Document 1 : Quand la philosophie a oublié sa propre nature.
Pour nous autres modernes (ou postmodernes), la philosophie est essentiellement un
discours, écrit ou oral, portant sur des notions ou des concepts, en quelque sorte un
discours sur le discours, donc une théorie, une construction conceptuelle ; c'est d'ailleurs,
pense-t-on, ce qu'elle a été dès l'origine, depuis les premiers penseurs de la Grèce, au
VIème siècle avant Jésus-Christ. N'est-elle pas d'ailleurs une spécificité occidentale, qui
a son origine dans le génie grec, particulièrement doué pour la spéculation, la discussion
et l'abstraction ? Toutes les philosophies de l'Antiquité et les œuvres qu'elles ont
produites ne se présentent-elles pas comme des exposés de théories et de savoirs
abstraits ?
TELLE EST DONC LA REPRÉSENTATION COURANTE que l'on se fait aujourd'hui de la
philosophie en général, et particulièrement de la philosophie antique. Mais correspond-
elle à la réalité ? La philosophie, au cours des âges, n'aurait-elle pas oublié ses
origines ? Car des faits troublants pourraient ébranler notre tranquille assurance. Tout
d'abord, pourquoi donc un certain nombre de philosophes antiques se sont-ils
volontairement abstenus d'écrire ? Parce que, précisément, ils refusaient de construire
des théories et de les enseigner ? C'est le cas, par exemple, de Socrate, de Pyrrhon,
d'Arcésilas, de Carnéade et, en un certain sens, d'Epictète. Pourquoi surtout certains
personnages qui n'ont jamais enseigné dans une école philosophique ni écrit d'ouvrage
philosophique, mais ont été des hommes d'action, tels Dion de Syracuse ou Caton
d'Utique, étaient-ils, dans l’Antiquité, considérés comme des philosophes ? Théorie et
philosophie sont-elles alors vraiment inséparables ?
Il nous faut donc revenir sur l'origine et sur la signification du mot philosophie. Si l'on avait
dit aux premiers penseurs grecs qu'ils étaient des philosophes, ils n'auraient pas très bien
compris de quoi il s'agissait. Le mot n'existait même pas à leur époque. Mais ils auraient
accepté qu'on les nommât des “sages” (sophoi), le mot “sagesse” signifiant alors
l'habileté, l'expérience, le savoir-faire en toutes sortes de domaines. Cette sagesse, ce
savoir ou savoir-faire des premiers penseurs de la Grèce, est née à la périphérie du
monde grec, dans ces colonies d'Asie Mineure qui étaient en contact avec les sagesses
plus anciennes encore de l'Égypte et du Proche-Orient. Avec l'essor de la démocratie
athénienne au VIème siècle avant Jésus-Christ, cette activité intellectuelle va venir, au
moins en partie, se fixer désormais au cœur de la Grèce, à Athènes, et prendre une tout
autre forme, avec ce que l'on appelle le mouvement des sophistes. Ceux-ci se
présentaient comme des professionnels de l'enseignement de la sagesse, se déclarant
prêts, moyennant finance, à fournir à la jeunesse avide de pouvoir l'habileté à raisonner,
à parler, à convaincre et finalement à gouverner. Ce sont les premiers “professeurs”, de
notre civilisation occidentale. Le mot philosophia, qui fait son apparition à cette époque, a
encore un sens très vague : il englobe tout ce qui se rapporte à la culture intellectuelle et
générale.
Mais un événement déterminant va se produire : c'est, dans les dernières années du
Vème siècle avant jésus-Christ, la vie et la mort de Socrate. Grâce surtout à
l'interprétation qu'en a donnée Platon, la vie et la mort de Socrate vont devenir les
modèles de la vie et de la mort du philosophe en général, et la philosophie, se distinguant
de l'antique sagesse-savoir, va prendre conscience de son essence véritable. Dans « le
Banquet », Socrate est comparé à Eros : de même que celui-ci, privé de beauté, aime
celle-ci et cherche à l'atteindre, de même Socrate est privé de sagesse mais s'efforce de
l'atteindre. La sagesse, désormais conçue comme un mode d'être parfait, divin et
inaccessible, se distingue radicalement de la philosophie (amour ou recherche de la
sagesse), qui sera un effort sans cesse renouvelé pour vivre concrètement selon cette
norme transcendante de la sagesse. Socrate n'est pas un théoricien, il prétend ne rien
savoir, et s'il interroge les autres, c'est pour les obliger à s'examiner et à changer de vie.
Et finalement son seul véritable enseignement, c'est sa vie : «je ne cesse pas de faire
voir ce qui me paraît être juste ; à défaut de discours, je le fais voir par mes actes».
Désormais, la vraie philosophie ne sera plus conçue comme un pur savoir, une habileté
ou une culture, mais comme une manière de vivre, une manière d'être au monde,
engageant toute la vie, un exercice de la vie et un « exercice de la mort », selon
l'expression de Platon.
Cela ne veut pas dire qu'il n'y a plus de discours philosophique. Mais il n'est jamais
purement théorique, malgré les apparences ; il est toujours lié et subordonné à la
décision fondamentale du philosophe de choisir un certain mode de vie, qui sera
d'ailleurs très différent s'il est platonicien, ou aristotélicien, ou cynique, ou épicurien, ou
stoïcien, ou sceptique, et qui impliquera chaque fois une certaine vision du monde. Le
discours philosophique aura pour tâche d'inviter à prendre cette décision et à la justifier,
Association ALDÉRAN © - Conférence 1600-001 : “Philosophie et vie quotidienne” - 18/10/1990 - page 4