SYNTHÈSE 1ère Journée Sorbonne Philosophie | Entreprise Formation Continue 01 53 42 30 39 [email protected] Témoignages et réflexions d’acteurs Résumé de la journée du 19 janvier 2016 Une journée « Sorbonne Philosophie-Entreprise » a eu lieu le 19 janvier 2016. Cette journée visait la rencontre d’acteurs de l’université, qui composaient la moitié des participants, et d’acteurs de l’entreprise, composant l’autre moitié des participants. L’enjeu de la journée était la construction commune d’une réflexion sur les liens entre philosophie et entreprise. Cette réflexion collective était nourrie par neuf interventions prononcées par des philosophes travaillant dans l’entreprise. Ceux-ci, convaincus de l’intérêt de la philosophie en entreprise, faisaient part de leur expérience sur ce sujet, des difficultés personnellement rencontrées pour pratiquer à la fois l’action et la réflexion dans l’entreprise et éventuellement des solutions permettant de surmonter ces difficultés. Après chaque intervention et surtout à la fin de chaque demi-journée l’ensemble de la salle – 75 participants – était amené à s’exprimer sur le sujet sous la forme de questionnement, commentaire, partage d’expérience, etc. Interventions Michel Puech est maître de conférences en philosophie à La Sorbonne. Il intervient en entreprise pour des missions de conseil, de formation/conférences, parfois de l’opérationnel. Son intervention s’appuyait sur deux objets théoriques, « cloisons » et « connexions » qui allaient nous aider à penser les liens entre philosophie et entreprise tout au long de la journée. Plusieurs niveaux de cloisons ont été évoqués : 1. Le cloisonnement éducationnel, linguistique, celui des disciplines, les corporatismes liés aux « grandes écoles », le cloisonnement amené par les « experts » ; 2. le cloisonnement académie / vie réelle ; 3. le cloisonnement action / réflexion. Le problème est que ces cloisonnements, sur lesquels nous construisons nos organisations, sont mor- tifères : ils empêchent les échanges nourrissants entre disciplines, entre mondes culturels. Ils empêchent les énergies de circuler à un stade où l’humanité ne peut se priver de moyens permettant la construction collective de solutions durables. Comment en sortir ? Les cloisons ne sont pas des murs porteurs et sont facilement déplaçables. Il s’agit de révéler les cloisons (éveil), de ne pas nous laisser cloisonner, de ne pas avoir de territoire à défendre, d’établir des stratégies de connexion directe, de contourner les cloisons (plutôt que de les détruire) en créant partout des passages fluides. Ce type de connexion constitue aujourd’hui la principale ressource de l’action et la principale ressource de la pensée. Didier Cazelles est directeur de clientèle à l’agence de communication Babel. Il a notamment fait un Master de philosophie pendant ses années de formation initiale. La philosophie est présentée ici comme empêchant la « pensée fragile », les discours irrationnels. En effet, elle s’appuie sur des savoir-faire tels que : la réflexion structurée, la rigueur du raisonnement, la clarification des concepts, du périmètre, du complexe. Elle assume la compréhension de l’identité, du sens, de l’intention. Le lien avec le travail du communicant se trouve à ce niveau-là : « La com’, c’est le commerce du simple. Les gens sont tétanisés par le complexe de leurs organisations. ». Ainsi, le métier de communicant est un métier de création de connexions entre les mondes, entre les univers culturels d’entreprise, entre les métiers. C’est un métier qui gagne à être nourri par la pratique philosophique. --Sophie Berlioz est docteure en philosophie et consultante en stratégie sociale chez Alixio, cabinet de conseil spécialisé en stratégie sociale. Sophie Berlioz, part de sa conviction que pour comprendre un monde, il faut l’expérimenter et pas seulement l’observer. Cependant la question se pose : La philosophie est-elle compatible avec la finalité et la dynamique de l’entreprise ? Des constats sont faits pour y répondre. - Premier constat : celui de l’irréductible tension entre philosophie et entreprise. Celle-ci se trouve au niveau des finalités, de la temporalité : « La philosophie est l’anti-business par excellence ». C’est une activité intellectuelle, un cheminement qui consiste à s’abstraire du monde pour le penser et qui présuppose : un travail épistémologique, une temporalité qui n’est pas dictée par des objectifs de rentabilité, un exercice qui ne s’évalue pas par tâches, un désintéressement doublé d’une liberté de penser fondamentale. - Deuxième constat : les outils philosophiques sont un apport de compétences dans l’entreprise. Des capacités d’abstraction pour penser la complexité, d’analyse du discours et du savoir, d’interprétation des représentations, des comportements et des croyances, de compréhension des découpages conceptuels implicites. Un apport de compétences, en somme, détaché de l’exercice philosophique décrit dans le premier constat. - Troisième constat qui est une hypothèse : Le conseil serait une synthèse possible entre philosophie et entreprise. Sa pratique consiste en une prise de recul inhérente à la posture tierce, garante de neutralité, d’objectivité et propice à la prise de recul. Elle implique la pratique du questionnement, de la reformulation et de la pédagogie. --Christian Pousset dirige aujourd’hui People to People, un cabinet de cabinet de conseil pour les dirigeant-e-s. Il se forme personnellement en philosophie depuis plusieurs années, convaincu que celle-ci irrigue ce métier. Quelles sont les bases des compétences utiles pour conseiller les dirigeant-e-s ? D’abord le rapport à soi : être conscient de soi, se former. En effet, la direction d’entreprise n’est pas un métier : c’est un apprentissage, une pratique qui repose sur la conscience de soi. L’approche philosophique permet d’élargir la perspective, ce qui est totalement indispensable à plusieurs niveaux : avoir conscience et faire prendre conscience de l’écosystème de l’entreprise et de sa temporalité, affronter la complexité des structures, des contraintes, et des changements de paradigme économique, sociétal, numérique. Au-delà de ça, comprendre vers quoi ce foisonnement converge et rendre simple le complexe. L’objectif est de ne pas se trouver dans des situations où l’entreprise perd de la valeur parce qu’elle n’a pas considéré une perspective assez large ET assez portée par le ou la dirigeant-e. Ceci doit être incarné par une attitude optimiste, appuyée sur des vertus morales : la confiance, le courage, la sincérité, et surtout la ou les fierté(s). --Adélaïde de Lastic est docteure en philosophie, consultante-chercheuse à l’agence LUCIE (label de Responsabilité Sociétale en Entreprise). Avec un parcours mêlant philosophie universitaire et orientation professionnelle en entreprise, Adélaïde de Lastic s’intéresse aux questions d’éthique de l’entreprise qu’elle traite sous l’angle des valeurs, de la responsabilité. Ce sujet émerge assez naturellement de son double intérêt pour l’entreprise et les questions philosophiques, en particulier éthiques d’une part, et de ses expériences de travail en entreprise d’autre part. Que ce soit dans des associations, des pme, des grands groupes, des organismes publics, la question des valeurs, parfois recouverte par le terme de « culture » de l’entreprise, se pose toujours. Partout les humains travaillant revendiquent certaines valeurs, pour leur entreprise ou pour eux-mêmes, consciemment ou entre les lignes : la discipline, la rigueur, le partage, l’innovation... Ce sujet est aussi nourri des problèmes éthiques contemporains très médiatisés et qui provoquent en même temps un énorme scepticisme. Le sujet des valeurs en entreprise se pose-t-il réellement ou est-elle un instrument de plus pour manipuler les gens ? Les questions morales regardent-elles l’entreprise ? Vivre et travailler, en tant que chercheuse, philosophe, éthicienne, dans une entreprise c’est se confronter à plusieurs problèmes. En particulier les suivants : Comment concilier recherche fondamentale et recherche opérationnelle ? Comment concilier pratiques de l’entreprise et pratique de la recherche ? Comment concilier la confrontation entre recherche sur l’éthique et éthique ordinaire en entreprise ? Il faut montrer comment le philosophe dans l’entreprise peut faire la synthèse de cette double culture sans devenir schizophrène mais au contraire en apportant de la valeur à l’organisation et des éléments au développement de sa propre réflexion et construction personnelle. Il faut aussi de parler de la souffrance éthique, celle qui concerne l’ethos des êtres humains, très répandue en entreprise. Que peut apporter un savoir-être philosophique – qui pourrait être acquis par tous types de personnes - à ce type de « souffrance ordinaire » ? --Yves Serra a dirigé une société de services informatiques du groupe Publicis pendant dix ans, il est aujourd’hui consultant en organisation, et inscrit en Master de philosophie. Publicis, 3ème groupe de communication mondial, a vu son activité digitale passer de pratiquement rien à 42 % du chiffre d’affaire en 2015. C’est la traduction la plus évidente de ce qu’on appelle la révolution digitale. Quel impact a la révolution digitale sur nos entreprises ? Et comment cette révolution permet-elle d’envisager un lieu de rencontre commun avec la philosophie ? La révolution digitale, l’explosion des usages portés par Internet, a eu principalement trois effets sur l’activité de la filiale technique ces dix dernières années : la croissance exponentielle ; le changement d’échelle des prestations, les clients souhaitant une communication mondialisée et, donc 24/7 ; et une très grande incertitude sur l’échelle de temps des investissements. La situation d’incertitude est beaucoup plus fondamentale qu’un simple changement d’outil, aussi bien pour les clients que pour les salariés du secteur. La révolution digitale a aussi pour conséquence de déstabiliser les intermédiations, ce qu’on a appelé l’Ubérisation de l’économie. Ce changement interroge l’essence même des entreprises et leur capacité à s’adapter. Ici, l’apport du questionnement socratique est une vraie opportunité. Celle d’une clarification des concepts par une approche ontologique du terrain concurrentiel est d’une évidente nécessité. Mais deux conditions semblent nécessaires : le tempo et la diplomatie. D’une part, la réflexion de long terme apparaît aujourd’hui comme un luxe que ne pensent pas pouvoir s’offrir la plus grande partie des directions d’entreprise soumises à la pression des clients, des collaborateurs et des financiers. D’autre part, la légitimité de l’intervention d’un tiers externe est toujours à construire, et encore plus quand il s’agit d’une modalité d’intervention qui n’est pas habituelle. Ces deux conditions posées, l’ampleur exceptionnelle des changements socio-économiques constitue certainement une opportunité de collaboration fructueuse entre entrepreneurs et philosophes. --Marion Genaivre est titulaire de trois Masters en philosophie et cofondatrice de l’agence de philosophie Thaé. La philosophie telle qu’elle est enseignée semble consister avant tout en la transmission magistrale de textes et d’idées, sur lesquels nous spéculons sans apprendre à exercer notre réflexion à même notre propre réalité. Avec la question du lien entre philosophie et entreprise, c’est au fond l’utilité même de la philosophie qui est interrogée. Peut-on considérer la philosophie comme est un moyen, c’est-à-dire comme servant à autre chose qu’elle-même ? Si on considère que ce qui est utile est ce qui produit quelque chose, ce qui transforme le réel, alors on doit considérer le pouvoir transformateur de la pensée sur le monde. Le lieu de la philosophie est en tout un chacun qui peut penser par luimême - ce qu’on ne fait jamais aussi bien qu’à plusieurs. C’est le pari de Thaé, agence de « philosophie pratique » qui aide les organisations à faire émerger le sens par le dialogue tel qu’il était pratiqué par Socrate. Par le questionnement, l’argumentation, la conceptualisation, la mise en lien notamment entre la pensée et l’action, des solutions émancipatrices et pacificatrices émergent pour les organisations. --Alban Leveau-Vallier est cofondateur de l’entreprise Nukomeet et doctorant en philosophie, après une formation ENS et HEC. Le point de départ de l’intervention est une expérience menée pendant trois ans avec un groupe de codeurs, visant à explorer la possibilité de travailler ensemble sans organisation hiérarchique, en choisissant librement les projets sur lesquels chacun travaille, le lieu et les horaires, avec un partage des profits équitable et de façon transparente. Petit à petit le groupe se laisse rattraper par les écueils de « la logique projet » consistant à passer des contrats sur de l’ontologiquement imprévisible, mesurer, chiffrer, contrôler, travailler plus vite, moins bien, moins cher, dans l’urgence, etc. Comment éviter ces écueils ? Alban Leveau-Vallier lance des « idées-frisbees » développées dans la version écrite de son intervention : sacraliser le temps improductif, réinterroger la valeur de la contingence et le statut de la promesse (contrat), sortir de la logique de croissance comme fin en soi, etc --Pierre-Henri Tavoillot est philosophe, maître de conférences et président du Collège de Philosophie. Actuellement enseignant délégué à la Formation continue à l’Université Paris-Sorbonne, il intervient régulièrement en entreprise (conférences, formation). Les trois missions de l’enseignant-chercheur : chercher, former et participer à l’insertion et à l’amélioration professionnelle sont cohérentes avec les missions de l’entreprise. Ainsi, l’intervenant développe trois axes d’idées : 1. La « recherche » philosophique et l’entreprise : comment les interventions en entreprise nourrissent le travail philosophique et réciproquement ? La philosophie n’a pas pour vocation de fonctionner en vase clos : elle se nourrit du réel, elle est pluridisciplinaire. 2. La formation initiale et l’entreprise : pourquoi faut-il rapprocher les étudiants de philosophie du monde de l’entreprise ? 3. La formation continue et l’entreprise : quelle est la place (et l’utilité) de la philosophie pour les salariés en formation continue ? Réactions & mises en lumière des participants Les participants ont véritablement joué le jeu de la construction commune d’une réflexion sur les liens entre philosophie et entreprise. La journée a donné lieu à de nombreux échanges entre toutes les personnes présentes, qu’elles soient issues de l’entreprise, de l’université ou des deux. Les sujets de discussion faisaient écho aux thèmes abordés par les intervenants en essayant de creuser l’analyse d’un aspect du lien entreprise-philosophie. Ainsi, voici une liste non exhaustive des points soulevés : - La nécessité pour les philosophes et pour les entreprises, de contourner les cloisonnements, de valoriser la pluridisciplinarité, de créer des connexions, de lutter contre l’enfermement dans des mondes, des secteurs, des métiers, des disciplines, etc. - Les « portes d’entrées » des philosophes dans l’entreprise permises notamment : * Par la synergie des savoir-faire entre ces « mondes ». * Par la combinaison, pour les jeunes étudiants en philosophie, avec des études dans d’autres disciplines (sciences politiques, écoles de commerce, sciences et techniques…) – pour acquérir un spectre plus large, mais aussi pour montrer que la philosophie n’est plus hors du monde. Plusieurs contrats existent pour faire exister ce lien au niveau doctoral, Cifre, ou post-doctoral, CIR pour les jeunes docteurs. * Par la nécessité d’une réflexion sur l’ampleur du changement : c’est la porte d’entrée du philosophe qui, sans en savoir davantage que le chef d’entreprise, peut le soutenir dans une réflexion de fond et dans une ouverture créatrice face à l’incertitude. - Le rôle du philosophe en entreprise : émanciper, donner du sens en reliant action et réflexion. Quelles frontières cela aurait-il ? « Philosophe consultant » ; « philosophe formateur » ; « philosophe conférencier » ; entreprenariat philosophique ? Quelle différence avec le coaching ? Qu’en est-il du rôle thérapeutique de la philosophie – La philosophie qui prend soin du soi – (pacificateur, libérateur, donneur de sens) ? - Les temporalités entre « recherche/étude philosophique » et « pratique de la philo dans le monde de l’entreprise ». L’alternance entre « temps productif » et « temps improductif ». - Le lien entre philosophie et utilité, activité philosophique et activité lucrative : Accepter que les objectifs soient différents. Cependant, trouver un espace commun qui peut être celui de la pensée agissante. En effet, la pensée peut influer sur le cours des choses, le philosophe permet de décaler le regard du dirigeant en vue de décisions pertinentes. C’est une approche de philosophie pratique qui donne la capacité de penser par soi-même aux managers. Pourquoi pas imposer des philosophes parmi les administrateurs indépendants des conseils d’administration (tout comme la loi Copé-Zimmerman impose un quota de femmes) pour savoir prendre des décisions qui font sens collectivement et éviter les situations d’urgence ? - Enfin, une autre question est abordée : celle de l’éthique et des valeurs en entreprise. Le sens, pour les entreprises, c’est aussi et beaucoup une question d’éthique, de ce qui va dans la direction de l’épanouissement des êtres humains. Cet aspect possède une dimension macro : la place de l’entreprise dans son environnement sociétal, souvent traitée par l’entreprise par le biais de la RSE (Responsabilité Sociétale des Entreprises) ; et une dimension micro : la place du travail dans « le récit de soi » des personnes, qui renvoie à une dimension plus ordinaire de l’éthique, comme vecteur d’énergie créatrice ou de souffrance.