Quelques notions d`histoire contrefactuelle

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1
Economie nationale, 15 novembre 2000
Pour enchaîner sur le documentaire de la dernière fois :
Quelques notions d’analyse historique
‘contrefactuelle’1
A titre d’illustration introductive :
Prenons un fait d’observation indiscutable : le IIIe Reich a été vaincu.
QUESTION :
(1) Pourquoi ? – Autrement dit :
(2) Qu’est-ce qui – ou qui (quel pays ?) – a fait que le IIIe Reich a été vaincu ? Ou, de façon
strictement équivalente :
(3) Pourquoi Hitler n’a-t-il pas gagné la guerre ?
La question, sous sa forme (3), se pose tout particulièrement en raison du fait suivant.
Le réarmement de l’Allemagne (contraire au Traité de Versailles…) a commencé dès l’arrivée
de Hitler au pouvoir le 30 janvier 1933, et non pas vers 1936-38, comme certains historiens
l’ont affirmé un peu trop vite en se fondant, par exemple, sur le graphique 1 ; mais voir le
graphique 2. De leur côté, le Royaume-Uni et la France n’ont commencé à se réarmer sérieusement qu’en 1939 (France) ou un plus tôt (Royaume-Uni) – voir le graphique 3. Notez que
personne ne conteste l’exactitude de ces données budgétaires.
GERMANY : REAL DEFENSE EXPENDITURES
(million US dollars at 1913 prices))
Graph 1
12000
10000
8000
6000
4000
2000
0
26
1
28
30
32
34
36
Ou : ‘contra-factuelle’ ; en anglais : counterfactual.
38
40
2
Same as Graph 1, but with semi-log scale
10
Graph 2
9
8
7
6
5
4
26
28
30
32
34
36
38
40
Germany, France, UK : Real Defense Expenditures
log (million US dollars at 1913 prices and exchange rates)
10
Graph 3
9
8
Germany
7
France
6
UK
5
4
26
28
30
32
34
36
38
40
Cela signifie qu’au début de la guerre (1939-40) l’Allemagne avait une importante longueur
d’avance (‘headstart’) sur chacun des deux Alliés franco-britanniques, et cela au plan purement quantitatif (dépenses d’armement cumulées, 1933-1940 : voir graphique 4).
Total Cumulative Defense expenditures, 1933-1940
(million US dollars at 1913 prices - semi-log scale)
30000
25000
20000
15000
Graph 4
Germany
10000
5000
33
UK
France
34
35
36
37
38
39
40
3
Il est vrai que si l’on prend les deux Alliés ensemble, eux et l’Allemagne étaient, selon le
même critère, pratiquement à égalité dès 1938 : voir le graphique 5. Ce qui explique que
Hitler voulait, semble-t-il, ‘sa’ guerre dès 1938 au moment de la ‘crise des Sudètes’ et qu’il
aurait ressenti les Accords de Munich comme une défaite frustrante… Notez que c’est Mussolini, et non pas le Führer, qui a joué un rôle déterminant dans la conclusion de ces accords.
log
11
Total Cumulative Real Defense Expenditures
Germany vs UK+France
Semi-log Scale
Graph 5
10
9
UK+France
8
Germany
7
6
5
33
34
35
36
37
38
39
40
Ceci illustre des faits qui sont généralement peu connus, à savoir qu’en mai 1940 (‘Bataille de
France’), c’est-à-dire au moment décisif :
-
-
-
les Alliés franco-britanniques avaient au moins autant de blindés que l’Allemagne…
les chars britanniques étaient en général médiocres, mais les meilleurs chars français (les
Somua, par exemple) étaient meilleurs que les meilleurs chars allemands, sauf au plan des
télécommunications…
le Spitfire britannique et le Dewoitine 520 français étaient largement égaux au Me 109
allemand…
prises ensemble, les forces aériennes britannique et françaises étaient de force comparable
– sinon égale – à la Luftwaffe… (les Allemands ont d’ailleurs perdu plus d’appareils pendant la ‘Bataille de France’ que pendant la ‘Bataille d’Angleterre’).
Sur mer, la supériorité des Alliés ne faisait aucun doute, du moins pour les bâtiments de
surface.
MAIS les Allemands ont fait un usage infiniment plus efficace de leurs moyens terrestres et
aériens, lesquels étaient quantitativement comparables, répétons-le, à ceux des Alliés francobritanniques :
-
Ayant été vaincus en 1918, ils ont fait entièrement ‘peau neuve’ dans les domaines (de la
‘doctrine’) tactique et stratégique. Les Alliés, en revanche, traînaient avec eux ‘l’héritage
mental’ de la guerre de 1914-18 ; c’est-à-dire les conceptions tactiques et stratégiques qui
leur avaient (finalement !) réussi pendant la Première Guerre mondiale (Weygand en mai
1940, à son retour de Syrie : « J’ai dans ma serviette les secrets de Foch » !)
-
Au plan tactique, l’innovation principale du côté allemand était double : (a) grouper les
chars pour effectuer une percée-éclair du front, et non pas les disperser tout le long du
4
front, comme les Alliés l’ont fait ; (b) utiliser les chars en coordination (radio) avec
l’aviation d’assaut et d’appui au sol (les Stukas) utilisée comme artillerie hypermobile. A
noter que c’est la conjonction de (a) et de (b) qui a fait la différence. 2
-
Au plan stratégique, ce fut le retour, du côté allemand, mais non du côté allié, à la notion
de guerre de mouvement (par opposition au statisme de la ‘guerre de positions’, c’est-àdire aux tranchées et aux fortifications, dont le fameuse Ligne Maginot) – une guerre de
mouvement dont le meilleur exemple est le fameux ‘plan Manstein’ 3 mis en œuvre en mai
1940 : d’abord, une attaque sur une assez grande échelle au nord par des forces classiques,
sans (beaucoup de) blindés et via la Belgique – et, cette fois-ci, aussi la Hollande –,
comme en 1914. C’était pour faire croire aux Alliés (qui tombèrent dans la piège malgré
les avertissements reçu, entre autres, semble-t-il, des SR suisses4 ) qu’on assistait à une répétition du plan Schlieffen de 1914. 5 Mais le but véritable était d’attirer les armées alliées
vers le nord, c’est-à-dire dans un guet-apens. Puis, une fois les Alliés engagés à fond en
Belgique, ce fut la percée des chars allemands plus au sud, par des Ardennes réputées infranchissables pour eux, suivie d’un très rapide mouvement de faucille – le Blitzkrieg –
vers la Manche. D’où Dunkerque. A noter encore que les forces franco-britanniques dans
le nord s’étaient engagées si profondément en Belgique qu’il ne leur fut pas possible
d’effectuer une volte-face et de se diriger vers le sud, de sorte à contrer la percée des blindés allemands.
-
Bien entendu, tactique et stratégie allemandes n’étaient pas indépendantes, mais formaient
un tout cohérent. Par ailleurs, les troupes allemands étaient mieux entraînées, motivées et
encadrées que les troupes alliées.
2
Pour la petite histoire : dans ses écrits des années 1930, Charles de Gaulle a clairement vu
l’importance de (a), mais pas de (b).
3
Erich v. Manstein (1887-1973), qui finit la guerre comme maréchal, était l’un des plus brillants stratèges allemands. En février 1940, il réussit à faire adopter son plan par Hitler.
4
Le personnel navigant suisse sur le Rhin avait remarqué une forte concentration de forces allemandes
bien au sud du théâtre belgo-hollandais, c’est-à-dire à la hauteur des Ardennes.
5
L’essence du plan Schlieffen était, sur le théâtre occidental, un mouvement enveloppant des forces
allemandes à partir du nord – d’où la violation de la neutralité de la Belgique, laquelle violation fournit
la justification morale de l’entrée de l’Angleterre dans la guerre. Le ‘paquet’ devait d’abord être mis
contre la France, l’idée étant de la vaincre en qq semaines, puis de se retourner contre la Russie, en
comptant sur la lente mobilisation de cette dernière (mais elle fut plus rapide que prévu - voir plus
loin). Après avoir percé au nord, les armées allemandes sur le théâtre occidental devaient marcher
ensuite vers le sud, pour se rabattre ensuite vers l’est en passant à l’ouest de Paris, de sorte à prendre
les forces françaises dans une nasse et à les pousser vers l’est, c’est-à-dire en particulier vers la frontière suisse. Le plan ne réussit pas parce que les Allemands n’avaient en fait pas assez d’hommes malgré l’utilisation des réservistes, et aussi parce qu’à un moment crucial ils envoyèrent une partie de
leurs forces en Prusse orientale menacée, plus tôt que prévu, par une offensive russe (laquelle échoua
d’ailleurs avant que les renforts n’arrivent… - batailles des Lacs de Mazurie et de Tannenberg, sous le
commandement de Hindenburg et Ludendorff). A l’ouest, les forces allemandes se rabattirent donc à
l’est de Paris. En outre, étant trop peu nombreuses, des failles se créèrent entre les différentes armées
allemandes. D’où la sortie de Galliéni à partir de Paris (avec l’anecdote des ‘taxis de la Marne’), la
contre-offensive de Joffre et de French, et la ‘victoire de la Marne’. Un succès initial décisif et une
guerre courte échappèrent ainsi aux Allemands et la guerre sur le théâtre occidental s’enlisa … dans
les tranchées, avec pendant quatre ans une succession d’offensives alliées qui furent autant d’échecs et
de boucheries et qui marquèrent profondément les générations qui y prirent part (à ‘brutalization’ de
l’Europe ; cf. le livre de cours).
5
Résultat : la ‘débâcle’ française de mai-juin 1940, qui a été un événement inouï pour les
contemporains (lesquels voyaient encore dans la France et l’armée française les grands vainqueurs de 1914-18), un événement perçu comme un séisme de fin de monde, que ce soit en
France même, bien sûr, ou en Europe en général et en Suisse en particulier ; ou encore en
URSS (attitude de Staline) et aux USA (attitude de Roosevelt). La vérité est que personne
n’avait prévu l’effondrement aussi rapide que total de la France, sauf Hitler et quelques-uns
de ses collaborateurs (il faut le leur laisser). Responsables de cette affreuse débâcle : ni les
soldats et aviateurs franco-anglais de 1940, qui se sont battus avec courage, sinon avec enthousiasme ; ni le manque de moyens matériels du côté allié ; ni la plupart des hommes politiques (comme Daladier ou Reynaud, mais avec des exceptions comme Bonnet) ; ni la propagande allemande et une hypothétique ‘cinquième colonne’ ; mais avant tout l’incurie,
l’aveuglement, la passivité et, à la limite, la sénilité du haut commandement français (les Gamelin et autres Weygand) ou de ceux qui lui étaient proches (les Pétain et autres).
La seule exception au tableau ci-dessus a été la RAF qui non seulement avaient, avec les Hurricanes et les Spitfires, des chasseurs tout à fait à la hauteur, mais qui en a fait un bien
meilleur usage que les Allemands (combinaison radar et radio-téléphonie, avec contrôle centralisé). Résultat : malgré l’importante infériorité numérique de l’aviation anglaise maintenant
que la française n’était plus en lice (et la France avait plus d’avions à fin juin 1940 qu’au début de mai…), les Allemands ont perdu la ‘Bataille d’Angleterre’. Même ainsi cette bataille a
été a near thing : si (première ‘expérience contrefactuelle !) les Allemands n’avaient pas fait
l’erreur de changer leur stratégie aérienne vers la fin d’août 1940 – c’est-à-dire, abandon des
attaques contre les bases de la RAF et les usines d’aviation anglaises et passage à des attaques
sur les villes, c’est-à-dire le Blitz proprement dit –, et s’ils avaient donc continué leur guerre
d’usure contre la chasse anglaise, il est très probable qu’ils auraient gagné la ‘Bataille
d’Angleterre’, avec les conséquences que vous imaginez : après l’élimination de l’Angleterre,
l’Allemagne aurait été en bonne position pour ‘régler leur compte’ d’abord à l’URSS, puis
aux USA (d’où le fait qu’elle avait commencé à construire des grands porte-avions). C’est-àdire qu’elle aurait été en très bonne position pour atteindre l’hégémonie mondiale (partagée –
dans une certaine mesure… – avec l’Italie et le Japon).
Quoi qu’il en soit, il n’était pas du tout déraisonnable de penser, après la capitulation française
en juin 1940 et même après la fin de la ‘Bataille d’Angleterre’ en septembre, que Hitler avait
de très bonnes chances de sortir vainqueur de la guerre. Ce fut, par exemple, pendant assez
longtemps le pari de M. Pilet-Golaz, chef du ‘Département politique’ (ancien nom du Département fédéral des affaires étrangères) et homme hautement intelligent, bien que distant, sarcastique et peu sympathique au plan personnel (sauf, paraît-il, en petit comité), et donc peu
populaire et aimé.
Néanmoins, l’Allemagne a perdu la guerre. Derechef : pourquoi ? Pour répondre à cette
question, une série d’autres ‘expériences contrefactuelles’ (= mentales) sont nécessaires,
c’est-à-dire qu’il faut recourir à un certain nombre de ‘si’. Ces ‘si’ permettent de mettre en
lumière – c’est leur but et il ne s’agit pas de récrire l’histoire ou de faire de l’histoire-fiction –
toute une série de gravissimes erreurs stratégiques de la part des Allemands 6 (tant mieux, bien
sûr, car si l’Allemagne nazie avait gagné la guerre, c’en aurait été fait pour longtemps de la
civilisation – européenne, occidentale ou même mondiale, comme vous voudrez – ; en rétrospective, on frémit rien que d’y penser).
6
Bien sûr, il y en a aussi eu du côté allié (bombardement massif des centres de population allemands,
par exemple, ou encore l’engagement de l’Angleterre en Grèce en 1941), mais moins graves pour
l’issue de la guerre.
6
Voici ces principales erreurs stratégiques :
(1)
A fin septembre 1940, il était clair que l’Angleterre ne pouvait être réduite, du moins à
court terme, par une ou des actions dirigées directement contre les îles britanniques
elles-mêmes (abandon en septembre-octobre du plan d’invasion dit Seelöwen qui aurait été une entreprise très risquée en l’absence d’une maîtrise totale de l’air par la
Luftwaffe, laquelle était indispensable étant donné la supériorité de la Royal Navy).
Une action indirecte, peut-être d’assez longue haleine, c’est-à-dire affamer
l’Angleterre et priver ses industries de matières premières en coupant ses lignes de
communication maritimes par la guerre sous-marine, aurait cependant eu de bonnes
chances de réussir si l’arme sous-marine allemande avait plus puissante qu’elle ne l’a
été à ce moment-là (guère plus d’une douzaine de U-Boot simultanément en action
dans l’Atlantique ; même ainsi, Churchill a écrit que la menace des sous-marins allemands a été la seule chose qui, pendant toute la guerre, lui avait fait vraiment peur).
L’erreur ou le dilemme a été que Hitler et son état-major ont constamment hésité, jusqu’en 1942-43, entre ‘mettre le paquet’ pour se constituer une flotte de haute mer visant les USA (principalement les porte-avions mentionnés plus haut) et, d’autre part,
renforcer l’arme sous-marine contre l’Angleterre. En rétrospective, ce qu’ils auraient
dû faire – de leur point de vue, bien sûr – aurait été de donner d’abord la priorité à
l’arme sous-marine ; puis, une fois l’Angleterre acculée et vaincue, développer la
flotte de haute mer. Mais Hitler et les Nazis étaient pressés… Même ainsi, si les types
les plus modernes de sous-marins allemands étaient entrés en opération un peu plus
tôt, en 1942 au lieu de 1943-44 (comme ce fut le cas), la plupart des experts pensent
que l’Allemagne aurait eu de bonnes chances de gagner la ‘Bataille de l’Atlantique’.
(2)
Mais il y aurait eu encore une autre possibilité d’action indirecte pour réduire
l’Angleterre. Si, à l’automne 1940, l’Allemagne avait visé ce que Churchill appelait
Europe’s soft underbelly, c’est-à-dire la Méditerranée, l’Angleterre aurait probablement dû jeter l’éponge plus ou moins rapidement. C’est-à-dire, si le Reich avait envoyé à ce moment-là en Afrique (Libye italienne, puis Egypte) une toute petite fraction des très importantes forces inutilisées dont il disposait alors, ou encore une petite
fraction des forces qu’il allait y engager plus tard (1941-42) pour venir au secours des
Italiens, ces forces auraient très probablement pu atteindre assez facilement le Canal
de Suez, puis de là les champs pétrolifères d’Irak et d’Iran7 (l’Arabie saoudite, le Koweït et les Emirats ne produisaient alors pas encore de pétrole) – pour éventuellement
réaliser plus tard leur jonction avec les Japonais quelque part du côté des Indes britanniques. En même temps, la position stratégique de l’Allemagne aurait été bien
meilleure face à l’URSS au moment où elle voudrait se tourner contre cette dernière,
puisqu’elle aurait aussi pu l’attaquer depuis le sud.
(3)
Par ailleurs, l’Allemagne aurait aussi pu viser le soft underbelly de l’Europe en se dirigeant, simultanément ou comme une autre option, vers l’ouest par la rive africaine de
la Méditerranée (la Tunisie, l’Algérie et le Maroc étaient contrôlés par Vichy) et/ou
via l’Espagne (ce qui aurait entraîné ce pays dans la guerre, nolens volens). La forteresse anglaise de Gibraltar n’aurait très vraisemblablement pas été un grand problème : voir la manière dont les Japonais ont réussi à réduire en un mois (au début de
7
Et on sait à quel point l’approvisionnement en pétrole a été un problème constant pour l’Allemagne
nazie (guerre mécanique !) ; en l’état, il n’y avait guère que la Roumanie et le coûteux et médiocre
pétrole synthétique produit à partir du charbon qui entraient en ligne de compte.
7
1942) les fortifications assez semblables de Corregidor dans la baie de Manille. Les
forces navales anglaises n’auraient pas non plus été un problème sérieux pour ce qui
aurait été une ou des opérations essentiellement terrestres. Bref, avec la fermeture du
détroit de Gibraltar et avec l’occupation du Canal de Suez, Malte aurait ‘compté pour
du beurre’ et la Méditerranée serait devenue un lac allemand… (ou italo-allemand). Si
Hitler ne s’est pas décidé pour cette ‘option sud’, laquelle avait de nombreux partisans
dans son état-major, c’est parce que sa pensée stratégique s’est tournée, dès avant la
fin de la ‘Bataille d’Angleterre’, vers l’URSS. Et, bien entendu, c’était lui qui commandait…
(4)
Ce qui nous mène à la plus grande des grandes erreurs stratégiques de Hitler : s’en
prendre à l’URSS avant d’en avoir fini avec l’Angleterre. Deux remarques à ce sujet :
(1) Comme on sait, Staline n’a pas voulu croire, jusqu’à la dernière minute (et même
au-delà), que l’Allemagne allait attaquer l’URSS (le 22 juin 1941), d’où les désastreux
revers soviétiques initiaux, et cela malgré les nombreux avertissements reçus (des
Américains, des Anglais et de ses propres espions, comme Richard Sorge au Japon).
La raison en était que le ‘Petit Père des peuples’ ne pouvait simplement pas imaginer
que Hitler serait assez téméraire – ou fou – pour s’attaquer à l’URSS avant d’avoir définitivement ‘réglé son compte’ à l’Angleterre. 8 (2) Une des principales leçons que
Hitler – et beaucoup d’autres Allemands – avaient retenues de la Première Guerre
mondiale était qu’il fallait absolument éviter que l’Allemagne ne doive de nouveau
mener une guerre sur deux fronts. Alors, pourquoi attaquer l’URSS avant d’en avoir
fini avec l’Angleterre ? C’est que, pour Hitler et beaucoup d’autres, la ‘guerre sur
deux fronts’ signifiait une guerre terrestre. Pour eux, l’Angleterre n’était certes pas encore tout à fait à genoux, mais elle n’en était plus loin, la guerre se réduisait à des actions aériennes (bombardement des villes anglaises, etc.) et maritimes (c’est-à-dire
sous-marines – voir plus haut). Bref, pour Hitler, l’Angleterre ne comptait plus guère.
(5)
Même ainsi, il s’en est fallu de peu que Hitler ne gagne sa campagne à l’est. S’il avait
déclenché les opérations plus tôt au printemps de 1941, 9 les Allemands auraient sans
doute pu atteindre Moscou (très important centre administratif et industriel et tout aussi important nœud de communications, entre autres ferroviaires) et peut-être même
l’Oural avant l’hiver 1941-42.10 A noter encore que Hitler et, dans une certaine mesure, son état-major n’ont pas tenu compte de – ou ont minimisé – deux autres fa cteurs. Premièrement, ils n’ont pas ajouté foi aux rapports de leurs propres missions
d’experts qui, au terme de visites en URSS alors que les deux pays étaient encore alliés, avaient averti que l’industrie de guerre soviétique était beaucoup plus puissante et
8
Il y a là une leçon générale que vous pourriez retenir : un succès porte souvent en lui les germes d’un
échec à venir. En l’occurrence, la brillante réussite du plan Manstein (que Hitler s’appropria) et des
armes allemandes contre la France monta à la tête du Führer qui s’imagina dès lors être ‘le plus grand
chef de guerre de tous les temps’ (der grösste Feldherr aller Zeiten). Il eut donc de plus en plus tendance à négliger les avis et conseils de son état-major et de ses stratèges, ne faisant plus confiance qu’à
lui-même et à son ‘instinct’ stratégique. Dans la mythologie de la Grèce ancienne, hubris (= l’orgueil
que les dieux envoient aux hommes quand ils veulent les perdre) est suivie de némésis (= la déesse de
la vengeance) !
9
Et s’il ne l’a pas fait, c’est parce qu’il lui a fallu aller d’abord réparer les erreurs de Mussolini dans
les Balkans (attaque contre la Grèce depuis l’Albanie, qui se transforme en déroute … italienne), et
aussi ‘mettre au pas’ la Yougoslavie où il y avait eu un coup d’état pro-britannique.
10
Détail curieux : l’avancée allemande vers Moscou a été plus lente que celle de Napoléon en 1812,
les deux ayant débuté le même jour du mois de juin. A noter qu’en octobre 1941, avec les Allemands
aux portes de Moscou, une vraie – mais brève – panique se déclencha dans la capitale soviétique.
8
performante qu’on ne le croyait en Allemagne (en 1940-41 déjà, les meilleurs tanks du
monde étaient soviétiques et ils étaient produits à la chaîne, sur une large échelle). 11
Deuxièmement, Hitler et ses collaborateurs voyaient dans l’URSS un pays faible, démoralisé parce qu’opprimé, et dirigé de surcroît par une clique juive. 12 Ils pensaient
donc que la campagne à l’est allait être une grande promenade militaire et que l’URSS
s’effondrerait rapidement, en quelques semaines, au cours de ce qui serait, pensaientils, un autre Blitzkrieg – avis partagé par beaucoup d’experts et de dirigeants occidentaux, mais pas par tous (Roosevelt, par exemple, était d’un autre avis). Ce avec quoi
Hitler et les Allemands n’ont pas compté, c’est le formidable sursaut et l’incroyable
esprit de résistance et de sacrifice dont les population soviétiques allaient faire preuve
dans la ‘Grande Guerre patriotique’ – du moins après les premières semaines ou les
premiers mois de désarroi, et une fois que les populations de l’URSS se sont rendu
compte que les Allemands ne venaient pas exactement pour les libérer du joug bolchevique ! Rappel : traditionnellement, on disait que l’URSS avait eu environ 20 millions
de morts pendant la guerre (sur un total mondial de plus de 50 millions) ; aujourd’hui,
on pense que le vrai chiffre est plus proche de 30 millions... (contre moins d’un demimillion dans les cas des USA). 13
(6)
Toujours au sujet de la guerre à l’est, on peut multiplier les ‘si’. Dans la campagne de
1942, par exemple, après l’échec (minimisé à l’époque) devant Moscou au début de
l’hiver 1941-42, Hitler décida de porter l’effort principal vers le sud, visant le Caucase
et le pétrole de la Caspienne (voir plus haut le souci constant qu’était le pétrole) – d’où
un front de plus en plus étiré et de plus en plus fragile ; d’où aussi, en fin de compte, le
désastre de Stalingrad en janvier-février 1943. 14 Que serait-il arrivé s’il avait décidé,
en lieu et place, de ‘mettre le paquet’ au centre du front, c’est-à-dire vers Moscou,
comme Staline s’y attendait ?
(7)
Autre erreur allemande qui, en rétrospective est difficile à comprendre (cf. livre de
cours) : après Pearl Harbour (7 décembre 1941), c’est Hitler qui a déclaré la guerre
aux USA, et non l’inverse. S’il ne l’avait pas fait, les USA se seraient-ils engagés – finalement… – contre le Reich ? Ce n’est pas sûr du tout ou, en tout cas, cela serait arrivé plus tard. [Dans l’opinion publique américaine, il y avait à ce moment-là un désir
de vengeance très aigu contre le Japon, mais les sentiments antinazis étaient beaucoup
moins forts et moins répandus]. La raison pour laquelle c’est Hitler qui a déclaré la
guerre aux USA, et non l’inverse, était qu’il voulait aider son allié japonais dont il aurait besoin plus tard, au moment de la campagne contre les Etats-Unis…
11
Cela ne veut pas dire que l’aide anglo-américaine à l’URSS a été sans importance. Dès 1942 et, plus
encore, dès le début de 1943, on disait à l’époque que chaque fois qu’un convoi anglo-américain arrivait à Mourmansk, les Allemands essuyaient une défaite deux mois plus tard. En fait, c’est cette aide
anglo-américaine qui a ‘mis l’armée soviétique sur des roues’ (camions et autres véhicules), ce qui
allait grandement faciliter par la suite ses offensives.
12
Alors que la plupart des dirigeants bolcheviques qui étaient juifs avaient été physiquement éliminés
lors des sinistres procès de Moscou à la fin des années 1930.
13
Dans le documentaire, vous avez vu des séquences sur les prisonniers de guerre russes, au nombre
de quelque 4 millions : les trois quarts au moins ont péri – tués ou morts de maladie (surtout typhoïde)
et/ou de faim.
14
Beaucoup d’historiens soutiennent que c’est Stalingrad qui a été le tournant de la guerre, mais notez
que la victoire anglaise à El-Alamein, qui a été décisive pour le théâtre de guerre africain, a eu lieu
avant Stalingrad, c’est-à-dire en octobre 1942.
9
Voici donc les principales raisons qui ont fait que Hitler et l’Allemagne nazie ont perdu la
guerre. Pour identifier ces raisons, nous avons dû – il n’y a pas d’autres moyens – recourir à
toute une série d’expériences contrefactuelles. C’est-à-dire que nous avons dû faire de
‘l’histoire contrefactuelle’. Cette dernière est donc un précieux – en fait, un indispensable –
instrument d’analyse. Un instrument que nous utiliserons, entre autres et de manière parfaitement analogue, pour répondre à la question : Comment se fait-il que la Suisse ait échappé à
la guerre ? (Cf. chap. 10 du livre de cours).
Dans le cas de la question « Pourquoi Hitler n’a-t-il pas gagné la guerre ? », l’approche contrefactuelle nous a permis d’identifier non pas une raison expliquant sa défaite finale, mais
plusieurs. Parmi celles-ci, certains historiens privilégient la détermination de l’Angleterre
churchillienne de tenir ‘coûte que coûte’, quelque faibles que les chances de succès aient pu
paraître initialement ; d’autres mettent l’accent sur la résistance héroïques et les très lourds
sacrifices des peuples de l’ex-URSS ; d’autres encore mettent en évidence le rôle des USA et
de leur gigantesque puissance industrielle. A mon avis, le mieux est de considérer qu’il
s’agissait là d’un ensemble de conditions nécessaires ET suffisantes pour assurer la défaite
de l’Allemagne nazie. Autrement dit, chacun des ces facteurs (la détermination anglaise, les
sacrifices soviétiques, le potentiel industriel et humain des USA) a été nécessaire, mais – très
vraisemblablement – aucun n’aurait été suffisant à lui seul. La détermination anglaise entre
mai 1940 et l’été-automne 1941 (plus d’une année de solitude…) a joué un rôle indispensable,
mais elle n’aurait pas suffi, à elle seule, à assurer la défaite de Hitler. Et il en va de même,
quoique peut-être moins clairement, des deux autres facteurs. Supposons que l’Angleterre et
l’URSS aient été défaites : les USA seraient-ils arrivés, à eux seuls, à vaincre l’Allemagne et
le Japon ? Peut-être, mais cela aurait en tout cas demandé beaucoup, beaucoup de temps ainsi
que des efforts et des sacrifices gigantesques que la population américaine n’aurait peut-être
pas acceptés. De même, si l’Angleterre n’avait pas ‘tenu le coup’ et si les USA étaient restés
neutres, l’URSS aurait-elle, à elle seule, pu venir à bout de l’Allemagne ? C’est moins que
certain.
A retenir, donc : il n’y pas une cause à la défaite de l’Allemagne nazie, mais plusieurs, lesquelles ont constitué un ensemble de conditions à la fois nécessaires et suffisantes. C’est
l’analyse contrefactuelle qui permet d’identifier ces causes ou conditions.
Mais il faut se garder de pousser trop loin l’approche contrefactuelle, c’est-à-dire de commencer à ‘récrire l’histoire’ et de tomber dans l’histoire-fiction. C’est une tentation à laquelle il
est facile de succomber. Pour un cas assez flagrant, voir par exemple le récent ouvrage
(néanmoins intéressant et valable à d’autres points de vue) de Niall Fergurson, The Pity of
War – Explaining World War I, Allen Lane, 1998. Dans ce livre, l’auteur argue que la
Grande-Bretagne aurait mieux fait de rester hors du conflit et aurait donc mieux fait de ne pas
déclarer la guerre à l’Allemagne en août 1914. Pour justifier cette proposition, il développe
tout un scénario visant à montrer ce qui serait arrivé si l’Allemagne et son allié austrohongrois avaient (rapidement) vaincu une France et une Russie qui n’auraient pas eu
l’Angleterre à leurs côtés. Il en déduit que l’Angleterre se serait finalement retrouvée en
meilleure position qu’elle ne s’est trouvée en 1918 et par la suite (début de la perte de
l’Empire britannique), quand bien même elle figurait parmi les vainqueurs à la fin de la
guerre. L’ennui est qu’un tel scénario devient facilement une fin en soi-même, et qu’il devient aussi de plus en plus ténu, fragile et irréaliste au fur et à mesure que les ‘si’ sont empilés
les uns sur les autres. Bref, il ne faut pas aller trop loin et ne pas se laisser entraîner par
l’enthousiasme une fois qu’on a compris l’essence et la puissance de l’approche contrefac-
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tuelle – bref, il ne faut pas faire comme ces (jeunes) historiens américains qui réclament aujourd’hui qu’on crée dans les universités des départements d’histoire contrefactuelle à côté
des département d’histoire traditio nnels…
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Quelques commentaires sur les lectures pour aujourd’hui : Préface, avant-propos, chapitres 1 et 5 du livre de cours :
(1)
Préface de Jean Freymond : très bon survol et très lucide analyse des tenants et aboutissants de la ‘crise’ des fonds dits en déshérence (1995/6-1999) et sur la stratégie – ou
plutôt l’absence de stratégie – du côté suisse.
Rappel : Trois événements à l’origine immédiate de la crise :
- Le discours de M. Villiger en 1995 ;
- Un article-bobard dans la presse financière israélienne (cf. livre de cours) ;
- Un roman lu par M. Bronfman… (Paul Erdman, The Swiss Account, 1992) ; voir les
explications données dans le cours.
A plus long terme, le facteur le plus important a probablement été qu’avec la fin de la
guerre froide, les USA n’avaient plus tellement de raisons de ménager une petite
Suisse neutre.
Il y a aussi eu divers facteurs au plan intérieur suisse :
- Dans la ‘classe politique en général’ et au Conseil fédéral en particulier, plus de représentants des générations ayant vécu la guerre (les Chevallaz et autres Furgler auraient sûrement réagi tout autrement) ;
- Plus généralement, une désaffection envers la Suisse en tant que pays très répandue
dans la ‘classe politico-médiatico-intellectuelle’ helvétique – on y reviendra plus
loin dans le cours.
(2)
Avant-propos : une question sur laquelle vous pourriez réfléchir : l’historien (professionnel ou occasionnel) peut-il se contenter d’analyser et d’expliquer pour faire
comprendre , comme le voulait la célèbre Ecole des Annales (Marc Bloch, Fernand
Braudel, etc.) ? ou doit-il aussi juger ?
(3)
Personnellement, je préférerai m’en tenir à l’approche prônée par l’Ecole des Annales,
c’est-à-dire me concentrer sur les faits et les analyses en m’abstenant de juger. Mais,
étant donné que la mode actuelle est aux jugements moraux – des jugements souvent
aussi définitifs que discutables –, il n’est plus guère possible, si l’on veut intéresser
son public, de s’abstenir de juger. J’essaierai de rendre mes jugements parfaitement
clairs et de les identifier en tant que tels, mais notez bien que ce sont les miens et que
vous n’êtes en rien obligés de les partager. Ce qui ne veut pas dire que vous soyez
obligés de les rejeter – à chacune et à chacun de se former ses propres conclusions et
jugements.
(4)
Une remarque à ce propos : il est évident que tout chercheur commence son travail
avec un certain nombre d’a priori. D’où certains concluent que si l’historien X n’est
pas d’accord avec l’historien Y, c’est parce que tous deux ont travaillé dans le seul but
de justifier des a priori différents. Il faut cependant faire un peu attention : si la re-
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cherche devait ne consister qu’à confronter des a priori, il n’y aurait plus de discussion
possible et les chercheurs feraient mieux d’aller à la pêche… En fait, le vrai travail de
recherche consiste précisément en une remise en question constante, systématique, informée, honnête, explicite et donc, pour tout dire, scientifique d’hypothèses initiales –
c’est-à-dire d’a priori – qui évolueront au fur et à mesure que le travail progresse jusqu’à ce que, à la fin de la recherche, elles deviennent des conclusions. Vous allez avoir
l’occasion de voir un tel cheminement lorsque nous étudierons la politique envers les
réfugiés : comme vous le remarquerez, il y a des différences sensibles entre, d’une
part, le chapitre 4 du livre de cours et, d’autre part, les études postérieures (c’est-à-dire
écrites plus tard) que nous étudierons à titre obligatoire ou les documents sur le site de
cours dont la lecture est facultative. Ce qui s’est passé, c’est qu’au fur et à mesure que
je lisais et m’informais davantage, que je découvrais des faits nouveaux et que je réfléchissais, mes vues ont commencé à se modifier et à évoluer ; à telle enseigne qu’au
terme (provisoire) de ce processus, les conclusions ont changé de manière significative. Ainsi, je n’écrirai plus aujourd’hui que « la politique envers les réfugiés est une
page peu glorieuse dans l’histoire du pays » (thèse 4). En fait, j’en suis venu à penser,
en m’appuyant sur des faits et des raisonnements nouveaux, que la Suisse n’aurait
probablement pas pu faire beaucoup mieux dans ce domaine que ce qu’elle a fait.
(5)
Chapitre 1 : rien à ajouter ou à corriger, sauf à la page 24, dernière ligne : l’Allemagne
a déclaré la guerre aux USA le 12 décembre 1941, et non pas le 17 ; complétez aussi,
s.v.p., le note 27 à la page 27 : l’antisémitisme existait déjà avant la venue du christianisme (recherches de Léon Poliakof). Par conséquent, je vous demande :
- Avez-vous des questions ?
- Y a-t-il des matières que vous aimeriez voir traitées plus en détail ?
(6)
Chapitre 5 (neutralité) : rien non plus à ajouter ou à corriger, d’où : mêmes questions
que ci-dessus. – Une correction toutefois : la note 2 à la page 79 n’est pas exacte (le
droit formel de la neutralité ne faisait pas obligation d’accueillir les réfugiés militaires), voir les commentaires figurant dans l’étude de 76 pages.
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