Le circuit monétaire keynésien dans un cadre théorique et comptable cohérent
Marc Lavoie
Conférence de l’Association Charles Gide
John Maynard Keynes: bilan et perspectives
UQAM, Montréal, juin 2002
Contrairement à ce qui se fait en Amérique, les enseignants français ont toujours apporté une
grande importance au cadre comptable de leurs théories économiques. Il n’est que de consulter
les manuels français pour le constater. Même dans les manuels avancés, celui de Malinvaud
(1982) en étant le meilleur exemple, de longs développements sont consacrés à une présentation
assez complète des diverses comptabilités. Par contre, les manuels américains, sauf les plus
anciens comme ceux de Paul Samuelson, ne présentent ni la comptabilité nationale ni la
comptabilité d’entreprise, ni a fortiori la comptabilité des flux financiers ou celle des bilans.
Depuis plus de deux décennies, Wynne Godley, ancien directeur du Department of
Applied Economics à l’Université de Cambridge, s’est employé à développer une théorie
économique construite à partir d’un cadre comptable cohérent, qui, comme le suggérait Jean
Denizet (1969), fasse la jonction entre la comptabilité des flux et celle des stocks, tout en
intégrant adéquatement la monnaie, à la fois sous l’angle du crédit bancaire et sous celui du
choix de portefeuille des ménages. Bien que la plupart de ses idées aient été présentées il y a déjà
plus de vingt ans (Godley et Cripps 1983), ce n’est que tout récemment que Godley est parvenu à
trouver une façon adéquate de représenter sa théorie macro-économique sous la forme d’un tout
entièrement cohérent (Godley 1996, 1999a).
Les travaux de Godley s’inscrivent clairement dans la tradition des post-keynésiens de
l’école de Cambridge, Godley ayant été marqué particulièrement par la pensée de Kaldor. Les
parentés post-keynésiennes sont bien visibles, qu’il s’agisse de sa vision monétaire ou de sa
théorie de la fixation des prix. Pourtant, jusqu’à tout récemment ses travaux avaient été presque
complètement laissés dans l’ombre par l’hétérodoxie keynésienne. Même dans la toute récente
histoire de l’économie post-keynésienne rédigée par John King (2002), le nom de Godley
n’apparaît que deux fois, sans qu’on sache ce qu’est sa contribution. Pourtant, comme on va le
voir, sa théorie est intimement liée à une vision circuitiste de la monnaie endogène.1
L’objectif du présent texte est de présenter la méthode prônée par Godley, tout en
montrant comment sa méthode permet de bien représenter les principales étapes du circuit
monétaire, et par là-même comment sa méthode permet de mieux comprendre la théorie de la
monnaie endogène, quel que soit le cadre institutionnel dans lequel on se trouve. L’autre objectif
est dé montrer que Godley a réussi là où bon nombre d’économistes ont échoué: sa méthode
permet de faire la jonction entre la monnaie-flux, celle qui apparaît en début de période au
moment où les crédits sont consentis aux entreprises, et la monnaie-stock, celle qui sursoit en fin
de période et qui résulte des choix de portefeuille.
1 Je l’ai relevé, mais trop brièvement, dans Lavoie (1987, p. 77).
Les matrices de stocks
Commençons par le plus simple, soit la représentation du bilan des actifs, c’est-à-dire la matrice
des stocks. Celle-ci ressemble au tableau d’ensemble des actifs présenté par Malinvaud (1982, p.
17), mais la présentation de Godley est légèrement différente de la représentation
conventionnelle, mais à mon avis elle est aussi plus éclairante.
Supposons une économie à trois secteurs, le secteur des ménages, celui des banques, et
celui des entreprises non financières, c’est-à-dire les entreprises de production. Nous laissons de
côté pour l’instant tout le secteur des administrations, notamment la banque centrale. On suppose
que seules les entreprises disposent de capital matériel, et qu’elles sont les seules à émettre des
actions e (dont le prix est pe). Il suit que les banques constituent un service public, qui
n’accumule aucun fonds propres, et dont le seul élément au passif est constitué par la monnaie
bancaire M. Le tableau 1 représente une telle économie. Les actifs prennent un signe positif,
tandis que les dettes (comme les prêts L requis par les entreprises) ont un signe négatif. Puisque
les bilans sectoriels doivent être cohérents les uns avec les autres, il suit que la somme des
éléments de chaque ligne doit être égale à zéro lorsqu’il s’agit des actifs financiers; la créance
d’un agent est la dette de l’autre. Dans le cas du capital tangible ou matériel, ici le capital fixe K
et les stocks d’inventaires IN, ceci n’est évidemment pas le cas.
TABLEAU 1 ICI
Nous voulons également que les éléments des colonnes aient une somme nulle. Pour
chaque secteur, il nous faut donc rajouter un terme qui va permettre d’équilibrer les comptes
sectoriels. C’est le solde ou la valeur nette de chaque secteur. C’est ici que la présentation de
Godley est quelque peu iconoclaste, du moins dans le cas des entreprises, puisque la valeur nette
des ménages – leur richesse – ne pose pas problème. Plus la valeur à la bourse des actions en
circulation est élevée, plus petite doit être la valeur nette de l’entreprise. Ceci est quelque peu
surprenant. Nous savons que le rapport d’évaluation, qui s’appelle aussi le ratio q de Tobin, est
défini par l’équation:
q = (e.pe)/(K + IN - L)
Donc plus élevé est le rapport d’évaluation, plus petite est la valeur nette de l’entreprise.
De fait, quand le ratio q est supérieur à l’unité, ce qui signifie que les participants au marché
boursier surestiment la valeur des entreprises, la valeur nette des entreprises est négative. Ceci
peut sembler bizarre, mais le Tableau 1 est la seule façon cohérente de représenter les bilans
sectoriels vus d’un point de vue macro-économique aux prix de marché ou au coût de
remplacement. Autrement dit, la valeur nette des entreprises selon Godley est égale à:
Vf = (K + IN) - (L + e.pe)
La mesure selon Godley doit inclure la valeur boursière des actions dans les dettes des
entreprises. Dans la représentation traditionnelle, la valeur boursière des actions n’est pas
soustraite des actifs de l’entreprise, et donc la valeur nette de l’entreprise serait égale à:
Vfcon = (K + IN) - L
La représentation conventionnelle pose problème, comme le reconnaît d’ailleurs
Malinvaud. Après avoir présenté sa comptabilité des bilans, Malinvaud (1982, p. 13-14) admet
qu’elle “suppose que l’évaluation des droits (actions notamment) dans les patrimoines des agents
propriétaires est en parfaite concordance avec l’évaluation des actifs dans les bilans des
2
entreprises en question. C’est une condition sévère ... [qui] n’est pas satisfaite dans la réalité
quand les propriétaires d’une société cotée en Bourse se réfèrent aux cours de Bourse: car la
capitalisation boursière (somme des valeurs des actions) est rarement égale à l’actif net résultant
du bilan de cette société”. La logique prônée par Malinvaud voudrait que le la valeur des actions
apparaissant au bilan des ménages soit égal à la valeur nette comptable des entreprises, et non à
celle du marché.2 Ceci est illogique. Autrement dit, la représentation conventionnelle n’est
valable que dans un cas particulier (quand le ratio d’évaluation est égal à l’unité). Celle de
Godley est valable dans tous les cas. Ceci étant dit, il faut préciser que dans les modèles de
Godley (1996, 1999a), aucune des équations de comportement ne repose sur cette définition.
Pour les relations de comportement, seule importe la richesse nette des ménages, qui en toute
logique, doit inclure l’évaluation boursière des actifs, comme on le suppose ici.
Prenons le cas des États-Unis. Les comptes de flux financiers américains du 4ème
trimestre de 2001 montrent que le ratio d’évaluation des sociétés non-financières et non agricoles
est de 1,30. La valeur nette des entreprises, en milliards de dollars, selon la mesure
conventionnelle est:
Vfcon = (K + IN) - L = 17526 - 9177 = 8349
où les actifs comprennent à la fois des actifs tangibles et des actifs financiers.3
Mais la valeur boursière des actions émises par ces sociétés et qui sont en circulation est
égale à 10887 milliards. La valeur nette des entreprises qui apparaîtrait dans notre matrice serait
donc de:
Vf = (K + IN) - (L + e.pe) = 17526 - (9177 + 10887) = - 2538
Les matrices des flux d’opérations
La matrice des flux d’opérations possède des caractéristiques encore plus tranchées que celle des
bilans. Toutes les lignes doivent individuellement avoir zéro pour somme; ces lignes représentent
les flux de transactions pour chaque actif ou pour chaque type d’opération. De plus, les éléments
de chaque colonne, chaque colonne représentant encore une fois un secteur, doivent avoir zéro
pour somme: c’est la contrainte de budget de chaque secteur. Cette contrainte illustre comment
les écarts entre les flux de dépenses et les flux de revenus ou de transferts engendrent des
modifications aux stocks de créances ou de dettes. Cette comptabilité matricielle permet de
s’assurer que rien n’est omis: tout flux provient de quelque part et doit aller quelque part. Sans
cette armature, il est facile, du moins dans un modèle de grande échelle, d’oublier un détail, et
ainsi d’en arriver à des conclusions erronées. Godley et Shaikh (2002) démontrent d’ailleurs que
c’est le cas du modèle néoclassique habituel à la Patinkin, au sein duquel les entreprises émettent
des obligations pour se financer mais dont les paiements en intérêts sont omis. De telles erreurs
ne seraient pas possible avec l’approche matricielle prônée par Godley. Avec l’approche
matricielle, comme le dit Wynne Godley (1996, p. 7), “il n’y a pas de trou noir”.
La présentation matricielle proposée par Wynne Godley, et qu’on trouve sous une forme
très similaire dans un texte de Tobin et de ses associés (Backus et al., 1980), aide à comprendre
que s’il y a N lignes, alors il n’y a que N-1 équations indépendantes. Ceci signifie que la Nième
équation peut être laissée de côté. De fait, lorsque le modèle est modélisé et soumis au test de la
2 C’est aussi le cas du post-keynésien Dalziel (2001, p. 77).
3 Voir www.federalreserve.gov/releases/z/.
3
simulation, il est nécessaire de mettre de côté cette dernière équation, faute de quoi le modèle
sera surdéterminé et l’ordinateur refusera de résoudre le modèle. Ceci fait penser à la fameuse loi
de Walras, et de fait, certains auteurs néoclassiques ont l’habitude de présenter cette
caractéristique comme une émanation de la loi de Walras. Dans les modèles néoclassiques
habituels, il est courant d’ignorer le marché des titres (obligations ou actions), et de postuler que
la recherche de l’équilibre sur les marchés financiers va se faire par l’intermédiaire du marché de
la monnaie.
Ce choix n’est pas sans conséquences. Qu’est-ce que le marché de la monnaie? Quelle est
sa signification. Par exemple, dans le cas où la monnaie est constituée par des dépôts bancaires,
qu’est-ce que “l’offre de monnaie”? Comme le dit avec ironie Charles Goodhart (1984, p. 268),
“de quelle façon les banques offrent-elles des dépôts à vue?”.Comment peut-on affirmer sans
sourciller que l’offre et la demande de monnaie sont véritablement différentes l’une de l’autre? Il
semble bien qu’il soit plus raisonnable d’évacuer le prétendu marché de la monnaie, et de
raisonner en terme d’offre et de demande de titres, en supposant que l’équilibre sur les divers
marchés de titres est obtenu à l’intérieur du cadre de la période, grâce à des fluctuations dans le
prix de ces actifs.
Une matrice des flux d’opérations avec monnaie bancaire
Prenons pour exemple la matrice des opérations du tableau 2, qui est la contrepartie de la matrice
des bilans du tableau 1. Le tableau 2 est la matrice légèrement modifiée du modèle de Lavoie et
Godley (2001-2002). Comme on l’a déjà dit, le secteur gouvernemental et sa banque centrale
sont exclus, comme dans le modèle wicksellien de crédit pur. Le secteur bancaire est quant à lui
réduit à sa plus simple expression, comme on l’a déjà dit, n’accumulant aucun fonds propre. Ceci
pourrait être le cas si les profits des banques étaient entièrement versés sous forme de
dividendes, mais on postule ici que même ceux-ci sont inexistants, et les taux prêteur et
emprunteur sont identiques. Le secteur productif est plus réaliste. Grâce à ses ventes, il fait des
profits nets de ses frais d’intérêt, et une partie de ces profits (FU) sont conservés en entreprise, et
il émet des actions. Les ménages reçoivent des salaires W, des dividendes FD et des intérêts sur
les dépôts accumulés à la période précédente. Ils peuvent consommer leurs revenus ou acquérir
de nouvelles créances. Comme toutes les matrices de flux d’opération, les éléments de chaque
ligne et de chaque colonne doivent avoir zéro pour somme.
TABLEAU 2 ICI
Regardons avec davantage d’attention le secteur des entreprises non-financières, qui est
plus complexe puisqu’il comprend un compte courant et un compte capital. Les deux comptes se
doivent d’arriver à zéro. Toutes les variables avec un signe négatif sont des emplois de flux
financiers; toutes les variables accolées à un signe positif sont les ressources financières du
secteur. Dans le compte courant, les flux financiers avec un signe positif sont les ventes de bien
de consommation et d’investissement. Les produits qui ont été fabriqués mais qui n’ont pas été
vendus sur les marchés sont réputés avoir été acquis à leur coût de production. Ils apparaissent
donc avec un signe positif au compte courant. Ces flux positifs doivent être exactement
compensés par l’emploi de ces ressources: les paiements en salaires, dividendes et intérêts versés
par les entreprises, plus les sommes conservées en entreprise – le profit non distribué.
Au compte capital, l’acquisition de capital fixe et de nouveaux stocks d’inventaires doit
être financée par les profits non distribués, l’émission de nouvelles actions au prix courant, et un
endettement supplémentaire auprès des banques.
La matrice illustre certaines des affirmations des post-keynésiens, du moins certains
d’entre-eux, notamment les “horizontalistes” et les circuitistes. La première affirmation, c’est
4
que l’offre et la demande de monnaie sont nécessairement égales. Nous avons déjà discuté de
cette égalité dans une section antérieure. La seconde affirmation, c’est que le montant des prêts
fournis par les banques est nécessairement égal au montant des dépôts conservés par les ménages
(dans un modèle simple comme celui des tableaux 1 et 2). Quel est le mécanisme qui permet
cette seconde égalité?
Cette question a fasciné de nombreux auteurs, et ce depuis longtemps.4 A première vue, il
semblerait que la demande de monnaie et l’offre de crédit sont déterminés par des mécanismes
complètement indépendants. Dans le modèle de Lavoie et Godley (2001-2002) par exemple, la
demande de crédit en fin de période dépend du niveau des dépenses d’investissement qui n’ont
pas été financées par l’émission de nouvelles actions ou par les profits non distribués. D’autre
part, la demande de dépôts bancaires est déterminée par un mécanisme de choix de portefeuille,
qui s’inspire des équations proposées par Brainard et Tobin (1968). Chez Godley, la demande de
monnaie et la demande de titres est une certaine proportion de la richesse qui est prévue en fin de
période, modulée par le revenu anticipé, le taux d’intérêt sur les dépôts, et le taux de rendement
sur les titres de la période antérieure (ou le taux de rendement anticipé, si on veut prendre le
risque de modéliser de telles anticipations).
Le fait que les mécanismes de création de prêts et de demande de monnaie semblent
complètement indépendants a conduit certains auteurs à prétendre qu’il pourrait exister un
déséquilibre entre la quantité de prêts consentis par les banques aux entreprises et la quantité de
dépôts bancaires demandés par les ménages. A mon avis, ce point de vue est erroné. Il repose sur
une illusion, celle qui voudrait que les besoins en prêts des entreprises soient parfaitement
indépendants de la demande de monnaie des ménages. Ces deux types de décisions sont
apparemment indépendants, mais dans les faits, en raison des contraintes de cohérence
comptable illustrées par les matrices sectorielles de la macroéconomie, les résultats de ces deux
décisions sont liés entre eux. La décision des ménages de détenir davantage d’encaisses
monétaires a un effet compensatoire tout à fait équivalent sur les besoins de prêts bancaires des
entreprises. Dans le cadre du petit modèle des tableaux 1 et 2, la monnaie détenue par les
ménages ait nécessairement égale aux prêts requis par les entreprises.
Si les ménages désirent détenir une proportion plus grande de monnaie, les banques
devront accroître les prêts consentis aux entreprises. Ceci peut se faire sans qu’il n’y ait aucun
changement au taux d’intérêt sur les prêts ou sur les dépôts. De fait, l’ajustement se fera
entièrement par la chute du prix des actions pe et donc par la hausse éventuelle du taux de
rendement sur les actions (au moment de la chute, le taux de rendement réalisé de la période
courante baisse). Par contre, si les banques s’inquiètent du taux d’endettement des entreprises, il
est possible qu’elles décident d’augmenter le taux d’intérêt. Mais cette décision d’accroître les
taux d’intérêt prêteurs est discrétionnaire. Elle ne provient aucunement d’un quelconque
mécanisme de marché. Il en va de même des décisions des banques centrales d’accroître leur
taux d’escompte quand l’économie est en expansion. Cette décision est entièrement
discrétionnaire; elle ne relève aucunement des prétendues forces du marché.
La matrice des opérations et la théorie du circuit
La matrice des flux d’opérations permet de comprendre parfaitement le fonctionnement du
circuit monétaire. Plaçons nous dans le cadre d’une économie verticalement intégrée, d’où les
consommations intermédiaires de marchandises sont exclues. Ainsi, lorsque le secteur des
entreprises produit un bien, il ne le produit qu’à l’aide du stock de capital déjà en place et grâce
4 Voir Goodhart (1984, pp. 232-3) par exemple.
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