Document 1 : Le constat de l’éloignement de “la philosophie” avec la véritable philosophie n’est pas
nouveau.
La corruption de la philosophie par son mélange avec la superstition et la théologie
apparaît de loin la plus étendue et la plus dommageable soit pour des philosophies
entières soit pour certaines de leurs parties, car l’intelligence humaine n’est pas moins
soumise aux impressions de l’imagination qu’à celles des notions vulgaires.
Francis Bacon (1561-1626)
Novum organum, I, 65
Document 2 : Mesurons l’écart entre ce que nous avons fait aujourd’hui de la philosophie et ce qu’elle est
en réalité.
Pour nous autres modernes (ou postmodernes), la philosophie est essentiellement un
discours, écrit ou oral, portant sur des notions ou des concepts, en quelque sorte un
discours sur le discours, donc une théorie, une construction conceptuelle ; c'est d'ailleurs,
pense-t-on, ce qu'elle a été dès l'origine, depuis les premiers penseurs de la Grèce, au
VIème siècle avant Jésus-Christ. N'est-elle pas d'ailleurs une spécificité occidentale, qui a
son origine dans le génie grec, particulièrement doué pour la spéculation, la discussion et
l'abstraction ? Toutes les philosophies de l'Antiquité et les œuvres qu'elles ont produites ne
se présentent-elles pas comme des exposés de théories et de savoirs abstraits ?
TELLE EST DONC LA REPRÉSENTATION COURANTE que l'on se fait aujourd'hui de la
philosophie en général, et particulièrement de la philosophie antique. Mais correspond-
elle à la réalité ? La philosophie, au cours des âges, n'aurait elle pas oublié ses origines ?
Car des faits troublants pourraient ébranler notre tranquille assurance. Tout d'abord,
pourquoi donc un certain nombre de philosophes antiques se sont-ils volontairement
abstenus d'écrire ? Parce que, précisément, ils refusaient de construire des théories et
de les enseigner ? C'est le cas, par exemple, de Socrate, de Pyrrhon, d'Arcésilas, de
Carnéade et, en un certain sens, d'Epictète. Pourquoi surtout certains personnages qui
n'ont jamais enseigné dans une école philosophique ni écrit d'ouvrage philosophique,
mais ont été des hommes d'action, tels Dion de Syracuse ou Caton d'Utique, étaient-ils,
dans l’Antiquité, considérés comme des philosophes ? Théorie et philosophie sont-elles
alors vraiment inséparables ?
Il nous faut donc revenir sur l'origine et sur la signification du mot philosophie. Si l'on avait
dit aux premiers penseurs grecs qu'ils étaient des philosophes, ils n'auraient pas très bien
compris de quoi il s'agissait. Le mot n'existait même pas à leur époque. Mais ils auraient
accepté qu'on les nommât des “sages” (sophoi), le mot “sagesse” signifiant alors l'habileté,
l'expérience, le savoir-faire en toutes sortes de domaines. Cette sagesse, ce savoir ou
savoir faire des premiers penseurs de la Grèce est né à la périphérie du monde grec, dans
ces colonies d'Asie Mineure qui étaient en contact avec les sagesses plus anciennes
encore de l'Égypte et du Proche-Orient. Avec l'essor de la démocratie athénienne au VIème
siècle avant Jésus-Christ, cette activité intellectuelle va venir, au moins en partie, se fixer
désormais au cœur de la Grèce, à Athènes, et prendre une tout autre forme, avec ce que
l'on appelle le mouvement des sophistes. Ceux-ci se présentaient comme des
professionnels de l'enseignement de la sagesse, se déclarant prêts, moyennant finance, à
fournir à la jeunesse avide de pouvoir l'habileté à raisonner, à parler, à convaincre et
finalement à gouverner. Ce sont les premiers “professeurs”, de notre civilisation
occidentale. Le mot philosophia, qui fait son apparition à cette époque, a encore un sens
très vague : il englobe tout ce qui se rapporte à la culture intellectuelle et générale.
Mais un événement déterminant va se produire : c'est, dans les dernières années du Vème
siècle avant Jésus-Christ, la vie et la mort de Socrate. Grâce surtout à l'interprétation qu'en
a donnée Platon, la vie et la mort de Socrate vont devenir les modèles de la vie et de la
mort du philosophe en général, et la philosophie, se distinguant de l'antique sagesse-savoir,
va prendre conscience de son essence véritable. Dans «le Banquet», Socrate est comparé
à Éros : de même que celui-ci, privé de beauté, aime celle-ci et cherche à l'atteindre, de
même Socrate est privé de sagesse mais s'efforce de l'atteindre. La sagesse, désormais
conçue comme un mode d'être parfait, divin et inaccessible, se distingue radicalement de la
philosophie (amour ou recherche de la sagesse), qui sera un effort sans cesse renouvelé
pour vivre concrètement selon cette norme transcendante de la sagesse. Socrate n'est pas
un théoricien, il prétend ne rien savoir, et s'il interroge les autres, c'est pour les obliger à
s'examiner et à changer de vie. Et finalement son seul véritable enseignement, c'est sa
vie : «je ne cesse pas de faire voir ce qui me paraît être juste ; à défaut de discours, je le
fais voir par mes actes.» Désormais, la vraie philosophie ne sera plus conçue comme un
pur savoir, une habileté ou une culture, mais comme une manière de vivre, une manière
Association ALDÉRAN © - Conférence 1600-176 : “Qu’est-ce que la philosophie ? ” - 29/06/2005 - page 5