1
Economie nationale, 15 novembre 2000
Pour enchaîner sur le documentaire de la dernière fois :
Quelques notions d’analyse historique
‘contrefactuelle’1
A titre d’illustration introductive :
Prenons un fait d’observation indiscutable : le IIIe Reich a été vaincu.
QUESTION :
(1) Pourquoi ? – Autrement dit :
(2) Qu’est-ce qui – ou qui (quel pays ?) – a fait que le IIIe Reich a été vaincu ? Ou, de façon
strictement équivalente :
(3) Pourquoi Hitler n’a-t-il pas gagné la guerre ?
La question, sous sa forme (3), se pose tout particulièrement en raison du fait suivant.
Le réarmement de l’Allemagne (contraire au Traité de Versailles…) a commencé dès l’arrivée
de Hitler au pouvoir le 30 janvier 1933, et non pas vers 1936-38, comme certains historiens
l’ont affirmé un peu trop vite en se fondant, par exemple, sur le graphique 1 ; mais voir le
graphique 2. De leur côté, le Royaume-Uni et la France n’ont commencé à se réarmer sérieu-
sement qu’en 1939 (France) ou un plus tôt (Royaume-Uni) – voir le graphique 3. Notez que
personne ne conteste l’exactitude de ces données budgétaires.
1 Ou : ‘contra-factuelle’ ; en anglais : counterfactual.
0
2000
4000
6000
8000
10000
12000
26 28 30 32 34 36 38 40
GERMANY : REAL DEFENSE EXPENDITURES
(million US dollars at 1913 prices)) Graph 1
2
Cela signifie qu’au début de la guerre (1939-40) l’Allemagne avait une importante longueur
d’avance (‘headstart’) sur chacun des deux Alliés franco-britanniques, et cela au plan pure-
ment quantitatif (dépenses d’armement cumulées, 1933-1940 : voir graphique 4).
4
5
6
7
8
9
10
26 28 30 32 34 36 38 40
Graph 2
Same as Graph 1, but with semi-log scale
4
5
6
7
8
9
10
26 28 30 32 34 36 38 40
Germany
France
UK
Graph 3
Germany, France, UK : Real Defense Expenditures
(million US dollars at 1913 prices and exchange rates)
log
5000
10000
15000
20000
25000
30000
33 34 35 36 37 38 39 40
Total Cumulative Defense expenditures, 1933-1940
(million US dollars at 1913 prices - semi-log scale)
France
UK
Germany
Graph 4
3
Il est vrai que si l’on prend les deux Alliés ensemble, eux et l’Allemagne étaient, selon le
même critère, pratiquement à égalité dès 1938 : voir le graphique 5. Ce qui explique que
Hitler voulait, semble-t-il, ‘sa’ guerre dès 1938 au moment de la ‘crise des Sudètes’ et qu’il
aurait ressenti les Accords de Munich comme une défaite frustrante… Notez que c’est Mus-
solini, et non pas le Führer, qui a joué un rôle déterminant dans la conclusion de ces accords.
Ceci illustre des faits qui sont généralement peu connus, à savoir qu’en mai 1940 (‘Bataille de
France’), c’est-à-dire au moment décisif :
- les Alliés franco-britanniques avaient au moins autant de blindés que l’Allemagne…
- les chars britanniques étaient en général médiocres, mais les meilleurs chars français (les
Somua, par exemple) étaient meilleurs que les meilleurs chars allemands, sauf au plan des
télécommunications…
- le Spitfire britannique et le Dewoitine 520 français étaient largement égaux au Me 109
allemand…
- prises ensemble, les forces aériennes britannique et françaises étaient de force comparable
– sinon égale – à la Luftwaffe… (les Allemands ont d’ailleurs perdu plus d’appareils pen-
dant la ‘Bataille de France’ que pendant la ‘Bataille d’Angleterre’).
- Sur mer, la supériorité des Alliés ne faisait aucun doute, du moins pour les bâtiments de
surface.
MAIS les Allemands ont fait un usage infiniment plus efficace de leurs moyens terrestres et
aériens, lesquels étaient quantitativement comparables, répétons-le, à ceux des Alliés franco-
britanniques :
- Ayant été vaincus en 1918, ils ont fait entièrement ‘peau neuve’ dans les domaines (de la
‘doctrine’) tactique et stratégique. Les Alliés, en revanche, traînaient avec eux ‘l’héritage
mental’ de la guerre de 1914-18 ; c’est-à-dire les conceptions tactiques et stratégiques qui
leur avaient (finalement !) réussi pendant la Première Guerre mondiale (Weygand en mai
1940, à son retour de Syrie : « J’ai dans ma serviette les secrets de Foch » !)
- Au plan tactique, l’innovation principale du côté allemand était double : (a) grouper les
chars pour effectuer une percée-éclair du front, et non pas les disperser tout le long du
5
6
7
8
9
10
11
33 34 35 36 37 38 39 40
UK+France
Germany
log
Graph 5
Total Cumulative Real Defense Expenditures
Germany vs UK+France
Semi-log Scale
4
front, comme les Alliés l’ont fait ; (b) utiliser les chars en coordination (radio) avec
l’aviation d’assaut et d’appui au sol (les Stukas) utilisée comme artillerie hypermobile. A
noter que c’est la conjonction de (a) et de (b) qui a fait la différence.2
- Au plan stratégique, ce fut le retour, du côté allemand, mais non du côté allié, à la notion
de guerre de mouvement (par opposition au statisme de la ‘guerre de positions’, c’est-à-
dire aux tranchées et aux fortifications, dont le fameuse Ligne Maginot) – une guerre de
mouvement dont le meilleur exemple est le fameux ‘plan Manstein’3 mis en œuvre en mai
1940 : d’abord, une attaque sur une assez grande échelle au nord par des forces classiques,
sans (beaucoup de) blindés et via la Belgique – et, cette fois-ci, aussi la Hollande –,
comme en 1914. C’était pour faire croire aux Alliés (qui tombèrent dans la piège malgré
les avertissements reçu, entre autres, semble-t-il, des SR suisses4) qu’on assistait à une ré-
pétition du plan Schlieffen de 1914.5 Mais le but véritable était d’attirer les armées alliées
vers le nord, c’est-à-dire dans un guet-apens. Puis, une fois les Alliés engagés à fond en
Belgique, ce fut la percée des chars allemands plus au sud, par des Ardennes réputées in-
franchissables pour eux, suivie d’un très rapide mouvement de faucille – le Blitzkrieg
vers la Manche. D’où Dunkerque. A noter encore que les forces franco-britanniques dans
le nord s’étaient engagées si profondément en Belgique qu’il ne leur fut pas possible
d’effectuer une volte-face et de se diriger vers le sud, de sorte à contrer la percée des blin-
dés allemands.
- Bien entendu, tactique et stratégie allemandes n’étaient pas indépendantes, mais formaient
un tout cohérent. Par ailleurs, les troupes allemands étaient mieux entraînées, motivées et
encadrées que les troupes alliées.
2 Pour la petite histoire : dans ses écrits des années 1930, Charles de Gaulle a clairement vu
l’importance de (a), mais pas de (b).
3 Erich v. Manstein (1887-1973), qui finit la guerre comme maréchal, était l’un des plus brillants stra-
tèges allemands. En février 1940, il réussit à faire adopter son plan par Hitler.
4 Le personnel navigant suisse sur le Rhin avait remarqué une forte concentration de forces allemandes
bien au sud du théâtre belgo-hollandais, c’est-à-dire à la hauteur des Ardennes.
5 L’essence du plan Schlieffen était, sur le théâtre occidental, un mouvement enveloppant des forces
allemandes à partir du nord – d’où la violation de la neutralité de la Belgique, laquelle violation fournit
la justification morale de l’entrée de l’Angleterre dans la guerre. Le ‘paquet’ devait d’abord être mis
contre la France, l’idée étant de la vaincre en qq semaines, puis de se retourner contre la Russie, en
comptant sur la lente mobilisation de cette dernière (mais elle fut plus rapide que prévu - voir plus
loin). Après avoir percé au nord, les armées allemandes sur le théâtre occidental devaient marcher
ensuite vers le sud, pour se rabattre ensuite vers l’est en passant à l’ouest de Paris, de sorte à prendre
les forces françaises dans une nasse et à les pousser vers l’est, c’est-à-dire en particulier vers la fron-
tière suisse. Le plan ne réussit pas parce que les Allemands n’avaient en fait pas assez d’hommes mal-
gré l’utilisation des réservistes, et aussi parce qu’à un moment crucial ils envoyèrent une partie de
leurs forces en Prusse orientale menacée, plus tôt que prévu, par une offensive russe (laquelle échoua
d’ailleurs avant que les renforts n’arrivent… - batailles des Lacs de Mazurie et de Tannenberg, sous le
commandement de Hindenburg et Ludendorff). A l’ouest, les forces allemandes se rabattirent donc à
l’est de Paris. En outre, étant trop peu nombreuses, des failles se créèrent entre les différentes armées
allemandes. D’où la sortie de Galliéni à partir de Paris (avec l’anecdote des ‘taxis de la Marne’), la
contre-offensive de Joffre et de French, et la ‘victoire de la Marne’. Un succès initial décisif et une
guerre courte échappèrent ainsi aux Allemands et la guerre sur le théâtre occidental s’enlisa … dans
les tranchées, avec pendant quatre ans une succession d’offensives alliées qui furent autant d’échecs et
de boucheries et qui marquèrent profondément les générations qui y prirent part (àbrutalization’ de
l’Europe ; cf. le livre de cours).
5
Résultat : la ‘débâcle’ française de mai-juin 1940, qui a été un événement inouï pour les
contemporains (lesquels voyaient encore dans la France et l’armée française les grands vain-
queurs de 1914-18), un événement perçu comme un séisme de fin de monde, que ce soit en
France même, bien sûr, ou en Europe en général et en Suisse en particulier ; ou encore en
URSS (attitude de Staline) et aux USA (attitude de Roosevelt). La vérité est que personne
n’avait prévu l’effondrement aussi rapide que total de la France, sauf Hitler et quelques-uns
de ses collaborateurs (il faut le leur laisser). Responsables de cette affreuse débâcle : ni les
soldats et aviateurs franco-anglais de 1940, qui se sont battus avec courage, sinon avec en-
thousiasme ; ni le manque de moyens matériels du côté allié ; ni la plupart des hommes politi-
ques (comme Daladier ou Reynaud, mais avec des exceptions comme Bonnet) ; ni la propa-
gande allemande et une hypothétique ‘cinquième colonne’ ; mais avant tout l’incurie,
l’aveuglement, la passivité et, à la limite, la sénilité du haut commandement français (les Ga-
melin et autres Weygand) ou de ceux qui lui étaient proches (les Pétain et autres).
La seule exception au tableau ci-dessus a été la RAF qui non seulement avaient, avec les Hur-
ricanes et les Spitfires, des chasseurs tout à fait à la hauteur, mais qui en a fait un bien
meilleur usage que les Allemands (combinaison radar et radio-téléphonie, avec contrôle cen-
tralisé). Résultat : malgré l’importante infériorité numérique de l’aviation anglaise maintenant
que la française n’était plus en lice (et la France avait plus d’avions à fin juin 1940 qu’au dé-
but de mai…), les Allemands ont perdu la ‘Bataille d’Angleterre’. Même ainsi cette bataille a
été a near thing : si (première ‘expérience contrefactuelle !) les Allemands n’avaient pas fait
l’erreur de changer leur stratégie aérienne vers la fin d’août 1940 – c’est-à-dire, abandon des
attaques contre les bases de la RAF et les usines d’aviation anglaises et passage à des attaques
sur les villes, c’est-à-dire le Blitz proprement dit –, et s’ils avaient donc continué leur guerre
d’usure contre la chasse anglaise, il est très probable qu’ils auraient gagné la ‘Bataille
d’Angleterre’, avec les conséquences que vous imaginez : après l’élimination de l’Angleterre,
l’Allemagne aurait été en bonne position pour ‘régler leur compte’ d’abord à l’URSS, puis
aux USA (d’où le fait qu’elle avait commencé à construire des grands porte-avions). C’est-à-
dire qu’elle aurait été en très bonne position pour atteindre l’hégémonie mondiale (partagée –
dans une certaine mesure… – avec l’Italie et le Japon).
Quoi qu’il en soit, il n’était pas du tout déraisonnable de penser, après la capitulation française
en juin 1940 et même après la fin de la ‘Bataille d’Angleterre’ en septembre, que Hitler avait
de très bonnes chances de sortir vainqueur de la guerre. Ce fut, par exemple, pendant assez
longtemps le pari de M. Pilet-Golaz, chef du ‘Département politique’ (ancien nom du Dépar-
tement fédéral des affaires étrangères) et homme hautement intelligent, bien que distant, sar-
castique et peu sympathique au plan personnel (sauf, paraît-il, en petit comité), et donc peu
populaire et aimé.
Néanmoins, l’Allemagne a perdu la guerre. Derechef : pourquoi ? Pour répondre à cette
question, une série d’autres ‘expériences contrefactuelles’ (= mentales) sont nécessaires,
c’est-à-dire qu’il faut recourir à un certain nombre de ‘si’. Ces ‘si’ permettent de mettre en
lumière – c’est leur but et il ne s’agit pas de récrire l’histoire ou de faire de l’histoire-fiction –
toute une série de gravissimes erreurs stratégiques de la part des Allemands6 (tant mieux, bien
sûr, car si l’Allemagne nazie avait gagné la guerre, c’en aurait été fait pour longtemps de la
civilisation – européenne, occidentale ou même mondiale, comme vous voudrez – ; en rétro-
spective, on frémit rien que d’y penser).
6 Bien sûr, il y en a aussi eu du côté allié (bombardement massif des centres de population allemands,
par exemple, ou encore l’engagement de l’Angleterre en Grèce en 1941), mais moins graves pour
l’issue de la guerre.
1 / 11 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !