprentissage. L’étude de la mémoire chez ces enfants constitue, de fait, une approche novatrice et pertinente du fonctionnement de la mémoire épisodique et de la mémoire sémantique puisque les nouvelles acquisitions ont lieu dans un contexte privilégié, les enfants ne possédant pas a priori de domaine d’expertise préalable. De plus, l’étude de la mémoire chez le jeune enfant et le préadolescent apporte un éclairage nouveau sur les liens existants entre mémoire sémantique et épisodique avant même la mise en place des fonctions instrumentales et exécutives pleinement efficientes qui sont à l’œuvre chez l’adulte et qui permettent la mise en place de stratégies compensatoires chez ce dernier. En conclusion, l’étude de patients présentant un syndrome amnésique apporte des données majeures sur l’architecture de la mémoire et suggère que les différents systèmes mnésiques peuvent fonctionner de façon indépendante. En outre, les modèles architecturaux proposés actuellement se distinguent essentiellement de par le nombre de systèmes mnésiques envisagés, leurs caractéristiques intrinsèques et leur fonctionnement au sein d’une structure intégrée. Dissociation entre mémoire épisodique et mémoire sémantique Au sein du concept de mémoire à long terme, un certain nombre de distinctions ont été mises en lumière grâce à l’étude des pathologies de la mémoire. Ainsi, la mémoire à long terme comprendrait entre autres la mémoire épisodique et la mémoire sémantique. Initialement proposée par Tulving (1972), cette dichotomie a subi plusieurs évolutions et sa pertinence fait encore débat. Dans les années 1960, B. Milner rapportait qu’au décours de l’intervention chirurgicale, les capacités de HM étaient globalement perturbées en mémoire épisodique et en mémoire sémantique (c’est-à-dire la mémoire déclarative). Une vingtaine d’années plus tard, Gabrieli et al. (1988) confirment que ce patient éprouve des difficultés pour définir des mots apparus dans le lexique après la résection, suggérant alors que dans l’amnésie antérograde les deux systèmes sont altérés. Depuis, de nombreuses équipes ont proposé divers protocoles de mémoire à HM et ont notamment rapporté les difficultés de ce patient dans l’apprentissage de nouvelles catégories imaginaires. Toutefois, d’autres auteurs ont montré l’existence de certaines capacités sémantiques préservées chez ce même patient. Récemment, Stokto et al. (2004) ont proposé à ce patient la réalisation de mots croisés qui utilisent des mots issus des périodes pré- et post-chirurgicales. Si HM obtient effectivement des performances déficitaires pour les mots récents qui concernent la période post-chirurgicale, il améliore significativement ses scores lorsque les mots proposés ont un lien sémantique avec les connaissances pré-existantes de la période préchirurgicale. Par ailleurs, en 1993, Hayman et Tulving ont mené une étude importante auprès d’un autre patient, KC, qui présente un syndrome amnésique permanent particulièrement sévère, consécutif à des lésions occipito-temporopariétales (Tulving, 2002, Rosenbaum et al., 2005). Dans cette étude, KC a été soumis à une tâche d’apprentissage de mots nouveaux correspondant à une définition amusante. KC est parvenu à acquérir ces nouvelles informations et à les maintenir dans le temps, tout comme les sujets contrôles, en dépit de ses troubles de mémoire épisodique. Bien que ces recherches apportent des données majeures concernant l’épargne de la mémoire sémantique dans l’amnésie Épilepsies, vol. 18, Numéro spécial, septembre 2006 6 Concepts et modèles systémiques de la mémoire humaine sur la récupération d’informations en mémoire sémantique. Le modèle SPI permet ainsi de rendre compte, du moins en partie, des doubles dissociations rapportées dans la littérature (voir supra). Dans ce modèle hiérarchique (Tulving, 1995), le premier système (qualifié de non déclaratif) s’exprime indépendamment de processus cognitifs de haut niveau. La mémoire procédurale est en effet le système chargé de l’encodage, du stockage et du rappel des procédures qui sous-tendent différentes habiletés telles que les habiletés perceptivo-motrices ou cognitives. Les connaissances procédurales sont difficilement verbalisables et s’expriment dans l’action finalisée de façon implicite (par exemple lorsque je fais du vélo). Bien que ce système soit intégré au modèle SPI, la question d’une possible autonomie de celui-ci par rapport aux autres systèmes mnésiques demeure actuellement débattue (Beaunieux et al., 1998, 2006). Comme l’attestent de nombreux travaux, l’apprentissage procédural est relativement épargné dans les pathologies telles que le syndrome amnésique, la maladie d’Alzheimer ou encore la démence sémantique. Cependant, l’apprentissage des patients demeure plus lent et moins efficient que celui des adultes sains. Certains auteurs ont alors fait l’hypothèse selon laquelle d’autres systèmes de mémoire joueraient un rôle dans l’acquisition de nouvelles procédures (Anderson, 1999). Dans ce cadre, les sujets sains pourraient recourir à d’autres systèmes mnésiques (notamment la mémoire épisodique) pour corriger leurs erreurs et limiter les effets d’interférences qui renforcent l’encodage de mauvais engrammes, tandis que les patients ne peuvent s’appuyer que sur leur système mnésique préservé et seraient donc davantage sujets aux interférences. A contrario, dans les maladies qui touchent plus particulièrement les structures souscorticales, telle que la maladie de Parkinson, les patients éprouvent d’importantes difficultés lors de l’apprentissage procédural comme par exemple l’acquisition de la lecture en miroir. Il semble donc que les régions extra-temporales sous-corticales, et plus précisément les noyaux gris centraux, jouent un rôle crucial dans l’apprentissage d’une suite organisée d’actions et l’utilisation de compétences procédurales. Sur le plan fondamental, le modèle SPI ne spécifie pas les relations entre la mémoire procédurale et les autres systèmes, ce qui constitue une limite du modèle. Modèles architecturaux de la mémoire humaine Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. Modèle mono-hiérarchique de Tulving Le modèle multisystémique actuellement le plus influent est sans doute celui développé par Endel Tulving (1995, 2001) qui prend notamment en compte les aspects à la fois phylogénétiques et ontogénétiques de la mémoire. Cet auteur propose une organisation architecturale comprenant 5 systèmes de mémoire (modèle SPI pour Serial Parallel Independant, figure 1), dans laquelle les relations entre ces systèmes sont spécifiées (Tulving, 1995). D’après cet auteur, l’encodage sériel d’une nouvelle information permet à celle-ci d’être transmise des systèmes de bas niveau vers les systèmes de haut niveau. Le stockage parallèle autorise une ségrégation des informations dans les différents sous-systèmes. Enfin, la récupération indépendante permet à une information d’être rappelée sans nécessiter l’évocation d’information en provenance des autres systèmes. Ainsi, ce modèle prédit qu’une information sera encodée dans le système « inférieur » même si l’encodage dans le système « supérieur » est défaillant : une information sera par exemple encodée en mémoire sémantique sans pour autant accéder à la mémoire épisodique. La réciproque n’est en revanche pas vraie, ce qui constitue une contrainte importante de ce modèle. Toutefois, la récupération étant indépendante, une information peut être rappelée en mémoire épisodique sans s’appuyer nécessairement Mémoire épisodique Mémoire de travail Mémoire sémantique En 2001, l’emphase est davantage portée par l’auteur sur les relations entre trois autres systèmes : le système de représentation perceptive (PRS), la mémoire sémantique et la mémoire épisodique. Ici, ce sont les liens avec la mémoire de travail qui ne sont pas précisés. Néanmoins, chacun de ces quatre systèmes prend en charge des informations élaborées et intégrées de nature représentationnelle. Le système de représentation perceptive (PRS) opère à un niveau présémantique (avant l’accès à la signification), et sous-tend des expressions non conscientes de la mémoire. Ce système permet l’identification d’objets considérés comme des entités perceptives. Celui-ci serait composé de 3 soussystèmes partageant des propriétés communes mais différenciés selon le type d’information qu’ils traitent (Schacter, 1994) : a) le Système de représentation perceptive Mémoire procédurale Figure 1. Modèle SPI. D’après Tulving (1995) et Eustache et Desgranges (2003). 7 Épilepsies, vol. 18, Numéro spécial, septembre 2006 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. S. Martins, et al. système de représentations pour la forme visuelle des mots [RABOT] ; b) le système dédié à la forme auditive des mots [rabo] ; et c) le système dédié aux descriptions structurales. L’étude d’un mot ou d’un objet active, ou crée, une représentation de sa structure perceptive dans le PRS, ce qui facilite le traitement ultérieur de ce même stimulus à partir d’indices perceptifs réduits. Le PRS sous-tendrait donc les effets d’amorçage perceptifs qui sont définis comme l’effet, généralement bénéfique, de la rencontre préalable d’une information (l’amorce) sur notre capacité subséquente à traiter de nouveau cette information en l’absence de récupération consciente de celle-ci. Ainsi, le fait d’être confronté une première fois à une information donnée amorcera notre capacité à identifier, juger ou effectuer tout autre traitement sur cette même information mais aussi une autre information qui lui est apparentée. L’intérêt pour l’étude de ces effets d’amorçage s’est développé avec les travaux de Warrington et Weiskrantz (1974) qui ont montré que les patients amnésiques obtenaient des performances normales à des épreuves de mémoire dans lesquelles les consignes ne faisaient pas explicitement référence à la présentation initiale du matériel encodé (par exemple, l’épreuve qui consiste à compléter des trigrammes : CHEVAL / CHE___). Ces observations suggèrent que les régions temporales internes ne jouent pas ici un rôle majeur. En revanche, l’intégrité des régions sensorielles (notamment les régions néocorticales postérieures) serait nécessaire à la préservation des effets d’amorçage perceptifs. Depuis une dizaine d’années, une nouvelle source d’inférence, à savoir l’imagerie fonctionnelle, apporte des précisions quant aux phénomènes cérébraux qui accompagnent l’effet d’amorçage. Si la rencontre première avec une information (l’amorce) entraîne une augmentation du débit sanguin cérébral dans les régions postérieures, la présentation subséquente de cette amorce ou d’une information apparentée se traduit, sur le plan hémodynamique, par une baisse de la perfusion sanguine dans ces mêmes régions postérieures (Nb : lorsque l’information a été préalablement intégrée dans le réseau de connaissances préexistant). Ce phénomène physiologique est actuellement considéré comme un principe d’économie cérébrale (Lebreton et al., 2002 ; Henson et al., 2004. qu’il lui soit nécessaire de revivre l’épisode d’encodage. Une information peut donc être récupérée sans référence au contexte d’apprentissage, indépendamment du self et du temps subjectif (Tulving, 2001). La nature même des informations prises en charge par ce système (informations générales de nature conceptuelle, informations sémantiques personnelles par exemple) pose néanmoins question. Plusieurs études en neuropsychologie ont rapporté le cas de patients présentant des déficits sémantiques spécifiques à un type d’information, les patients conservant, par exemple, une bonne compréhension des mots concrets contrastant avec d’importantes difficultés pour les mots abstraits. D’autres encore ont décrit l’altération des capacités en mémoire sémantique pour une catégorie de connaissances précises, les patients montrant ici des performances effondrées lorsque la restitution concerne des objets animés, tandis qu’il existe chez eux une préservation des connaissances pour les objets inanimés (Warrington & Shallice, 1984). Ces observations, recueillies auprès de patients dont les lésions sont généralement circonscrites au niveau du lobe temporal externe, suggèrent que la mémoire sémantique serait elle-même composite et ces soussystèmes seraient au moins partiellement séparés sur le plan fonctionnel et neuro-anatomique (Samson, 2003, pour revue). Toutefois, le lobe temporal externe ne sous-tend pas seul les capacités de mémoire sémantique. Si l’on se réfère notamment aux modèles de la consolidation (Moscovitch et al., 2006 pour revue), bien que la mémoire sémantique ne dépende pas directement des lobes temporaux internes, elle s’appuie en partie sur ces structures au moment de l’acquisition de nouvelles informations. Ainsi, la mémoire sémantique impliquerait un réseau comprenant les cortex entorhinal, péririhnal et parahippocampique. Les travaux de Vargha-Kadhem et al. ont apporté des arguments forts concernant le rôle des structures temporales internes en mémoire sémantique (1997). Les auteurs postulent en effet que les zones entorhinales et périrhinales suffisent à la mémorisation d’informations factuelles indépendamment de leur contexte d’encodage. Au regard de la littérature, il semble donc que si l’hippocampe joue un rôle dans la mémorisation de nouvelles informations, il ne serait pas indispensable au fonctionnement de la mémoire sémantique. Selon Tulving, la mémoire épisodique est le système mnésique le plus évolué sur le plan phylogénétique et ontogénétique. Il est spécifiquement dédié à la mémorisation d’informations personnellement vécues, situées dans leurs contextes spatial et temporel d’apprentissage. Le propre de la mémoire épisodique est donc de permettre le souvenir conscient d’une expérience personnelle antérieure, et en ce sens elle est tournée vers le passé. Lors de la récupération d’un souvenir, l’individu voyage ainsi mentalement dans le temps et « revit » l’épisode original. Le sentiment subjectif associé à ce rappel est intrinsèquement lié au self de l’individu. Selon Tulving, la mémoire épisodique s’accompagne donc nécessairement chez l’homme de la conscience autonoétique (Tulving, 2001) et permet au sujet de prendre conscience de sa propre identité. La mémoire épisodique propre à l’individu est donc conçue comme une Selon le modèle SPI, l’information qui est encodée et stockée au niveau des PRS peut ensuite être transférée vers le système supérieur appelé mémoire sémantique. Dans la première acception proposée par Tulving (1972), la mémoire sémantique faisait référence à la compréhension du langage (mémoire des mots et concepts). Cette conception a été revue à plusieurs reprises et la mémoire sémantique est actuellement définie comme le système de mémoire chargé de l’encodage, du maintien et de la récupération d’informations générales indépendamment de leur contexte d’acquisition. Ces informations peuvent concerner plusieurs domaines, tels que les mots et concepts (par exemple: la famille), la culture générale (Rome est la capitale de l’Italie) ou encore les aspects sémantiques personnels ou les connaissances générales sur soi (la ville où je suis né (e)). Ce système est associé à la conscience noétique qui permet au sujet une conduite introspective sur le monde sans Épilepsies, vol. 18, Numéro spécial, septembre 2006 8 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. Concepts et modèles systémiques de la mémoire humaine mémoire autobiographique (pour une conception de la mémoire autobiographique actualisée, voir Conway et al., 2004). Elle se distingue en cela de la mémoire sémantique qui est quant à elle liée à la conscience noétique. Toutefois, dans certaines situations, la distinction entre mémoire épisodique et mémoire sémantique est difficile à effectuer. En effet, les épreuves psychométriques couramment utilisées en neuropsychologie permettent en partie le rappel du contenu de l’information grâce à la mémoire sémantique et/ou grâce à un simple sentiment de familiarité, sans que le sujet n’ait besoin de se remémorer explicitement l’épisode d’encodage et son contexte phénoménologique. Ainsi, une épreuve de reconnaissance peut être réalisée sur la base d’un sentiment de familiarité dépendant de la mémoire sémantique. Pour cette raison, Tulving a proposé le paradigme « Remember/Know » (« je me souviens/je sais »). Ce paradigme est le plus souvent appliqué au cours d’une tâche de reconnaissance. Après avoir encodé les items cibles, l’individu doit reconnaître ces derniers parmi des distracteurs. Pour chaque réponse affirmative (bonnes réponses et fausses reconnaissances), l’individu fait état de l’expérience subjective associée à cet item : « Remember » (R) s’il a le sentiment de revivre l’épisode d’encodage (et peut fournir des détails contextuels) ou « Know » (K) s’il n’a qu’un sentiment de familiarité. Les réponses R, associées à la reconstruction consciente de la scène dans laquelle l’item-cible a été présenté, constituent un index de l’implication de la conscience autonoétique, c’est-à-dire de la mémoire épisodique. Les réponses K, basées sur un sentiment de familiarité en l’absence de reconstruction consciente, reflètent l’intervention de la conscience noétique ou de la mémoire sémantique (Tulving, 1985). indifféremment impliquée lors de la reconnaissance d’items associés à la conscience autonoétique ou noétique. Si la mémoire de travail est intégrée au modèle SPI, c’est en réalité Baddeley (1986) qui en propose le modèle fonctionnel le plus complet. La mémoire de travail est chargée du maintien temporaire et de la manipulation d’informations pendant la réalisation de tâches cognitives telles que la compréhension et le raisonnement. Dans son premier modèle, Baddeley propose trois composantes. L’administrateur central, qui gère les ressources attentionnelles, est supposé remplir différentes fonctions « exécutives » telles que l’inhibition des réponses non pertinentes, la planification et une flexibilité des activités cognitives en cours. Les deux autres composantes (dites « systèmes esclaves ») sont spécialisées et sous le contrôle de l’administrateur. Le premier système esclave, « la boucle phonologique », est impliqué dans le maintien temporaire et le rafraîchissement des informations verbales. Elle serait donc constituée d’un registre phonologique de stockage passif et d’un processus de répétition subvocale (récapitulation articulatoire). Le second, « le calepin visuo-spatial », est impliqué dans le stockage limité des informations de nature visuo-spatiale. Il comprendrait lui-même un système de stockage passif et un processus de rafraîchissement par répétition. Un tel modèle ne rend toutefois pas compte des relations entre la mémoire de travail et la mémoire épisodique. En conséquence, Baddeley a récemment proposé une composante supplémentaire à l’interface entre ces deux systèmes (Baddeley, 2000). Ce « buffer épisodique » est chargé du stockage temporaire d’informations intégrées provenant de diverses sources. Il traite, manipule, voire modifie des informations liées à leurs contextes spatial et temporel. Il est donc en lien étroit avec la mémoire épisodique. Les bases neuroanatomiques de la mémoire de travail commencent à être mieux appréhendées grâce à l’étude des corrélations anatomo-cliniques mais également grâce à l’imagerie fonctionnelle. Les perturbations de la mémoire de travail sont fréquentes chez les patients traumatisés crâniens, dans certaines atteintes dégénératives et vasculaires touchant le cortex frontal et pré-frontal. Les données d’imagerie fonctionnelle (Wager & Smith, 2003, pour revue) ont permis de préciser que le rôle du cortex frontal était différent selon le type de processus engagé au cours d’une tâche. Ainsi, la manipulation de l’information en mémoire de travail (qui comprend l’utilisation de stratégies, l’inhibition, la flexibilité) nécessiterait l’activation du cortex frontal inférieur. L’ordonnancement et la mise à jour activeraient plutôt le cortex frontal supérieur. Les données récentes issues de l’imagerie fonctionnelle ont permis de mettre en évidence les réseaux neuronaux qui soustendent, chez l’adulte, la mémoire épisodique mais également de préciser les structures cérébrales qui sont associées au sentiment de reviviscence (c’est-à-dire à la conscience autonoétique). Ainsi, Eldridge et al. (2000) montrent que l’activité de l’hippocampe augmente lors de la récupération consciente des mots d’une liste mais reste inchangée dans le cas de la reconnaissance de ces mots basée sur un sentiment de familiarité. Plus récemment, Yonelinas et al. (2005) ont rapporté l’existence d’une différenciation fonctionnelle au sein du cortex préfrontal selon l’état de conscience associé à la récupération en mémoire. Ainsi le cortex préfrontal gauche (comprenant les régions antérieures et postérieures) sous-tendrait le sentiment de familiarité et le cortex préfrontal médian sous-tendrait une récupération liée au sentiment de reviviscence. Enfin, si le rôle des régions associatives pariétales dans la reconstruction du souvenir est reconnu, ce n’est que très récemment que ces régions ont fait l’objet d’une attention particulière pour mieux comprendre leur rôle spécifique dans l’éprouvé subjectif qui accompagne la récupération de ce souvenir. En 2004, Wheeler et Buckner montrent que la récupération consciente des informations en mémoire épisodique, associée à la reviviscence de l’épisode d’encodage, met spécifiquement en jeu la région pariétale latérale (dans sa partie inférieure) alors que la région du sulcus pariétal est Autres modèles de la mémoire humaine D’autres conceptions théoriques de la mémoire humaine ont été élaborées pour rendre compte des différentes observations neuropsychologiques recueillies dans les pathologies de la mémoire. Au sein des conceptions structurales, le modèle proposé par Larry Squire (1992) se fonde essentiellement sur des arguments neuro-biologiques. Il repose sur un fonctionnement parallèle de la mémoire humaine, qui oppose la mémoire non déclarative et 9 Épilepsies, vol. 18, Numéro spécial, septembre 2006 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. S. Martins, et al. la mémoire déclarative. La mémoire non déclarative fait référence à un groupe hétérogène de capacités mnésiques. Elle est ainsi composée de multiples modules dont le point commun est que leur contenu est difficilement verbalisable. Font partie de la mémoire non déclarative : la mémoire procédurale, les phénomènes d’amorçage, le conditionnement classique et l’apprentissage non associatif. La mémoire déclarative est définie comme un système de mémoire flexible chargé du rappel conscient de différents faits et d’événements dont le contenu peut être déclaré. Bien que les termes de mémoire sémantique et mémoire épisodique soient mentionnés dans les schémas proposés par l’auteur, ils ne renvoient donc pas à des systèmes mnésiques distincts. Récemment, Eustache et Desgranges ont proposé une vision intégrative de la mémoire humaine modélisée dans MNESIS pour Modèle NEo-Structural Inter-Systémique de la mémoire humaine (figure 2) (Eustache et Desgranges, 2003). Il comprend, comme le modèle SPI (Tulving 1995) dont il est dérivé, 5 systèmes de mémoire : les mémoires perceptives, la mémoire sémantique et la mémoire épisodique qui correspondent aux trois systèmes de représentations à long terme ; la mémoire de travail (avec ses différentes composantes : « buffer épisodique », administrateur central et systèmes esclaves) qui se situe au cœur du modèle et la mémoire procédurale qui entretient des liens importants avec les autres systèmes notamment lors de la phase d’apprentissage procédural. L’originalité de ce modèle repose sur l’adjonction de rétroactions et d’interactions entre les différents sous-systèmes. Une première rétroaction est supposée entre la mémoire épisodique et la mémoire sémantique afin de rendre compte des phénomènes de consolidation (ou phénomène de sémantisation). Une seconde rétroaction est proposée entre la mémoire épisodique et les mémoires perceptives afin de mieux souligner l’importance des phénomènes de reviviscence (conscients ou inconscients) indispensables à la consolidation mnésique. Ces deux rétroactions permettent de mettre l’accent sur le caractère reconstructif et dynamique de la mémoire humaine. Développement de la mémoire chez l’enfant sain Les concepts théoriques proposés pour rendre compte du fonctionnement de la mémoire humaine ont été principalement définis à partir des observations recueillies chez l’adulte. Néanmoins, un certain nombre d’auteurs ont pris en compte les dimensions ontogénétiques qui président au développement des différents systèmes mnésiques. Le modèle développé par Tulving (2001) notamment se fonde sur un développement de la mémoire qui s’opérerait de façon progressive depuis l’émergence première de la mémoire procédurale jusqu’à la mise en place des capacités en mémoire épisodique. Selon cet auteur, l’efficience des systèmes de plus bas niveau concourt à la mise en place des systèmes de plus haut niveau. Reviviscence Sémantisation Mémoire épisodique Mémoire sémantique Buffer épisodique Mémoires perceptives Apprentissage procédural cognitif Administrateur central Apprentissage procédural perceptivoverbal Registre visuo-spatial Apprentissage procédural perceptivomoteur Mémoire de travail Entrées sensorielles Figure 2. Modèle MNESIS. (D’après Eustache & Desgranges 2003). Épilepsies, vol. 18, Numéro spécial, septembre 2006 Boucle phonologique 10 Mémoire procédurale Concepts et modèles systémiques de la mémoire humaine mentalement un objet et à agir sur le monde qui l’entoure, au-delà de la perception première de cet objet (ce qui correspondrait au stade piagétien de « permanence de l’objet ») (figure 3). A partir de cette étape, l’enfant sera capable d’incrémenter ses connaissances sur le monde et constituera progressivement sa mémoire sémantique. Cela est rendu possible par la mise en place de la « conscience noétique ». En effet, l’enfant commence à manipuler ces représentations et acquiert les capacités de rappel pour certains types d’événements (Bauer et Wewerka, 1995). Il devient alors possible de parler de capacités en « mémoire événementielle » (appelée « event memory »). Néanmoins, Wheeler et al. (1997) pensent que ce type de mémoire n’est pas identique à la mémoire épisodique en cela qu’elle n’implique pas l’efficience d’une « conscience autonoétique ». Au regard de la littérature, il apparaît en effet que la reviviscence d’un événement par l’enfant dépend de la mise en place des « théories de l’esprit » permettant à l’enfant de comprendre ses états mentaux et a fortiori d’être conscient qu’un événement a été subjectivement vécu. Perner (2000) appelle cette capacité particulière « experiential awareness ». Ainsi, pour Perner et al., ce n’est qu’autour de 5/6 ans que les enfants possèdent à la fois les informations pertinentes à propos d’un événement personnellement vécu et l’éprouvé subjectif de l’événement en question parce qu’ils possèdent la représentation mentale de l’origine de l’événement. En effet, ces auteurs montrent que les enfants avant 4 ans sont capables de récupérer des informations sur des événements personnellement vécus (par exemple rappeler les dessins de fruits présentés) mais ne peuvent pas fournir les détails phénoménologiques de ces événements tels que la source de l’information (par exemple « qui » a manipulé les photos) (Perner et Ruffman, 1995). En outre, ces résultats suggèrent que les enfants de moins de 5 ans sont incapables de voyager mentalement dans le temps et que, s’ils encodent effectivement certains types d’événements, ils ne les encodent pas (encore) en mémoire épisodique. La mise en place de la mémoire épisodique serait en fait progressive et se poursuivrait au-delà de l’âge de 10 ans, notamment concernant la conscience autonoétique. En 2002, Billingsley et al. ont proposé le paradigme R/K lors d’une tâche de reconnaissance d’images à des enfants et adolescents âgés de 8 ans à 19 ans (soit une évaluation de la mémoire antérograde). Ils ont ainsi observé des performances équivalentes dans les 2 groupes concernant les réponses de type K (« je sais », reflétant l’intervention de la mémoire sémantique), mais une différence significative entre les deux groupes quant aux réponses R (« je me souviens », basées sur la conscience autonoétique reflétant l’intervention de la mémoire épisodique) avant et après 10 ans. Récemment, Piolino et al. (2006) ont évalué la conscience autonoétique dans le versant rétrograde de la mémoire épisodique. Les résultats obtenus par ces auteurs se rapprochent de ceux rapportés par Billingsley et al., à savoir que le sentiment de reviviscence augmenterait au cours du développement (entre sept et treize ans). Ainsi, certains auteurs postulent que les souvenirs épisodiques d’avant l’âge auquel les enfants peuvent comprendre et représenter les origines de leur savoir diffèrent qualitativement Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. Mémoire procédurale et système de représentation perceptive : une mise en place précoce de capacités mnésiques implicites Les recherches en psychologie du développement utilisent des méthodologies spécifiques (notamment la méthode d’habituation, le renforcement et l’imitation différée) qui permettent d’appréhender les capacités mnésiques des enfants les plus jeunes. Une étude majeure, publiée par Rovee-Collier et al., a utilisé un paradigme original reposant sur le renforcement positif opéré chez des nourrissons de 2 à 6 mois. Dans cette expérience, l’enfant couché sur le dos regarde un mobile suspendu audessus du berceau. Ce mobile est relié au pied de l’enfant grâce à un ruban. Dans ce travail, les auteurs montrent que l’enfant associe rapidement le mouvement de son pied à celui du mobile. Après des intervalles de quelques minutes à plusieurs semaines, l’enfant est replacé dans cette même situation mais le ruban n’est plus relié au mobile. A 2 mois, les enfants montrent une rétention de cette association après un délai bref (attestée par un mouvement du pied fréquent), mais un oubli à 24 heures. En revanche, dès 3 mois, les bébés retiennent cette association jusqu’à deux semaines. Cette étude démontre ainsi l’existence de capacités mnésiques implicites précoces pouvant être considérées comme l’expression d’une mémoire procédurale perceptivo-motrice. L’exploration de la mémoire implicite chez les tout petits est donc rendue possible par l’utilisation de ce type de paradigme. Toutefois, l’étude des effets d’amorçage perceptif ne peut être réalisée qu’auprès d’enfants plus grands. La tâche la plus fréquemment utilisée est celle de l’identification progressive de dessins fragmentés. Celle-ci consiste à présenter à l’enfant des versions de moins en moins dégradées des items jusqu’à leur identification parfaite. L’effet d’amorçage est alors révélé par une identification des items cibles à un niveau de dégradation plus important que pour les items contrôles. De nombreuses études s’accordent sur le fait que l’amplitude de ces effets ne varierait pas entre trois ans et l’âge adulte (Parkin, 1998 ; Russo et al., 1995). Il semblerait donc que la mise en place du PRS soit également précoce et que ce système soit efficient dès 3 ans. D’après la littérature adulte, les effets d’amorçage perceptifs impliqueraient préférentiellement les régions postérieures (notamment le cortex extra-strié et les aires sensorielles primaires). Les études neurophysiologiques et anatomiques ayant récemment précisé que la maturation et la myélinisation de ces régions s’opéraient précocement au cours du développement (Casey et al., 2005 ; Gogtay et al., 2004 ; Sowell et al., 1999), il est possible d’inférer que les PRS atteignent une efficience optimale dans les premiers semestres de vie. Mémoire sémantique et mémoire épisodique : une évolution différenciée mais intimement liée Peu d’auteurs se sont intéressés à l’émergence de la mémoire épisodique dans sa définition actuelle chez l’enfant. Dans une revue de littérature, Wheeler et al. (1997) rappellent que c’est autour de 8 mois que le jeune enfant parvient à se représenter 11 Épilepsies, vol. 18, Numéro spécial, septembre 2006 S. Martins, et al. Âge Émergence de capacités mnésiques spécifiques Encodage et rappel d'événements « tamponnés » personnellement vécus : « mémoire épisodique » 5-6 ans Encodage et rappel de séquences d'événements : « mémoire événementielle » Émergence des états de conscience Conscience autonoétique « Conscious awareness » Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. 20 mois Manipulation des représentations mentales des objets en dehors de leur perception Conscience noétique Encodage et rappel de connaissances sur le monde : « mémoire sémantique » 9 mois Figure 3. Développement parallèle de la mémoire et des états de conscience associés. des souvenirs qui incluent la source de ces informations (Perner, 2000). Cette hypothèse appuie donc l’idée de Wheeler selon laquelle « mémoire événementielle » et « mémoire épisodique » sont deux types de mémoire différents. En conclusion, au regard de la littérature, il apparaît que plusieurs habiletés (théories de l’esprit, attribution de la source, subjectivité) concourent à l’émergence de la mémoire épisodique telle que décrite chez l’adulte, à savoir associée à la conscience autonoétique. efficaces, notamment parce qu’il devient capable d’inhiber les réponses inadaptées et de planifier ses activités cognitives. L’étude de leur développement n’est pas aisée et les tâches qui les évaluent sont souvent complexes. Néanmoins, de nombreux auteurs s’accordent sur le fait que le développement de l’administrateur central est lent et tardif. Selon Luciana et al., (1998) ces fonctions exécutives augmenteraient essentiellement entre 6-8 ans pour les épreuves non verbales et jusqu’à l’adolescence pour la résolution de problèmes complexes. De nouvelles recherches devraient permettre d’aller plus avant dans la compréhension des stratégies mises en œuvre en mémoire de travail. Celle-ci ne peut se faire sans une connaissance précise des relations entre les différentes composantes de ce système mais également des relations qu’il entretient avec les informations stockées en mémoire à long terme. Même si l’existence précoce du « buffer épisodique » a été récemment validée chez l’enfant (Alloway et al., 2004), aucune donnée ne précise le développement de ce sous-système. Développement de la mémoire de travail : dépendance aux capacités exécutives Bien que la mémoire de travail soit fréquemment évaluée au cours de bilans neuropsychologiques chez l’enfant, les aspects développementaux de ce type de mémoire sont encore mal définis sur le plan fondamental. Du point de vue quantitatif, les capacités en mémoire de travail s’accroissent avec l’âge. Ainsi, l’empan verbal serait de 2 items à 2 ans pour atteindre progressivement les capacités de l’adulte autour de 11-12 ans. L’évolution de l’empan visuo-spatial serait plus tardive, passant de 4 blocs autour de 5 ans pour atteindre jusqu’à 14 blocs à 11 ans. Toutefois, l’âge de maturité postulé par différents auteurs paraît tributaire du type de tâche proposée (Gathercole et al., 2004). De fait, la mémoire de travail n’est pas un simple système de stockage à court terme mais implique l’efficience de processus dits exécutifs. Du point de vue qualitatif, ses capacités exécutives permettent à l’enfant d’utiliser des stratégies de plus en plus Épilepsies, vol. 18, Numéro spécial, septembre 2006 Conclusion La neuropsychologie de la mémoire est un champ de recherche dont l’essor ne cesse de croître. Tout d’abord, l’observation fine des patients amnésiques et l’étude des dissociations entre capacités préservées et altérées dans ce syndrome ont permis depuis 50 ans, de mieux cerner la nature composite de cette 12 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 24/05/2017. Concepts et modèles systémiques de la mémoire humaine fonction cognitive. Les données récentes issues des techniques d’imagerie fonctionnelle (TEP, IRMf) apportent de nouvelles perspectives en soulignant la complexité des réseaux neuronaux qui sous-tendent chacune des capacités mnésiques. Si l’étude neuropsychologique de la mémoire sur le plan ontogénétique n’est qu’à ses débuts, les recherches dans ce domaine nous montrent comment cette fonction cognitive se met progressivement en place et nous rappellent que la mémoire se construit en lien avec d’autres fonctions essentielles telles que, par exemple, les fonctions exécutives et la théorie de l’esprit. Néanmoins, de nouvelles recherches sont nécessaires afin de mieux comprendre les relations qui unissent les différents systèmes mnésiques et leur mise en place au cours du développement. M Gathercole SE, Pickering SJ, Ambridge B, Wearing H. The structure of working memory from 4 to 15 years of age. Dev Psychol 2004 ; 40 : 177-90. Gogtay N, Giedd JN, Lusk L, et al. Dynamic mapping of human cortical development during childhood through early adulthood. Proc Natl Acad Sci USA 2004 ; 101 : 8174-9. Guillary-Girard B, Desgranges B, Katis S, De la Sayette V, Viader F. Eustache. Acquisition without episodic memory : evidence from transient global amnesia. Neuroreport 2001 ; 12 : 1-5. Guillary-Girard B, Martins S, Parisot D, Eustache F. Semantic acquisition in childhood amnesic syndrome : a prospective study. Neuroreport 2004 ; 15 : 377-81. Henson RN, Rylands A, Ross E, Vuilleumeir P, Rugg MD. 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